Le Marquis de Villemer/Chapitre IX

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Calmann-Lévy (p. 123-142).
IX


Lorsqu’au bout d’une autre semaine le duc arriva à son tour, il fut surpris de cet état de choses. Fort touché de la lettre que son frère lui avait écrite de Polignac, mais devinant qu’il y avait en lui plus de lutte contre lui-même que de parti pris, il avait à dessein retardé son apparition, afin de donner l’isolement et à la liberté de la campagne le temps d’agir sur les deux cœurs qu’il avait cru émouvoir par ses paroles, et qu’il s’attendait à trouver d’accord. Il n’avait pas prévu l’absence de coquetterie ou d’imagination chez Caroline, l’effroi réel, la résistance sérieuse, le combat intérieur chez le marquis. — Qu’est-ce donc ? se demanda-t-il en voyant que même la disposition à l’amitié semblait avoir disparu. Est-ce la morale qui a si vite éteint le feu ? Mon frère a-t-il fait une tentative inutile ? Son redoublement de tristesse est-il crainte ou dépit ? Cette fille est-elle prude ? Non ! Ambitieuse ? Non ! Le marquis n’aura pas su s’expliquer. Il aura gardé tout son esprit pour ses livres, quand il eût fallu le mettre au service de sa passion naissante.

Le duc ne se pressa pourtant pas de pénétrer la vérité. Il était livré à de grandes irrésolutions. Il avait réussi à connaître l’état des affaires du marquis. Celui-ci n’avait plus que trente mille francs de rente, dont douze mille étaient servis à son frère à titre de pension. Le reste était consacré presque entièrement à l’entretien et au service de sa mère, et lui-même vivait dans la terre qui lui appartenait, sans y faire plus de dépense pour son propre compte que s’il eût été l’hôte discret du manoir.

Le duc était navré de cette situation, qui était son ouvrage, et dont le marquis paraissait ne pas s’occuper. Il avait supporté sa propre déchéance de la façon la plus brillante. Il s’était montré véritablement grand seigneur, et s’il avait perdu beaucoup de compagnons de plaisir, il s’était reconnu plusieurs amis fidèles. Il avait grandi dans l’opinion du monde, et on lui pardonnait d’avoir porté autrefois le trouble et le scandale dans plusieurs familles en voyant qu’il expiait sa vie ardente et sans frein avec courage et fierté. Il avait donc saisi avec esprit le rôle qui lui convenait désormais mais il y avait un repentir qui troublait son équilibre, et il s’agitait autour de ce repentir avec moins de clairvoyance et de résolution que s’il se fût agi de lui-même. Foncièrement bon dans son manque de raison, il cherchait ce qu’il pourrait faire pour rendre son frère heureux. Tantôt il se persuadait qu’il fallait mettre l’amour dans sa vie de recueillement et de médiocrité, tantôt il pensait à le lancer dans l’ambition, en brusquant ses répugnances et en cherchant de nouveau à lui suggérer l’idée d’un grand mariage.

Ce dernier parti était aussi le rêve de la marquise. Elle l’avait toujours caressé et s’y livrait plus que jamais, croyant que son enthousiasme maternel pour la générosité du marquis serait partagé par quelque héritière accomplie. Elle confia au duc qu’elle était en pourparlers avec son amie la duchesse de Dunières, pour faire épouser au marquis une Xaintrailles, orpheline très-riche et réputée belle, qui s’ennuyait au couvent et se montrait pourtant exigeante sur le mérite et la qualité. D’après tous ses renseignements, l’affaire était possible mais il fallait qu’Urbain s’y prêtât, et il ne s’y prêtait pas, disant qu’il ne saurait jamais se marier, si l’occasion ne venait le trouver, et qu’il était l’homme le plus incapable qui fût au monde d’aller voir une femme inconnue avec l’intention de lui plaire.

— Tâchez donc, mon fils, dit la marquise au duc dès le lendemain de son arrivée, de le faire revenir de cette sauvagerie. Moi, j’y perds mon latin !

