Le Marquis de Villemer/Chapitre VII

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Calmann-Lévy (p. 92-111).
VII


LETTRE DU MARQUIS DE VILLEMER AU DUC D’ALÉRIA.


Polignac, 1er mai 45, par Le Puy (Haute-Loire.)

L’adresse que je te donne est un secret que je te confie, et je suis heureux de te le confier. Si par quelque accident imprévu je venais à mourir loin de toi, tu saurais qu’avant tout il faudrait envoyer ici et veiller à ce que l’enfant ne fût pas négligé par les gens à qui je l’ai confié. Ces gens ne me connaissent pas ; ils ne savent ni mon nom ni mon pays ; ils ignorent même que cet enfant m’appartient. De telles précautions sont nécessaires, je te l’ai dit. M. de G… a conservé des soupçons dont la conséquence serait de douter de la légitimité bien réelle pourtant de sa fille. Cette crainte torturait une malheureuse mère à qui j’avais juré de cacher l’existence de Didier tant que le sort de Laure ne serait pas assuré. Je me suis aperçu plus d’une fois de la curiosité inquiète avec laquelle mes démarches étaient observées. Je n’y saurais donc apporter trop de mystère.

Voilà pourquoi j’ai placé mon fils si loin de moi et dans une province où, n’ayant aucune espèce de relations, je risque moins qu’ailleurs d’être trahi par des rencontres fortuites. Les gens à qui j’ai affaire m’offrent toutes les garanties possibles d’honnêteté, de bonté et de discrétion, en ce sens qu’ils s’abstiennent de me questionner et de m’observer. La nourrice est nièce de Joseph, ce bon vieux domestique que nous avons perdu l’an dernier. C’est lui qui me l’avait indiquée ; mais elle ne sait pas qui je suis. Elle me connaît sous le nom de Bernyer. La femme est jeune, saine et douce, une simple paysanne, mais dans l’aisance. J’aurais craint, en la faisant plus riche, de ne pouvoir détruire les habitudes parcimonieuses de la campagne, qui sont ici, je m’en suis aperçu, encore plus invétérées qu’ailleurs, et je tenais à ce qu’étant élevé dans les vraies conditions du développement rustique, ce pauvre enfant n’eût point à souffrir de l’excès de ces conditions, cet excès ayant précisément pour résultat l’étiolement.

Mes hôtes, car c’est de chez eux que je t’écris, sont fermiers et gardiens de l’enclos où, sur la plate-forme d’un rocher, s’élève une des plus rudes forteresses du moyen âge, le berceau de cette famille dont les derniers représentants ont joué un rôle si malheureux dans les récentes vicissitudes de notre monarchie. Leurs ancêtres en ont joué un non moins fâcheux dans cette province et non moins important aux époques où la féodalité faisait la part des rois très-mince. Il n’est pas sans intérêt pour le travail historique dont je m’occupe de recueillir ici des traditions et d’étudier la physionomie du manoir et de la contrée : je n’ai donc pas menti absolument à ma mère en lui disant que j’allais voyager pour mon instruction.

Il y a en effet beaucoup à apprendre au cœur même de cette belle France, qu’il n’est pas de mode de visiter, et qui par conséquent cache encore ses sanctuaires de poésie et ses mines de science dans des recoins inabordables. C’est ici un pays sans chemins et sans guides, sans aucune facilité de locomotion, et où il faut conquérir toutes ses découvertes au prix du danger ou de la fatigue. Les gens qui l’habitent ne le connaissent pas plus que les étrangers. La vie purement agricole limite à de courts horizons les notions de chaque localité : il est donc impossible de se renseigner en marchant, à moins de connaître le nom et la position relative de toutes les petites bourgades ; sans une carte détaillée que je dois consulter à chaque pas, bien que je vienne ici pour la troisième fois depuis deux ans que Didier existe, je ne pourrais me diriger qu’à vol d’oiseau, chose tout à fait impraticable sur un sol coupé de profonds ravins, traversé en tous sens par de hautes murailles de lave et sillonné de nombreux torrents.

