Le Marquis de Villemer/Chapitre XIX

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Calmann-Lévy (p. 259-273).
XIX


À minuit, les mariés s’étant éclipsés discrètement, la marquise fit signe à son fils qu’elle était fatiguée et désirait se retirer aussi. — Donne-moi ton bras, cher enfant, lui dit-elle quand il fut à ses côtés ; ne dérangeons pas Caroline, qui danse et que je laisse sous la protection de madame de D…

Et comme le marquis la soutenait dans le vestibule qui conduisait à son appartement, situé au rez-de-chaussée, — on avait eu cette attention de lui épargner la crainte des escaliers : — Cher fils, dit-elle, tu n’auras plus la fatigue de porter sur tes bras ton pauvre petit paquet de mère ! Tu l’as fait bien souvent quand tu te trouvais là, et avec toi j’avais confiance ; mais je souffrais de ta peine.

— Et moi, je la regretterai, dit Urbain.

— Comme ce bal est beau et d’un grand air ! reprit la marquise arrivée dans son appartement, et cette Caroline qui en est la reine ! Je n’en reviens pas, de la beauté et de la grâce qu’elle a, cette petite !

— Ma mère, dit le marquis, êtes-vous réellement bien fatiguée dans ce moment-ci, et si je vous demande de causer un quart d’heure avec vous ? …

— Causons, causons, mon fils ! s’écria la marquise ; je n’étais fatiguée que de ne pouvoir point causer avec ceux que j’aime. Et puis je craignais de sembler ridicule en parlant trop de mon bonheur. Parlons-en, parlons de ton frère… et de toi aussi ! Mon Dieu ! ne mettras-tu point dans ma vie un second jour comme celui-ci ?

— Ma mère chérie, dit le marquis en s’agenouillant devant sa mère et en prenant ses deux mains dans les siennes, il ne tient qu’à vous que j’aie aussi bientôt mon jour de suprême joie.

— Ah ! que dis-tu là ? Vrai ? Dis donc vite ! …

— Oui, je parlerai ! c’est le moment que j’attendais. Je m’étais réservé, et j’avais appelé de tous mes vœux cette heure bénie où mon frère, réconcilié avec Dieu, avec la vérité et avec lui-même, presserait dans ses bras purifiés une compagne digne d’être votre fille. Et à ce moment-là, moi je comptais vous dire ceci : Eh bien ! ma mère, moi aussi, je puis vous présenter une seconde fille plus aimable encore et non moins pure que la première. J’aime avec passion depuis un an, depuis plus d’un an, la créature la plus parfaite. Elle l’a peut-être deviné, mais elle ne le sait pas ; j’ai tant de respect et d’estime pour elle, que je savais bien ne pouvoir jamais, sans votre consentement, obtenir le sien. Voilà d’ailleurs ce qu’elle m’a fait rigidement comprendre un jour, un seul jour où mon secret allait m’échapper malgré moi, il y a de cela quatre mois, et je me suis de nouveau imposé le plus rigoureux silence avec elle comme avec vous. Je ne devais pas vous jeter dans des incertitudes qui, grâce à Dieu, n’existent plus. Votre sort, celui de mon frère, le mien sont désormais assurés. Convenablement riche, j’ai le droit de ne pas vouloir augmenter ma fortune et de me marier selon mon cœur. Pourtant vous avez un sacrifice à me faire, et votre amour maternel ne me le refusera pas, puisque le bonheur de toute ma vie en dépend. Cette personne appartient à une famille honorable, vous vous en êtes assurée vous-même en l’admettant dans votre intimité mais elle n’appartient pas à une de ces antiques illustrations pour lesquelles vous avez une partialité que je n’entends pas combattre. J’ai dit que vous aviez quelque chose à me sacrifier, le voulez-vous ? m’aimerez-vous à ce point-là ? Oui, ma mère, oui, votre cœur que je sens battre va céder sans regret et avec son immense bonté maternelle à la prière d’un fils qui vous adore.

— Ah ! mon Dieu ! c’est de Caroline que tu me parles ! s’écria la marquise tremblante. Attends, attends mon fils ! le coup est rude, et je ne m’y attendais pas !

