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Le Marquis des Saffras, scènes de la vie comtadine/01

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LE
MARQUIS DES SAFFRAS


SCÈNES DE LA VIE COMTADINE

I. — ESPERIT.


I.

En 184…, pour la Saint-Quinid, fête de leur paroisse, les paysans de Montalric, village du Comtat, donnèrent une grande représentation de la Mort de César. Depuis quelques années, on s’était mis ainsi à jouer des tragédies dans les villages comtadins. Pour les fêtes votives, on montait des pièces de Racine et de Voltaire. Zaïre, Athalie, Brutus et César, — César, Brulus, Athalie, Zaïre, — on ne sortait pas de là, à Monteou comme à Saint-Didier, à Sarrians comme à Méthamis et à Beaume-de-Venise. Entre toutes ces bourgades, c’était une lutte ardente, une émulation sans égale pour bien faire et se surpasser. Les vieilles jalousies de voisinage s’étaient transformées ; on était en rivalité de tragédies, et dans ces luttes pacifiques on apportait la même passion que dans ces rixes terribles où, vingt ans auparavant, des villages entiers venaient offrir la bataille à des villages ennemis.

Pour cette Mort de César, il y eut grande affluence d’étrangers à Montalric. La route était obstruée de carrioles et de charrettes ; les auberges regorgeaient de gens et de bêtes ; tous les tonneaux étaient en perce ; dans les rues, sur les places, à toutes les portes des maisons piaffaient et hennissaient des mules, des chevaux, des ânesses. Les tragédiens furent très goûtés, on les rappela à diverses reprises, el il leur fallut jouer deux fois le troisième acte. La joie des spectateurs était au comble ; presque tous applaudissaient avec frénésie, d’autres se contentaient d’admirer avec un étonnement profond. Parmi ces derniers, au milieu de ce groupe de silencieux enthousiastes, il y avait un homme de la montagne, potier-terrailler de son état, du nom d’Espérit, — Elzéar-Siffrein-Véran Espérit, citoyen de Lamanosc. Tant que les acteurs furent en scène, Espérit se tint sur son banc immobile et roide, l’oreille dressée, l’œil éveillé. C’était la première tragédie qu’il entendait de sa vie. La mise en scène, l’intérêt du drame, la solennité des vers le charmaient ; il ne se lassait pas d’écouter ces longues périodes retentissantes ; il en attrapait à la volée quelques fragmens qu’il fixait dans sa mémoire, qu’il agençait entre eux tant bien que mal. Toutes sortes de songeries venaient se mêler à ces impressions si vives, et tout cela se confondant avec de grands efforts d’attention et de curiosité, il en résultait un travail intérieur très compliqué.

À la tombée du rideau, lorsque les farandoles se mirent en danse, Espérit se réveilla en sursaut comme au sortir d’un rêve. Au milieu des mille rumeurs de la fête, il se sentait tout étourdi, ahuri, saisi d’un grand désir de solitude ; il aurait voulu se trouver transporté bien loin dans la montagne, au fond des bois. Partout des rires, des chants, des musiques. Sur la place, c’étaient les fanfares de la commune qui reconduisaient en triomphe les vainqueurs de la lutte et des courses, entourés de porteurs de torches ; au bord de la rivière, sous les platanes, les orchestres des bals rivaux ; çà et là, dans les rues, les tambourins et les galoubets venus de Provence, qui donnaient des aubades en l’honneur des tragédiens. Les cloches carillonnaient, les voitures couraient à grand bruit sur la route, les enfans lançaient des pétards et des fusées dans les jambes des chevaux.

Espérit courut à l’écurie pour seller son ânesse et partir au plus vite, car il était déjà nuit. Avec ses entr’actes et ses reprises, la tragédie avait bien duré quatre heures. La Cadette avait épuisé depuis longtemps sa provision de fourrage, elle ruminait tête basse devant une crèche vide. A ses côtés, deux grands ânes noirs dévoraient fièrement une belle râtelée de foin. — Ah ! l’avaricieux, dit la femme qui tenait l’écurie, voilà des heures que sa bête lit la gazette ! Il a apporté une poignée de paille pour la nourrir toute la journée, vous verrez qu’il aura le cœur de partir sans lui donner seulement du son !

La Cadette regardait avec des yeux d’envie les boisseaux de provende que cette femme portait suspendus à ses deux bras, et pour exciter les désirs de l’ânesse, la femme rapprochait ses picotins à portée du museau. Espérit prit une mesure d’avoine et l’offrit à la Cadette ; mais au moment de partir, il se trouva dans un grand embarras : il fouilla dans ses poches, dans sa ceinture, dans son bissac, pas d’argent, pas un denier. En admirant la tragédie, il s’était laissé enlever sa bourse par un voisin, un petit Marseillais tout réjoui, qui courait les fêtes pour faire tirer en loterie du gibier et des cigares. Ce Marseillais parlait à ravir du théâtre ancien et moderne ; pendant les entr’actes, il expliquait très subtilement les beautés de la Mort de César. Espérit, en l’écoutant, s’était pris pour lui d’une vive amitié.

Le compte de la Cadette montait à trois sous, deux sous pour l’avoine, un son pour l’établage. Le terrailler ne connaissait personne à Montalric, il prit le parti de demander crédit au logeur d’ânes, et comme il offrait de laisser en gage son bissac, celui-ci répondit en riant : Eh camarade ! Crédit n’est pas mort ; tu me parais bon pour trois sous. À te juger sur ta mine de grand simple, tu n’es pas un escroqueur ; gare plutôt qu’on ne te vole ton âne entre les jambes ! — Mais la femme du logeur voulait ses trois sous, et lorsqu’elle vit qu’Espérit s’éloignait sans payer, elle courut sur lui, et par derrière le décoiffa. — Ah ! il n’a pas d’argent, dit-elle, gardons-lui sa barrette ! — Elle s’était emparée de la calotte d’Espérit, elle l’agitait avec colère, et ne cessait de vociférer : — Ah ! qu’ils viennent nous voler, ces étrangers ! D’où sort-il, celui-là ? On t’en tiendra des établages pour rien ! et de l’avoine encore pour ta bourrique, qui crève de faim ! Il ne manquerait plus qu’il emportât son fumier ! On accourut aux cris de la vieille. Espérit la menaçait le bâton levé ; la foule des passans s’entassa dans l’écurie, les badauds s’attroupèrent ; ceux de Montalric prirent parti pour la femme, ceux du dehors pour Espérit. Sans trop savoir de quoi il s’agissait, on s’injuria des deux côtés, et on allait en venir aux mains. Heureusement le logeur d’ânes était un brave homme, il mit fin à ces querelles en rossant sa femme. Pendant ce tumulte, la Cadette s’échappa, et le terrailler se mit à sa recherche.

Espérit rôdait au hasard dans les ruelles sombres et tortueuses du village, demandant à tout venant des nouvelles de son ânesse ; les galopins lui faisaient cortège avec des huées. L’un de ces vauriens se mit alors à imiter les braiemens de l’âne, et si habilement, d’une voix si âpre, si étendue, que la Cadette répondit du bout de la place. Elle arriva en trottinant et reconnut son maître ; Espérit sauta en selle et courut jusqu’au carrefour. Tout à coup ce carrefour s’éclaira d’une grande lueur ; les gens du quartier allumaient un feu de joie et dansaient en rond. La Cadette recula de frayeur. — Les ânes au feu ! crièrent les enfans. Il en sortait de tous côtés, ils tournoyaient autour d’Espérit, comme une nuée de moucherons. — Les ânes au feu ! qu’ils sautent le feu ! À la danse ! à la danse ! — Ces enfans étaient liés jeunes. Espérit les écartait en faisant siffler son bâton sur leurs têtes, mais en évitant de les toucher. Quand ils virent que ce n’était qu’un jeu, ils se jetèrent à la bride de l’ânesse et s’efforcèrent de l’entraîner jusqu’au feu, d’autres lui tiraient et lui tordaient la queue. Espérit, pour se dégager, frappa légèrement le plus importun des assaillans ; l’enfant se jeta à terre en poussant des gémissemens affreux. On entoura Espérit, et pendant qu’il répondait aux menaces par un discours fort honnête, on attacha un fagot d’épine enflammées à la croupière de la Cadette. Excitée par les piqûres et les brûlures, l’ânesse s’emporta furieusement et partit droit devant elle, renversant tout sur son passage. En moins de dix minutes, Espérit se trouva à une demi-lieue de Montalric, sur le bord d’une rivière ; il mit sa bête à l’eau pour la laver et la panser ; avec des feuilles de romarin écrasées, il lui composa des onguens ; d’un lambeau de chemise, il lui fit des bandages solides, et, l’ayant ainsi radoubée, il reprit tranquillement le chemin de Lamanosc.

Quelques instans plus tard, le terrailler avait tout à fait oublié ses mésaventures de la journée. La Cadette pâturait en marchant ; Espérit, assis sur la croupe, se laissait aller à ses mouvemens incertains et lents, les bras pendans, le nez aux étoiles. Il rêvait de Jules César et de la république romaine.


