Le Marquis de Villemer par George Sand
LE MARQUIS DE VILLEMER
par GEORGE SAND
Ce Marquis a fait son chemin, paraît-il ; l’Académie s’en est occupée pendant quelques séances et s’est vue sur le point de lui décerner le prix de vingt mille francs. Nous sommes de ceux qui regrettent que l’Académie soit revenue sur ce premier et bon mouvement. Rien n’eût été de meilleur goût que cet hommage à un grand écrivain. Mais c’est déjà une vieille histoire ; cessons de nous y arrêter.
Je viens de lire le Marquis de Villemer, et je dois m’accuser d’y avoir mis plusieurs jours. Est-ce que ma curiosité s’émousserait ? Cette ardeur de lecture, qui ne me permettait pas autrefois de lâcher un livre avant que je l’eusse terminé ne serait-elle qu’un privilège de la jeunesse ? Je me souviens d’avoir dévoré le Secrétaire intime, et d’avoir vu l’aube se lever sur la Dernière Aldini. Ou bien, est-ce que, par hasard, mon goût se frivoliserait ? Est-ce que je voudrais être amusé avant tout ?
Mais non, je lis autant qu’autrefois ; — et je vais plus qu’autrefois aux livres d’un ordre élevé et même sévère. Alors, c’est donc dans le Marquis de Villemer que je dois rechercher les causes de ce refroidissement, ou plutôt de cet apaisement ; j’avoue que cette recherche ne laisse pas de m’intimider, bien que la perte momentanée de mon enthousiasme n’entame en rien mon admiration pour George Sand.
Le sujet du Marquis de Villemer rappelle la Paméla de Richardson et la Nanine de Voltaire. Toujours une jeune fille pauvre accueillie par une femme de qualité ! Toujours le fils de la maison s’éprenant de la demoiselle de compagnie et lui offrant de l’épouser ! Toujours la noble résistance de celle-ci, et sa fuite avec son petit paquet à la main, et le mariage final ! Je ne suis pas difficile en fait de sujets ; j’admets qu’entre les mains du génie les plus simples sont quelquefois les meilleurs ; cependant celui-ci me paraît pousser le simple et le suranné jusqu’au défi. L’art miraculeux de George Sand, ou plutôt sa science naturelle, se retrouve, il est vrai, à chaque pas dans les développements de l’action et mieux encore dans les épisodes. Comme toujours, le paysage y occupe une large place ; cette fois, c’est le Velay qui a posé devant ce maître ès descriptions, c’est la ville du Puy assise sur un piédestal de lave, c’est la campagne tourmentée et splendide de la Haute-Loire. Ces tableaux abondants et complets interrompent à plusieurs reprises le roman, sans que l’on songe à s’en plaindre ; pour ma part, je dirais presque : au contraire, — tant est lente, et minutieuse, et répétée, et fatigante, l’analyse des amours de M. de Villemer et de Caroline de Saint-Geniex, sans grand bénéfice nouveau pour la psychologie.
M. de Villemer est ce qu’on appelle un caractère accompli, et Caroline ne le lui cède en rien. Je ne résiste pas au désir de mettre sous vos yeux les portraits de ces deux phénomènes.
Phénomène Caroline : « Elle n’est ni grande ni petite, elle est très bien faite, des pieds mignons, des mains d’enfant, des cheveux blond-cendré en quantité, un teint de lis et de roses, des traits exquis, des dents de perles, un petit nez très ferme, de beaux grands yeux vert de mer, qui vous regardent tout droit, sans hésitation, sans rêvasserie, sans fausse timidité, avec une candeur et une confiance qui plaisent et engagent ; rien d’une provinciale, des manières qui en sont d’excellentes à force de n’en être pas ; beaucoup de goût et de distinction dans la pauvreté de son ajustement… De plus, une voix et une prononciation qui font de sa lecture une vraie musique, un solide talent de musicienne, et par-dessus tout cela toutes les apparences, tous les signes évidents de l’esprit, de la raison, de la sagesse et de la bonté. »
Phénomène Villemer « Il n’est ni petit ni grand, ni beau ni laid. Sa mise n’a rien de négligé et rien de recherché. Il semble avoir l’aversion instinctive de tout ce qui veut attirer l’attention sur la personne. Pourtant on s’aperçoit bien vite que ce n’est pas là un homme ordinaire. Le peu de mots qu’il vous dit est d’un sens profond ou délicat ; et ses yeux, quand ils perdent l’embarras d’une certaine timidité, sont si beaux, si bons, si intelligents, que je ne crois pas en avoir jamais rencontré de pareils… Ce n’est pas seulement un homme instruit, c’est un puits de science. Je crois qu’il a tout lu, car, sur quelque sujet qu’on le mette, il est intéressant et prouve qu’il a été au fond de tout. »
Il faut tirer l’échelle après de tels héros de roman. Tout pâlit auprès d’eux. Ajoutons, comme trait suprême, qu’ils font en collaboration un ouvrage en trois volumes, intitulé : Histoire des titres. Ce sont deux âmes d’or, qui luttent entre elles de délicatesse, de générosité, de dévouement. Cette perfection me ravit ; mais, comme tous les sommets éblouissants de lumière, elle blesse et fatigue les yeux. C’est le midi de la sagesse. Appelez cela l’histoire de deux aigles et non l’histoire de deux amants.