— Oh ! ne dites pas cela, reprit le marquis avec feu : si le coup est trop rude, je ne veux pas que vous le receviez ! Je renoncerai à tout, je ne me marierai jamais…

— Ne pas te marier !… Eh bien ! ce serait là le pire ! Voyons, voyons ! laisse-moi donc me reconnaître ! C’est peut-être plus facile à digérer que cela n’en a l’air ! Ce n’est pas tant la naissance… Son père était chevalier : c’est mince ; mais enfin si c’était tout ! Il y a cette misère qui est venue tomber sur elle… Tu pourrais me dire que sans toi j’y serais tombée aussi, moi ; mais j’en serais morte, tandis qu’elle, elle a eu le courage de travailler pour vivre, et d’accepter une sorte de domesticité…

— Grand Dieu ! s’écria le marquis, lui feriez-vous une tache de ce qui est le mérite sublime de sa vie ?

— Non, non, pas moi ! reprit vivement la marquise au contraire ! mais le monde est si…

— Si injuste et si aveugle !…

— C’est encore vrai, et j’ai tort de m’en préoccuper. Allons ! puisque nous sommes dans les mariages d’amour, je n’ai plus qu’une objection à faire ! Caroline a vingt-cinq ans…

— Et moi j’en ai plus de trente-quatre à présent !

— Ce n’est pas cela. Elle est toute jeune, si son cœur est aussi pur, aussi neuf que le tien ; mais elle a aimé !

— Non. Je sais toute sa vie, j’ai causé avec sa sœur, elle a dû se marier, elle n’a jamais réellement aimé.

— Mais entre ce mariage manqué et le jour où elle est venue chez nous, il s’est passé des années…

— Je me suis informé. Je connais sa vie jour par jour et presque heure par heure. Si je vous dis que mademoiselle de Saint-Geneix est digne de vous et de moi, c’est parce que je le sais. Une folle passion ne m’a pas rendu aveugle. Non, un amour sérieux, fondé sur la réflexion, sur la comparaison avec toutes les autres femmes, sur la certitude, m’a donné la force de me taire, d’attendre et de vouloir vous convaincre en connaissance de cause.

Le marquis parla encore longtemps à sa mère, et il triompha. Il y mit toute l’éloquence de la passion et toute la tendresse filiale dont il avait donné tant de preuves. La mère s’attendrit et céda.

— Eh bien ! s’écria le marquis, me permettez-vous de l’appeler ici de votre part ? Voulez-vous que, pour la première fois, devant vous, à vos pieds, je lui dise que je l’aime ? Voyez, je n’ose pas le lui dire encore à elle seule. Un regard froid, une parole de défiance me briseraient le cœur. Ici, en votre présence, je parlerai, je saurai la convaincre !

— Mon fils, dit la marquise, vous avez ma parole ! Et tu vois, ajouta-t-elle en le pressant dans ses faibles bras, si ce n’est pas avec une joie bien spontanée que je te l’ai donnée, c’est du moins avec une tendresse sans bornes et sans arrière-pensée. Je te demande, j’exige une seule chose c’est que tu prennes vingt-quatre heures encore pour réfléchir à ta situation. Elle est nouvelle, puisque te voilà en possession de mon consentement, dont tu n’étais rien, moins qu’assuré il y a une heure. Jusque-là tu t’es cru séparé de mademoiselle de Saint-Geneix par des obstacles que tu ne croyais peut-être pas vaincre si aisément, qui donnaient peut-être une énergie factice à ton désir. Ne secoue pas la tête. Qu’en sais-tu toi-même ? D’ailleurs, ce que je te demande, c’est bien peu de chose. Vingt-quatre heures sans lui parler de rien, voilà tout. Moi-même j’ai besoin d’accepter complétement devant Dieu le parti que je viens de prendre, afin que ma figure, mon trouble, mes larmes ne laissent pas deviner à Caroline que cela m’a un peu coûté…

— Oh ! oui, vous avez raison, s’écria le marquis. Si elle le devinait, elle ne me laisserait pas lui parler. À demain donc, ma bonne mère ! Vingt-quatre heures, dites-vous ? C’est bien long ! … Et puis… il est une heure du matin. Vous veillerez donc encore la nuit prochaine ?

— Mais oui, puisque nous avons concert demain dans les appartements de la jeune duchesse. C’est pour cela qu’il faut que nous dormions cette nuit. Est-ce que tu vas retourner au bal ?

— Ah ! permettez-le-moi ; elle est encore là ! … et elle est si belle avec sa robe blanche et ses perles ! Je ne l’ai vraiment pas assez regardée. Je n’osais pas… C’est à présent seulement que je vais la voir !

— Eh bien ! fais-moi ce sacrifice à ton tour, de ne pas la revoir, de ne pas lui parler avant demain soir. Jure-moi, puisque tu ne songes guère à dormir, de penser à elle, à moi et à toi-même, tout seul, pendant quelques heures, et encore demain matin. Tu ne viendras pas ici avant l’heure du dîner. Il le faut, jure-le-moi !