Le duc tenta l’entreprise, et trouva son frère incertain, nonchalant, ne disant pas non, mais se refusant à toute démarche, et disant qu’il fallait attendre un hasard qui lui ferait rencontrer la personne ; que si elle lui plaisait, il tâcherait de savoir plus tard si elle n’avait pas d’éloignement pour lui. Il n’y avait rien à faire pour le moment, puisqu’on était à la campagne. Rien ne pressait, il ne se sentait pas plus malheureux que de coutume, et il avait beaucoup à travailler.

La marquise s’impatienta de ces atermoiements et continua d’écrire, prenant le duc pour secrétaire dans cette affaire, qui n’était pas du ressort de Caroline.

Le duc, voyant clairement que, pendant six grands mois, ce mariage ne pourrait avancer d’un pas, revint à l’idée de distraire provisoirement le marquis par un roman à la campagne. L’héroïne était sous la main, et elle était charmante. Elle souffrait peut-être un peu du refroidissement très-visible de M. de Villemer. Le duc s’attacha à savoir la cause de ce refroidissement. Il échoua absolument, le marquis fut impénétrable. Les questions de son frère parurent l’étonner

Le fait est que jamais l’idée de faire la cour à mademoiselle de Saint-Geneix n’était entrée dans son esprit. Il s’en fût fait un cas de conscience des plus graves, et il ne transigeait pas avec sa conscience. Il avait subi insensiblement le charme très-vif et très-réel de Caroline, il s’y était livré sans arrière-pensée ; puis son frère, en cherchant à exciter sa jalousie, lui avait fait découvrir un penchant trop prononcé dans cette sympathie sans nom. Il avait horriblement souffert pendant quelques jours. Il s’était demandé s’il était libre, et il s’était vu placé entre une mère qui souhaitait pour lui un grand mariage et un fils auquel il devait les débris de sa fortune. Il avait prévu d’ailleurs une résistance invincible dans les scrupules de fierté de mademoiselle de Saint-Geneix. Déjà il connaissait assez son caractère pour être certain qu’elle ne consentirait jamais à se placer entre sa mère et lui. Également résolu à ne pas faire la sottise de se rendre inutilement importun et à ne pas commettre la lâcheté de surprendre la bonne foi d’une belle âme, il travailla à se vaincre, et parut s’être miraculeusement vaincu. Il joua son rôle assez bien pour que le duc y fût trompé. Tant de courage et de délicatesse dépassait peut-être la notion que celui-ci avait d’un devoir de ce genre. — Je m’étais abusé, pensa-t-il, mon frère est absorbé par la science de l’histoire. C’est de son livre qu’il faut lui parler.

Dès lors, le duc se demanda à quoi il allait employer son imagination pendant six mois d’une vie inactive. Chasser, lire des romans, causer avec sa mère, composer quelques romances, ce n’était pas assez pour un esprit aussi fantaisiste, et naturellement il se mit à penser à Caroline comme à la seule personne qui pût jeter un peu de poésie et d’intrigue dans son cerveau. Il était décidé à passer la moitié de l’année à Séval, et c’était là une très-noble résolution pour un homme qui n’aimait la campagne qu’avec un grand train. Il voulait, en vivant sur le pied le plus modeste chez son frère, durant six mois tous les ans, refuser tous les ans six mille francs sur sa pension, et si le marquis repoussait ce sacrifice, il emploierait la somme en réparations et en améliorations au manoir fraternel ; mais il fallait une amourette pour couronner toute cette vertu, et là s’arrêtait la vertu du brave duc.

— Comment faire, se disait-il, à présent que je lui ai donné, ainsi qu’à ma mère, ma parole d’honneur de ne pas m’occuper d’elle ? Il n’y a qu’un moyen, plus simple peut-être que tous les moyens ordinaires et rebattus : c’est d’être aux petits soins, mais avec une apparence de désintéressement absolu ; du respect sans galanterie, de l’amitié toute bonne, toute franche, et qui lui inspirera une confiance réelle. Comme avec tout cela il ne m’est point défendu d’avoir de l’esprit, de la grâce, et d’être aussi parfaitement aimable et dévoué que je le serais en montrant mes prétentions, il est fort probable qu’elle y sera sensible, et que d’elle-même elle me relèvera peu à peu de mon serment. Une femme est toujours étonnée qu’au bout de deux ou trois mois d’intimité affectueuse, on ne lui dise pas un mot d’amour. Et puis, elle aussi s’ennuiera, puisque les yeux de mon frère ne lui parlent plus… Nous verrons bien. Allons, ce sera très-nouveau et très-piquant de conquérir un cœur qu’on tient en éveil sans en avoir l’air, et d’assister au désarmement d’une vertu sans paraître l’avoir provoqué. J’ai vu ce manège chez les coquettes et chez les prudes, mais je suis curieux de voir comment mademoiselle de Saint-Geneix, qui n’est ni coquette ni prude, s’y prendra pour accomplir cette évolution.