II.

Plusieurs semaines après la Saint-Quinid, tous ces souvenirs de tragédie fermentaient encore dans la tête d’Espérit, si bien qu’un beau matin il se réveilla avec un violent désir de faire jouer la Mort de César à Lamanosc. Il revêtit son grand costume des dimanches ; pour plus de cérémonie, il se coiffa d’un chapeau rond que lui prêta le professeur Lagardelle, maître d’école du village, et, quoiqu’il ne fût pas fumeur, il alluma un cigare pour se donner une tournure. Ainsi équipé, il s’en alla résolument chez le maire. Le maire était en foire. — Allons, tant mieux ! dit Espérit ; ce n’est pas trop d’une semaine de plus pour réfléchir avant de lui parler, à ce père Tirart !

A huit jours de là, dans la soirée, il revint chez le maire.

Marius Tirart, maire de Lamanosc, habitait, à l’entrée du bourg, une vaste maison dont les dépendances se prolongeaient jusqu’au fond de la rue des Pique-Nierres. Les hangars et les grandes cours s’étendaient sur les derrières jusqu’aux prairies qui bordent le chemin. Les chiens, qui connaissaient Espérit, le laissèrent passer sans aboyer ; il franchit le portail, mit la main au loquet et tira la ficelle. Le maire Tirart, à genoux au milieu de ses valets de ferme et des bergers, faisait la prière du soir ; Espérit s’arrêta discrètement sur le seuil de la porte. Vers la fin de la prière, un petit berger s’étant endormi, le maire lui asséna un rude soufflet pour le réveiller. L’enfant se mit à jurer, les pâtres éclatèrent de rire, le maire allongea des gourmades, et, frappant à droite, à gauche, fit tant de bruit pour imposer silence, que toute la cuisine fut bientôt en rumeur. Un des battus souffla sur la lampe de fer suspendue à la cheminée, les cris redoublèrent, Espérit s’en alla comme il était venu.

— Au fait, se dit-il, ce n’est pas le bon moment. Brave homme que le père Tirart ! mais sur le soir il est irrité par son gros travail de la journée. C’est au saut du lit qu’il faut le prendre ou bien à table : le matin, on est plus gai.

Un matin donc, après s’être costumé, il prit le chemin de la rue des Pique-Nierres. Le maire déjeunait dans la grande cuisine, avec tout son entourage de valets de ferme et de bergers qu’il faisait manger à sa table. Marius Tirart était un homme déjà sur l’âge, mais encore très vert, très actif, trapu, haut en couleur, œil brillant, lèvres rouges, mains fortes et velues comme la poitrine.

— Salut, les amis ! dit Espérit en entrant le chapeau sur la tête, comme c’est l’usage à Lamanosc. Et toi, Marius, l’appétit y est-il ?

Il y avait déjà longtemps que le maire Tirart cherchait à rompre avec ces habitudes familières des paysans comtadins ; il ne pouvait plus se faire à ce tutoiement, à ce Marius tout court dont ils usaient obstinément avec lui. Lorsqu’il était en visite chez son préfet, en grande compagnie de gens titrés et décorés, à tout propos on le saluait du titre de maire avec toutes sortes de politesses, et l’envie lui venait alors d’introduire ces belles manières à Lamanosc. Par malheur pour Espérit, il se trouva que le maire avait dîné la veille chez son préfet ; il était revenu d’Avignon, très décidé à se faire respecter à Lamanosc comme dans les villes.

— Eh bien ! Marius, reprit Espérit d’un ton très dégagé, comment te va le courage ?

— Tiens, voilà de mes nouvelles, dit le maire, et de son poing fermé il fit voler à dix pas le chapeau d’Espérit. Espérit répondit par un coup de bâton qui brisa les bouteilles sur la table, et que le maire esquiva très heureusement. Des courtiers de commerce arrivèrent en ce moment fort à propos, et la querelle en resta là. Espérit s’en retourna à sa tuilerie sans grande rancune, et de sens rassis il donna tout à fait raison au maire. — C’était son droit, se dit-il, il était chez lui ; j’aurais peut-être dû lui tirer mon chapeau.

Dans l’après-midi, Espérit revint chez le maire ; il portait sous son bras une grande bouteille de cinq pots. Le maire avait envoyé les bergers à l’école, et pendant leur absence il gardait lui-même le troupeau sur la lisière du petit bois qui confine à la prairie. Ce métier de pâtre ne lui allait guère. Tirart n’était pas homme à s’asseoir toute une journée dans les herbes pour jouer de la clarinette ou sculpter des noyaux pendant que les chiens font leur ronde. En attendant le retour des bergers, il s’ébattait avec ses dogues sur le pré ; il les faisait courir et combattre ; il luttait et cabriolait avec eux.

— De quel cabaret sors-tu, grand ivrogne ? dit le maire ; que me veux-tu avec ta bouteille ?

— Ce matin, répondit Espérit, je vous ai cassé quatre ou cinq fioles : voici qui réglera nos comptes. Maintenant parlons peu et parlons bien. Savez-vous qu’ils ont joué il y a six mois une belle Mort de César à Montalric pour leur vote ?

— Il s’agit bien de Montalric ! dit le maire. Voilà mon troupeau qui s’emporte devers les vignes ; tourne sur eux à grands coups de pierre et rabats-les jusqu’ici.

— Les chiens les ramèneront, dit Espérit.

— Je leur apprends des tours, dit le maire ; ce n’est pas le moment de les déranger. File par le fossé et fais-moi tout redescendre, hardi !

Le troupeau ramené, Espérit trouva le maire émondant les feuilles grêles de deux grandes tiges d’osier.

— Prends ces amarines, dit le maire, et tordons-les à nous deux ; il nous faut façonner un grand cerceau pour faire sauter les chiens. Nous allons rire.

On façonna le cerceau, on fit sauter les chiens ; le maire était en belle humeur. — Voici le bon moment, se dit Espérit… Et cette Mort de César, reprit-il d’un air de finesse, si nous la montions à Lamanosc ? qu’en pensez-vous, notre maire ?

— Déjà quatre heures ! s’écria Marius en tirant sa grosse montre ; on m’attend à la commune. Adieu ! adieu ! je te laisse le troupeau ; tu passais pour bon pâtre dans le temps ; tiens, prends ma gaule, amuse-toi bien, et bonne garde ! Si tu aimes la musique, tu trouveras des fifres dans la besace !… Surtout, attention aux jeunes mûriers !

Et le maire Tirart monta vers la mairie.


III.

Le lendemain, trois grandes charrettes étaient en charge devant la maison du maire Tirart, rue des Pique-Nierres. Les chevaux se cabraient en agitant leurs clochettes, les chiens jappaient ; les rouliers, gens d’Avignon et du Pontet, criaient et juraient comme des païens ; les oisifs de la commune s’attroupaient autour des voitures et donnaient gravement leur avis. Assis sur une trousse de feuilles, Marius Tirait fumait silencieusement sa pipe, sans prêter l’oreille aux réflexions des badauds. Espérit, qui depuis huit jours rôdait autour de lui, s’approcha et salua poliment, la barrette à la main.

— À l’amitié, monsieur Marius, je vous trouve bonne mine ; toujours le même, et gaillard, gaillard comme une épée ! Nous en fumons une ? C’est fort bien. Chacun sa fantaisie : moi, j’aime mieux une goutte d’eau de coing pour tuer le ver dans la matinée ; chacun ses idées. Les uns aiment le vin rouge, d’autres le blanc, d’autres le muscat. Figurez-vous que ma tante de Méthamis n’a jamais goûté viande de sa vie ; à son âge, elle donnerait toutes vos boucheries pour un oignon doux. Est-il vrai, notre maire, que les Turcs fument des pois de senteur ? Pour les marchés et les dimanches, il pourra bien m’arriver d’allumer un bout de cigare, je ne dis pas non ; les jours ouvriers, je n’y ai pas goût. Ceci peut vous étonner, puisque c’est le parrain de ma mère qui a fumé le premier à Lamanosc, en revenant de la marine, quand nous étions terre du pape. Il était le seul à fumer dans la commune : aussi l’appelait-on Pipette. Jugez un peu comme tout a changé depuis que nous sommes à la France ; mais tout ce que je dis là n’appointerait pas un fuseau, ainsi que disent les vieilles, d’autant plus que j’ai à vous parler d’une grande affaire qui fera bien honneur à Lamanosc. Vous savez que, l’année dernière, j’ai été à Montalric pour leur fête ; alors je me suis dit : Espérit, tu vois là une belle vote[1] ! Ah ! si notre maire voulait, ce serait encore plus beau à Lamanosc pour notre Saint-Antonin !

— Voyons ! que veux-tu ? dit brusquement le maire, voilà une heure que tu me cires la guêtre. Je te vois venir, tu viens pour m’offrir ta feuille de mûrier ; je te l’achète, tu sais mon prix ; si ça te va, j’envoie ce soir les sacs à ta tuilerie.

