Le Marquis de la Rouerie et la Conjuration bretonne/01

La bibliothèque libre.
Le Marquis de la Rouerie et la Conjuration bretonne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 836-867).
02  ►
LE MARQUIS DE LA ROUERIE
ET
LA CONJURATION BRETONNE[1]

PREMIÈRE PARTIE


l. — UN GENTILHOMME D’AUTREFOIS

Le 18 novembre 1766, l’Académie de musique donnait la première représentation de Silvie. Sophie Arnould interprétait le principal rôle, qu’elle abandonna, d’ailleurs, après la troisième représentation, l’ouvrage n’ayant eu qu’un succès tempéré. Elle y fut remplacée par une débutante, Mlle Beaumesnil, « jeune actrice de dix-sept ans, écrivait Grimm, jolie comme une fleur, quoiqu’elle n’ait pas l’élégance, la grâce et le caractère théâtral de la figure de Mlle Arnould ». Et le gazetier ajoutait : « Mlle Beaumesnil relève de couches… Ainsi c’est une personne des plus formées pour son âge. Je crois que jamais actrice n’a débuté avec autant d’aisance… Elle a eu le plus grand succès : si elle avait paru dans un rôle moins mauvais, elle aurait tourné la tête à tout Paris. »

Elle tourna du moins celle d’un abonné de l’Opéra, M. de la Belinaye. C’était un gentilhomme breton, d’âge mûr ; pendant trente ans, il avait vécu à son régiment ou dans sa province, pestant contre la modicité de sa fortune qui l’obligeait à la retraite. Gratifié sur le tard d’un héritage considérable, il songea à regagner le temps perdu, fit l’acquisition d’un hôtel, monta luxueusement sa maison et devint l’habitué des lieux de plaisir. Recherchant tous les moyens agréables de dépenser sa fortune et séduit par la jeunesse de Mlle Beaumesnil qu’on disait d’une vertu accessible, il lui offrit sa protection, agrémentée d’une pension mensuelle de mille écus : l’actrice ne se montra point sévère et bientôt rien ne manqua plus à la félicité de M. de la Belinaye. Il s’était, par surcroît, institué le mentor d’un de ses neveux : Charles-Armand Tuffîn de la Rouerie, enseigne-drapeau au régiment des Gardes françaises, et il s’appliquait à l’initier aux douceurs de la vie parisienne. Le jeune homme se montra docile, étant à l’âge où l’on apprend vite : il avait, en effet, lorsqu’il arriva à Paris, dix-sept ans, un cœur sensible et généreux, un esprit aimable, le regard vif, la figure agréable, quoique peu régulière, une tournure avantageuse. Encore enfant quand il perdit son père, élevé par sa mère, jeune femme jolie et coquette, il avait reçu une instruction plus brillante que solide, parlait très bien l’anglais et l’allemand, excellait dans la danse ; bref, il aurait été le modèle des enseignes s’il eût su réprimer les emportemens de sa nature ardente et exaltée. M. de la Belinaye se chargea de compléter son éducation.

A force d’accompagner celui-ci à l’Opéra, de l’entendre vanter la beauté et les charmes de Mlle Beaumesnil, le jeune officier aux Gardes, d’autant plus attentif à ces louanges qu’il ignorait les relations de son oncle avec la chanteuse, se prit à rêver d’elle plus qu’il ne convenait à son imagination inflammable, et il devint irrésistiblement amoureux. Comme il n’était pas homme à se laisser dépérir de langueur, il se présenta, certain soir, après le spectacle, à la loge de la Beaumesnil, qui le congédia sans vouloir l’entendre. Cette défaite exalta son désir : il fit savoir à l’actrice qu’il était prêt à toutes les folies, et il lui offrit, le plus sérieusement du monde, sa main et son nom, faisant valoir qu’il serait riche un jour, étant le seul héritier d’un certain monsieur de la Belinaye. La Beaumesnil apprit ainsi que l’amoureux enseigne était le neveu de son protecteur. Soit qu’elle fût bonne fille et n’eût pas d’ambition, soit qu’elle craignît d’échanger une situation assurée contre un avenir aléatoire, elle adressa au jeune officier un sermon quasi maternel, et, sans rien révéler de sa liaison avec la Belinaye, lui représenta qu’un tel mariage compromettrait à tout jamais sa situation dans l’armée et mettrait sa famille au désespoir. Sa conclusion fut qu’elle lui fermait sa porte et lui interdisait de la revoir.

Avec une ténacité d’illusions peu commune, la Rouerie porta ce refus au compte de la vertu et de la délicatesse de sa belle ; et son amour s’en accrut. Une nuit, il se dirige, escorta de deux couvreurs, portant une échelle, vers la maison qu’elle habite. Elle lui a défendu sa porte, il entrera par la fenêtre ! et le voilà escaladant le balcon, frappant aux vitres de l’actrice qui, par hasard, est seule. Tout émue, elle consent à le recevoir, car il menace de se jeter sur le pavé si elle s’obstine dans sa rigueur ; mais dès qu’elle le voit à ses pieds, elle le conjure de s’éloigner, lui avouant qu’un secret est entre eux, que son insistance la perd, et que jamais elle ne sera à lui. L’officier, dont l’affliction est extrême, se laisse pousser dehors et sort par l’escalier dérobé juste au moment où M. de la Belinaye frappe en maître à la porte de la maison. Il venait de rencontrer dans la rue les couvreurs remportant l’échelle : croyant à quelque incendie, il s’était renseigné et n’avait pas appris sans inquiétude que ces braves gens s’en retournaient après avoir prêté assistance à un militaire pour entrer par la fenêtre dans telle maison qu’ils désignèrent. Les soupçons que ce récit fit naître dans l’esprit de la Belinaye se confirmèrent lorsqu’il entra chez sa maîtresse : il la trouva fort émue, l’interrogea sévèrement, s’exaspéra de ses réticences, le prit de très haut et, finalement, sortit de la maison en jurant qu’il n’y reparaîtrait jamais.

Le lendemain, il partait pour la Bretagne, où il se confina dans son château, boudant le monde, vivant dans une retraite farouche : il ne fut même pas informé de la disparition de son neveu qui, le même jour, avait quitté Paris et, d’une traite, avait couru s’enfermer à la Trappe, bien résolu à y finir ses jours.

— Sans doute, mon frère, c’est Dieu que vous cherchez ? lui dit dom Lepé, père portier du couvent, lorsqu’il se présenta.

— Non, répondit brusquement la Rouerie, ce sont les hommes que je fuis.

Mais le hasard voulut que le comte de la Belinaye, chassant quelques jours plus tard aux environs de Soligny, rencontrât les moines du couvent qui travaillaient dans les champs. Il s’approcha de l’un d’eux pour demander son chemin et pensa tomber de surprise… Sous le capuchon de bure il avait reconnu son neveu ! On s’explique ; le jeune homme fait part de ses déboires amoureux : une fille d’opéra l’a repoussé par un scrupule inexplicable.

— Son nom ?

— C’est la Beaumesnil.

La Belinaye comprend : sa maîtresse a voulu lui rester fidèle ; un si beau trait enflamme son imagination ; il se reproche son injustice, entraîne le novice, l’emmène à Paris, et tous deux vont se jeter aux genoux de l’actrice et solliciter d’elle le pardon de leurs odieux soupçons. La Beaumesnil, à bout de vertu, pardonna à l’un et à l’autre ; l’amoureux officier eut tout lieu de se féliciter de cette absolution ; et la Belinaye, désormais sûr de l’attachement de sa maîtresse, citait à tout venant ce cas de fidélité, unique alors dans les annales de l’Opéra.


Cette anecdote n’aurait qu’un assez mince intérêt, si l’un des personnages qu’elle met en scène et qui sera le héros de ce récit, ne s’y révélait tel qu’il demeurera au cours de la singulière épopée que nous allons raconter. Armand de la Rouerie restera jusqu’à la fin l’exalté que nous montre son aventure avec la Beaumesnil ; se lançant dans la plus sérieuse entreprise avec une incompréhensible légèreté, emporté d’abord, moins par noble enthousiasme que par besoin d’activité ou amour du romanesque. A mesure que naîtront les difficultés qu’il n’aura pas prévues, sa ténacité lui tiendra lieu d’expérience ; sa folle énergie sera toute sa politique, jusqu’au jour où, dégagé du tumulte de ses irrésolutions, étonné lui-même de la gravité des circonstances et de la grandeur de son œuvre, il tombera, odieusement trahi, vaincu, entraînant ses amis dans sa chute, et léguant, à son pays de grandioses catastrophes. La Rouerie est la personnification complète des gentilshommes de l’ancien régime : il résume en lui leurs qualités et leurs défauts, la facilité de mœurs, l’insouciance, la bravoure, la hautaine et naïve imprudence, l’enthousiasme chevaleresque et l’héroïque mépris de la mort. Ces gens étaient doués d’une étrange souplesse vitale : pour eux l’apprentissage avait été nul et la tâche fut terrible. Au cours de la tempête révolutionnaire, ils firent preuve d’un courage, d’une fierté, d’un stoïcisme qu’on s’étonne de rencontrer chez des hommes qu’une existence frivole ne semblait avoir préparés qu’au plaisir et à la mollesse.

Sous l’influence de Mlle Beaumesnil, la Rouerie devint le plus élégant des mauvais sujets, le plus turbulent des désœuvrés : il maniait comme Léonard le fer à papillotes et appointa une fleuriste en renom pour qu’elle lui apprît à faire des bouquets ; il commit l’extravagance de danser en public, avec sa maîtresse, un pas de ballet sur la scène de l’Opéra ; il connut des succès de toute sorte et des avanies de tout genre ; il eut des querelles, des dettes, des duels, voulut tâter de tout, même du mariage, et demanda la main de la fille d’un gentilhomme breton, Ranconnet de Noyan, son voisin de campagne qui, d’ailleurs, reconduisit ; enfin une rencontre malheureuse avec le comte de Bourbon-Busset mit fin au prologue de cette existence mouvementée : la Rouerie blessa grièvement son adversaire qui, pendant dix jours, passa pour mort. Le roi apprit la chose, — Bourbon-Busset était son cousin ; — dans un mouvement d’humeur, il menaça de faire pendre le turbulent Breton dont les désordres défrayaient les gazettes : la Rouerie, se sentant perdu, voulut mourir ; il absorba une forte dose d’opium, fut secouru à temps, s’enfuit à Genève, d’où il envoya sa démission ; enfin, subitement résolu à racheter par quelque action d’éclat les désordres de sa jeunesse, il revint à la Rouerie, fit ses adieux à sa mère et, accompagné de trois domestiques, s’embarqua pour l’Amérique, où il arriva à la fin d’avril 1777. Il laissait en France un fils naturel, auquel il avait donné son nom et qui reparaîtra au cours de notre récit.