Ainsi occupé par une puérilité d’amour-propre, le duc ne s’ennuya plus. Il n’avait jamais aimé la débauche brutale, et ses débordements avaient toujours conservé un cachet d’élégance. Il avait tant usé et abusé de la vie qu’il était assez usé lui-même pour se contenir sans grand effort. Il l’avait dit, il n’était pas fâché de se refaire une santé et une jeunesse, et même par moments il s’imaginait retrouver peut-être la jeunesse du cœur, dont ses manières et son langage avaient su garder les apparences. De ce que son cerveau travaillait encore à un roman pervers, il concluait qu’il pouvait être encore romanesque.

Il manœuvra si habilement, que mademoiselle de Saint-Geneix eut la modestie d’être complètement dupe de sa feinte loyauté. Voyant qu’il ne cherchait jamais à être seul avec elle, elle ne l’évita plus. Et tandis que, sans la perdre des yeux, il faisait naître de la façon la plus naturelle et la moins prévue en apparence l’occasion de la rencontrer dans ses promenades, il mettait à profit ses rencontres pour paraître ne point désirer les prolonger, et pour s’éloigner lui-même d’un air de discrétion et avec une nuance de regrets sans trop d’efforts, qui conciliait la politesse aimable avec l’indifférence provoquante.

Il déploya toute cette science sans que Caroline en prît le moindre soupçon. Sa propre franchise ne lui permettait pas de deviner un plan de cette nature. Au bout de huit jours, elle était aussi à l’aise avec lui que si elle n’eût jamais conçu de méfiance, et elle écrivait à madame Heudebert :

« Le duc est bien changé à son avantage depuis l’événement de famille qui l’a fait rentrer en lui-même, ou bien il n’a jamais mérité les accusations de madame de D. C’est peut-être cela qui est vrai, car je ne puis croire qu’un homme si exquis de manières et de sentiments ait jamais voulu perdre une femme pour le seul plaisir d’avoir une victime à afficher. Elle prétendait (madame de D.) qu’il avait agi ainsi, avec toutes ses conquêtes, par libertinage et vanité. Le libertinage, je ne sais trop ce que c’est dans l’existence d’un homme de haut rang. J’ai vécu avec des gens sages, et je n’ai vu la débauche que chez ces pauvres ouvriers qui perdent la raison dans le vin et battent leurs femmes dans des accès de frénésie mortelle. Si le vice des grands seigneurs consiste à compromettre les femmes du monde, il faut qu’il y ait bien des femmes du monde susceptibles de se laisser compromettre, puisqu’on attribue un si grand nombre de victimes au duc d’Aléria. Moi, je ne le vois point occupé de femmes et je ne l’entends jamais mal parler d’aucune en particulier. Bien au contraire, il loue la vertu et déclare qu’il y croit. Il semble n’avoir jamais rien eu à se reprocher en fait de perfidie, car il établit une différence bien marquée entre celles qui consentent à se perdre et celles qui n’y consentent pas. Je ne sais s’il en impose, mais il a l’air d’avoir aimé avec respect et sincérité. Ni sa mère ni son frère n’ont l’air d’en douter, et moi j’aime à croire que c’est une nature sincère, mais inconstante, qu’il a fallu être bien crédule ou bien vaine pour espérer de fixer. Qu’il ait été libéral avec excès, joueur, oublieux de ses devoirs de famille, enivré de luxe et d’enfantillages indignes d’un homme sérieux, cela je n’en doute pas, et c’est là que je vois sa faiblesse de jugement et sa vanité ; mais ce sont les défauts et les malheurs de l’éducation et d’une vie trop privilégiée au début. Ces gens-là n’ont pas été avertis du devoir par la nécessité, et on leur a enseigné tout ce qu’il y a de plus contraire à l’économie et à la prévision. Est-ce que notre pauvre père ne s’est pas ruiné, lui aussi, et qui oserait dire qu’il y eut de sa faute ? Quant à de la fatuité, j’ai beau en chercher chez le duc, je n’en vois pas la moindre trace. Il est aussi simple ici qu’un bon hobereau de campagne. Il s’habille d’une vareuse de trente francs et gagne tous les cœurs par sa bonhomie et sa simplicité. Jamais il ne fait allusion à ses triomphes passés, et jamais il ne se targue d’aucun de ses avantages, qui sont cependant réels, car il a un esprit charmant : il est toujours très-beau, il chante à ravir, il compose même un peu : ce n’est pas bon, mais cela a une certaine élégance. Il cause à merveille, sans beaucoup de fonds, car il n’a lu ou retenu que des choses frivoles ; mais il en convient avec candeur, et les choses sérieuses sont loin de lui déplaire, car il interroge son frère à tout propos et l’écoute avec intelligence et respect.