Le marquis jura et tint parole ; mais la solitude, la nuit, la douleur de ne point voir Caroline et de la laisser entourée de regards et d’hommages étrangers ne firent qu’augmenter son impatience et aviver le feu de sa passion. D’ailleurs les précautions de sa mère, quoique sages en elles-mêmes, étaient puériles vis-à-vis d’un homme qui réfléchissait et voulait depuis si longtemps.

Caroline s’étonna de ne pas voir reparaître le marquis, et se retira une des premières, voulant se persuader qu’elle ne s’était pas trompée en supposant qu’il reprendrait vite possession de lui-même. On voit qu’elle était loin de pressentir la vérité.

Madame d’Arglade avait des espions dans ce bal, un entre autres qui se flattait de l’épouser, un secrétaire d’ambassade, qui, dès le lendemain matin, lui rapporta le grand succès de la demoiselle de compagnie. L’air enflammé du marquis n’avait point échappé à la pénétration de la malveillance, l’apprenti diplomate avait même flairé un entretien intéressant entre le marquis et sa mère au moment où ils étaient sortis ensemble.

Léonie parut écouter ce compte rendu avec indifférence ; mais elle se dit qu’il était temps d’agir, et à midi elle était chez la marquise au moment où Caroline s’y présentait.

— Un instant, chère amie, lui dit-elle, laissez-moi passer avant vous ; c’est pour une chose qui presse, un service à rendre à de pauvres gens qui ne veulent pas être connus.

À peine seule avec la marquise, elle s’excusa de lui venir parler des pauvres dans ses jours de liesse. — C’est au contraire le jour des pauvres, répondit la généreuse dame ; parlez. Une de mes grandes joies sera de pouvoir à présent faire plus de bien que je ne le pouvais naguère.

Léonie avait son prétexte tout préparé. Quand elle eut présenté sa requête et porté la marquise sur sa liste de souscription, elle feignit de vouloir s’en aller bien vite, pour se faire un peu retenir. Inutile de rapporter les habiles détours par lesquels sa perversité sut amener le point intéressant de la conversation. Ces infamies de cœur, malheureusement trop communes, sont dans la mémoire de tous ceux qui en ont ressenti les effets cruels, et ceux-là sont bien rares qui ont été oubliés par la calomnie.

On parla naturellement du bonheur de Gaëtan et des perfections de la jeune duchesse. — Ce que j’aime le plus en elle, dit Léonie, c’est qu’elle ne soit jalouse de personne, pas même de… Ah ! pardon, le nom allait m’échapper !

Elle y revint par trois fois, refusant toujours de dire ce nom qui commençait à inquiéter la marquise. Enfin il lui échappa, et ce nom, c’était celui de Caroline.

Elle se hâta de le reprendre, de dire que la langue lui avait fourché ; mais en dix minutes le coup n’en fut pas moins porté d’une main sûre, et la marquise dut lui arracher le serment qu’elle avait vu, de ses deux yeux vu, à Séval, le duc ramenant Caroline chez elle au point du jour, et tenant ses deux mains dans les siennes en lui parlant avec effusion, pendant trois bonnes minutes, au pied de l’escalier du Renard.

Là-dessus, elle fit jurer à la marquise, dont elle savait la parole sérieuse, de ne point la trahir, de ne pas lui faire d’ennemis, à elle qui n’en avait jamais eu, disant qu’elle était désespérée de l’insistance qui lui avait arraché cette révélation, qu’elle eût mieux fait de désobéir, qu’au fond elle aimait Caroline, mais qu’après tout, puisque c’était elle qui avait répondu de ses mœurs, son devoir était peut-être de confesser qu’elle s’était trompée.

— Bah ! bah ! dit la marquise, parfaitement maîtresse d’elle-même, tout cela n’est pas si grave ! Elle peut avoir été fort sage d’ailleurs et avoir cédé à cet irrésistible duc ! Il est si habile ! … Ne craignez rien, je ne sais rien, et j’agirai en temps et lieu, si besoin est, sans qu’il y paraisse.

Lorsque Caroline entra, au moment où Léonie sortait, celle-ci lui tendit la main d’un air de bonne humeur, en lui disant que le bruit de son succès de la veille était venu jusqu’à elle, et qu’elle lui en faisait son compliment.

Caroline trouva la marquise d’une pâleur qui l’inquiéta, et quand elle lui en demanda la cause, elle en reçut une très-froide réponse. — C’est la fatigue de tous ces jours de fête, lui dit-elle ; ce ne sera rien. Ayez l’obligeance de me lire mes lettres.