— Je ne vends pas ma feuille, dit Espérit, puisque je fais couver ; vous le savez bien, vous qui m’avez fait compliment pour ma graine.

— Alors combien ta graine ?

— Je vous répète qu’il ne s’agit ni de moi, ni de ma feuille, ni de ma graine, mais de la commune : est-ce clair ? Ne tenons-nous pas aujourd’hui le 7 mars ?

— Oui, le 7 mars 184… Eh bien ! après ?

— Le 7 mars, fort bien. Qui de 31 ôte 7, nous restons à 24 ; 24 et 14 sont 38, c’est-à-dire un mois, huit jours, plus cinq mois entre mars et septembre : cela fait juste six mois huit jours, d’ici à la Saint-Antonin, qui tombe le 14 septembre. Nous avons donc devant nous six mois huit jours, pour tout préparer. Savez-vous que nous pourrons faire des merveilles ? Ce sera un beau travail… Mais vous ne m’écoutez guère, monsieur Tirart ; si je vous dérange, il faut le dire..

M. Tirart n’était pas en belle humeur ; il n’entendit rien de tout ce discours. La garance baissait rapidement : elle était tombée de 32 à 29 et de 29 à 26-25 ; les cocons ne se maintenaient pas ; le conseil municipal de Lamanosc, sourdement travaillé par l’huissier Fournigue, se montrait de plus en plus hostile et refusait d’autoriser la construction d’une fontaine dont les travaux étaient commencés depuis six mois. On parlait même de porter les dépenses à la charge du maire, et de clore la session par un vote solennel de méfiance longuement motivé. Les vingt-huit considérans étaient déjà rédigés ; il n’était bruit que de ces vingt-huit considérans, libellés en beau langage parlementaire pondéré, cadencé, roide et vague, hérissés de textes disposés en progression : au point culminant, la grande question de l’abreuvoir. Ce chef-d’œuvre révélait le génie d’un avocat de la cour royale, très expert en ces matières, homme savant et maladif, la terreur des autorités du pays, maître Mazamet, pour l’appeler par son nom.

— Monsieur Marius, reprit Espérit, c’est donc le 14 notre vote, de manière qu’alors nous avons bien six mois devant nous.

— Eh ! Tarascol, cria le maire, dur à toi, tout est sanglé, retirez les échelles. Estienni, hardi ! tout va, faites partir !

Les voitures s’ébranlèrent lourdement, oscillèrent en avant et reculèrent bientôt de quelques pas jusqu’au grand bourbier qui s’étend le long du jardin.

— Attelez les renforts, dit le maire. Zoou ! des pierres sous les roues ! Hardi les enfans ! les deux grosses balles à l’avant ! bouclez à droite et sautez tous sur les brancards.

— Vous avez raison, dit Espérit ; avec cette charge à l’arrière, c’était un mauvais tirage. Maintenant revenons à notre projet. Voici ce que je me suis dit : l’année dernière, la jeunesse de Montalric a joué la comédie de César, et très bravement. Alors j’ai eu une idée…

Les voitures étaient dégagées, les chevaux piaffaient, se levaient Droit, et faisaient sauter leurs colliers de sonnailles.

— Ah ! tu as une idée ? dit le maire de son air goguenard. Tu as une idée ? reprit-il en sautant d’un bond sur le strapontin. Eh bien ! va la vendre à la foire de Beaucaire ! Hardi, Tarascol, au grand trot !

Cette saillie plut beaucoup aux rouliers, qui se mirent à la commenter, sans trop savoir de quoi il s’agissait, mais très vivement, chacun à sa façon. Il serait dangereux de risquer la traduction de ces quolibets qui arrivaient à l’oreille d’Espérit à travers le bruit des coup i ! fouet, des roues grinçantes et des grelots. La langue provençale est pleine de hardiesses, surtout dans le dialecte des charretiers.

— Voilà un état qui rend bien grossier, dit Espérit, sans prêter plus d’attention à ces brocards.

Il reprit le chemin de sa tuilerie à petits pas, les bras derrière le dos, tirant la jambe. L’argile étant prête, il se mit à travailler sur sa roue. — Notre maire est un homme de la bonne graine, disait-il en tournant ses chandeliers de terre, solide, dur au travail, pas fier juste. Il est bien entendu pour le bétail comme pour la terre ; à première vue, il vous dirait le poids d’un bœuf sans se tromper d’une livre, et l’on peut voir qu’il se donne un rude mal pour la commune. Je ne suis pas contre lui dans cette affaire de l’abreuvoir ; ce monument me paraît bien utile pour les bêtes qui reviennent de la montagne, et si les municipaux font ce coup de lui faire payer la dépense, je répéterai partout que c’est une volerie. Il m’est dû douze écus pour mes travaux de conduite, plus quatre francs de ciment romain ; si ce n’est pas la ville qui paie, je refuse franc et net. M. Marius est dans son droit contre ces bavards du conseil, mais ce n’est pas une raison pour rudoyer le monde, surtout quand on vient lui parler du bien de la commune. J’aurai son dernier mot. A vendredi !

Le vendredi 16, à deux heures du matin, Espérit était déjà réveillé. — Tous ces coqs sont fous, disait-il en se roulant dans le foin, je ne comprends plus rien aux heures. Voilà la troisième fois que je prends la lune pour le jour.

Il se leva de nouveau, mit le nez à la fenêtre, regarda les étoiles, et, se frottant les oreilles : — Je me suis encore trompé, ce n’est pas l’étoile marinière ; le petit homme est toujours dans la lune.

Il s’étendit dans la crèche pour dormir plus au frais, mais le sommeil ne vint pas. Depuis dix jours, Espérit avait bien rêvé à sa tragédie, mais jamais avec cette persistance, cette passion obstinée qui l’envahissait tout entier. Il avait beau fermer les yeux et remuer la tête, il ne voyait que toges et draperies antiques traînant dans la poussière, tachées de sang ; à chaque instant, des formes lumineuses passaient devant lui dans des attitudes solennelles ; les déclamations héroïques bourdonnaient à ses oreilles ; ses yeux étaient attirés avec violence, dans une vision bizarre, par le scintillement des poignards et l’éclat de la pourpre romaine. — Me voilà timbré ! disait-il en tapant des poings contre les barreaux de la crèche. Le sang me brûle les veines, et la cervelle me danse dans la tête. Cela tient au temps ; l’air est lourd, nous allons avoir un orage terrible. — Cette nuit de mars était cependant des plus belles : pas un nuage du côté même du Ventoux ; les étoiles brillaient dans un ciel limpide, un vent frais passait dans les cyprès de la tuilerie et faisait onduler leurs cimes.

Enfin l’aube parut. Aux premières lueurs du crépuscule, Espérit était à l’abreuvoir, étrillant et lavant son ânesse. Les troupeaux sortaient des étables, les alouettes chantaient dans les blés, des tourbillons de poussière montaient sur le chemin, de toutes parts on entendait tinter les clochettes des chèvres et des capitaines-béliers.

Le soleil tournait du côté de Villes, lorsqu’Espérit et la Cadette arrivèrent à la croisette de Saint-Pierre de Vassols. La Cadette s’arrêta net au milieu du chemin. Espérit s’orienta, mit une paille dans ses doigts et se fit un cadran de la main.

— Six heures ! dit-il. Il y manqué dix minutes. Notre maire est réglé comme un papier de musique, il ne sera à la croisette que sur le coup de sept heures. C’est fort bien. Pour ne pas manquer son monde, il faut toujours arriver une petite heure à l’avance. Puisque j’ai du temps, je m’en vais dire mes vêpres de dimanche ; qui sait si après-demain j’aurai loisir d’aller à l’office ? Allons, Cadette, tu es libre.

Il détacha le mors de l’ânesse, pour qu’elle pût brouter à l’aise l’herbe rare des talus, et pendant que Cadette cherchait sa vie sous la haie, Espérit se promenait à pas croisés au bord du fossé, priant et chantant, le licou attaché au bras, le livre d’heures dans la main gauche, la droite armée d’une branche de romarin pour chasser les mouches.

Sept heures sonnaient au clocher de Saint-Pierre de Vassols, lorsque le maire Tirart parut à la croisette. Espérit tenait le milieu de la route et faisait caracoler son ânesse. — Salut, monsieur Marius et la compagnie ! Ça va bien que vous soyez seul, nous allons reprendre notre affaire. Voici près d’une heure que je vous espère, et nous allons causer à notre aise. Vous savez que nous ne sommes pas des ennemis ?

— Oh ! s’écria le maire, encore ta comédie, je gage ! Voilà pourquoi tu m’arrêtes à l’embuscade comme un franc voleur.

— Bien parlé, notre maire ; jouez cinquante louis d’or, et vous les gagnerez. Cette nuit je me suis dit : Espérit, tu as eu tort l’autre jour de déranger notre maire, qui était à ses affaires de garance : mais c’est aujourd’hui vendredi : puisqu’il va à la ville pour son marché, tu iras l’attendre sur la route de la ville, vous ferez ensemble une petite lieue, et tu pourras lui expliquer ton système sans lui brûler son temps. Mots j’ai réveillé la Cadette, nous avons déjeuné, nous nous sommes mis en route, et me voilà. Je vous disais donc que l’année dernière on avait joué la comédie de César à Montalric ; alors je me suis dit que si vous vouliez, ce serait encore plus beau à Lamanosc pour notre Saint-Antonin.