C’est un symptôme bien remarquable que cet enthousiasme de la noblesse française pour la révolution d’Amérique. Il semble que, tout à coup, d’une porte ouverte à l’horizon du vieux monde, soufflèrent des bouffées d’indépendance et de nouveauté, et les gentilshommes, étouffant dans la vieille société, où, pourtant, ils avaient toutes leurs aises, se précipitèrent pour aspirer cet air vivifiant qui les enivra. On citait comme admirable ce trait des Américains, faisant fondre la statue de bronze de George III pour en fabriquer des canons ; on s’extasiait d’une cloche nouvellement placée dans la tour de Philadelphie, sur laquelle étaient gravés ces mots : J’annonce à la patrie la liberté. C’était de l’engouement plutôt qu’une adhésion mûrement réfléchie ; mais ces impressions superficielles passaient dans le peuple, qui les prenait au sérieux. Le marquis de la Rouerie fut des premiers à gagner le Nouveau Monde ; il était en Amérique avant même que Lafayette eût quitté la France. Il venait là chercher l’indépendance et les aventures ; ni les unes ni l’autre ne lui firent défaut.

Au moment d’aborder, après une traversée de deux mois, le vaisseau qui le portait fut attaqué par une frégate anglaise ; la moitié de l’équipage fut tué, le navire prit feu, la sainte-barbe sauta, tout le chargement fut perdu ; et c’est à la nage que la Rouerie aborda, sans un vêtement, avec ses trois domestiques également nus, la terre de la liberté.

Pareil incident n’était pas pour arrêter un homme de cette trempe : ayant obtenu de Washington l’autorisation de lever une légion, il s’occupa tout aussitôt de recruter des volontaires ; mais les Français étaient assez mal vus, alors, en Amérique. Les premiers qui s’étaient offerts avaient révolté les colons par leurs prétentions et leur hâblerie ; et la froideur de l’accueil que reçurent les propositions de la Rouerie avait toute l’apparence d’un congé. Pourtant, comme il était tenace et qu’il voulait se battre, il acheta, moyennant la somme modique de deux mille quatre cents livres, le commandement d’un corps franc qu’avait formé un major suisse, et il se trouva prêt pour l’entrée de la campagne de 1777.

Nous ne suivrons pas toutes les péripéties de cette étrange période de sa jeunesse. Il nous suffit, pour le moment, de marquer l’influence que ce roman vécu exerça sur son caractère : le commandement d’une troupe d’irréguliers, la liberté absolue de ses mouvemens, la guerre de surprises et de ruses, les nuits passées à l’embuscade, l’attrait du danger, les campemens improvisés, cette existence de partisan, sans souci du bien-être ni du lendemain, sans loi, sans préjugés, sans sujétion, entrait si bien dans ses goûts qu’elle lui valut rapidement la réputation d’un héros, en même temps qu’elle le rendait impropre à se plier désormais aux étroites obligations de la vie européenne. En peu de temps, le nom du colonel Armand, — c’est celui qu’il avait adopté, — devint aussi populaire parmi les insurgens que le nom de Lafayette : en 1780, le marquis de Chastelux, au cours de son voyage aux États-Unis, eut l’occasion de dîner chez M. de la Luzerne avec le colonel Armand, « cet homme célèbre en France, dit-il, par sa passion pour Mlle B… et qui l’est, en Amérique, par son courage et sa capacité ».

La Rouerie plaisait aux indigènes par la simplicité avec laquelle il avait su se plier aux mœurs républicaines ; aux Français par sa pétulance teintée d’une nuance de mélancolie ; à tous par son courage héroïque et son indomptable ténacité. La légion qu’il commandait fut détruite en Caroline à la bataille de Cambden ; dès la campagne finie, il passe en France, y achète tout ce qui est nécessaire pour armer et équiper de nouveaux partisans ; de retour en Amérique, il en fait l’avance au Congrès et réorganise sa troupe. Au siège d’York, il monte, l’un des premiers, à l’assaut des ouvrages de l’ennemi, et Washington, en récompense de sa valeur, l’autorise à choisir, parmi les plus braves de l’armée, cinquante hommes pour renforcer sa légion ; partout il se dépense, il se bat, il s’expose, recherchant les postes périlleux, se plaisant aux coups d’audace et, quand la guerre est terminée, il séjourne encore en Amérique pour faire valoir auprès du Congrès les services de ses compagnons d’armes déjà rentrés en France. Il était parti le premier, il revient le dernier, trop tard pour bénéficier de ses services ; les promotions sont faites, les gratifications payées, il ne peut rien obtenir et, vite las de solliciter, s’en va bouder à son château de la Rouerie.

Il ne rapportait d’Amérique, outre la croix de Cincinnatus, que cinquante mille francs de dettes ; un ami rencontré au cours de la campagne, qu’on nommait le major Chafner ; et des opinions égalitaires un peu trop expansives peut-être, qu’il eût mieux fait de dissimuler. C’était, en effet, en 1783, un piètre moyen d’obtenir un commandement que de terminer sa requête ainsi qu’il le faisait : « Dans un pays où la naissance donne des droits privilégiés, j’aurais pu, sans vanité et certainement sans attacher une idée bien sérieuse à ce genre de mérite, me mettre sur les rangs avec ceux qui placent leur espoir sur cette base, mais j : ai servi et c’est à ce titre que je désire obtenir de servir, toute ma vie. » Il resta donc avec son titre purement illusoire de brigadier général au service des Provinces-Unies, le regret de voir son avenir perdu et sa situation pécuniaire embarrassée, et l’obligation de rester oisif dans sa vieille maison de Fougères ou dans son château isolé de Saint-Ouen de la Rouerie. Ce furent autant de circonstances qui le firent songer au mariage.

Il y avait alors, au bourg de Saint-Brice-en-Cogles, distant d’une lieue et demie du château de la Rouerie, une « des plus belles et des plus riches héritières du pays ». Son père, le marquis de Saint-Brice, était mort ; sa mère se nommait Hyacinthe le Prestre de Chêteaugiron ; elle-même portait les titres de très haute et très puissante demoiselle Louise-Caroline Guérin, dame marquise de Saint-Brice de Champinel, baronne des baronnies de Sens et de la Chatière, châtelaine des châtellenies de Saint-Etienne, la Fontaine-la-Chaise, Parigné, le Sollier, le Rocher-Portail et autres lieux. Cette belle héritière joignait à toutes ses qualités celle d’être protégée par la reine, qui projetait de la marier au fameux chevalier de Parny. Mais le marquis de la Rouerie se présenta ; après d’assez longues hésitations de la part de Mme de Saint-Brice, — hésitations motivées par le souvenir de la jeunesse désordonnée du soupirant, — il fut agréé ; et le mariage eut lieu au château de Saint-Brice le 22 décembre 1785 : le marquis était assisté de sa mère, de son fidèle Chafner, et d’une de ses cousines, Mlle Thérèse de Moëlien de Trojoliff, qu’il affectionnait.

L’union ne fut pas heureuse ; après trois mois de mariage, la marquise de la Rouerie, dont la santé était délicate, fut prise d’une maladie de langueur. On appela pour la soigner un jeune docteur du bourg de Bazouges-la-Pérouse, nommé Chévetel, fils d’un médecin honorablement connu dans la contrée, et dont la réputation était grande. Chévetel avait vingt-sept ans ; il était de figure avenante et se recommandait « autant par l’élégance, de ses manières que par la distinction de son esprit ». Dès l’abord, il plut au marquis de la Rouerie qui, dans l’isolement où il vivait, entre son major américain et sa femme malade, se félicitait de cette relation nouvelle. Il était, d’ailleurs, de nature aimante et se livrait vite ; en peu de jours, Chévetel l’eut conquis : le médecin s’installa au château, y devint le conseiller indispensable, si bien qu’ayant ordonné à la malade les eaux de Cauterets, on n’eut pas de peine à le décider à abandonner sa clientèle poursuivre la marquise aux Pyrénées. On partit dès que la saison permit d’entreprendre un si long voyage ; Mme de la Rouerie ne le supporta qu’au prix des plus grandes fatigues ; à l’arrivée à Cauterets, son état avait empiré : elle languit pendant quelques semaines et s’éteignit le 28 juillet 1786, après sept mois de mariage, se croyant sans doute victime de quelque accident mystérieux, car, au moment de rendre le dernier soupir, elle supplia qu’on fît, après sa mort, l’autopsie de son cadavre. Chévetel ne crut pas devoir déférer au désir de la morte, qui fut inhumée dans le cimetière de Cauterets.

Ce chagrin venait cruellement s’ajouter aux déceptions dont avait déjà souffert le marquis de la Rouerie : il revint se confiner en Bretagne, désœuvré, sans espoir de reprendre goût à la vie, sans confiance dans l’avenir ; il passait des semaines entières à la chasse sur les bords du Couësnon et de l’Oysance ; il cherchait à reprendre, dans les landes de sa province, l’existence aventureuse et libre qu’il avait connue aux rives de l’Hudson. On raconte qu’avec son beau-frère, M. de Chasseloir, il venait en chassant, au mépris des lois et à la barbe de la maréchaussée, depuis Fougères jusqu’aux portes de Paris : son caractère frondeur se plaisait à ces extravagances. Ou bien il s’enfermait durant des mois dans son château, ne recevant que Chévetel, avec lequel il sympathisait chaque jour davantage, et le major Chafner qui vivait sous son toit, bien décidé à y finir ses jours et à ne jamais revoir l’Amérique.