Lorsqu’il s’est longtemps et longuement maintenu dans les régions les plus pures de l’héroïsme, le récit se dénoue d’une façon arrangée et tout à fait du ressort du roman vulgaire. Le hasard se charge de réunir la plupart des personnages dans une auberge de province, où l’on assiste à la scène de reconnaissance des mélodrames : « Il y en eut pour une heure à raconter à bâtons rompus, follement, sans se comprendre, sans savoir si on ne rêvait pas. » Auparavant, on traverse une situation absolument et entièrement empruntée à Jean de la Roche : une ascension à un pic très élevé de l’endroit, ascension périlleuse, où M. de Villemer, comme M. de la Roche, risque de perdre la vie à vouloir suivre son amante inflexible. Je ne peux m’empêcher de voir là-dedans une allégorie familière à George Sand, c’est-à-dire ce parti pris de courber l’homme et de lui faire user ses ongles à la conquête de la femme.
Ce sont ces répétitions, ces insistances, jointes au manque de rapidité de la narration, qui, probablement, ne m’ont pas permis de m’intéresser à cette composition avec autant d’abandon que par le passé. Sous la même ampleur et la même sérénité d’exécution, je me suis surpris à retrouver des romans lus plusieurs fois. Ces visages si beaux, je les connais ; ces cœurs sublimes m’ont déjà étonné ; ces marivaudages dans la passion m’exaspéraient encore l’année dernière.
J’entends cependant autour de moi des gens qui s’extasient ; cette ardeur au travail, cette fécondité soutenue les transportent ; ils vont s’écriant que George Sand revient au roman pur, au roman dégagé de toute démocratie, au roman moral en un mot ; et dans le Marquis de Villemer ils veulent voir un progrès et une transformation. Les choses ne m’apparaissent point ainsi. D’abord, ce n’est pas la première fois que, par hasard ou autrement, madame Sand a fait un livre moral. Amis et ennemis la représentent toujours occupée à saper un principe ou à battre en brèche une loi sociale. Ce George Sand-là, épouvantail des procureurs impériaux de province, est aussi loin de nous que le George Sand en pantalon de cachemire rouge et en blouse saint-simonienne. Le fantôme d’Indiana a cessé de planer depuis longtemps sur les ménages du Marais. Je ne vois donc pas trop pourquoi on concéderait un privilége de vertu au Marquis de Villemer plutôt qu’à la Mare au Diable, à l’Uscoque ou aux Beaux messieurs de Bois-Doré. Voilà pour la prétendue transformation.
Quant à un progrès, il n’existe, à mon avis, que dans l’esprit actif de M. Buloz. M. Buloz, qui aurait été orfévre s’il n’avait préféré être directeur de la Revue des Deux Mondes, estime que l’on a beaucoup de talent tant qu’on écrit chez lui, et, par contre, qu’il ne se produit guère rien de bon en dehors de la Revue. Pour lui, Balzac a cessé d’être Balzac le jour où il a tourné le dos à la rue Saint-Benoît. Semblable disgrâce a longtemps pesé sur madame Sand, alors que celle-ci était passée, armes et chefs-d’œuvre, à la Revue indépendante, au Journal des Débats, au Constitutionnel, partout enfin. M. Buloz n’eut pas assez de voix pour déplorer cette éclipse d’un si beau génie (éclipse pendant laquelle se produisaient les premiers volumes de Consuelo, Jeanne, la Petite Fadette, etc.) Oubliant qu’il avait publié Spiridion et Mauprat, il trouva déplorables les nouvelles tendances de son romancier égaré.
Aujourd’hui, madame Sand est rentrée au bercail, c’est-à-dire à la Revue des Deux Mondes. L’éclipse est finie. M. Buloz se frotte les mains et juge que rien n’est comparable à Elle et Lui, si ce n’est l’Homme de neige. Qui donc parlait de doctrines subversives ? L’heureux directeur a publié l’an dernier le Marquis de Villemer, et il s’en montre justement glorieux ; il sourit, il répète : « La Revue obtient un grand succès ; la Revue préoccupe l’Académie ; la Revue a failli obtenir le prix de vingt mille francs ! » De là à voir madame Sand en progrès, la pente est aisée et toute naturelle.