L’ânesse s’était piquée d’honneur et galopait à grands sauts pour suivre l’amble de la jument du maire. M. Tirart crut qu’Espérit voulait jouter avec lui ; il donna de l’éperon, et mit sa bête au trot.

— Eh ! eh ! dit-il, cette Cadette va comme le vent, dans un quart d’heure nous verrons le pont des Fontaines.

Espérit tourna bride vivement et dit au maire :

— Vous gagnerez le prix tout seul, monsieur Marius. Vous ne connaissez pas la Cadette, elle n’a pas idée de lutter avec les bêtes riches. Bon voyage, monsieur Marius et la compagnie ; je vois que vous êtes pressé. Nous parlerons plus tard de notre affaire. Nous sommes gens de revue, la vote n’est que dans six mois. Qui a le temps a l’argent.


IV.

Trois semaines s’étaient écoulées depuis la rencontre d’Espérit et du maire à la croisette de Saint-Pierre de Vassols. Le maire Tirart se promenait dans ses garancières du plan Leydet, au Limon, terroir de San-Blaze. Il était venu dans la matinée au plan Leydet pour un rendez-vous d’affaires ; tout en attendant les courtiers, il inspectait ses garances, et du pied poussait les pierres. — Mauvais chantier ! disait-il, et son pied chassait toujours les cailloux. Partout du chiendent !

Et bientôt la main suivit le pied, puis le corps suivit la main, et tout à coup voilà le maire à genoux dans le sillon, en habit noir, sarclant les herbes folles, arrachant les pierres., les rejetant sur le chemin, à droite, à gauche, en deux tas, cailloux et chiendent. Le voilà s’animant à ce travail, prenant feu, poussant toujours devant lui, avançant des genoux et des mains, si bien qu’il alla ainsi jusqu’au bout du sillon, sans lever la tête, à la lisière même du champ. Cette lisière est longée par une ravine ; la route passe à l’autre extrémité. Au milieu des pins, des genévriers et des chênes verts de la ravine, on a laissé pousser un saule en toute venue. En se relevant pour prendre haleine, le maire fut surpris de voir s’agiter la cime de ce saule. Il se mouilla le doigt pour sentir de quel côté le vent se levait. — C’est singulier, dit-il, il n’y a pas un brin de bise, et ces branches tournent et volent comme des plumes.

Les hautes branches s’inclinèrent au ras du sol, et bientôt une barrette rouge se détacha sur ce fond de verdure claire.

— Espérit ! dit le maire. C’est donc toi, maraudeur ?

— Peut-être bien, monsieur Marius ; à votre amitié.

— Et dans quel pays vas-tu ainsi, par ces chemins, avec cette besace ? Ou ! la belle besace de voyage, pleine et rebondie des deux côtés ! Nous allons donc passer la mer ?

— Ni la mer, ni le Rhône, monsieur Marius, ni l’Ouvêze, ni même l’Auzon : pas plus loin que le plan Leydet pour vous servir. Il se peut bien que je reste ici tout le jour. Je suis un peu las, votre compagnie me plaît, et vous savez bien que nous avons à parler longuement ensemble, notre maire, très longuement, sans rien oublier. Vous avez eu le temps de réfléchir. La Cadette n’est pas là, et votre jument ne prendra pas le mors aux dents.

— Encore ta comédie ? Va-t-en au diable !

— Oh ! pour cela jamais, monsieur Marius. Cherchez un autre moyen de vous délivrer de moi ; mais je crois que cette fois-ci il vous faudra les gendarmes. En attendant, je vais casser une croûte ; voici une yeuse qui a poussé ici exprès pour moi.

— Je ferai couper tous ces arbres, dit le maire, ça me dévore trois éminées de bonne terre.

— Les bûcherons ne manquent pas dans le pays, dit Espérit.

Il s’assit tranquillement sous le chêne vert, la tête à l’ombre, le corps au soleil, puis il tourna sa besace, la fit glisser sur l’herbe, l’ouvrit et la vida lentement, posément, en homme qui a du temps devant lui.

— La table est mise, dit-il. A votre service, monsieur Marius. Si cela vous va, tirez votre couteau et piquez dans la marmite. Et maintenant, écoutez-moi. Aussi vrai que nous sommes des braves gens et que voilà un poivron au bout de mon couteau, il faut qu’aujourd’hui vous m’entendiez, notre maire. Vous êtes venu ici pour faire pacte pour vos huiles, et vous voyez clair : après la récolte, elles tomberont bas, il n’y a plus à craindre de gelée, et cette année les olives casseront les branches dans tout le bas pays, de l’autre côté de la Durance. Vous attendez ici Tonin du Vallat de la Bernarde, qui doit en même temps estimer votre garance en terre ; mais sa bête est malade, il n’arrivera au plus tôt que sur les neuf heures. Regardez l’ombre du roucas, nous avons une heure pour causer à l’aise. Voici donc mon petit système : l’an passé, la jeunesse de Montalric a joué une comédie, et très bravement…

— Ah ! l’horrible chantier ! dit le maire, c’est tout pierre et chiendent. Regarde un peu si ce n’est pas une abomination. Je suis sûr qu’il n’a pas un pied de profondeur. Tiens, Espérit, ajouta-t-il en prenant de la terre à poignée et la pétrissant, vois quelle forte terre ! touche-moi ça, comme c’est beau ! et penser que voilà trois années perdues !

Espérit vanna la terre dans ses mains, et répondit au maire qui le regardait fixement, les lèvres ouvertes, l’œil en feu :

— Belle terre, mauvais travail. Je me sens une grande joie. Pousse, brave chiendent, pousse, pousse toujours, et que toutes les mottes se changent en sables et cailloux ! Et que le plan Leydet ne soit bientôt plus qu’une lande sauvage ! Ah ! notre maire ne sait pas qu’il y a des épargnes qui ruinent ! Pousse, brave chiendent, pousse toujours ! Voilà ce que c’est que de faire travailler des étrangers, des vagabonds ; est-ce que les bras manquent dans notre commune ?

A la pointe du plan Leydet, du côté de la route, il y a un bouquet d’ormeaux libres qu’on appelle la Tousque. Au pied de ces arbres, on a creusé un trou profond, où l’eau suinte sous les mousses et les capillaires. Cette source est la seule qu’on rencontre en venant de la plaine : aussi les voyageurs s’arrêtent-ils toujours à la Tousque pour faire boire leurs bêtes et prendre courage avant la montée. Le meunier de Malaucène venait d’y faire halte, avec ses mules, sans qu’Espérit y prit garde. On entendait encore le clarin grêle des sonnettes qui marquaient dans le lointain un rhythme monotone.

— En voilà un qui trouve sans doute la terre trop basse ! s’écria le maire lorsque le meunier fut parti. Il ne m’a pas salué parce que je suis en habit : c’est son droit ; mais s’il est aussi trop fier pour ramasser les crottes de ses bêtes quand il a des paniers vides, c’est mon droit d’en profiter. Il ne faut pas que ça ne serve qu’à fumer la bise. Arrive, Espérit.

Alors le maire courut à la Tousque, et se mit à balayer la route avec ses mains.

— Vous avez raison, dit Espérit, qui était venu l’aider. Attendez que je vous casse une branche.

— Ni branche, ni rien, dit le maire. Et ces mains, Espérit ? Crois-tu donc. que je ne sois pas le fils de mon père ? Un ménager qui n’aime pas le fumier, c’est comme un soldat qui craindrait de se salir avec la poudre ; moi, ça me réjouit les mains.

— Et ça réjouit la terre, dit Espérit.

— Dis donc que c’est le sang de la terre. Avec du fumier, je voudrais couvrir le Ventoux de blés, de luzernes, de garances, depuis les Abeilles jusqu’à la Sainte-Croix ! C’est le vin, c’est le feu de la terre.

Quand le fumier fut bien balayé, poussé dans un sillon, relevé, tassé, maçonné de terre, Espérit ouvrit de nouveau sa marmite, piqua un poivron, et reprit ainsi son discours le couteau à la main :

— L’an passé, monsieur Marius, la jeunesse de Montalric a joué la tragédie de César. Or Montalric ne vaut pas Lamanosc.

— Mais tu me l’as dit vingt fois, s’écria le maire exaspéré. Tu me feras devenir bouc avec ta vote de Montalric. Puisque tu veux parler, raconte-moi une autre histoire. Voyons, qu’as-tu inventé de nouveau, médecin des puces ? Où en est ta musique ? Tu passes pour sorcier, dis-moi ce que tu as vu dans la lune ?