Pendant que Caroline lisait, madame de Villemer n’écoutait pas. Elle pensait à ce qu’elle allait faire. Elle contenait une profonde indignation contre cette jeune fille, un violent chagrin du coup qu’il lui faudrait porter au marquis, et à ces souffrances de la mère se mêlait cependant l’involontaire satisfaction de la grande dame dégagée d’une parole qui lui avait coûté, et que, depuis douze heures, elle ne se retraçait pas sans effroi.

Quand elle eut pris son parti, elle interrompit brusquement la lectrice en lui disant d’un ton glacial : — C’est assez, mademoiselle de Saint-Geneix, j’ai à vous parler sérieusement. Un de mes fils, je trouve inutile de dire lequel, a paru éprouver pour vous, dans ces derniers temps, des sentiments que vous n’avez certainement pas encouragés ?

Caroline devint plus pâle que la marquise mais, forte de sa conscience, elle répondit sans hésitation : — J’ignore ce que vous me dites, madame. Aucun de vos fils ne m’a jamais exprimé aucun sentiment dont je pusse m’alarmer sérieusement.

La marquise prit cette réponse pour un effronté mensonge. Elle lança à la pauvre fille un regard de mépris et garda un instant le silence puis elle reprit : — Je ne vous parle pas du duc, il est tout à fait inutile de vous défendre sur ce point.

— Je ne me plains ni de lui ni de son frère, répondit Caroline.

— Je le crois bien ! dit la marquise avec un sourire écrasant ; mais moi, j’aurais fort à me plaindre si vous aviez la prétention…

Caroline interrompit la marquise avec une violence dont elle ne fut pas maîtresse. — Je n’ai jamais eu aucune prétention, s’écria-t-elle, et personne au monde n’a le droit de me parler comme si j’étais coupable ou seulement ridicule !… Pardon, madame, ajouta-t-elle en voyant la marquise presque effrayée de son emportement ; je vous ai coupé la parole, je vous ai répondu d’un ton qui ne convient pas !… Pardonnez-moi. Je vous aime, je vous suis dévouée jusqu’à donner mon sang pour vous. Voilà pourquoi un soupçon de vous me fait tant de mal que j’en perds l’esprit… Mais je dois me contenir, je me contiendrai !… Je vois qu’il y a je ne sais quel malentendu entre nous. Daignez vous expliquer… ou m’interroger ; je répondrai avec tout le calme qu’il me sera possible d’avoir.

— Ma chère Caroline, dit la marquise adoucie, je ne vous interroge pas, je vous avertis. Mon intention n’est pas de vous trouver coupable ni de vous contrister par des questions inutiles. Vous étiez maîtresse de votre cœur…

— Non, madame, je ne l’étais pas.

— Eh bien ! à la bonne heure, il vous a échappé malgré vous ! dit la marquise avec un retour d’ironique dédain.

— Non ! cent fois non ! reprit Caroline avec énergie ce n’est pas là ce que je voulais dire. Sachant qu’il m’était interdit, par mille devoirs plus sérieux les uns que les autres, d’en disposer, je ne l’ai livré à personne !

La marquise regarda Caroline avec étonnement. — Comme elle sait mentir ! pensa-t-elle. — Puis elle se dit qu’en ce qui concernait le duc, cette pauvre fille n’était pas forcée de se confesser, que l’entraînement qu’elle avait eu pour lui devait être considéré comme non avenu, puisque, après tout, elle n’avait point créé d’embarras dans sa vie, ni réclamé aucun droit nuisible à son mariage.

Cette idée, qui ne s’était pas encore présentée, changea subitement les dispositions de la marquise, et comme elle vit que son silence navrait Caroline, dont les yeux se remplissaient de larmes brûlantes, elle revint à son amitié pour elle et même à un nouveau genre d’estime.

— Ma chère petite, lui dit-elle en lui tendant les mains, pardonnez-moi ! Je vous ai fait du mal, je me suis mal expliquée. Admettons même que j’aie eu un moment d’injustice. Au fond, je vous connais mieux que vous ne pensez, et j’apprécie votre conduite. Vous êtes désintéressée, prudente, généreuse et sage. S’il vous est arrivé… d’être plus émue de certaines poursuites que, pour votre bonheur, vous n’eussiez dû l’être, il n’en est pas moins certain que vous avez toujours été prête à vous sacrifier dans l’occasion, et que vous seriez encore prête à le faire, n’est-il pas vrai !