Mais Armand de la Rouerie était doué de cette impressionnabilité qui permet tour à tour l’abattement et l’exaltation : il suffisait d’une circonstance fortuite pour le rejeter, de la tristesse où il s’enlizait, à l’exubérance qui lui était naturelle. Cette circonstance se présenta : la lutte de la Cour et des Parlemens avait eu pour effet d’émouvoir le peuple de toutes les provinces. D’ailleurs, en 1788, l’agitation était partout : l’Assemblée des Notables, l’impôt territorial, le commerce des grains, la tenue prochaine des États généraux et l’affaire du Collier, la Cour plénière et le Mariage de Figaro, les grands bailliages et Cagliostro, mille autres incidens graves ou futiles étaient l’objet des controverses dans toutes les familles. À peine les édits du 8 mai furent-ils arrivés à Rennes que toute la Bretagne prit fait et cause pour le Parlement. Le jour où l’intendant Bertrand de Molleville se présenta au palais pour y faire enregistrer les ordres du roi, la foule le poursuivit de clameurs méprisantes : elle arrachait la baïonnette aux soldats de l’escorte, et un combat s’ensuivit entre le peuple et la troupe.

Les jeunes gens de la ville s’armèrent : on assurait que les Anglais faisaient passer aux mécontens des munitions et des fusils. Les nobles rédigèrent, sous forme de protestation, une sévère remontrance qui n’était, en réalité, qu’un acte d’accusation véritable contre Brienne et Lamoignon. Ils déclaraient réclamer formellement l’exécution du contrat de mariage de Louis XII et de la duchesse Anne, relativement aux libertés et aux coutumes particulières de la province, reprochant au roi de violer le contrat d’union, "grief gros de menaces et qui faisait dire à Versailles : La Bretagne effraie.

Le chevalier de Guer, le marquis de Trémargat, jambe de bois, le comte de Bedée, oncle de Chateaubriand, — qu’on appelait Bedée l’artichaut, à cause de son gros ventre, pour le distinguer d’un autre Bedée, long et effilé, qu’on nommait Bedée l’asperge, — faisaient cependant, par leur intransigeance, nombre d’ennemis à l’ordre privilégié : on parlait un jour d’établir une école militaire où seraient élevés les fils de la noblesse pauvre ; un membre du Tiers s’écria :

— Et nos fils, qu’auront-ils ?

— L’hôpital ! repartit Trémargat ; — mot qui, tombé dans la foule, germa promptement.

On pense bien que le marquis de la Rouerie s’était enflammé aux premières nouvelles de ces conflits. Il était accouru à Rennes et se montrait parmi les plus exaltés, et nous croyons ne pas nous tromper en datant de cette époque un duel qu’il eut avec son cousin Guitton de la Villeberge, lieutenant de vaisseau. Toujours est-il que, lorsqu’il fut question de porter à Versailles la remontrance des nobles bretons, il fut l’un des douze gentilshommes choisis pour cette délicate mission : les autres étaient MM. de la Fruglaye, de Guer, de Nétumières, de Bec de Lièvre, de Montluc, de Trémargat, de Carné, de la Féronière, de Cicé, de Châtillon et de Bedée l’artichaut.

Ils arrivèrent à Paris le 5 juillet 1788, et le public se montrait curieux de la façon dont le roi recevrait cette indiscrète ambassade : on assurait que dix autres députés les avaient suivis « pour leur succéder si le ministre Brienne attentait à la liberté des premiers ». Les États de Bretagne s’étaient engagés, de leur côté, à employer tous les moyens pour la défense de leurs représentans, et à armer même la province si leurs personnes étaient menacées. Les douze députés se présentèrent à Versailles et ne furent pas admis : ils se retirèrent en notifiant que « s’ils n’obtenaient pas audience du roi avant un jour qu’ils fixaient, ils retourneraient rendre compte de ce refus à leurs commettans ». Sur cette menace ils rentrèrent à Paris, attendant le bon plaisir de Sa Majesté. Le 14 juillet, — date fatidique, — ils offrirent un grand souper à tous leurs compatriotes habitant la capitale : la fête fut animée, comme bien on pense, et les têtes s’échauffèrent ; la réunion se termina vers minuit, et MM. les députés bretons rentrèrent chez eux pour y trouver chacun un exempt de la police, porteur d’une lettre de cachet, les invitant, au nom du roi, à venir achever la nuit au château de Bastille. Ils y entrèrent à trois heures du matin, individuellement conduits par un officier major de la garde de Paris et un inspecteur de police.

Nous possédons sur le séjour du marquis de la Rouerie dans la fameuse prison d’État des documens assez curieux concernant le régime imposé aux détenus. Dès le premier jour, le baron de Breteuil mande au major de la Bastille que « l’intention du roi est que MM. de Montluc, de la Rouerie, de Châtillon, etc., soient servis chacun par un de leurs domestiques ». Trois jours plus tard c’est l’autorisation de laisser entrer à la forteresse deux cent quarante bouteilles de vin de Bordeaux que les États de Bretagne envoient à MM. les gentilshommes prisonniers. Leur correspondance leur est remise fort régulièrement, et on autorise le gouverneur à « leur donner plumes, encre, papier, couteaux, ciseaux, montres, promenades : en un mot, à faire pour eux tout ce qui est possible. » L’un des détenus, M. de la Fruglaye, obtient l’autorisation de recevoir son fils « auquel il est permis de dîner avec son père, et de venir, s’il le juge bon, s’enfermer avec lui. » Le 21 août, on loue un billard qu’on place dans la chambre du major « pour l’amusement de MM. les gentilshommes bretons ». Si, comme on l’a dit, la Bastille était le résumé des rigueurs de l’ancien régime, on reconnaîtra qu’elles étaient acceptables : la Révolution qui détruisit l’antique geôle se hâta d’en élever vingt autres beaucoup plus rudes et dont les gardiens se préoccupaient peu de « l’amusement des détenus. »

Armand de la Rouerie n’eut pas longtemps à gémir dans cette peu farouche prison. Le 25 août, Brienne remettait au roi son portefeuille ; les parlementaires triomphaient. On dit que le soir de ce même jour, à l’heure où la nouvelle de la retraite du ministre circulait dans Paris, mettant le peuple en liesse, on vit, sur les tours de la Bastille, une lueur s’élever, aussitôt saluée par les cris de joie et les clameurs d’enthousiasme : c’était la Rouerie et ses compagnons de captivité qui illuminaient la vieille forteresse. Ces nobles, on peut le dire, aimaient à jouer avec le feu : ils saluaient l’éveil d’une révolution qui devait être, pour eux tous, une suite ininterrompue de catastrophes, de deuils, et de ruines.

Le retour du marquis en Bretagne ressembla à un triomphe : la ville de Fougères s’illumina pour le recevoir. Malheureusement l’allégresse publique fut cause d’un accident regrettable qui termina brusquement la fête : une fusée incendia un groupe de quatre maisons formant l’angle de la Grand’Rue et de la rue de l’Horloge. Ce malheureux événement, que bien des gens accueillirent comme un sinistre présage, ne nuisit en rien cependant à la popularité toujours croissante du châtelain de la Rouerie. Sa conduite pendant la lutte des Parlemens et du pouvoir, le souvenir de ses hauts faits d’Amérique, celui même de sa retraite à la Trappe, de ses duels, de ses amours devenus légendaires, contribuaient à mettre en évidence sa personnalité plus sympathique, il faut le dire, aux paysans et au petit peuple qu’à ses pairs de la noblesse. Ses opinions, semblables en cela à celles de bien d’autres gentilshommes, ne paraissent pas, avoir été d’une logique parfaite : il était à la fois royaliste et révolutionnaire ; il tenait pour l’ancien régime en réclamant la vieille constitution bretonne, et contre la cour en désapprouvant les tendances hostiles à l’esprit philosophique des parlemens. Nous croyons qu’il était, surtout, dévoré d’un besoin d’activité et qu’il recherchait toutes les occasions de luttes et de conflits.

Tel était si bien son état d’esprit que, de retour à son château, il entreprit, pour s’occuper, de transformer l’antique manoir de ses ancêtres en une demeure plus élégante : il commença par « tout culbuter », la ferme, l’étable, le château lui-même, lit des levées de terre, planta des avenues aboutissant à de vastes carrefours, bâtit de somptueuses écuries, peintes à fresques et garnies de râteliers en chêne sculpté : de l’ancien manoir il ne conserva que la chapelle, isolée à l’entrée de la cour et, sur de nouveaux plans, lit élever la vaste habitation, de style un peu froid, qui subsiste encore aujourd’hui : c’est une construction régulière, composée d’un rez-de-chaussée et d’un étage et que surmontent, sculptées dans un fronton triangulaire, les armes des Tuffin de la Rouerie. Dans le parc, enclos de murs, le marquis avait planté quatre tulipiers, rapportés d’Amérique et que le temps a respectés : une double rangée de tilleuls, encadrant un rond-point en terrasse, termina, du côté du nord, la propriété ; un saut de loup permettait à la vue d’errer sur les grands espaces s’étendant jusqu’à la baie lointaine du mont Saint-Michel.

Il ne semble pas que la Rouerie apportât à ces transformations grande persévérance. Il les avait entreprises avec ardeur, mais il se lassa vile, sans doute, car, à l’époque de la Révolution, rien encore n’était achevé ; même une ancienne construction, reste du manoir primitif, demeurait debout, accolée aux nouvelles façades du château. Son temps se partageait, d’ailleurs, entre ces travaux, dont il laissa bientôt la surveillance à son intendant Deshays ou à l’ami Chafner, et de fréquens voyages à Paris, où Chévetel s’était établi, ayant obtenu, par le crédit de son ami, une place de médecin des bâtimens dans la maison de Monsieur, comte de Provence. C’est également à cette époque, sans doute, qu’il faut placer une nouvelle passion du marquis, dont l’objet fut Mlle Fleury, de la Comédie-Française, alors âgée de vingt-deux ans et qui s’appelait, de son véritable nom, Marie-Florence Noues. Elle avait reçu des leçons de Mlle Clairon et passait pour conserver « les traces précieuses de l’ancienne tradition ». Elle était, au reste, plus coquette que jolie, affectait dans son jeu « une sensibilité dégénérant parfois en un accent doucereux et pleureur », et n’était pas avare de ses faveurs.