Mais il ne m’est pas nécessaire d’aller loin pour apprécier le caractère étrange et frappant du pays. Rien, mon ami, ne peut te donner l’idée de la beauté pittoresque de ce bassin du Puy, et je ne connais point de site dont le caractère soit plus difficile à décrire. Ce n’est pas la Suisse, c’est moins terrible ; ce n’est pas l’Italie, c’est plus beau ; c’est la France centrale avec tous ses vésuves éteints et revêtus d’une splendide végétation ; ce n’est pourtant ni l’Auvergne ni le Limousin que tu connais. Ici point de riche Limagne, arène vaste et tranquille de moissons et de prairies abritées au loin par un horizon de montagnes soudées ensemble ; point de plateaux fertiles fermés de fossés naturels. Non, tout est cime et ravin, et la culture ne peut s’emparer que de profondeurs resserrées et de versants rapides. Elle s’en empare, elle se glisse partout, jetant ses frais tapis de verdure, de céréales et de légumineuses avides de la cendre fertilisée des volcans, jusque dans les interstices des coulées de lave qui la rayent dans tous les sens. À chaque détour anguleux de ces coulées, on entre dans un désordre nouveau qui semble aussi infranchissable que celui que l’on quitte ; mais quand des bords élevés de cette enceinte tourmentée on peut l’embrasser d’un coup d’œil, on y retrouve les vastes proportions et les suaves harmonies qui font qu’un tableau est admirable, et que l’imagination n’y peut rien ajouter.

L’horizon est grandiose. Ce sont d’abord les Cévennes. Dans un lointain brumeux, on distingue le Mézent avec ses longues pentes et ses brusques coupures, derrière lesquelles se dresse le Gerbier-de-Joncs, cône volcanique qui rappelle le Soracte, mais qui, partant d’une base plus imposante, fait un plus grand effet. D’autres montagnes de formes variées, les unes imitant dans leurs formes hémisphériques les ballons vosgiens, les autres plantées en murailles droites, çà et là vigoureusement ébréchées, circonscrivent un espace de ciel aussi vaste que celui de la campagne de Rome, mais profondément creusé en coupe, comme si tous les volcans qui ont labouré cette région eussent été contenus dans un cratère commun d’une dimension fabuleuse.

Au-dessous de cette magnifique ceinture, les détails du tableau se dessinent parfois avec une prodigieuse netteté. On distingue une seconde, une troisième, et par endroits une quatrième enceinte de montagnes également variées de formes, s’abaissant par degrés vers le niveau central des trois rivières qui sillonnent ce que l’on peut appeler la plaine ; mais cette plaine n’est qu’une apparence relative : il n’est pas un point du sol qui n’ait été soulevé, tordu ou crevassé par les convulsions géologiques. Des accidents énormes ont jailli du sein de cette vallée, et, dénudés par l’action des eaux, ils forment aujourd’hui ces dykes monstrueux qu’on trouve déjà en Auvergne, mais qui se présentent ici avec d’autres formes et dans de plus vastes proportions. Ce sont des blocs d’un noir rougeâtre qu’on dirait encore brûlants, et qui, au coucher du soleil, prennent l’aspect de la braise à demi éteinte. Sur leurs vastes plates-formes, taillées à pic et dont les flancs se renflent parfois en forme de tours et de bastions, les habitants bâtirent des temples, puis des forteresses et des églises, enfin des villages et des villes. Le Puy est en partie dressé sur la base d’un de ces dykes, le rocher Corneille, une des masses homogènes les plus compactes et les plus monumentales qui existent, et dont le sommet, jadis consacré aux dieux de la Gaule, puis à ceux de Rome, porte encore les débris d’une citadelle du moyen âge, et domine les coupoles romanes d’une admirable basilique tirée de son flanc.