Caroline ne comprenait pas et ne pouvait pas comprendre qu’il y eût dans tout ceci une allusion au mariage de Gaëtan. Elle crut qu’il ne s’agissait que de son frère, et comme elle n’avait jamais faibli un instant vis-à-vis d’elle-même, elle trouva que la marquise n’avait pas le droit de fouiller dans les douloureux secrets de son âme. — Je n’ai jamais rien eu à sacrifier, répondit-elle avec fierté. Si vous avez quelque chose à m’ordonner, dites-le, madame, et ne pensez pas qu’il y ait aucun mérite de ma part à vous obéir.

— Vous voulez dire… et vous dites, ma chère, que vous n’avez jamais partagé les sentiments du marquis pour vous ?

— Je ne les ai jamais connus.

— Vous ne les aviez pas devinés ?

— Non, madame, et je n’y crois pas. Qui a pu vous faire penser le contraire ? Ce n’est pas lui assurément !

— Eh bien ! pardonnez-moi, c’est lui. Vous voyez quelle confiance j’ai en vous ! Je vous dis la vérité, je me livre sans réserve à votre grandeur d’âme. Mon fils vous aime et croit pouvoir être aimé de vous !

— M. le marquis s’est étrangement trompé, répondit Caroline, blessée d’un aveu qui, présenté ainsi, était presque une offense.

— Ah ! vous dites la vérité, je le vois, s’écria la marquise, abusée par la fierté de mademoiselle de Saint-Geneix, et, voulant s’emparer d’elle par l’amour-propre, elle la baisa au front. Merci, ma chère enfant, lui dit-elle vous me rendez ta vie ! Vous êtes franche, vous êtes trop noble pour me punir de mes soupçons en jouant avec mon repos. Eh bien ! permettez-moi de dire à mon fils Urbain qu’il avait fait un rêve, et que ce mariage est impossible, non par ma volonté, mais par la vôtre.

Cette parole imprudente éclaira Caroline. Elle comprit l’admirable délicatesse qui avait porté le marquis à s’adresser à sa mère avant de lui déclarer sa passion ; mais elle n’abusa pas de cette découverte, car elle vit combien la marquise repoussait l’idée de leur mariage. Elle attribua cette rigueur à l’ambition qu’elle lui connaissait et qu’elle avait depuis longtemps prévue. Elle était bien loin de croire qu’après avoir cédé sans trop de résistance, la marquise ne retirait sa parole que parce qu’elle croyait à la souillure d’une faute. — Madame la marquise, répondit-elle avec une certaine sévérité, vous ne devez jamais avoir tort aux yeux de votre fils, je comprends cela, et, quant à moi, je n’ai à craindre de sa part aucun reproche en déclinant l’honneur qu’il voulait me faire. Vous lui direz au reste ce que vous croirez devoir lui dire : je ne serai pas là pour vous démentir.

— Quoi ! vous voulez me quitter ? s’écria madame de Villemer, effrayée d’un résultat qu’elle n’avait pas prévu si soudain, bien qu’elle l’eût secrètement désiré. Non, non ! cela est impossible ! ce serait tout perdre… Mon fils vous aime avec une impétuosité… dont je ne crains pas les suites pour l’avenir si vous m’aidez à les combattre, mais dont je crains la vivacité dans le premier moment. Tenez !… il vous suivrait peut-être… il est éloquent !… il triompherait de votre résistance, il vous ramènerait, et je serais forcée de lui dire… ce que je ne veux jamais lui dire !

— Vous ne voulez jamais lui dire non ! reprit Caroline, toujours abusée et ne sentant nullement la menace de sa prétendue faute suspendue sur sa tête ; c’est moi qui dois le lui dire ? Eh bien ! je lui écrirai, et ma lettre passera par vos mains.

— Mais sa douleur,… sa colère peut-être,… y songez-vous  ?

— Madame, laissez-moi partir ! répondit vivement Caroline, que la pensée de cette douleur remua jusqu’au fond des entrailles. Je ne suis pas venue ici pour souffrir à ce point. On m’a fait entrer chez vous sans me dire seulement que vous eussiez des fils. Laissez-moi en sortir sans trouble comme sans reproche. Je ne reverrai jamais M. le marquis de Villemer, voilà tout ce que je peux vous promettre. S’il doit me suivre…

— N’en doutez pas ! Mon Dieu, parlez plus bas ! Si quelqu’un vous entendait !… Et s’il vous suit, que ferez-vous ?

— Je ne m’exposerai pas à être suivie. Veuillez me permettre d’arranger ceci selon ma prudence. Dans une heure, je reviendrai prendre congé de vous, madame la marquise.