La politique vint interrompre les amours du marquis et de la tragédienne. La convocation des États généraux était décidée, et les assemblées provinciales s’occupaient à examiner les candidatures : la Rouerie, prévoyant qu’il y aurait là un rôle à jouer pour un homme batailleur et entreprenant, se hâta de regagner la Bretagne. La noblesse de la province continuait à bouder : estimant que la convocation n’avait pas été faite selon les lois fondamentales de la constitution bretonne, elle s’était mis en tête de s’abstenir et était à peu près résolue à ne pas se faire représenter aux États généraux. C’était un nouveau déboire pour le marquis de la Rouerie : sans doute estimait-il que son nom, son passé, sa détention récente le désignaient aux suffrages de ses concitoyens et il voyait avec dépit échapper cette nouvelle occasion de se mettre en valeur. Aux réunions préparatoires de son ordre, il combattit avec emportement pour qu’on procédât à l’élection ; il prit à partie chacun des opposans, s’efforçant de leur démontrer que l’abstention était une faute ; que c’était abandonner au Tiers une influence dont il n’était que trop ambitieux ; que cette désertion isolée ne produirait qu’une impression mesquine, amortie d’ailleurs par la grandeur des événemens, ce en quoi, sans doute, il raisonnait juste. Comme ceux qu’il prêchait étaient tout aussi Bretons que lui, et ne lui cédaient point en ténacité, on dédaigna ses conseils et « il lui fallut retourner à la Rouerie planter ses choux. »

Mais les plantations ne l’amusaient plus. Dans son château inachevé, il s’enferma, rongeant son frein, réduit à assister, de loin, en spectateur, aux débuts de la Révolution, n’ayant pour confident de sa rage patriotique et de ses désappointemens électoraux que le fidèle Chafner « qu’il idolâtrait et qu’il ne quittait jamais », — car il était l’homme des sentimens excessifs. Ce Chafner ne passait pas, cependant, pour un compagnon bien divertissant : « d’une famille obscure et pauvre, racontait plus tard Mme de Langan qui l’avait souvent rencontré, il était, à la vérité, bel homme : j’entendais dire qu’il avait beaucoup d’esprit, mais il fallait le deviner, car il parlait très mal le français et j’ai toujours pensé que, pour conserver sa réputation d’homme aimable, il faisait bien de ne pas l’apprendre, car on interprétait toujours à son avantage ce qu’on n’entendait pas, et c’était là ce qui lui valait tant de succès. »

Le marquis vivait, au reste, en mésintelligence avec sa mère, qui, n’ayant pu supporter les écarts de son caractère fantasque, s’était réfugiée à Fougères ; il avait, en revanche, recueilli dans son château sa cousine Thérèse de Moëlien, fille d’un conseiller au parlement de Bretagne. Thérèse, privée de fortune, avait renoncé au mariage. On prétendait qu’elle était la maîtresse de la Rouerie, et, pour la laver de cette accusation, les chroniqueurs ont assuré que Mlle de Moëlien était sans beauté. C’est une erreur : les témoins oculaires s’accordent, au contraire, à vanter les charmes de son visage et l’élégance de sa démarche. — « Je vis, dit Chateaubriand, cette comtesse de Trojoliff qui, cousine et intime amie du marquis de la Rouerie, fut mêlée à sa conspiration. Je n’avais encore vu la beauté qu’au milieu de ma famille : je restai confondu en l’apercevant sur le visage d’une femme étrangère. » Il ne faut donc pas la montrer laide dans l’intérêt de sa vertu, qui n’y gagnerait rien. Qu’elle ait eu, ou non, le marquis pour amant, la chose importe si peu à notre récit que nous ne nous y arrêterons pas : il suffit de dire que Thérèse mit contre elle toutes les apparences, passant la plus grande partie de l’année au château de la Rouerie, que n’habitait aucune autre femme, sortant à cheval en compagnie de son cousin, l’accompagnant dans ses voyages et lui étant en tout absolument dévouée. De fait, dès qu’il fut lié avec elle, la Rouerie se rangea : il ne quitta plus ses terres, suivant, du fond de sa solitude, la marche de la Révolution. Il pestait contre l’oisiveté où il végétait, se lamentant de n’avoir point de part aux événemens, estimant que la fortune l’avait dupé. Il avait tâté de tout, bravé les préjugés, passé les mers, combattu pour la liberté ; par amour des aventures, il avait goûté des filles de théâtre, du couvent, de la guerre, de la politique, des prisons d’Etat ; il s’était marié pour essayer de la vie régulière… toutes ses tentatives avaient avorté, et, alors que chacun, en France, s’enflammait pour ou contre les idées nouvelles et se préparait aux luttes futures, lui seul, que l’inaction consumait, était réduit, par l’injustice du sort, à demeurer inoccupé et à rester témoin oisif et jaloux de l’activité des autres. Chateaubriand, qui le vit à cette époque, a tracé de lui ce portrait : « Je rencontrai à Fougères le marquis de la Rouerie… qui s’était distingué dans la guerre de l’Indépendance américaine. Rival de la Fayette et de Lauzun, devancier de La Rochejaquelein, le marquis de la Rouerie avait plus d’esprit qu’eux : il s’était plus souvent battu que le premier ; il avait enlevé des actrices à l’Opéra comme le second ; il serait devenu le compagnon d’armes du troisième. Il fourrageait les bois, en Bretagne, avec un major américain et accompagné d’un singe assis sur la croupe de son cheval. Les écoliers de droit de Rennes l’aimaient à cause de sa hardiesse d’action et de sa liberté d’idées ; il était élégant de taille et de manières, brave de mine, charmant de visage et ressemblait aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue. »


II. — LA CONJURATION BRETONNE

Au vieux manoir de la Mancellière, à deux lieues environ de Dol, habitait en 1789 un personnage étrange dont le renom de bizarrerie était grand dans toute la contrée. C’était le comte Louis-René de Ranconnet de Noyan, gentilhomme de vieille race et de caractère hautain ; il était riche, dépensait noblement sa fortune, secourant les pauvres de ses terres, assistant au besoin ses vassaux et entretenant à grands frais des serres et des jardins qui étaient renommés en France et à l’étranger. Le comte de Noyan touchait à la soixantaine ; il avait les cheveux parfaitement blancs, le regard vif et dur, la physionomie prononcée. Il avait servi dans les pages ; blessé d’une balle à la bataille de Lawfeld, il quitta le service et se retira dans ses terres. Très entiché de ses droits, il s’était appliqué à faire revivre certains usages féodaux, tombés en désuétude, mais dont il se montrait jaloux : les nouveaux mariés, par exemple, devaient apporter au château, le dimanche des Rameaux, à l’issue de la grand’messe, un petit fagot de bois qu’ils déposaient au milieu de la cour, et sauter par-dessus à trois reprises, en présence du comte, à charge par celui-ci de leur servir un plantureux dîner.

Le seigneur de la Mancellière était, du reste, adoré de ses paysans : il était à la fois brusque, bienveillant, inabordable et plein de charité. Sa maison était un hôpital ; les paysans blessés ou infirmes y venaient pour faire panser leurs plaies ou demander des consultations sur l’état de leur santé ; la pharmacie du comte de Noyan était connue de tout le pays : l’une de ses filles s’astreignait à panser les plaies, à poser les cataplasmes, assistée par une vieille femme qui avait été, avant la mort de la comtesse de Noyan, l’intendante de ses bonnes œuvres et, qu’à plusieurs lieues à la ronde, on connaissait sous le nom de Bonbon.

Longtemps avant la Révolution, le comte de Noyan avait, pendant quelques années, séjourné à Paris : atteint d’un asthme obstiné, auquel les médecins n’avaient apporté aucun soulagement, il s’était confié à Mesmer, qui l’avait initié aux secrets du magnétisme ; la cure réussit, et le comte devint l’un des plus fervens adeptes de la science nouvelle. A son retour en Bretagne, il tint baquet à la Mancellière : il recherchait avec soin, pour les attacher à sa personne, les individus doués des qualités requises et il se faisait magnétiser tous les matins. Il s’occupait aussi de métaphysique et avait fait construire, au bout de son jardin, un pavillon pour y loger un jeune savant qu’il employait à traduire Plotin, Porphyre et autres philosophes néo-platoniciens. Outre ce métaphysicien à gages, le personnel de la Mancellière se composait de Clavet, le médium ordinaire, et d’un intendant nommé Leroy, qui avait épousé une ancienne femme de chambre de Mme de Noyan.

Monsieur Leroy exerçait sur son maître une véritable fascination dont il était impossible d’expliquer la cause : c’était un homme prétentieux et de manières communes ; il ne comprenait pas la moitié des mots qu’il employait et il brouillait de la façon la plus étrange les notions historiques dont il aimait à faire parade ; il était, en outre, irritable et processif, et il aurait aliéné à M. de Noyan tous ses voisins si quelqu’un eût pensé à le prendre au sérieux. Mme Leroy était très vulgaire de tournure et de visage : elle avait un petit garçon que le comte soignait avec une affection paternelle. Le mari et la femme mangeaient à la table du maître, faisaient les honneurs de la maison, et y étaient tout-puissans. L’habitude de vivre avec des subalternes avait peu à peu rendu intolérable le caractère de M. de Noyan : il ne supportait plus la moindre contradiction et toute résistance à sa volonté lui paraissait une offense. Ses deux filles, mariées, l’une au comte de Kersalaün, l’autre au comte de Sainte-Aulaire, venaient rarement chez leur père qui, avec une sensibilité très vive, une loyauté chevaleresque, manquait souvent d’équité et devenait chaque jour plus irascible.