— Monsieur Marius, dit Espérit, j’ai vu dans la lune qu’un maire doit écouter les gens du pays quand ils viennent pour le bien de la commune. Il n’y a pas à branler ni à lever la tête comme le roi d’Espagne. Eh ça ! oui, ou non, voulez-vous m’entendre, notre maire ? C’est la dernière fois que je vous le dis. Eh ! brigand de sort ! ce n’était pas ainsi autrefois quand nous étions terre du pape. Les consuls écoutaient tout le monde ; il y en avait pourtant qui étaient seigneurs, monsieur Tirait ; mais de ce temps on n’était pas fier comme à l’heure d’aujourd’hui. Ah ! nous sommes tous fils du père Adam après tout. De tout temps, nous avons été en république dans nos communes du Comtat, et vous n’y changerez rien.

— Le voilà parti ! dit en riant Tirart ; allons, Espérit, calme-toi, ou je te fais arrêter comme ennemi du gouvernement, et je t’envoie à Puis, de brigade en brigade, la corde au cou, pour avoir voulu insurger le pays contre la France.

— Les braves gens ne s’arrêtent pas ainsi entr’eux dans leur commune, monsieur Marius. Je ne suis pas l’ennemi de la France, mais je tiens pour la justice. Vous savez bien que je ne vous parle pas pour moi, mais pour le bien de notre endroit. Alors écoutez-moi, reprit-il en jetant loin de lui son couteau, ou, sur mon nom, ça tournera mal pour tous deux ; je vous le dis : je sens les oreilles qui me chantent.

— Marche, marche, dit le maire, conte-moi ton affaire ; tu es dans ton droit ; mais dépêchons, et surtout pas de menaces ; si les oreilles te chantent, les poings me dansent, gare la musique !

Espérit lui tendit la main : — Touchez là, notre maire ; à l’amitié ! Vous êtes un brave homme, je vais vous raconter mon système de fil en aiguille.

Enfin Espérit put expliquer de point en point son grand projet, et te maire écouta de son mieux l’exposé des motifs que le tenailler lui présentait avec tout le luxe de ses périphrases et de ses métaphores. Les comparaisons, les proverbes, les souvenirs, les anecdotes abondaient dans cette œuvre longuement méditée. Tirart avait fait vœu de patience, il entendit tout ce discours sans trop se mettre en colère ; mais quand le terrailler eut fini, les objections lui vinrent en foule : — Comment feras-tu ? — Oseras-tu louer une salle ? — Et l’argent ? — Où prendras-tu des décors, des costumes, des acteurs ? — Qui de vous sait le français ? le plus malin de vous est de ma force. — Et l’argent ?

— Ça me regarde, ça me regarde, répondait invariablement Espérit. Je n’ai besoin que de votre permis.

Quand la matière fut épuisée, il se leva et dit au maire : — Je ne vous demande pas d’écrit, votre parole me suffit. C’est une affaire décidée.

— Nous verrons, nous verrons ; ton idée a du bon, mais laisse-moi réfléchir, je ne te promets rien. Ah ! si j’avais un autre conseil municipal !

— Alors, salut, notre maire. Un dernier mot : là, à combien la garance ?

— Vingt-six, vingt-cinq ; c’est selon.

— Vingt-six ? Ah ! ah ! vous ne savez guère votre métier. Il faut que vous ayez un sort pour faire fortune. Peut-être voulez-vous dire trente-deux ? Il arrive que la langue tourne quelquefois aux plus instruits.

— Vingt-six, monsieur le docteur.

— Trente-deux, monsieur le maire, sûr et certain. Demain trente-quatre et peut-être trente-huit !

— Impossible. J’étais avant-hier à Vaison, j’ai livré à vingt-sept ; une heure plus tard, j’aurais perdu cent écus.

— Monsieur Marius, c’est comme je vous le dis, et vous savez que je ne suis pas un monteur de plans. Tenez, je ne veux pas vous faire languir plus longtemps, il est venu de grandes nouvelles d’Amérique et de Russie. Lisez-moi cette lettre que mon cousin le courtier d’Avignon m’a envoyée cette nuit par un exprès ; un homme de La Charité est arrivé il y a deux heures toujours courant. Mon cousin me dit de tout acheter. Je n’aime pas le commerce, gardez cette lettre, et faites l’affaire à vous deux. Que décidez-vous pour cette comédie ?

— Trente-deux ! c’est incroyable ! Espérit, ce sera entre nous deux de compte à demi.

— Et cette comédie, notre maire ?

— Tu y penses donc toujours ?

— J’y penserai pendant dix ans, vingt ans, trente ans ; j’y penserai au cimetière, si vous vous refusez toujours au bien de la commune.

— Eh bien ! à dimanche ! nous verrons.

— Il me faut cette permission aujourd’hui même : voulez-vous, oui ou non ?

— Allons, arrange-toi avec le curé ; s’il consent, je consens. Nous marchons comme les cinq doigts de la main, et je ne veux pas me brouiller avec lui pour tes comédies.

— On aura la permission du curé, dit Espérit en nouant sa besace. Salut, notre maire, et grand merci.

Et sans plus tarder, il se suspendit aux branches du saule et descendit dans la ravine, courant vers le presbytère. M. le curé faisait sa classe dans son bas verger, sous les noisetiers qui s’étendent en tonnelle jusqu’au grand bassin. Les espaliers étaient en fleurs, et les premières asperges sortaient de terre.

— Espérit ! Espérit ! crièrent les enfans tout joyeux à la vue d’une barrette rouge qui sortait de la haie de grenadiers. Espérit, qui ne passait jamais par les portes, arrivait des genoux et des mains par le mur à pierres sèches élevé en contre-fort du côté de la rivière.

— Bonjour, toi ! dit le curé. Tu viens à propos. Mon azerolier est malade ; regarde aussi les pruniers, je crois que les greffes n’ont pas pris ; tu trouveras dans le bassin des plançons de toute grandeur, de quoi enter tout le verger.

Espérit ouvrit sa serpette et choisit parmi les branches qui trempaient dans l’eau. Tout en écussonnant et taillant les sauvageons, il exposa son grand projet. Les écoliers avaient jeté leurs livres sous les arbres, et couraient dans les herbes, à plat ventre, pour chercher des violettes.

— A te parler franc, répondit le curé, je te dirai que je ne m’en soucie guère. A quoi bon cette tragédie ? N’avez-vous pas la lutte, les courses, le trois-sauts ? Ne trouves-tu pas que le bal me donne déjà assez de mal ?

Espérit insista. — Nous verrons, nous verrons, dit le curé ; mais d’abord je ne veux pas qu’il y ait des filles dans ta tragédie.

— Il n’y aura pas de filles.

— Crois-tu que ce soit plus beau que des garçons se déguisent en femmes ?

— Il n’y aura pas de garçons déguisés en femmes.

— Et comment ?

Espérit ouvrit sa besace et tira un volume de Voltaire soigneusement enveloppé de papier, sur un lit de feuilles, entre deux fromages blancs.

La Mort de César ! monsieur le curé, la Mort de César ! Lisez-moi cette phrase de l’introduction : « On n’y trouve point d’amour, « l’auteur n’a pas avili ce grand sujet par une intrigue de galanterie. » Qu’en dites-vous ? Maintenant tournez la page et voyez-moi la liste des personnages. Où trouvez-vous une femme ? Serait-ce le grand César ? seraient-ce Marc-Antoine, Décime, Dolabella ? ou bien encore Cassius, Casca, Cimber ? J’ai beau chercher, ni dames ni demoiselles. Les licteurs peut-être ? les sénateurs ? les Romains ?

— Et celle-là ? dit le curé en montrant la gravure.

C’était l’édition de 1785, dont un volume dépareillé se trouvait dans les mains d’Espérit. Les dessins sont de Moreau jeune. L’image placée en tête de la Mort de César représente la dernière scène de la tragédie. Au premier plan une femme, allaitant un enfant, montre au peuple le dictateur assassiné, étendu sur un lit de parade ; pour légende le vers célèbre :

Du plus grand des Romains voilà ce qui nous reste !

Espérit n’avait pas prévu cette objection. Il n’était pas encore revenu de sa surprise, lorsque le curé lui dit en riant :

— Prends courage ; je ne veux pas te chercher une mauvaise querelle d’Allemand. Je ne vois pas de femmes au tableau des personnages, et rien ne t’oblige à copier la gravure.

— Vous consentez donc, dit Espérit.

— Je ne l’ai jamais dit.

— Vous vous y opposez ? Et cette tragédie qui a été jouée en 1745 par des religieuses dans le couvent de Beaune ! et moi qui vous ménageais une surprise pour votre jeudi-saint !

— Quelle surprise ?

— C’est mon affaire. Ne pouvez-vous pas vous fier à moi ? Et les reposoirs de l’année dernière ! et les jardins dans l’église ! les jets-d’eau, les allées sablées, le lac, les fontaines, les grottes, la montagne de fleurs derrière l’autel ! avait-on jamais rien vu de pareil à Lamanosc ? Tout cela n’est rien à côté de ce que nous aurons cette année : procurez-vous le plan de Jérusalem et de l’Olivette, ainsi que la description de tous les costumes du temps ; je ne vous en dis pas davantage. Et que diriez-vous encore si, pour la Noël, vous voyiez entrer tout à coup à la crèche de votre église des bergers en vestes bleues et roses, suivis de leurs moutons blancs comme neige et chantant du Saboly[2], avec des galoubets et des tambourins, comme à Aix en Provence ? Et penser que vous me refusez cette tragédie, qui serait pour le bien de la commune ! Sans vous, tout serait décidé.