Cette basilique est elle-même un accident grandiose dans ce grandiose décor naturel. Elle se découpe noire et puissante, sur les fonds vaporeux des lointains de la campagne, car dans ce tableau, vu d’ensemble, l’horizon des Cévennes se détache seul sur le ciel, et là, je crois, est le secret de son magique aspect. Les détails vus ainsi comme repoussoirs à des perspectives profondes prennent toute l’importance qu’ils ont effectivement et se trouvent en proportion avec l’importance des masses lointaines. C’est l’isolement de Rome sur son ciel sans bornes qui fait que la grandeur réelle de ses monuments est difficilement appréciable à celui qui en approche. Rome, c’est ici qu’elle devrait être située ! C’est ce gigantesque piédestal d’une seule roche qu’il eût fallu à la pensée de Michel-Ange pour lancer dans les airs le dôme magistral de Saint-Pierre.

Mais après tout, je me demande pourquoi ce culte de nos esprits pour Rome et pour Saint-Pierre, une ville hideuse couvrant des ruines augustes et croyant avoir tout remplacé et tout compensé par un édifice d’une dimension inusitée, chef-d’œuvre de science architecturale, je le veux bien, mais non chef-d’œuvre de goût et de sentiment. J’ai ouï dire que le mérite de cette grande chose était précisément de ne point révéler sa hauteur et sa vastitude sans l’aide du raisonnement et de la comparaison, et j’avoue n’avoir rien compris à cela. J’ai toujours cru, moi, que l’art consistait à faire beaucoup avec peu de chose, et que la vraie grandeur n’était pas dans les matériaux qu’elle emploie, mais dans l’effet qu’elle produit. Peu m’importe qu’un être ou un objet soit facilement mesurable, si mon œil ne songe point à le mesurer et si ma pensée se trouve entraînée à le grandir sans mesure. Les temples comme les montagnes n’ont d’imposant que leurs proportions relatives, l’harmonie de leurs rapports avec les besoins de notre imagination. Dans les compositions de la nature, comme dans celles de l’homme, il y a des œuvres de choix qui portent le cachet d’une grande inspiration, d’autres qui ne témoignent que de sa profusion, de sa lassitude ou de son caprice.

Voilà pourquoi je n’ai pas toujours tressailli devant certains objets consacrés par l’admiration générale ou devant certains sites envahis par la vogue. Je n’aime la mer, tu le sais, qu’à travers beaucoup d’arbres ou traversée elle-même par beaucoup de rochers. Je la trouve disproportionnée quand elle s’empare trop des tableaux, de même que je trouve le ciel disproportionné dans les pays trop ouverts. J’ai peut-être en moi un esprit de révolte, comme notre mère m’en accuse. C’est un esprit silencieux, mais entêté, plus fort que moi, et qui repousse tout ce qui veut écraser.

J’aime pourtant les sites terribles ; tu me reprochais cela quand nous étions ensemble aux Pyrénées. Les précipices t’exaspéraient contre moi, qui les cherchais toujours, et tu m’entraînais à Biarritz, où la mer reposait tes yeux lassés de cascades et de ravins. Si tu veux bien y réfléchir, tu verras qu’en ceci tu étais plus poète que moi. Tu te plaisais dans la contemplation de ce qui semble infini. Je suis peut-être un artiste et rien de plus. J’ai besoin des choses définies. Je les veux très-grandes ; mais, pour que je les trouve telles il faut qu’elles soient grandes d’aspect, et peu m’importe l’espace qu’elles occupent. Il faut que la hardiesse des masses ranime en moi quelque fibre hardie, que la placidité ou la furie des couleurs apaise ou enflamme mon sentiment. Je ne veux pas m’imaginer la nature, pas plus que critiquer ou refaire dans ma pensée les manifestations de l’art ; je m’abandonne entièrement à ce que je cherche, et si rien ne s’empare de moi, c’est qu’il n’y a là rien pour moi.

J’erre autant qu’un autre dans mes appréciations, plus qu’un autre peut-être, car j’ai en moi des émotions terribles, ou des lassitudes inouïes, ou des attendrissements puérils, et je ne sais rien combattre quand je suis seul. Tout à ce que j’aime, je ne me fais responsable de rien envers moi-même. C’est pour cela que je me plais souvent à des choses qui n’existent pas beaucoup par elles-mêmes, mais qui suffisent au débordement ou au manque de vie qui se fait en moi.