« Quant à celui-ci, c’est toujours le même miroir sans tache, l’exemple de toutes les vertus, de toutes les bontés, et la modestie en personne. Il est très-occupé d’un grand travail historique dont son frère dit merveilles, et cela ne m’étonne pas. La nature serait bien illogique, si elle lui avait refusé la faculté d’exprimer le monde d’idées fortes et de sentiments vrais dont elle a doué son âme. Il y a en lui comme un recueillement religieux de son œuvre qui le rend plus réservé avec moi et plus expansif avec sa mère et son frère qu’il ne l’était précédemment. Je m’en réjouis pour eux, et quant à moi, je ne m’en formalise pas ; il est bien naturel qu’il n’attende de moi aucune lumière sur de si graves sujets, et qu’il soit porté à interroger des personnes plus mûres et plus versées dans la science des faits humains. À Paris, il m’avait témoigné beaucoup d’intérêt, surtout le jour où son frère crut pouvoir se permettre de me taquiner ; mais de ce qu’il ne m’a plus témoigné cet intérêt particulier, je n’en conclus pas qu’il ait cessé d’exister, et qu’il ne dût pas se réveiller dans l’occasion. Une occasion de ce genre ne se présentera plus, puisque le duc est si parfaitement amendé ; mais je n’en suis pas moins reconnaissante d’avoir pu compter sur une protection aussi précieuse. »

On voit que si Caroline s’affectait intérieurement du changement de manières de M. de Villemer, c’était à son insu et sans vouloir s’arrêter à une vague blessure. L’amour-propre de la femme n’y était pour rien. Elle sentait bien n’avoir pas démérité de son estime, et comme elle n’attendait et ne désirait rien de plus, elle mettait tout sur le compte d’une préoccupation respectable.

Néanmoins, elle eut beau s’en défendre, elle sentit qu’elle s’ennuyait. Elle se garda bien de l’écrire à sa sœur, qui n’eût pas su lui donner du courage, qui lui écrivait des lettres tendres, mais remplies de condoléances et de plaintes sur son sacrifice et son éloignement. Caroline ménageait cette âme douce et craintive qu’elle s’était habituée à chérir maternellement, et qu’elle s’efforçait de soutenir en se montrant toujours aussi également forte et tranquille qu’elle l’était dans l’acception générale de son caractère ; mais elle avait des heures de profonde lassitude où l’effroi de l’isolement lui serrait le cœur. Quoiqu’elle fût plus captive et plus assujettie, durant une partie de la journée, qu’elle ne l’avait été dans sa famille, elle avait ses matinées et la dernière heure du soir pour savourer l’austérité de la solitude et pour interroger sa propre destinée, liberté dangereuse qui ne lui avait jamais été permise lorsqu’elle avait eu quatre enfants et un ménage nécessiteux sur les bras. Elle se réfugiait dans la poésie des contemplations et y trouvait une douceur enchanteresse par moments ; par moments aussi, une amertume sans cause et sans but lui rendait la nature ennemie, la marche fatigante et le sommeil accablant.