— Reviens dans huit jours, dit le curé ; nous verrons, nous verrons. Espérit mit en avant un argument décisif qu’il tenait en réserve.

— Je n’ai pas grande confiance, dit le curé ; mais enfin c’est ton idée. Tu me réponds de tout. Et le maire ?

— Il y consent. Il n’y a pas une heure que nous étions à causer de cette tragédie.

— As-tu son permis ?

— J’ai sa parole ; les papiers sont pour les coquins.

— Allons, agis comme tu l’entendras ; tu fais de moi ce que tu veux. C’est votre idée, marchez ; je ne suis pas le maire après tout.


V.

Espérit s’attendait à une résistance plus vive de la part du curé. Ce succès inespéré lui donna beaucoup d’assurance, et le lendemain dimanche il s’en alla résolument dans les cabarets de Lamanosc pour lever une bande de tragédiens. Depuis longtemps, il avait fait son choix ; les rôles étaient distribués d’après le caractère, les habitudes, les passions des acteurs qu’il avait en vue. Une seule chose l’inquiétait : comment satisfaire à toutes les ambitions que cette tragédie allait susciter ? De quelle façon ménager ou repousser les candidatures rivales qui allaient se produire ?

Il fit le tour des auberges les mieux fréquentées du village : — le Mouton couronné, le Petit-Paris, le Grenadier des Alpes, le Panier fleuri, la Mule d’or, la Croix de Malle, le Tivoli du Midi. Comme il n’était pas homme de cabaret, sa présence fut remarquée ; il fut entouré, poussé, harcelé de questions et bientôt de moqueries, lorsqu’il eut lancé ce mot de tragédie, qui n’avait pas un sens très clair pour les paysans de Lamanosc. La plupart l’entendaient prononcer pour la première fois de leur vie : c’étaient ceux qui riaient le plus et qui ne se lassaient pas de malmener Espérit. À la Mule d’or, cela faillit même tourner à mal. Espérit s’adressa d’abord au teinturier Triadou, dont l’humeur sombre lui paraissait bien cadrer avec le personnage de Brutus. Triadou s’imagina qu’on voulait se moquer de lui en lui proposant ce rôle. Il était d’un naturel méfiant, et d’habitude il prenait les choses à contre-sens ; il lui arrivait d’entrer en colère quand on le saluait et de se mettre en fureur si on oubliait de lui faire bon accueil. — Il y a quelque chose là-dessous, se disait-il. — Le teinturier était du reste un personnage important de la commune, il possédait un gros bien au terroir des Baux, et depuis longtemps on le connaissait pour un des premiers lutteurs du pays.

Le malheur voulut qu’au moment où Espérit s’adressait à Triadou, le joyeux chansonnier Perdigal entrât en ce moment à la Mule d’or. Le chansonnier savait à fond son Triadou et l’excitait à plaisir, quand il y prenait fantaisie.

— Calme-toi donc, dit-il en faisant le bon apôtre ; il n’y a pas offense, vieux brutal, Espérit a raison.

Le teinturier brisa sa chaise. — Ah ! vous croyez me mener, dit-il, nous allons voir.

Espérit et Triadou avaient déjà quitté leurs vestes et s’apprêtaient à se gourmer, lorsque le caporal Robin fit son entrée. Robin s’interposa et fut accepté comme arbitre. Il était à Lamanosc depuis trois semaines. Le soupçonneux Triadou, qui toute sa vie s’était tenu en garde contre ses meilleurs amis, avait eu, dès le premier jour, foi à Robin et lui avait livré son âme. Il croyait, admirait, imitait tout ce qui venait de Robin. Le caporal revenait d’Alger ; il était très épris de couleur locale et ne savait plus marcher qu’avec des babouches : Triadou était convaincu que Robin n’aurait pu faire un pas sans ses pantoufles. Le caporal se coiffait d’un tarbouch, jurait en arabe et ne parlait jamais provençal ; il avait rapporté d’Afrique la passion des couleurs voyantes, des histoires fabuleuses et de la liqueur d’absinthe. Triadou, autrefois si sobre, ne quittait plus la Mule d’or ; il se costumait, fumait à la turque et portait une calotte rouge ; rien n’était comique comme son obstination à parer français, et quel français ! Si l’on s’avisait de sourire aux récits de Robin, qui avait tué tous les lions du désert : — C’est vrai, disait Triadou d’un air féroce, le poing levé : — et son témoignage était d’un grand poids, car il était un fort tueur de loups, et, quoique chasseur, ne mentait jamais.

Le caporal Robin monta sur une table et s’assit les jambes croisées. Il se fit expliquer longuement la querelle, puis il décida avec la gravité d’un juge en séance qu’il n’y avait pas insulte, quoiqu’Espérit eût poussé la plaisanterie trop loin, que les choses devaient en rester là, et qu’il n’y avait plus qu’à boire à la ronde aux frais d’Espérit. Tous les habitués de la Mule d’or ratifièrent la sentence du caporal, et l’affaire s’arrangea, sans plaies ni bosses, le verre à la main. Après boire, Robin leva sa chibouque et donna l’ordre à Triadou d’embrasser Espérit. On se quitta donc bons amis, mais il ne fallait plus songer à venir parler tragédie à la Mule d’or.

Au Grand Alexandre, Espérit fut accueilli par les mêmes quolibets qui l’avaient déjà assailli dans toutes les auberges du village ; mais d’un mot Cayolis, le maréchal-ferrant, arrêta les rieurs :

— Il n’y a pas à se moquer, dit-il ; une tragédie, c’est une pièce de théâtre, comme qui dirait une comédie.

— Je suis sauvé, pensa Espérit, Cayolis s’en mêle.

Dominique Cayolis était un bel esprit très écouté à Lamanosc, habile d’ailleurs et connaissant bien les bêtes, en santé comme en maladie. Il avait fait son tour de France jusqu’à Lyon, par Toulon et Bordeaux, et s’était établi depuis peu dans la commune comme maréchal-ferrant. Son influence était grande, et rien n’avait encore altéré le prestige que lui donnaient ses longs voyages. Espérit lui destinait le rôle de Jules César.

— C’est une pièce de théâtre, dit Cayolis, mais rien au monde n’est beau comme la Muette de Portici. Je l’ai vu jouer à Toulouse ; écoutez un peu le grand air de Masaniello.

On se pressa autour du beau Cayolis, qui se mit à chanter en appuyant sa main sur son cœur. Il fut très applaudi. — Maintenant, dit-il, attaquons le trio ; Espérit, fais la basse. — On chanta le trio, puis le quatuor, puis le sextuor, puis les chœurs, si bien que le concert dura jusqu’à la nuit. Impossible de dire un mot de la tragédie.

Il ne restait plus qu’à visiter le Café d’Apollon. Cette auberge est fréquentée par les bourgeois de la commune, qui ne sont pas assez nombreux pour former un cercle ; on y rencontre encore quelques petits marchands qui se donnent des airs de bourgeois en frayant avec la bonne compagnie. Les paysans et les ouvriers ne s’y hasardaient jamais. Le Café d’Apollon était un lieu très respecté, très redouté, une sorte de tribunal qui décidait en dernier ressort des réputations. Ce tribunal tirait une grande force de sa permanence ; il n’y a que cette auberge et celle de la Mule d’or qui soient fréquentées pendant la semaine. C’était encore un grand centre d’élections, et l’huissier Fournigue y avait un pied-à-terre. Les habitués disaient toujours le cercle en parlant du Café d’Apollon. C’étaient bien les plus mauvaises langues du pays, le notaire Giniez en tête ; mais on ne pouvait pas trop se plaindre, entre eux ils ne se ménageaient guère et se détestaient cordialement. Cette auberge était située sur la place, et souvent, en allant aux offices, les filles faisaient un détour pour entrer à l’église par la petite porte latérale, dans la crainte de passer sous les yeux des terribles censeurs. Espérit pensa fort sagement qu’il n’avait rien à espérer du Café d’Apollon : le notaire Giniez voulut l’arrêter sur la porte ; mais le terrailler fit la sourde oreille et descendit à son château des Saffras. — Il faut avouer que ça n’a pas pris, dit-il. Enfin ! à dimanche prochain !

Vint le dimanche, et les choses n’en marchèrent pas mieux. Partout même échec, aux auberges, au jeu de boules, au cours, au plan de l’église, où se louent les journaliers. — Mauvaise journée ! se dit-il. Ce sera pour l’autre semaine. Petit à petit l’oiseau fait son nid.