Ici je suis calme et je me rends compte de tout. La solitude m’est bonne. Elle me prend et me berce. Elle me rappelle nos anciennes amours, son despotisme que j’ai trop subi dans mes jeunes années, mes infidélités raisonnées quand le devoir a parlé plus haut qu’elle, et ces infidélités, elle me les pardonne, que dis-je ? elle m’en récompense comme si elle les comprenait. Et pourquoi ne les comprendrait-elle pas ? La solitude n’est-elle pas un être, un grand être multiple, la voix même, le sein même de la nature, qui nous parle et nous étreint ? N’est-ce pas la mère commune, l’inépuisable source de tout bien et de toute beauté ? Ne la personnifions-nous pas quand nous lui demandons le calme ou l’énergie que la vie factice du milieu social tend toujours à détruire ou à troubler ? Certes il y a des heures où, sans être ni peintre, ni écrivain, ni artiste, ni savant, nous étudions et interrogeons la nature avec notre cœur et notre esprit, comme si, de son sourire ou de sa menace, nous attendions l’apaisement ou l’embrasement de nos pensées. C’est pour cela que nous nous plaisons dans certains sites, comme si toutes les apparences inertes nous y révélaient l’âme qui palpite dans tout, et que nous souffrons dans d’autres lieux, comme si tous les esprits cachés dans la matière nous refusaient l’inexorable secret de leur vitalité.

Quoi qu’il en soit de ces rêveries, je me trouve bien ici, et j’y vivrais volontiers si j’étais tenté de choisir un isolement quelconque. C’est un pays dur et riant à la fois, mais où l’âpreté domine et où le sourire se fait prier. Le climat est rude, très-froid en hiver, très-chaud en été. La vigne mûrit mal et donne un vin très-âcre, dont, comme dans tous les pays de mauvais vin, les habitants font excès. Les sommets des Cévennes sont souvent chargés de vapeurs glaciales, et quand le vent les balaye, la pluie se rabat sur les bassins. Dans la saison où nous sommes, c’est un éternel caprice, des combinaisons de nuées fantastiques, des éclipses subites de soleil, et puis des clartés d’une limpidité froide qui ramènent la pensée à ces rêves de la première aube de notre monde, quand la lumière fut créée, c’est-à-dire quand l’atmosphère terrestre, dégagée de ses tourmentes, laissa percer les rayons du soleil sur la jeune planète éblouie. L’homme existait-il alors ? Hypothèses !… Mais il existait déjà à l’époque où ces terribles laves qui m’environnent ont envahi et bouleversé le sol. On a retrouvé des ossements humains à l’état fossile au pied d’une montagne voisine, sous les basaltes et les scories, dans une brèche compacte, — les restes d’un vieillard et d’un enfant. L’homme a donc vu ces grands drames de la nature, dont la tradition était si bien perdue qu’il a fallu l’arrêt de la science moderne pour les restituer à l’histoire du globe sur ce point de la France. Chose plus étonnante encore, dans la même couche du sol où l’on trouve des ossements humains, on trouve ceux des animaux réfugiés aujourd’hui sous les latitudes ardentes. Les tigres, les éléphants auraient été ici les contemporains de l’homme.