Elle se débattait avec courage, mais ces accès de mélancolie n’échappèrent point à l’œil attentif du duc d’Aléria. Il remarquait, en de certains jours, une nuance bleuâtre qui semblait creuser son orbite et une certaine résistance involontaire dans les muscles du sourire. Il pensa que l’heure approchait, et il appuya sur le système qu’il avait adopté. Il fut plus prévenant et plus attentif, et lorsqu’il la vit reconnaissante, il se hâta de lui rappeler délicatement que l’amour n’y était pour rien. Ce grand jeu fut encore en pure perte. Caroline était trop simple pour que l’habileté n’échouât pas auprès d’elle. Quand le duc l’entourait d’attentions délicates et charmantes, elle croyait à son amitié, et quand il s’efforçait de la piquer par des restrictions, elle se réjouissait d’autant mieux qu’il n’y eût là que de l’amitié. L’amour-propre ne permit pas au duc de voir clair dans la seconde phase de son entreprise. La confiance était venue ; mais, en réalité, Caroline pouvait ouvrir les yeux sans autre douleur qu’un profond étonnement et une dédaigneuse pitié. Le duc espérait chaque matin voir naître le dépit ou l’impatience. Il ne pouvait constater qu’un peu de tristesse dont il s’attribuait naïvement la cause et qui le réjouissait doucettement, mais qui ne le satisfaisait pas. Je l’aurais crue plus vive, pensait-il ; il y a dans son chagrin un peu d’inertie et plus de douceur que de chaleur.

Peu à peu cette douceur le charma. Il n’avait jamais rien vu de pareil à cette résignation supposée. Il y voyait une modestie intérieure, un découragement de plaire, une soumission tendre qui l’émurent. Elle est bonne avant tout, se dit-il encore, bonne comme un ange. On serait bien heureux avec cette femme-là, elle serait si reconnaissante et si peu querelleuse ! Vraiment elle ne sait ce que c’est que de faire souffrir, elle garde tout pour elle-même.

À force de guetter sa proie, le duc se sentit fasciné, et l’attendrissement le gagna. Il fut forcé de reconnaître qu’il se troublait auprès d’elle et que sa propre cruauté le gênait beaucoup. Au bout d’un mois, il commençait à perdre patience et à se dire qu’il fallait hâter le dénoûment ; mais cela lui apparut tout à coup extrêmement difficile. Caroline avait encore trop de vertu pour lui permettre de manquer à sa parole, car en brusquant tout, il pouvait tout perdre.

Un jour, en entrant chez sa mère :

— Je viens, dit-il, de m’amuser beaucoup en montant un poulain de votre ferme. Cela ressemble à un sanglier et trottine de même. Il a du feu, des jambes, et c’est très-doux. Mademoiselle de Saint-Geneix pourrait le monter, si par hasard elle aimait l’équitation.

— Je l’aime beaucoup, répondit-elle, mon père tenait à cela, et je n’avais pas de chagrin à le contenter.

— Alors vous êtes excellente écuyère, je parie ?

— Non, j’ai de l’aplomb et la main légère, comme toutes les femmes.

— Comme toutes les femmes qui montent bien, car en général les femmes sont nerveuses et veulent mener les hommes et les chevaux de la même façon ; mais ce n’est pas là votre caractère !

— En fait de gens, je n’en sais rien. Je n’ai jamais essayé de mener personne.

— Oh ! vous essayerez bien quelque jour ?

— Ce n’est pas probable.

— Non, dit la marquise, ce n’est pas probable. Elle ne veut pas se marier, et, dans sa position, elle a grandement raison.

— Oh ! certes, reprit le duc ; le mariage sans fortune doit être un enfer !

Il regarda Caroline pour voir si elle serait émue d’une pareille déclaration. Elle resta impassible, elle avait renoncé au mariage sincèrement et sans retour.

Le duc, voulant juger si elle se cuirassait contre l’idée d’une faute sans réparation, ajouta, pour ne rien compromettre trop gravement : — Oui, ce doit être l’enfer, à moins d’une grande passion qui donne l’héroïsme de tout subir.