Espérit n’était pas homme à se décourager pour quelques moqueries au début d’une entreprise. Il connaissait par expérience les résistances et les retours soudains de l’opinion publique, et souvent déjà par sa ténacité il avait vaincu les routines les plus obstinées. Lorsqu’il avait parlé pour la première fois de border la rivière de peupliers et d’oseraies et d’établir en aval une écluse comme à Caromb, tous les rieurs avaient été contre Espérit ; on l’avait même chansonné, car à Lamanosc on fait des couplets à tout propos et souvent très bien tournés ; Perdigal s’y est rendu célèbre pour ses rimes provençales. En dépit des chansons et des railleries, barrages et digues flottantes s’étaient élevés en moins d’un an.

— Eh bien ! dit alors le Café d’Apollon, à la première crue d’eau tous ces travaux seront emportés. — L’orage éclata, et les digues résistèrent. — Ce sera pour les pluies d’automne, disait le notaire Giniez. — A l’automne, il en fut de même, et de même les années suivantes ; l’écluse tint bon et fut encore consolidée par le tassement des terres. On en retira du franc limon à charretées, les peupliers poussèrent comme des pêchers et donnèrent bientôt un bel ombrage ; les talus, les berges se gazonnèrent naturellement, et tous les matins, le notaire Giniez venait s’étendre dans ces herbes pour y lire son journal.

Il n’y avait dans la commune que des pénitens gris ; Espérit, qui était d’une famille de pénitens noirs, décida qu’il fallait restaurer cette confrérie. Comme toujours, on se mit à dire dans le village : — Voilà encore des almanachs d’Espérit, des almanacheries[3]. On fit des chansons. Les pénitens noirs n’en furent pas moins rétablis.

Le conseil municipal voulait faire raser la tour Saint-Sébastien, dont l’histoire est des plus glorieuses. C’est là qu’ont combattu au XIIe siècle les consuls de Lamanosc, morts les armes à la main pour les libertés de la commune. En 1359, les grandes compagnies d’Arnaud de Servole l’ont incendiée ; en 1562, elle a soutenu trois assauts, quand les huguenots vinrent mettre le siège devant Lamanosc. Espérit se mit en tête de sauver cette vieille tour, et la Sébastiane ne fut pas démolie.

Espérit avait introduit dans le pays les mûriers nains et les oliviers de Crimée ; on lui devait encore l’industrie des glaces que Lamanosc expédie à Marseille. Ce sont des neiges tassées qui se conservent toute l’année dans des glacières naturelles, formées au nord de la montagne par des anfractuosités de rochers où ne pénètre jamais le soleil.

Cet Espérit qui faisait tant de choses à Lamanosc n’était ni du conseil, ni de la fabrique : les intrigues d’élections le révoltaient ; il avait même refusé toute dignité dans la confrérie qu’il venait de restaurer. Heureux de s’effacer, il ne pensait jamais qu’à l’œuvre poursuivie et s’y donnait tout entier. C’est ainsi qu’il gardait toujours la force et la franche liberté d’un esprit désintéressé. Le projet une fois conçu, le but marqué, sa volonté se dressait, se roidissait et poussait droit. Nul n’avait au même degré l’énergie, l’action lente, continue de l’idée fixe, frappant sans cesse au même point, comme ces suintemens des grottes qui creusent goutte à goutte de vastes coupes dans les durs basaltes.

Ce grand vouloir se rattachait à un patriotisme ardent et naïf toujours en éveil. Il serait difficile de faire comprendre le vrai de cette passion à ceux qui par eux-mêmes n’en ont pas éprouvé la douceur et la violence. Espérit avait eu dans sa vie une grande joie, vers les premiers temps du choléra. Jusque-là il avait tout admiré dans Lamanosc, mais au hasard, par instinct d’amour, sans se rendre compte de rien. « Bon air, belle vue, » il n’en savait dire ni penser davantage, du moins le croyait-il. A l’époque du choléra, des familles riches de Lyon et de Paris vinrent se réfugier à Lamanosc. Espérit, qui savait un peu de français, leur servait de guide. Les premiers jours, ces étrangers trouvaient tout ravissant, le portail, les tours, les rues tortueuses jonchées de buis, le torrent, les fondrières du chemin, non par grand amour des champs et du village, mais par caprice de nouveauté, de contrastes. On les voyait dispersés çà et là, dessinant les broches du rempart, l’arche du pont, le clocher, ou se poursuivant, s’appelant avec des cris de surprise à la vue d’une baraque vermoulue, d’une fleur, d’une herbe, d’une couleuvre, comme des enfans qui auraient découvert l’île de Robinson. Les demoiselles couraient les champs et revenaient en se couronnant de lavandes et de romarins. On faisait de grandes expéditions dans la montagne, et chemin faisant les étrangers reprenaient leurs longues discussions sur le pittoresque, la nature et l’art, les bois, les eaux, les neiges, les paysages et les couchers de soleil. Tout en conduisant les ânesses, Espérit ne perdait pas un mot de ces discours ; il en retenait le plus possible, même sans bien comprendre ; souvent le sens d’un mot, d’une phrase lui échappait, mais il prenait la phrase à la volée telle qu’elle lui arrivait, et il la fixait dans un coin de sa mémoire, comme il eût fait d’une phrase latine ; elle restait des années entières inerte et sans vie, puis tout à coup ressuscitait et livrait passage à l’idée captive. — C’est singulier, disait-il plus tard lorsqu’il essaya d’analyser ses impressions ; il paraît que c’est comme la garance : à ces idées, il leur faut bien rester deux ou trois ans en terre ; si la graine est bonne, ça sortira toujours.

Au bout de quinze jours, il arriva que les belles dames n’admiraient plus rien et s’ennuyaient à mourir. Espérit ne s’en inquiétait guère ; de tous leurs discours, il avait retiré grand profit. Un monde inconnu lui apparaissait ; son esprit avait reçu le choc, il le sentait ouvert et dégagé et comme mis en mouvement dans un courant de lumière. La journée finie, il s’en allait le long des prés, méditant et rêvant, le nez aux étoiles, ruminant ses rêveries, cherchant et comparant, pensant à tout ce qu’il avait entendu, — phrases de livres et singeries dans la bouche de ces citadins, mais pour Espérit idées neuves et vives, provoquant un travail original, libre et sincère, raisons nouvelles d’aimer le pays, et de s’attacher encore par mille liens plus étroits à cette chère patrie de Lamanosc, — semences de rêverie pour des années entières, rêverie ordonnée, ravivée sans cesse, maintenue dans ses vraies limites par la grande piété d’Espérit, pouvant s’étendre sans péril sur ce fonds de mœurs pures qui lui servait en quelque sorte de support.

Cabautoux le pâtre ou quelque vieux paysan l’accompagnait dans ses courses du dimanche qui se prolongeaient très avant dans la nuit : un profond sentiment éclatait par momens sous leurs discours décousus ; ils ne savaient que parler du pays et, leurs cœurs s’élevant, penser aux choses éternelles. Dans nos villages du Haut-Comtat, au fond de ces vallées préservées qui s’étendent au sud de la montagne, il n’est pas rare de rencontrer de ces hommes méditatifs, et la religion vient encore affermir la belle gravité de leurs âmes. Elle crée en eux l’habitude des longues réflexions, du recueillement, des recherches de l’esprit, le sentiment de l’invisible, toute une vie intérieure active et concentrée.


VI.

De son état, Espérit était d’abord paysan ; mais comme il réussit dans les tuiles et plus tard dans la terraille, il n’alla plus au chantier que pour les fortes journées de garance. Il était du reste connu pour un homme bien adroit de ses doigts, très sûr dans la taille des mûriers et des vignes et pouvant donner un coup de main aux maçons comme aux menuisiers, un peu serrurier, un peu bourrelier, maréchal au besoin, jardinier entendu et surtout bon fontainier, car la baguette lui tournait. Ces industries l’aidaient à vivre, et sans quitter la terre, il pouvait donner plus de temps à ses inventions.

Il avait étudié jusqu’en sixième à Sainte-Garde, et les jours de fête il portait une longue lévite taillée droit comme une soutanelle. De là le. titre de moussu (monsieur) Espérit qu’on lui donnait communément par manière de plaisanterie ; mais d’année en année le sens moqueur de ce mot moussu s’affaiblissait à mesure qu’Espérit devenait un personnage. A la longue, on l’accepta comme tel dans une certaine mesure : n’être raillé qu’à demi, c’est tout ce qu’on peut demander de respect à l’humeur joviale du peuple comtadin.

La maison d’Espérit était bâtie à quelques jets de pierre du village, en arrière de la route de Carpentras, sous un prolongement de rochers formant voûte. L’aire en terre battue où séchaient les tuiles était fermée à l’est par des amoncellemens de bois et de branches disposés en bûchers ; tout autour rampaient des vignes et des câpriers dont les feuillages couvraient les murs en retombant sur le chemin. A l’autre extrémité, les argilières, les fours, le puits à roues, un plan d’oliviers et d’amandiers, et plus loin encore les fumiers, rejetés derrière une haie de cyprès qui les masquait. Partout des fleurs et des plus rares, dans des vases, des caisses, des tuyaux de fontaines, sur les murs et sur les toits, aux corniches, aux lucarnes, à toutes les marches des escaliers extérieurs ; des violiers dans les fentes des murailles et des iris dans les cailloux. A l’entrée, derrière deux colonnes retirées des ruines de Notre-Dame-des-Vans, des cyprès très hauts, très épais ; sur le portail, des rangées de courges rouges brillant au soleil comme des canons de cuivre fourbis.