Au reste, la multitude de cavernes qui portent les empreintes d’un travail manuel grossier prouve l’existence d’une race sauvage établie sur ce point dès les premiers âges de l’humanité. Si les lieux élevés que les fluctuations de la mer ont respectés dès le principe doivent être regardés comme les berceaux du genre humain, on peut, sans invraisemblance, imaginer que celui-ci est un des plus authentiques ; mais ceci dépasse les limites de ma recherche. Ce qui m’importe, à moi, c’est de retrouver dans les êtres actuels la trace des vicissitudes sociales. Je trouve ici une race très-caractérisée qui est en harmonie physique avec le sol qui la porte : maigre, sombre, rude, et comme anguleuse dans ses formes et dans ses instincts ; mais je vois en elle surtout la vivante empreinte du régime féodal, un esprit de soumission aveugle en réaction perpétuelle avec un esprit de révolte farouche, une lutte entre la superstition qui accepte tous les abus et les passions violentes que la superstition exalte. Nulle part le joug du prêtre ne s’est fait plus absolu, nulle part la réaction révolutionnaire contre le prêtre n’a été et ne serait peut-être encore plus brutale à un jour donné. Si j’ai pensé à la campagne de Rome en te décrivant le bassin du Puy, qui en diffère si essentiellement, c’est probablement parce que j’ai été frappé d’un certain rapport, non pas le rapport physique de ce temple, qui domine le tableau par sa tournure austère et sa position hardie, autant au moins que celui de Rome domine le désert environnant par la puissance de sa masse, mais un rapport intellectuel et moral dans l’esprit des populations. Sauf la forte différence qui résulte de l’amour du gain et de l’ardeur au travail inhérents aux esprits montagnards, il y a ici de grandes ressemblances avec le peuple des États romains. Le culte passionné des images qui est un reste de l’idolâtrie païenne, la foi stupide aux petits miracles locaux, les vices du cloître, la haine et la vengeance en première ligne, voilà, non pas le paysan velaisien tel qu’il est aujourd’hui, — il s’est beaucoup amendé depuis quarante ans, — mais ce que son histoire locale et ses monuments montrent à chaque pas, à chaque ligne. Son petit cercle de montagnes a protégé les plus insolents brigandages de la féodalité et les plus rapaces dominations du clergé. Il en a souffert, mais il s’y est prêté, et sa dévotion, comme ses mœurs, a conservé l’empreinte des luttes violentes et des croyances barbares du moyen âge. Une divinité de l’antique Égypte, rapportée, dit-on, de la Palestine, par saint Louis, est l’idole que la révolution a brisée après des siècles de vénération. On a inauguré une nouvelle vierge noire, mais il est avéré qu’elle est apocryphe et qu’elle fait moins de miracles que l’ancienne. Heureusement on a conservé dans le trésor de la cathédrale les cierges que portaient les anges lorsqu’ils descendirent du ciel pour placer eux-mêmes la figure d’Isis sur l’autel. On les montre à la vénération des fidèles. Voilà pour la religion. — Au cabaret, c’est autre chose. Chacun apporte son couteau dans sa gaine et le pique par la pointe dans le dessous de la table entre ses jambes, après quoi on cause, on boit, on se contredit, on s’exalte et on s’égorge. Voilà pour les instincts. Ils s’affaiblissent chaque jour, Dieu merci ; mais en notre an de grâce 1845, ils ne sont point détruits, et il y a quelque chose de farouche dans les plaisirs. Les femmes en sont exclues, les prêtres leur défendant la danse et même la promenade avec l’autre sexe. Les hommes n’ont donc aucun frein, aucun respect, aucune délicatesse dans leurs relations. Ils repoussent généralement l’autorité directe du prêtre et lui abandonnent la femme, mais ils gardent la passion des guerres de religion ; ils se querellent sur le dogme en buvant, et ils se tuent. Voilà pour l’histoire.

Quant aux habitudes, elles sont le résultat de cette vie exaltée et tendue. La rudesse des idées fait celle des mœurs. L’homme qui comprend mal l’esprit des religions comprend mal la vie et se dénature lui-même. Il y a dans le pays, malgré l’aridité d’une grande partie de sa surface, des ressources énormes, des veines d’une fertilité prodigieuse, des pâturages splendides et beaucoup d’ardeur au travail de la terre ; mais le paysan, je parle de celui qui possède ce qu’il cultive, car la misère met l’autre hors de cause, ne jouit de rien et semble n’avoir besoin de rien. Sa maison est d’une malpropreté inouïe. Le plafond, recouvert d’un treillis de lattes, sert de réceptacle à tous les aliments en même temps qu’à toutes les guenilles de la maison. On est suffoqué, en y entrant, de l’odeur nauséabonde du lard rance mêlée à celle de toutes les choses immondes qui pendent là en guise de lustres : des chandelles avec des chapelets de saucisses, du linge sale et de vieilles chaussures avec le pain et la viande. La construction de beaucoup de maisons sent elle-même la forteresse ou le campement plus que l’habitation normale. Le logis s’élève sur une haute base et se ramasse sous un toit écrasé où l’on grimpe par des échelles. Dans une de ces habitations où le hasard m’a fait entrer, j’ai vu des images de dévotion encadrées à côté d’images obscènes. C’était, il est vrai, une auberge, un lieu où les femmes honnêtes du pays n’entrent jamais. J’écoutai des paysans qui buvaient. C’était un mélange analogue aux images de la muraille, des discours mêlés de serments empruntés aux choses sacrées et d’ordures les plus grossières. Nouvelle ressemblance avec le langage du paysan des environs de Rome. Il semble qu’un excès d’engouement pour les formules extérieures des cultes entraîne avec lui une soif de blasphème.