Cette esquisse du châtelain de la Mancellière suffit à faire comprendre la sorte de prestige que le vieux gentilhomme exerçait sur le marquis de la Rouerie. Leurs deux natures avaient de grands points de ressemblance ; même dédain des préjugés, même singularité de conduite, mêmes utopies. Le parallèle pourrait être poussé plus loin encore : comme la Rouerie, le comte de Noyan avait manifesté, plusieurs années avant la Révolution, une haine profonde pour le despotisme, et il semblait devoir embrasser avec ardeur la cause et les espérances des novateurs. Il n’en fit rien, cependant, étant passionnément monarchiste et, en cela encore, la Rouerie partageait ses sentimens. Ni l’un ni l’autre ne pensèrent à quitter la Bretagne : l’émigration répugnait à leurs principes ; mais la noblesse bretonne ayant, ainsi qu’on l’a vu, refusé d’envoyer des représentans aux États généraux, les membres de cet ordre se trouvaient naturellement disposés à former, dans la province même, une association politique et à observer en commun la marche d’un gouvernement en dehors duquel ils s’étaient placés. Aussi, dès les premiers jours de 1790, le château de la Mancellière était-il devenu un lieu de rendez-vous pour certains mécontens de la région : on y déblatérait contre les avocats de l’Assemblée nationale ; on déplorait la faiblesse du Roi, l’inertie des émigrés, l’aveuglement du peuple ; il se formait là un club royaliste où tous les moyens de réaction étaient discutés, où mille projets étaient ébauchés, sans que personne émît une idée pratique et se risquât à attacher le grelot qu’on se contentait d’agiter.

Depuis longtemps le marquis de la Rouerie venait familièrement à la Mancellière. Avant son départ pour l’Amérique, il avait sollicité la main de la fille aînée du comte de Noyan ; celui-ci, qui, en aucune circonstance ne prenait avis de personne, avait nettement repoussé la proposition et marié sa fille au comte de Kersalaün. Ce refus, cependant, n’avait pas nui aux relations établies entre les deux gentilshommes, relations que les événemens politiques et la conformité d’opinions avaient encore resserrées. Tous deux, examinant la situation faite à la noblesse bretonne par son abstention volontaire, formèrent le plan d’une association réunissant dans une commune entente tous ceux qui regrettaient leur inaction ou qu’effrayaient les orageux débuts de la Révolution. Ils en arrêtèrent les bases, combinèrent les moyens d’exécution, supputèrent les ressources possibles, recueillirent quelques adhésions, et s’accordèrent à reconnaître que l’heure était propice à un soulèvement royaliste.

Le comte de Noyan consentait à apporter au projet l’appui de son nom et de sa situation ; mais à la condition que ses chères habitudes n’en seraient en rien modifiées : il fallait un chef jeune, entreprenant, actif, populaire, et ce rôle revenait de droit au marquis de la Rouerie qui réunissait en lui toutes ces qualités. Le souvenir de ses désordres, sa réputation de tête folle, ses manières même parfois excentriques et toujours insouciantes des préjugés, pouvaient, il est vrai, nuire quelque peu à son autorité. Il importait aussi, afin de parer à tout prétexte d’insubordination, qu’il fût agréé et reconnu en sa nouvelle qualité, sinon par le roi, alors prisonnier du parti constitutionnel, du moins par le Comte d’Artois qui, émigré depuis 1789, représentait aux yeux des purs monarchistes le droit royal dans toute son intégrité. Il fut donc convenu que la Rouerie gagnerait au plus tôt Coblentz, pour soumettre au frère de Louis XVI le plan d’organisation et obtenir son assentiment. Transporté de joie à l’idée du rôle qui lui est réservé, le marquis fait aussitôt ses préparatifs, emprunte quelque argent pour subvenir aux frais de son voyage, et se met en route. Pour n’être pas soupçonné d’émigration, il prend prétexte d’intérêts qui l’appellent à Londres, se fait régulièrement délivrer un passeport et s’embarque à Saint-Malo. Sa belle cousine Thérèse de Moëlien l’accompagnait ; il emmenait en outre un domestique fidèle, nommé Saint-Pierre, Guillon, son perruquier, et Bossart, son valet de chambre. Les voyageurs ne firent que toucher l’Angleterre, et, par Ostende, gagnèrent l’Allemagne ; vers le 20 mai, ils arrivaient aux bords du Rhin.

A son entrée dans ce provisoire domaine de l’insouciante émigration, le marquis de la Rouerie s’attendait à jouer, dès l’abord, un rôle en vue : il apportait une idée. Mais ce n’était point chose rare à Coblentz depuis que s’y groupaient les émigrés ; les faiseurs de projets y foisonnaient et chacun avait un plan. D’ailleurs la confiance était grande et on se lamentait seulement de la trop grande facilité qu’on aurait à vaincre la Révolution ; on eût souhaité plus de résistance. Comme il était pourtant de bonne politique de ne décourager personne, la Rouerie fut bien accueilli. Il y avait là cent soixante gentilshommes bretons qui l’acclamèrent. Mais le Comte d’Artois n’était pas à Coblentz et le marquis dut l’aller chercher jusqu’à Ulm, où il parvint dans les premiers jours de juin. Le prince connaissait quelque peu l’ancien officier aux Gardes et s’était montré jadis plein d’indulgence pour les désordres de sa conduite ; il le reçut, écouta son projet, l’approuva fort et conclut par ces mots qui terminaient tous ses entretiens :

— « Voyez Calonne. »

La Rouerie espérait plus : il fit valoir que, abandonné à lui-même dans les régions de l’Ouest, complètement isolé de l’armée des émigrés et sans moyens rapides de communiquer avec elle, il ne pouvait avoir d’action sur les royalistes de sa province que s’il était investi d’une autorité indiscutable, ou, tout au moins, pourvu de l’autorisation d’agir au mieux des circonstances. Le Comte d’Artois consentait à déléguer tous les pouvoirs qu’on lui demandait, à condition que la chose ne coûterait rien : il était sans argent et ne pouvait seconder pécuniairement l’insurrection bretonne. La Rouerie trouva un moyen terme et obtint une cédule conçue en termes assez vagues : le prince promettait, au nom du roi, son frère, des récompenses à tous ceux qui se montreraient zélés pour la bonne cause, tout en manifestant l’espoir qu’ils trouveraient eux-mêmes les fonds nécessaires à l’entreprise ; il voulait bien s’engager avec eux pour tous les emprunts nécessaires ; mais sous réserve que les fonds recueillis seraient confiés à un trésorier comptable. Le Comte d’Artois ne connaissait la Rouerie que par ses dissipations, et il jugeait sagement en lui préférant un caissier moins prodigue.

Muni de ce pouvoir, le marquis revint à Coblentz et conféra avec Calonne, le grand maître de l’émigration. Aucun homme ne semblait moins désigné, pour la direction d’affaires si compliquées et si graves, que cet ancien ministre de Louis XVI. Calonne entreprenait tout et ne terminait rien : il tentait à la fois mille opérations contradictoires, ébauchait sans cesse de nouveaux projets, multipliait à l’infini ses moyens d’action. Superficiel et léger, vivant nonchalamment entre Mme de Poulpry et Mme de Lage, il ne donnait à aucun travail le temps nécessaire, se faisait adresser des rapports et n’y répondait pas ; recevait des lettres qu’il ne prenait pas la peine de lire ; croyait toujours le succès prochain et assuré. Son exemple est instructif et montre qu’en politique le dévouement ne suffit pas : nul ne fit de plus grands sacrifices à la cause royale ; il se ruina pour elle ; avant l’entrée en campagne des émigrés, il s’était déjà engagé, afin de subvenir aux plus pressans besoins de l’armée des princes, de 150 000 livres au-delà de sa fortune ; on ne peut lui refuser ni l’intelligence ni la facilité. Telle fut pourtant son incurie qu’il porte, en grande partie, la responsabilité de l’effroyable débâcle dont nous aurons à raconter les principaux incidens.

Il ne semble pas, du reste, qu’il prît très au sérieux les projets du marquis de la Rouerie : il se contenta de donner, comme toujours, son approbation, et d’engager le marquis à faire choix d’un homme sûr qui pourrait servir de courrier entre Coblentz et la Bretagne, afin d’assurer la concomitance des opérations.

L’homme sur était trouvé. La Rouerie avait, en effet, rencontré, flânant dans les rues de Coblentz, un de ses anciens compagnons d’armes d’Amérique, Georges de Fontevieux. Neveu de la princesse douairière de Deux-Ponts, Fonlevieux s’était enrôlé à treize ans comme volontaire dans la légion de Condé : il avait servi, en la même qualité, au régiment de Limousin, et était passé en Amérique au mois de janvier 1778. Le colonel Armand l’avait incorporé dans sa légion et nommé lieutenant l’année suivante. A la paix, Fontevieux avait obtenu une commission de lieutenant en second au bataillon des chasseurs de Gévaudan, qu’il avait abandonné pour émigrer au commencement de 1791. Il parlait l’allemand, le français et l’anglais avec une égale facilité, et avait donné, lors du siège d’York, en Virginie, des preuves de bravoure que la Rouerie n’avait pas oubliées. Il lui confia donc ses projets et lui proposa de servir de courrier à la conjuration. Fontevieux accepta avec enthousiasme, promit de ne pas quitter Coblentz en attendant des ordres et, tout étant ainsi disposé, la Rouerie reprit, avec sa cousine, son fidèle Saint-Pierre et ses domestiques, le chemin de la Bretagne. Le voyage, cette fois, s’effectua par terre. Le marquis et Saint-Pierre s’étaient déguisés en marchands ; Thérèse de Moëlien, vêtue d’un costume d’amazone, portait, cousu dans sa ceinture, le pouvoir signé du Comte d’Artois. Ils traversèrent à cheval les provinces rhénanes et la Lorraine ; apprirent en route la fuite et l’arrestation du roi à Varennes ; et ils arrivèrent à Paris le jour même où la famille royale rentrait prisonnière aux Tuileries.

Armand de la Rouerie séjourna à Paris pendant quelques jours et ne manqua pas d’aller voir son ami Chévetel.