Caroline resta tout aussi calme et comme étrangère à la question.

— Ah ! mon fils, dit la marquise, quelle niaiserie nous contez-vous là ? Vous avez des jours où vous parlez comme un enfant !

— Mais vous savez bien que je suis très-enfant, dit le duc, et j’espère l’être encore longtemps.

— C’est l’être beaucoup trop que de mettre une chance de bonheur dans la misère, dit la marquise, qui avait besoin de discuter. Il n’y en a pas, la misère tue tout, même l’amour.

— Est-ce votre opinion, mademoiselle de Saint-Geneix ? reprit le duc.

— Oh ! je n’ai pas d’opinion là-dessus, répondit-elle. Je ne sais rien de la vie, passé une certaine limite, mais je serais portée à croire ici madame votre mère plutôt que vous. Je l’ai connue, la misère, et si j’ai souffert, c’est en la sentant peser sur ceux que j’aimais. Il ne faut donc pas compliquer ni étendre sa vie quand elle est déjà si difficile. C’est chercher le désespoir.

— Mon Dieu ! tout est relatif, dit le duc. Ce qui est la misère pour les uns est l’opulence pour les autres. Est-ce que vous ne seriez pas très-riche avec douze mille livres de rente ?

— Oh ! certes, répondit Caroline sans se rappeler et peut-être même sans savoir que c’était justement le chiffre de la pension de son interlocuteur.

— Eh bien ! reprit le duc, qui voulait d’un mot décocher une espérance afin de pouvoir la retirer avec un autre mot, — toujours histoire d’agiter ce cœur placide ou craintif, — si quelqu’un vous offrait une petite existence comme celle-là avec un amour vrai ?

— Je ne pourrais pas l’accepter, répondit Caroline ; j’ai quatre enfants à nourrir et à élever, aucun mari n’accepterait ce passé-là !

— Elle est charmante ! s’écria la marquise, elle parle de son passé comme une veuve !

— Ah ! je n’ai pas parlé de la veuve, ma pauvre sœur ! Avec moi et une vieille bonne qui nous est attachée, et qui partagera le dernier morceau de pain de la maison, nous sommes sept, ni plus ni moins. Voyez-vous d’ici le jeune homme à marier avec ses douze mille livres de rente ? Je crois décidément qu’il ferait une mauvaise affaire !

Caroline parlait toujours de sa situation avec une gaieté sans affectation qui montrait la sincérité de son âme. — Eh bien ! au fait vous avez raison, dit le duc, vous vous tirerez mieux de la vie toute seule avec ce beau courage et cette vaillance d’esprit. Je crois que vous et moi nous sommes les seules personnes vraiment philosophes qu’il y ait. Je regarde la pauvreté comme rien quand on n’est responsable que de son propre consentement, et je dois dire que je n’ai jamais été aussi heureux que je le suis.

— Tant mieux, mon fils, dit la marquise avec une nuance imperceptible de reproche que le duc sentit aussitôt, car il se hâta d’ajouter :

— Je serai complètement heureux le jour où mon frère fera le mariage en question, et il le fera, n’est-ce pas, chère maman ?

Caroline fit un mouvement pour regarder la pendule. — Non, non ! elle va bien, dit la marquise. Il n’y a pas de secrets pour vous désormais, chère petite, et vous devez apprendre que j’ai reçu de bonnes nouvelles aujourd’hui relativement à un grand projet que j’ai pour mon fils. Si je ne me suis pas servie de votre belle main pour traiter la chose, c’est pour de tout autres raisons que la méfiance. Tenez, lisez-nous cette lettre que mon fils aîné ne connaît pas.

Caroline eût voulu s’abstenir de regarder aussi avant dans les secrets de la famille et dans ceux du marquis particulièrement. Elle hésita : — Monsieur le marquis n’est pas ici, dit-elle ; j’ignore s’il approuvera, pour son compte, toute la confiance dont vous m’honorez…

— Oui certes, répondit la marquise. Si j’en doutais, je ne vous prierais pas de lire. Allons, très-chère !