Je te parle là des paysans de la montagne ; ceux qui se rapprochent du centre du bassin et de ses villes sont plus civilisés. Au reste, chez les uns comme chez les autres, et comme chez les Romains, à côté des vices que je te signale, je pressens et je vois de grandes qualités. Ils sont probes et fiers. Rien de servile dans leur accueil, et un grand air de franchise dans leur hospitalité. Ils ont certes dans l’âme les âpretés et les beautés de leur terre et de leur ciel. Ceux d’entre eux qui sont croyants sans bigoterie, ne doivent pas être religieux et pieux à demi, et ceux qui ont un peu voyagé ou qui ont reçu une certaine notion d’instruction pratique s’expriment avec une netteté sincère, un peu hautaine, qui ne déplaît pas à un homme sans préjugés de race.

Les femmes ont toutes l’air hardi et cordial. Je les crois bonnes et violentes. Elles ne manquent pas tant de beauté que de charme. Leurs têtes, coiffées d’un petit chapeau de feutre noir orné de jais et de plumes, ont, dans la jeunesse, un certain éclat, et dans la vieillesse une austérité assez digne ; mais tout cela est trop mâle, les épaules larges et carrées sont en désaccord avec le corps grêle, et le manque absolu de propreté rend leur toilette désagréable à regarder. Dans la montagne, c’est une exhibition de guenilles incolores sur de longues jambes nues et fangeuses, sans préjudice des bijoux d’or, et même de diamants au cou et aux oreilles, contraste de luxe et de misère qui m’a rappelé les mendiantes de Tivoli.

Pourtant les femmes d’ici sont laborieuses. L’art de la dentelle est enseigné par la mère à sa fille. Aussitôt que l’enfant commence à babiller, on lui met une grosse pelote de corne sur les genoux et des paquets de bobines entre les doigts. À l’âge de quinze ou seize ans, elle sait faire les plus merveilleux ouvrages, ou elle est réputée idiote et indigne du pain qu’elle mange ; mais dans l’exercice de cet art délicat et charmant, si bien approprié à l’adresse patiente de la femme, une autre tyrannie que celle du clergé pèse sur la Velaisienne : c’est celle du commerçant qui l’exploite. Comme toutes les paysannes du Velay et d’une grande partie de l’Auvergne savent faire ces ouvrages, elles subissent toutes également la loi du bon marché, et on est effrayé de l’exiguïté sordide du salaire. Là, le commerçant ne gagne pas sur le producteur cent pour cent, ce qui est, selon le premier, la loi et la nécessité du commerce ; il gagne cinq fois cent pour cent. Il est vrai que les marchands sont punis souvent par où ils pèchent, et qu’en se faisant trop de concurrence, ils se paralysent, comme les paysannes ont paralysé leur travail en faisant toutes le même travail. Ceci est la loi et le châtiment du commerce.

Mais je t’en ai dit assez pour tenir ma promesse et pour te donner une idée générale du pays. Cher frère, tu as exigé une longue lettre, prévoyant que, dans mes heures de solitude et d’insomnie, je songerais trop à moi-même, à ma triste vie, à mon douloureux passé, auprès de cet enfant qui dort là pendant que je t’écris ! Il est vrai que sa présence réveille bien des blessures, et que c’est m’avoir rendu service que de me forcer à m’oublier moi-même en généralisant mes impressions. — Pourtant… je trouve là aussi des attendrissements immenses qui ne sont pas sans douceur. Fermerai-je ma lettre sans te parler de lui ? — Tu vois, j’hésite, je crains de te faire sourire. — Tu as la prétention de détester les enfants. Moi, sans éprouver cette répugnance, je redoutais autrefois le contact de ces êtres dont la fragile candeur effrayait ma raison. Aujourd’hui je suis bien changé, et quand tu devrais te moquer de moi, il faut que je t’ouvre mon âme sans réserve. Oui, oui, mon ami, il le faut. Je dois, pour que tu me connaisses tout entier, surmonter la mauvaise honte.