Depuis que le jeune médecin de Bazouges avait quitté la Bretagne, il s’était considérablement parisianisé. Nommé, comme nous l’avons dit, grâce au crédit du marquis, médecin consultant des bâtimens de Monsieur, frère du Roi, il s’était lié, en cette qualité, avec un certain docteur Marat, qui fit, depuis, quelque bruit dans le monde et qui était, à la même époque, médecin consultant des gardes du corps de Mgr le Comte d’Artois. Chévetel habitait, rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés, une maison toute voisine de l’ancien Théâtre-Français, et connue sous le nom d’Hôtel de la Fautrière. Il avait pour voisin d’en face un avocat au conseil du Roi, très populaire dans le quartier et qui s’appelait Danton ; un peu plus avant vers la nouvelle Comédie, était un jeune journaliste nommé Camille Desmoulins ; un comédien-poète, Fabre d’Églantine, n’était pas loin de là ; le boucher Legendre avait son étal presque à l’angle du carrefour ; et, tout à côté, demeurait un imprimeur, ardent patriote, qui devait être plus tard le maréchal Brune.

Soit que la réunion de tant de têtes chaudes communiquât la fièvre à tout le quartier, soit que le souvenir du parterre turbulent qui, avant la construction du nouveau théâtre, tenait ses assises au café Procope, y entretînt une atmosphère de révolte, ce petit coin du district des Cordeliers devint en quelque sorte, dès les premiers jours de la Révolution, la forteresse des idées nouvelles. Chévetel avait pris là le germe de la contagion révolutionnaire : c’était un homme adroit, sentant le vent et que les convictions ne gênaient pas ; il suivit le mouvement.

Peut-être ignorait-il les relations qui avaient existé entre la Rouerie et Mlle Fleury, l’actrice du Théâtre-Français dont nous avons déjà cité le nom ; peut-être aussi ne lui répugnait-il pas de succéder à son ami dans les bonnes grâces de la comédienne. Toujours est-il qu’il s’était lié avec elle : ils vivaient ensemble à l’hôtel de la Fautrière. Or, quand, au commencement de 1790, le Châtelet ordonna des poursuites contre Marat, c’est à cet hôtel de la Fautrière que l’Ami du Peuple vint se réfugier ; et lorsque les magistrats se présentèrent pour se saisir de sa personne, le district des Cordeliers s’insurgea, protestant contre cette soi-disant violation de la liberté ; même il délégua, pour porter ses doléances à l’Assemblée nationale, quatre commissaires choisis parmi les patriotes qui lui inspiraient le plus de confiance. C’étaient Paré, Danton, un moine cordelier nommé Oudolle, et le docteur Chévetel. Celui-ci avait, en somme, joué dans cette aventure le principal rôle, puisque, profitant de l’hésitation des magistrats et de l’effervescence de la rue, il avait aidé sa maîtresse, Mlle Fleury, à faire échapper l’inculpé, cause de cette bagarre. Quand, vers le soir, les portes de l’hôtel de la Fautrière s’ouvrirent enfin devant les huissiers du Châtelet, ceux-ci ne trouvèrent chez Marat que la demoiselle Victoire Nogait, sa femme de confiance. Ils durent se contenter d’apposer les scellés dans l’appartement, aux mansardes du sixième étage abritant l’atelier de composition du Journal l’Ami du Peuple, et sur la porte de la cave où étaient installées les presses.

De semblables gages donnés au parti de la révolution, les relations que les circonstances firent naître entre Chévetel et les patriotes en vue, amenèrent insensiblement celui-ci à prendre rang parmi les adversaires de la royauté. Les événemens avaient, pendant les mois qui suivirent, accentué cette situation. Il voyait familièrement Danton, et lorsque la Rouerie revint de Coblentz, au mois de juin 1791, Chévetel comptait au nombre des démocrates avérés. Il n’eut garde de révéler à son ancien protecteur son accession aux idées nouvelles ; de son côté, le marquis n’avait aucune raison de soupçonner ce revirement.

Si le commencement de ce récit a bien fait comprendre le caractère d’Armand de la Rouerie, on l’a jugé enthousiaste, crédule et enclin à une confiance tenace, assez proche parente de la naïveté. Sa loyauté n’admettait pas le mensonge ; sa bravoure excluait la prudence. Il possédait en outre cette qualité des aventureux de ne voir que le côté agréable des choses et d’être réfractaire à la méfiance. Il ne songea pas un instant à dissimuler : se croyant sûr de l’amitié de Chévetel, il lui conta son voyage à Coblentz, sa visite au Comte d’Artois, ne fit aucun mystère de son séjour parmi les émigrés : s’il ne lui détailla point le résultat de ses démarches et de ses projets contre-révolutionnaires, c’est que l’autre ne témoigna pas le désir d’en connaître davantage. Ils se quittèrent, se promettant de correspondre régulièrement, et la Rouerie regagna la Bretagne.

Cette entrevue laissa Chévetel songeur.


De retour au château de la Rouerie, le marquis se mit immédiatement à l’œuvre. Son activité avait enfin trouvé un aliment. L’entreprise le séduisait d’autant plus qu’elle flattait sa vanité et satisfaisait son amour du commandement. Cette sorte de blanc-seing que lui avait donné le Comte d’Artois le faisait presque le roi des provinces de l’Ouest, trop éloignées du camp des Princes pour recevoir d’eux une impulsion directe.

C’est ici qu’il faudrait pénétrer les dessous de cette conspiration, la plus fameuse de toutes par ses résultats, la plus importante par le nombre des conjurés et la durée de la résistance, la plus célèbre aussi par le dévouement et l’héroïsme de ses affiliés. Mais comment, après tant d’années, découvrir les premiers fils de cette vaste trame ? Où chercher la genèse d’une œuvre si complexe et si mystérieuse ? Les plus obscurs y jouaient les premiers rôles ; les plus héroïques sont restés sans historiens ; et, c’est à peine si quelques indications permettent de reconstituer le squelette de ce corps gigantesque auquel l’ardente ténacité du marquis de la Rouerie a donné la vie.

En Bretagne, plus qu’ailleurs encore, la révolution avait fait nombre de mécontens : les apôtres du nouvel ordre de choses s’y montraient, comme partout, plus tyranniques qu’entraînans ; ces bienfaiteurs de l’humanité avaient la philanthropie tracassière ; ils se figuraient apporter au peuple le bonheur tout fait et voulaient le lui imposer, ce qui éveillait la méfiance. Pourtant les paysans seraient vite revenus à leur habituelle indifférence ; les hobereaux, qui étaient nombreux, se seraient résignés ; et les privilégiés, infime minorité, auraient, faute de partisans, accepté la situation, si la persécution religieuse n’était venue aviver une aversion jusque-là toute platonique. On a dit, très justement, que la Constitution civile du clergé avait été « une torche allumée sur un baril de poudre ». Ce fut la grande faute de la Révolution : les voltairiens et les jansénistes de la Constituante s’acharnèrent à la commettre, et Mirabeau qui les avait aidés dans cette œuvre néfaste ne se faisait pas d’illusion sur les résultats : — « L’assemblée est enferrée, écrivait-il ; si elle croit que la démission de vingt mille curés ne fera aucun effet dans le royaume, elle a d’étranges lunettes ! »

Dans les provinces de l’Ouest, l’exaspération fut d’autant plus vive que les sentimens religieux de la population étaient plus sincères. J’ai sous les yeux un chiffon de papier jauni, fripé, taché de sang, trouvé dans la veste d’un chouan, mort aux environs d’Antrain : cet infime document est d’une éloquence probante :


Acte de Foi

Je crois fermement que l’Église, — Quoi que la nation en dise, — Du Saint-Père relèvera — Tant que le monde durera ; — Que les Évêques que l’on nomme — N’étant pas reconnus à Rome, — Sont des intrus et apostats — Et les curés des scélérats — Qui devraient craindre davantage — Un Dieu que leur service outrage.

Acte d’Espérance.

Et j’espère, avant qu’il soit peu, — Les apostats verront beau jeu, — Que nous reverrons dans nos chaires, — Nos vrais curés, nos vrais vicaires, — Que les intrus disparaîtront, — Que les Évêques reviendront ; — Que la divine Providence, — Qui toujours règne sur la France, — En dépit de la nation, — Nous rendra la religion.

Acte de Charité.

J’aime tous les aristocrates ; — Je prie Dieu pour les démocrates, — Du moins pour leur conversion, — Et qu’il revienne à la raison. — Je le prie d’apaiser leur rage, — De délivrer de l’esclavage — Notre roi, la reine et son fils, — Qui sont en prison dans Paris ; — De ramener à l’Évangile — Une nation indocile ; — Mais prions bas : s’ils m’entendaits, — Les coquins me lanter neraits.


C’est la persécution religieuse qui fit, dans l’Ouest, tant d’ennemis à la cause révolutionnaire. La chose, pour les contemporains, était si peu douteuse qu’à peine arrivé en Bretagne, un agent du Comité de sûreté générale la constatait dès son premier rapport : « La raison du mécontentement est qu’on a voulu imposer les prêtres constitutionnels. »

Le marquis de la Rouerie résolut de grouper ces mécontens ; besogne délicate et d’autant plus ardue que les revendications de chaque paroisse étaient purement locales. Il l’entreprit cependant. Mais tout autre que lui aurait reculé devant la difficulté bien autrement grande d’armer ces paysans, de leur imposer, sans que les autorités en eussent soupçon, la discipline d’un corps de troupe, de les exercer aux manœuvres militaires, et surtout d’arriver à un tel degré de confiance chez les chefs, d’obéissance chez les soldats épars, qu’en vingt-quatre heures toute la province pût se trouver debout, enrégimentée et prête à combattre. Dans chaque ville d’évêché, — chef-lieu de département, — il créa tout d’abord un conseil composé de six commissaires et d’un secrétaire, choisis indistinctement parmi les nobles, les bourgeois ou le clergé. Ce conseil, recevant directement les instructions du chef de l’association, les transmettait à d’autres commissaires siégeant dans les villes d’arrondissement, lesquels, à leur tour, les communiquaient à des commissaires cantonaux. La mission de ces conseils, — de ces cadres, pour mieux dire, — était de propager l’esprit et les vues patriotiques de l’Association, de recruter des hommes et de recueillir l’argent nécessaire. Il leur était enjoint de se tenir en relation constante avec le chef de la conjuration : la plus grande égalité devait régner entre tous les affiliés, qu’ils fussent nobles ou vilains ; on leur recommandait de n’employer que « les moyens les plus doux », et de recruter des adhérens surtout dans les milices nationales et dans les troupes de ligne. Chacun était assuré d’obtenir dans l’association un grade proportionné au nombre d’hommes qu’il attirerait à la bonne cause. Enfin tous les renseignemens concernant les recrues et le personnel étaient centralisés entre les mains du chef.