Il n’y avait pas trop à répliquer avec la marquise Caroline lut ce qui suit :

« Oui, chère amie, il faut que cela réussisse, et cela réussira. Il est vrai que la fortune de mademoiselle de X… s’élève à quatre millions tout au moins, mais elle le sait et n’en est pas plus fière. Au contraire. après une nouvelle tentative de ma part, elle m’a dit, pas plus tard que ce matin : « Vous avez raison, chère marraine, j’ai le droit et le pouvoir d’enrichir un homme de vrai mérite. Tout ce que vous me dites du fils de votre amie me donne une grande idée de lui. Laissez-moi achever mon deuil au couvent, et je consens à le voir chez vous l’automne prochain. »

« Il est bien entendu que, dans tout cela, je n’ai nommé personne ; mais l’histoire de vos deux fils et la vôtre sont assez connues pour que ma chère Diane ait deviné. Je n’ai pas cru devoir m’abstenir de faire valoir à l’occasion la belle conduite du marquis. Le duc son frère l’a proclamée lui-même en tous lieux avec une sensibilité qui lui fait honneur. Ne prolongez donc pas trop avant dans la mauvaise saison votre retraite à Séval. Il ne faut pas que Diane voie trop de monde avant l’entrevue. Le monde ôte toujours, même aux âmes les plus candides, cette première fraîcheur de croyance et de générosité que j’admire et que j’entretiens de mon mieux chez ma noble filleule. Vous continuerez mon ouvrage quand elle sera votre fille, ma digne amie ! C’est le plus ardent de mes vœux de voir votre cher fils recouvrer la place qui lui est due dans le monde. Il est beau à lui de l’avoir perdue sans sourciller, et ce qu’une personne de race peut faire de plus beau, c’est de la lui rendre. C’est un devoir pour les filles des preux de donner ces grands exemples de fierté d’âme à messieurs les parvenus du jour, et comme je suis une de ces filles-là, je tiens à réussir, et j’y mets tout mon cœur, toute ma religion, tout mon dévouement pour vous.

« Dsse De Dunières, née de Fontarques. »


Le duc eût pu regarder Caroline après la lecture de cette lettre, où sa voix n’avait pas faibli ; il n’eût pas surpris en elle le moindre effort, le moindre sentiment personnel qui ne fût en harmonie avec la satisfaction qu’il éprouvait lui-même ; mais il ne songea nullement à l’observer. En présence d’un fait de famille aussi important, la pauvre Caroline n’était dans sa vie qu’une pensée accidentelle bien secondaire, et il se fût fait un reproche de se rappeler qu’elle existait lorsqu’il voyait dans l’avenir de son frère l’action d’une providence réparatrice du mal qu’il avait causé. — Oui ! s’écria-t-il en baisant avec joie les mains de sa mère, oui, vous redeviendrez heureuse, et je cesserai de rougir. Mon frère sera l’homme, le chef de la famille ! Le monde entier connaîtra son éclatant mérite, car sans la fortune, aux yeux de la plupart, le talent et la vertu ne suffisent pas. Il aura donc tout pour lui, ce cher frère ! gloire, honneur, crédit, puissance, et tout cela en dépit des petits beaux de la cour citoyenne, et sans plier d’une ligne devant les prétendues nécessités de la politique ! Ma mère, vous avez montré cette lettre à Urbain ?

— Oui, mon fils, à coup sûr.

— Et il est satisfait ? Les choses en aussi bonne voie, la personne prévenue en sa faveur, acceptant d’avance, et ne demandant qu’à le voir…

— Oui, mon ami, il a promis de se laisser présenter.

— Victoire ! s’écria le duc. Alors soyons gais, faisons des folies ! J’ai envie de sauter au plafond, j’ai envie d’embrasser… n’importe qui ! Permettez-vous que j’aille embrasser mon frère, chère maman ?

— Oui, mais ne le félicitez pas trop ; il s’effarouche de tout ce qui est nouveau, vous savez ?

— Oh ! soyez tranquille, je le connais.

Et le duc, encore fort agile malgré un peu d’embonpoint et quelques avaries dans les articulations, sortit en gambadant comme un jeune écolier.