Eh bien ! vois-tu, cet enfant, je l’adore, et je vois que tôt ou tard il sera ma vie et mon but. Ce n’est pas seulement le devoir qui m’amène près de lui, ce sont mes entrailles qui crient vers lui quand j’ai passé un certain temps sans le voir. Il est bien ici, il ne manque de rien, il se fortifie, il est aimé. Ses parents adoptifs sont d’excellents êtres, et, pour le bien soigner, leur cœur est, je le vois, tout à fait d’accord avec leurs intérêts. Ils habitent la partie restée debout et convenablement restaurée du manoir. L’enfant est élevé dans ces ruines, au sommet de ce large rocher, sous un ciel vif, dans un air pur et tonifiant, et par des gens propres et soigneux. La femme a habité Paris ; elle a une idée juste de la dose d’énergie et de ménagement qu’il faut appliquer au régime d’un enfant plus délicat, mais tout aussi bien constitué que les siens : je pourrais donc ne m’inquiéter de rien et attendre l’âge où il faudra soigner et former autre chose que le corps. Eh bien ! je m’inquiète quand même dès que je suis loin de lui. Son existence m’apparaît souvent alors comme une anxiété et un trouble profond dans ma vie ; mais, quand je le vois, tout effroi s’efface et toute amertume est allégée. Que veux-tu que je te dise ? je l’aime ! Je sens qu’il m’appartient et que je lui appartiens également. Je sens, qu’il est moi, oui, moi, beaucoup plus que sa pauvre mère ; à mesure que ses traits et ses instincts se dessinent, je cherche vainement en lui quelque chose qui me la rappelle, et ce quelque chose semble ne pas devoir éclore. Contre la loi la plus ordinaire qui fait que les mâles tiennent plus des traits de leur mère que les filles, c’est à son père que celui-ci ressemblera, s’il continue à se développer dans le sens appréciable dès aujourd’hui. Il a déjà mes indolences et mes timidités farouches du premier âge, que ma mère me raconte si souvent, et mes abandons subits, qui lui faisaient, dit-elle, me pardonner et me chérir quand même. Il s’est aperçu cette année de ma présence autour de lui. Il a eu peur d’abord, et maintenant il me sourit et s’efforce de me parler. Son sourire et son bégaiement me font tressaillir, et quand il cherche ma main pour marcher, je ne sais quelle reconnaissance envers lui m’arrache des larmes que je cache avec peine…

Mais c’est assez, je ne veux pas te paraître trop enfant moi-même ; je t’ai dit cela pour que tu ne t’étonnes plus quand je refuse de t’entendre faire des projets pour moi. Va, mon ami, il ne faut me parler ni d’amour ni de mariage. Je n’ai pas assez de bonheur dans l’âme pour en donner à un être qui serait nouveau dans mon existence. Cette existence-là suffira à peine à mes devoirs, je le vois bien à la tendresse que j’ai pour Didier, pour ma mère et pour toi. Avec cette soif d’étude qui m’enfièvre si souvent, quelles heures trouverais-je donc pour charmer les loisirs d’une jeune femme avide de bonheur et de gaieté ? Non, non, n’y songeons pas, et si la pensée de cette sorte d’isolement est encore parfois effrayante à mon âge, aide-moi à atteindre le moment où elle sera tout à fait normale. C’est l’affaire de quelques années. Ton affection me les fera paraître moins longues, tu le sais. Conserve-la-moi, indulgente à mes défauts, généreuse envers ma confiance.

P.-S. Je présume que ma mère est partie pour Séval avec mademoiselle de Saint-Geneix, et que tu les auras accompagnées. Si ma mère s’inquiétait de moi, dis-lui que tu as reçu de mes nouvelles, et que je suis toujours en Normandie.