Pour le choix de ses auxiliaires, la Rouerie n’avait que l’embarras du nombre. A peine eut-il divulgué ses projets qu’il vit se grouper autour de lui des compagnons dont l’ardeur, l’intrépidité, la résistance feraient croire à une race privilégiée. Ces jeunes gens — plusieurs même étaient des enfans — montrèrent le courage des preux, l’enthousiasme des croisés. Que serait devenue cette bouillante génération, obligée de vivre dans la banalité d’une époque sans gloire ? Sont-ce les événemens qui ont fait ces hommes, ou bien leur nature aventureuse fut-elle au contraire la cause déterminante de l’épopée dont ils furent les héros ? Question oiseuse, sans doute ; mais qui se pose forcément à l’esprit frappé d’une si parfaite adaptation des caractères aux circonstances. Au premier rang, il faut placer le cousin du marquis de la Rouerie, Gervais Tuffin, auquel fut donné le commandement des recrues d’Antrain, de Sougeal et de la vallée du Couësnon. Il faisait partie du conseil de la division de Fougères, présidé par Aimé du Bois-Guy et composé en outre de Hay de Bouteville, du chevalier de Saint-Gilles, Duval, Colin de la Contrie et de l’abbé de Frétigné. Tuffin devint un des trois aides de camp du marquis : les deux autres étaient Limoëlan le jeune, destiné à un renom plus tragique dans l’affaire de la machine infernale, et Aimé du Bois-Guy, dont l’existence suffirait à défrayer la verve de dix romanciers.

Bois-Guy n’avait pas seize ans quand la Rouerie lui confia la présidence de la division de Fougères. De ce jour, il se condamna à la vie errante de ses gars, couchant dans des souterrains, tombant, quand les munitions manquaient, à coups de bâton sur l’armée des bleus, — des crapauds, comme disaient les paysans, — narguant le danger, se jouant de la mort avec un bonheur insolent ; jovial, d’ailleurs, d’une gaîté et d’une bravoure communicatives, adoré de ses hommes et estimé de ses adversaires à ce point qu’au cours des dernières luttes, en 1800, Brune lui offrit, sans succès, au nom du premier consul, le grade de général de brigade dans les armées de la République.

Parmi les premiers adhérens à la conjuration, on doit encore citer le chevalier de Tinténiac, qu’une affaire galante avait obligé de quitter la marine où il servait en qualité de lieutenant : il remplissait l’office d’intermédiaire entre les Bretons, les Vendéens et les émigrés de Jersey et d’Angleterre ; s’embarquait, débarquait en dépit des surveillances, traversait les campemens ennemis sans prendre même la précaution élémentaire de revêtir un déguisement ou de se munir d’un faux passeport. Juif-errant de l’association, il courait de Cholet à Saint-Malo, d’Alençon à Nantes, parcourant à pied vingt lieues en une nuit, traversant la Loire à la nage, pris pour un bleu par les Chouans, risquant d’être fusillé comme espion à chaque embuscade. A ceux qui lui conseillaient quelque ménagement, il se disait heureux d’expier au prix de tant de fatigues les erreurs de sa jeunesse. Il fut enfin tué, le 18 juillet 1795, au château de Coëtlogon : il n’avait pas trente et un ans.

Les deux frères de Lahaye-Saint-Hilaire ne lui cédaient pas en abnégation et en audace. L’aîné, Louis-Joseph, ex-sous-lieutenant au régiment de Penthièvre, organisa la cavalerie de la Rouerie qui le nomma colonel de ses hussards. Les gars l’appelaient le uhlan. Le plus jeune, Charles-Edouard, engagé à quinze ans dans la conjuration, fut un personnage d’épopée : il semblait posséder un de ces talismans qui rendent, à volonté, les héros de féerie invulnérables et invisibles. A la tête de huit mille hommes prêts à tout, il s’était érigé en justicier et rançonnait les acheteurs de biens nationaux. Les avanies dont il accabla Mgr de Pancemont, évêque de Vannes, auquel il gardait rancune, terrifièrent la Bretagne au commencement de l’Empire. La Haye-Saint-Hilaire, blessé au cours d’une de ses folles escapades, fut pris à la tour d’Elven et fusillé dans un fauteuil le 6 octobre 1807.

Jean-Louis Gavard, habitant aisé de la paroisse de Parce et premier maire de sa commune, vint aussi se mettre à la disposition du marquis : celui-ci comprit le parti qu’il pouvait tirer d’un homme ne tenant d’aucun côté à la noblesse et ne pouvant être suspecté d’avoir d’autres intérêts que ceux du peuple. Gavard organisa les bandes de faux-saulniers de la lisière du Maine. Parlant avec facilité, il avait de l’action sur les paysans. C’était l’homme de tête, le mentor en quelque sorte de l’association.

Il convient de nommer encore, pour la clarté des récits qui vont suivre, Charles de Boishardy, Louis-Anne de Pontavice des Renardières, Toussaint-Marie du Breil de Pontbriand, André-Charles de Bouteiller, dit le Petit André, Léziard de Villorée, tous faisant partie de l’état-major du chef. D’autres que l’âge ou des charges de famille empêchaient de s’enrôler dans l’armée de la conjuration, lui prêtaient un concours actif de propagande ou de dévouement, tels M. de la Motte de la Guyomarais, retiré dans son château aux environs de Lamballe, ou le comte de Ranconnet de Noyan, dont nous avons déjà esquissé un rapide portrait. Un quincaillier de Saint-Malo, Thomazeau, était chargé des marchés d’armes et de munitions ; Henri, aubergiste à Saint-Servan, et Vincent, courtier maritime, organisaient les communications par mer entre la Bretagne et Jersey. Rallier, ancien capitaine du génie, officier municipal de Fougères, était un agent actif, ainsi que l’abbé de Langan, caché aux environs de Saint-Brice, Decroix, l’homme d’affaires de Bois-Guy, et les Gouyon-Beaufort, de Launay, de la Moussaye, de Saint-Gilles, Hingant, Palierne, Locquet de Granville, de Caradeuc, la Baronnais, de Forsantz, Lantivy, la Fruglais, de Silz, la Vieuxville, la Bourdonnaye, de Couesbouc, de Boishamon… Il faudrait citer toute la Bretagne.

Le marquis de la Rouerie ne se contenta pas d’accepter les dévoûmens qui s’offraient : il délimita avec soin le rôle de chacun de ses auxiliaires et les commissionna officiellement au nom du Roi. En 1796, un nommé Etienne Léger, demeurant à Fougères, découvrit en bêchant son jardin une boîte de fer-blanc qu’on parvint à ouvrir malgré la rouille qui la recouvrait. Elle contenait un papier, couvert d’écritures et scellé d’un cachet de cire rouge. Léger apporta sa trouvaille à la municipalité : l’humidité avait rendu le texte presque illisible, surtout aux plis du papier : on parvint cependant, non sans peine, à déchiffrer la nomination du chevalier Léziard de Villorée, comme chef de la section formée des quatre compagnies levées dans la ville de Fougères et paroisses circonvoisines. La pièce était datée du château de la Rouerie en 1792 et signée : « Par ordre de M. le marquis de la Rouerie, chef de l’association bretonne », du nom de Deshayes, son secrétaire. Le cachet de cire rouge portait l’écusson d’argent à la bande de sable chargée de trois croissans d’argent.

Cependant si les partisans affluaient, les cotisations faisaient défaut. La Rouerie avait, il est vrai, fait choix d’un agent comptable : c’était Desilles, le père du jeune officier tué à Nancy lors des troubles d’août 1790 ; on avait bien invité les adhérens à verser à la caisse de l’Association une année de leurs revenus ; beaucoup avaient promis ; mais l’argent était rare, et ils ne payaient point. La fortune du marquis était obérée au point qu’il était lui-même menacé par ses créanciers : les emprunts qu’il avait faits à son oncle et auxquels M. de la Belinaye, émigré, d’ailleurs, depuis le 1er janvier 1790, avait généreusement souscrit, ne suffisaient pas au train très considérable que les circonstances imposaient au châtelain de la Rouerie. Il avait quatorze domestiques, dix chevaux de selle sans compter ceux de harnais ; et nous verrons que, jour et nuit, c’était, au château, un mouvement continuel de paysans, d’espions, de recrues faisant l’exercice, d’émissaires apportant des nouvelles : le marquis tenait table ouverte, faisait servir à boire à tout le monde, et payait vingt sous par jour les volontaires qui montaient la garde aux barrières de son parc ou patrouillaient sur ses terres.

La situation pécuniaire devenait donc chaque jour plus critique, et, vers la fin de septembre 1791, la Rouerie dépêcha vers Coblentz son cousin Tuffin, chargé de soutirer quelque argent de ce tonneau des Danaïdes qu’était la caisse de l’émigration. Calonne, qui continuait, comme au bon temps de son ministère, à jongler avec les millions qu’il n’avait jamais eus, réédita la scène de don Juan recevant M. Dimanche. Ah ! que de belles phrases entendit Tuffin ! Tout d’abord on lui ménagea l’agréable surprise d’un billet autographe de M. le Comte de Provence, qui, depuis peu, était venu rejoindre son frère à Coblenlz. Quand on songe avec quelle folle abnégation la Rouerie et ses Bretons se préparaient à donner leur vie pour la cause royale, la froideur et la banalité de cette lettre semblent, par contraste, presque révoltantes :


Vous pouvez, monsieur, assurer de ma part M. le marquis de la Rouerie qu’instruit par le comte d’Artois du plan d’association qu’il m’a proposé pour le bien de la province de Bretagne, je n’hésite pas à joindre mon approbation à celle de mon frère et que sachant pareillement combien les sentimens, les principes et la sage conduite de M. de la Rouerie méritent de confiance, je partage celle que mon frère lui a donnée ; je l’exhorte à continuer de s’occuper de cet objet qui aura certainement notre appui.