Eh bien ! non, madame Sand n’est pas en progrès. Jamais talent, au contraire, ne fut plus merveilleusement stationnaire que le sien. Le jour où elle a écrit Jacques, elle a trouvé son style. Depuis, ses idées ont pu varier, s’amoindrir ou s’élever, se troubler ou se purifier, sa manière est demeurée la même. C’est là le principal caractère de son œuvre. Maintenant, jusqu’à quel degré cette imperturbabilité de facture n’engendre-t-elle pas la monotonie ? C’est précisément ce point délicat qui fait le sujet de mon article. J’ai dit mes préférences pour ses romans d’éclat ; cet aveu laisse à deviner une partie de mes restrictions au sujet de ses derniers romans, dont le cercle intime tend à se resserrer de plus en plus.
Cette presque indigence dans le choix des sujets tient peut-être au nouveau système de travail de l’auteur. Il ne s’agit plus, comme jadis, d’une vie mondaine et de voyages ; ce ne sont plus les soirs parfumés du café Florian, à Venise ; ce ne sont plus les nuits enfiévrées de Paris ; c’est la solitude du Berry, c’est la vie de propriétaire, c’est l’agriculture, c’est le labourage. On n’écrit plus, les mains tremblantes, et les yeux fixés sur ce but enivrant : la gloire. On a la gloire, c’est le reste qu’il faut aujourd’hui. C’est la ferme à agrandir, c’est le lopin de terre à acheter. Tous les jours que Dieu fait, soleil ou pluie, on a devant soi le même nombre de feuilles à remplir de cette haute et grave écriture de procureur. On s’y est habitué ; le corps en murmure d’abord un peu ; l’esprit en soupire, car il abdique le plus beau de ses droits : le droit à l’inspiration. Cette inspiration, on l’exige par tous les moyens, on la traque, on la force, et je sais bien qu’elle finit par venir. Je connais les bénéfices de l’habitude, les résultats heureux de la tâche quotidienne ; c’est l’abus seulement que j’en blâme, c’est l’excès que j’en déplore. Et n’essayez pas de nier les dangers, les lacunes, les défaillances qu’entraîne le travail absolument régulier. Vous vous mentiriez à vous-même.
La supériorité de George Sand est, dit-on, dans sa façon d’exprimer l’amour, de peindre ses orages, de solfier ses tendresses. Sur ce terrain-là, on veut la voir sans rival. Je réclame au moins une place d’honneur, proche ou distante du Marquis de Villemer, pour l’auteur de la Grenadière. — De l’amour ? Mais on n’aime donc pas dans la Comédie humaine ! On n’y a donc pas des larmes, des baisers, des sanglots, des tyrannies, des dévouements ! Les femmes de George Sand, dites-vous ? Mais les femmes de Balzac ! mais Eugénie Grandet, mais la duchesse de Langeais, mais Pierrette, mais madame Claës, mais Ursule Mirouët ? George Sand a-t-elle dans son répertoire un type plus formidable que madame Marneffe, plus séraphique que madame de Mortsauf, plus raffiné que Modeste Mignon ?
Était-ce par une naïve et loyale effusion, ou par un sentiment secret d’émulation, que Balzac s’avisa un jour de dédier ses Mémoires de deux jeunes mariées à George Sand ?
George Sand semble mettre un certain orgueil à bannir de son œuvre tout autre sentiment, toute autre passion, toute autre préoccupation que l’amour. Certes elle en discute savamment ; c’est presque une chaire qu’elle occupe, c’est presque un cours qu’elle professe, et voilà ce que je lui reproche. Elle a une façon hautaine de traiter sa fable ; elle compose son tableau à la manière antique, cornélienne ; trois ou quatre personnages lui suffisent. Mais l’humanité crie davantage et se fait jour plus violemment dans les pages enflammées de Balzac ; le brouhaha de ses innombrables comparses me fait mieux pénétrer dans la vie réelle ; enfin, pour résumer un parallèle que je n’ai pas cherché, mais que j’accepte à mesure qu’il se développe à mon esprit, les héroïnes de Balzac ont plus de sens que celles de George Sand ; — et s’il me fallait en appeler au jugement des femmes elles-mêmes, je suis certain qu’elles diraient en désignant l’écrivain du Lys dans la vallée : « L’auteur féminin, le voilà ! »