Vous connaissez bien, Monsieur, tous mes sentimens pour vous.

LOUIS-STANISLAS-XAVIER.


Le mandataire de la conjuration fut gratifié d’une autre approbation, celle des gentilshommes de Bretagne qui, émigrés dès les premiers troubles, attendaient pacifiquement, sur le Rhin, une rentrée triomphale et prochaine : ils voulurent bien reconnaître que ceux des leurs restés en France ne dérogeaient pas en combattant pour le salut de la monarchie. Enfin, suprême faveur, Tuffin reçut de Calonne lui-même, en réponse aux supplications de la Rouerie réclamant des secours et des armes, une lettre à l’adresse du marquis, où le vide des instructions était si bien « assaisonné en louanges », qu’il eût été impertinent de ne point s’en déclarer satisfait.


Vous avez pris, monsieur, un très bon parti en m’envoyant M… car il est bien difficile de tout confier à la poste dans des circonstances aussi critiques, et j’ai été charmé de pouvoir m’expliquer avec une personne aussi sûre, aussi intelligente et aussi bien intentionnée. J’ai lu aux Princes, frères du roi, la lettre du 14 septembre qu’il m’a apportée de votre part : ils l’ont trouvée parfaitement judicieuse, et je vais, d’après leurs ordres, satisfaire à tout son contenu.


Suivait le rappel de la confiance des Princes dans « l’énergie et la sagesse » du marquis de la Rouerie. Et Calonne ajoutait : il y a 3 000 fusils à Ostende qui vous sont destinés depuis longtemps… mais il est difficile de fixer une époque certaine pour le grand concours. Nous avons éprouvé que les paroles les plus positives ne sont rien moins qu’immuables. Cependant il faut être prêt avant l’hiver. Il est possible qu’il vienne un secours du Nord : on l’avait promis ; mais la saison est bien avancée. Cependant, envoyez-moi un rapport sur la meilleure rade de débarquement, à l’adresse de M. Waltson, poste restante à Coblentz. » Afin qu’il y eût, peut-être, quelque chose de précis et de sensé dans cette lettre, elle se terminait par ce prudent post-scriptum : « Nous pouvons, connaissant nos écritures, nous dispenser désormais de signer. » Et, au bas de ces lignes, par inattention sans doute, le distrait homme d’Etat signait, en toutes lettres, de Calonne.

Tuffin reprit le chemin de France après avoir cependant touché 1S 000 livres que Calonne envoyait à la conjuration, non pas en numéraire, mais en bons de la Caisse d’Escompte qui perdaient alors, au change, près de la moitié de leur valeur. Quelque insouciant et léger que fût l’émissaire du marquis de la Rouerie, il comprenait bien que ces papiers, négociables peut-être chez quelque agioteur parisien, ne seraient plus bons, s’il les apportait en Bretagne, qu’à bourrer les fusils des gars. La difficulté était de trouver un escompteur qui consentît à hasarder l’opération : Tuffin ne connaissait personne à Paris.

— « Parbleu, se dit-il, l’ami Chévetel me renseignera. » Et il se rendit à l’hôtel de la Fautrière.

Le docteur, non point par conviction politique, mais par suite des circonstances qui l’avaient rapproché de Danton et de ses partisans, avait rompu tout lien avec son passé. Du reste, il n’avait jamais aimé la Rouerie. Il éprouvait au contraire pour lui une de ces haines sournoises, faites de rancune et de dissimulation, la haine du serf contre le noble, de l’obligé envers son bienfaiteur. En l’admettant dans son intimité, le marquis avait agi avec sa franchise habituelle, en homme qui se soucie peu des distances sociales ; mais la familiarité des grands a toujours, même à leur insu, quelque chose, d’insolent et de dédaigneux. Chévetel en avait-il été froissé, ou sa nature envieuse le prédisposait-elle à supporter impatiemment l’inégalité de fortune et de situation qui le séparait de la Rouerie ? Ce qui paraît certain, c’est qu’il le détestait : le portrait qu’il a tracé de lui le prouve : il le dépeint « tenace, ambitieux, avide de commandement », et c’est dans cette animosité peut-être qu’il faut chercher la cause du rôle que Chévetel consentit à jouer.

S’il n’avait communiqué à personne les secrets que le marquis lui avait confiés à son retour de Coblentz, c’est qu’il n’avait nul profit à parler. A qui, d’ailleurs les divulguer ? A ses amis du district des Cordeliers ? Mais la révélation demeurait pour ceux-ci sans intérêt pratique, car, tant que la monarchie subsistait, ils ne pouvaient, sans nuire à leur propre cause, publier le mécontentement des provinces réfractaires aux doctrines révolutionnaires. Chévetel préféra donc se taire : non point, comme il l’a prétendu, qu’il n’attachât aucune importance aux propos du conspirateur, mais parce que, après tout, on ignorait encore, en 1791, auquel des deux partis en lutte resterait la victoire définitive. Si la révolution triomphait, il serait alors temps de révéler à ses amis, arrivés au pouvoir, les menées de la noblesse bretonne : dans l’hypothèse contraire, il profiterait tout naturellement de la situation que le hasard lui avait faite et compterait au nombre des plus chauds défenseurs du parti de la Cour. Ce lâche calcul peint le personnage.

Il lui importait, on le comprend, d’être bien renseigné. Il accueillit donc le jeune Tuffin et n’eut pas à le presser beaucoup pour obtenir toute sa confiance. Celui-ci en raconta « autant que le docteur en voulut savoir ». Il le plaisanta sur son habit de garde national, railla les jacobins, exalta l’émigration, pronostiqua la pendaison immanquable de tous les sans-culottes et détailla l’organisation de la conjuration de Bretagne. Chévetel « pensa que Tuffin amplifiait, ne pouvant croire qu’on eût confié à cet étourdi des secrets de cette importance » ; néanmoins il se garda bien de l’interrompre, il le reçut plusieurs fois, et ne le laissa partir qu’après l’avoir aidé à opérer le change des billets de Calonne.

La ressource fut pour la Rouerie la très bien venue : le marquis en était réduit à emprunter de misérables sommes à ses serviteurs. Mais cette modique provision, réduite par le change à moins de 10 000 livres, fut absorbée par les dépenses les plus urgentes aussi rapidement qu’une goutte d’eau par les sables du désert, et, presque aussitôt, le chef de la conjuration implora de Calonne de nouveaux secours. Au mois de décembre, Fontevieux quitta Coblentz, apportant 40 000 livres, également en billets de la Caisse d’Escompte. Sur le conseil de la Rouerie, persuadé qu’il avait en Chévetel un correspondant dévoué et fidèle, Fontevieux, comme Tuffin, s’arrêta à Paris et rendit visite au docteur : celui-ci examina les billets, les reconnut faux, assure-t-il, et ne refusa pas pourtant de s’entremettre auprès d’un banquier ; mais sans succès. Fontevieux, obligé de s’adresser aux agioteurs du Palais-Royal, changea avec une perte énorme.

Cette négociation quelque peu louche avait mis Chévetel et Fontevieux sur le pied de l’intimité. Ce dernier, voyant le docteur très renseigné, le crut affilié à la conjuration et se fit un devoir de lui apprendre ce qui se tramait à Coblentz : il lui narra, par le menu, le voyage de la Rouerie, sa visite au Comte d’Artois, l’assentiment du Comte de Provence ; il lui raconta comment lui, Fontevieux, servait de courrier aux conjurés, voyageant en toute sécurité, sous le couvert d’une commission d’envoyé du duc de Deux-Ponts, — dont il était le neveu, — auprès des Etats-Unis d’Amérique, commission qu’il avait obtenue de son oncle et qu’il avait pris soin de faire antidater. Il le mit au courant des projets et des forces de l’émigration, assurant qu’au printemps prochain, l’armée des Princes, renforcée de plusieurs corps prussiens, passerait la frontière et marcherait sur Paris, tandis que le peuple de toute la Bretagne, du Maine et d’une partie de la Normandie s’avancerait en armes jusqu’aux portes de la capitale, seul rempart de la Révolution, qui, prise ainsi entre deux feux, serait réduite à demander merci.

Le médecin écouta ces confidences, demanda des noms, s’enquit des principaux conjurés ; Fontevieux ne lui cacha rien de ce qu’il connaissait : quand il partit pour la Bretagne, Chévetel en savait tout autant que lui : l’intérêt de son parti l’inquiétait, au reste, si peu, qu’il se garda bien de révéler à ses amis politiques l’important secret qu’un double hasard lui avait livré : c’eût été se compromettre : il se tut, estimant que l’heure n’était pas venue d’en tirer parti.

G. LENOTRE.

  1. Archives du ministère de la Guerre (dossiers la Rouerie, la Belinaye, Bourbon-Busset, Fontevieux, du Pontavice, etc.). — Registres paroissiaux de Fougères, de Saint-Brice-en-Cogles, de Bazouges-la-Pérouse, de Cauterets, etc. — Archives du château de Bonabri. — Archives de la Bastille, du greffe du tribunal de Fougères, de la Comédie-Française, de l’Opéra. — Archives du département des Affaires étrangères. — La Révolution dans le pays de Fougères, par M. le vicomte le Bouteiller (Journal de Fougères, 1892). — Archives nationales, W 274-275-F74760, et Papiers de la Commission des Douze. — Portraits de famille, par le comte de Sainte-Aulaire. — Dictionnaire historique de l’Amour (Troyes, 1811). — Chuquet, l’Invasion prussienne. — Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe. — Mme de Lage de Volude, Souvenirs de l’Émigration. — F. Duchemin des Cepeaux, Souvenirs de la Chouannerie, etc., etc.