À la base des rochers où s’adosse cette maison s’étendent en longueur des bancs de sable durci qu’on appelle dans le pays des saffras. Le pic et le ciseau jouent à l’aise dans ces roches sablonneuses, mêlées de cailloutis ; Espérit y creusa d’abord des caves, puis des serres, puis des escaliers. D’année en année, la maison s’étendit ainsi de tous côtés, par voûtes, terrasses, galeries et cabanons. Espéril creusait, creusait toujours, et poussait devant lui son terrier, à droite, à gauche, en haut, en bas, niches sur niches, jardinets sur jardinets. Au plus haut de ces constructions s’élevait une sorte de tourelle en bois, à balustres crénelés, où grinçaient des girouettes et des horloges à vent ; sur un pivot tournait un ange en métal creux, portant à l’écusson un Saint-Cloud et sonnant de la trompette quand la bise se levait. Cette bicoque était connue dans le pays sous le nom de château des Saffras ; de là le titre de marquis des Saffras qu’on donnait souvent à Espérit.

Il avait établi son laboratoire sous un auvent, dans une cour intérieure du château, où le public n’était jamais admis. Depuis quinze ans s’entassaient dans ce hangar les ressorts, les rouages, les instrumens, les ferrailles qu’il achetait de toutes mains. C’est là qu’il poursuivait en secret ses inventions et surtout son grand œuvre : la fabrication d’un orgue et la construction d’un monument en terre cuite. Il s’était creusé une fosse dans son jardin, et ce monument était destiné à lui servir de tombeau. Il devait représenter Espérit étendu sur un lit d’herbages, une croix sur la poitrine, un chien sommeillant à ses pieds. Quand l’idée lui vint d’élever ce tombeau, au retour d’un voyage qu’il fit à Avignon, il essaya d’abord de le sculpter au couteau, en pierre tendre de Saint-Didier ; ces sculptures étaient horribles. En observant des enfans qui faisaient leur portrait sur la neige, il imagina de s’étendre tout nu, face contre terre, sur une couche de glaise préparée, et de couler du plâtre dans ces empreintes. Il n’obtint d’abord que des moulages informes d’un art barbare qui rappelait les dieux mexicains. Après mille essais, il arriva enfin à modeler un personnage en argile qu’il se proposait d’enduire d’un beau vernis vert qu’il avait inventé. Au four, les armatures prirent feu et firent tout éclater. Le monument en était là, lorsqu’Espérit se résolut à faire jouer la Mort de César. Il avait bien d’autres projets en tête pour lui et pour la commune, mais il les ajournait sagement, l’orgue même et le tombeau étaient négligés depuis qu’il avait conçu son grand dessein de tragédie ; il fallait, avant tout, que la Mort de César fût représentée à Lamanosc.

— Ça ne prend pas, ça ne prend pas, répétait Espérit ; je n’ai pas trouvé le bon biais. Quand je leur parle de la belle comédie de Montalric, ils me disent tous : — A Montalric, c’est différent. — Et à Monteux, à Saint-Didier, à Beaume-de-Venise, au Thor, à Vedènes ?

— Oh ! pour là-bas, c’est différent. — Et en quoi ? — Toujours la même réponse ; on dirait qu’ils se sont donné le mot.

— J’aurais dû demander l’avis de M. Lagardelle, dit-il un jour en apercevant le maître d’école qui étalait ses compas et ses niveaux d’eau sur le banc de sa porte ; c’est un homme instruit et qui me sera d’un bon conseil. Salut, monsieur Lagardelle !

— Salut, Espérit.

On entra dans la salle, et l’on se mit à parler tragédie ; dès les premières paroles, le magister fut saisi de colère.

— Une tragédie ! s’écria-t-il en levant les bras. Ah ! malheureux, retourne vite à ton four. Tu n’es jamais sorti de ton village, et tu veux faire jouer des pièces de Paris ! Je te reconnais bien là, et tu seras donc toujours le même ? On est jardinier, on est fontainier, on sait faire sécher des tuiles au soleil, on tourne tant bien que mal un chandelier de terre, et puis un beau jour, sans rime ni raison, quand la tête vous part, on se lance tout à coup dans les beaux-arts ; c’est à faire suer des clous ! Par hasard, serais-tu gradé et diplômé ? Montre un peu tes parchemins. T’imagines-tu qu’on me confierait des expertises et des arpentages, si je n’avais pas fait mes preuves devant les juges compétens ? Mais il paraît que pour les belles-lettres c’est différent, et tu me soutiendras peut-être que je n’ai pas le droit de te demander tes titres ? Alors n’oublie pas de réserver un rôle à la Cadette. Ah ! pauvre ignorant ! maître sot ! Toi, jouer une tragédie ! toi, Espérit ! Sais-tu seulement ce. que c’est qu’une tragédie ? t’en doutes-tu ? T’es-tu jamais demandé quel était le plus fort auteur tragique ? as-tu la moindre teinture de la rhétorique ? soupçonnes-tu les lois du goût ? Voyons, répondez, monsieur le tragédien, monsieur le docteur. Combien comptez-vous de styles ? à quoi reconnaissez-vous le sublime ? Sauriez-vous faire la différence entre le noble et le digne, entre le pondéré et le modéré ? Tu n’en sais rien ; moi, je le sais, et cependant je ne m’avise pas de monter des tragédies. Pourquoi ? parce que je ne suis ni un vaniteux ni un présomptueux, et que votre ignorance à tous m’est bien connue. Je ne monte pas des tragédies, et pourtant j’aurais pu en composer tout comme un autre, car je suis l’enfant de la nature…

Espérit s’était rapproché de la porte à pas de loup. — Monsieur Lagardelle, dit-il, je vous donne mon salut : je vois bien que nous ne nous entendrons pas.

À quelques jours de là, il fit une dernière tentative, au Panier fleuri, au Petit-Paris, au Grand-Alexandre. Perdigal rima une chanson, et les moqueries reprirent de plus belle. Il fut même décidé que le tragédien serait berné, s’il venait à reparaître au cabaret. Espérit commençait à perdre patience ; il s’en alla le long de la rivière, assez irrité ; son bâton sifflait dans sa main et faisait voler les fleurs de mauve et les tiges bleues des jusquiames.

— Ah ! c’est un sort, disait-il, les gens qui ont de l’esprit ne veulent pas me donner un coup de main pour le bien de la commune. Eh bien ! je ramasserai les mendians sur les routes, et j’en ferai des consuls et des dictateurs ! On verra jouer les bêtes et les infirmes. Oui, Bélésis le muet, Bélésis le manchot sera sénateur ; Cabantoux le fadad, la bête du bon Dieu, comme vous l’appelez, sera Brutus ou Cassius, et toi-même, Espérit le fêlé, le timbré, Espérit de la lune, Espérit des cigales, tu seras Marc-Antoine ou Jules César. Oui, cette tragédie marchera, et vous l’applaudirez, ou j’y perdrai mon nom !

Le pâtre Cabantoux accepta les yeux fermés ; il prit de confiance le rôle qui lui était offert, sans se douter en rien de ce que pouvait être Brutus. Bélésis le muet suivit son camarade Cabantoux, et dans la soirée la Mort de César fut mise à l’étude au château des Saffras. Bélésis n’était pas muet de naissance : à l’âge de six ans, il était tombé d’un toit en servant les maçons ; dans cette chute, il s’était brisé le poignet et fracassé les mâchoires. C’était un petit homme grêle, chétif, nerveux, toujours malade et toujours gai, d’une imagination très active, d’une vivacité d’écureuil. Cabantoux et Bélésis étaient la risée du village, Cabantoux pour sa lourdeur, Bélésis pour sa pétulance. Boiteux, défiguré, déjeté, Bélésis aimait passionnément la danse ; il s’y montrait fort agile. Au bal comme dans la rue, l’animation, l’impatience de tous ses mouvemens excitaient les moqueries des plaisans de Lamanosc, qui ne voyaient que le grotesque de cette gentillesse naturelle retenue captive dans un corps infirme.

Cabantoux était berger, Bélésis tournait la roue chez les cordiers. Tous les jours, à la nuit tombante, le manchot et le fadad se rencontraient à l’étable du maire Tirart, et partaient de là, bras dessus, bras dessous, pour la tuilerie, où les attendait Espérit. À leur arrivée, le terrailler mettait la barre au portail, les deux amis se faisaient une place au milieu des copeaux amoncelés sous l’auvent du hangar, Bélésis à plat-ventre, Cabantoux sur son séant, dans un trou ; Espérit montait sur l’établi, et d’une voix perçante déclamait les vers de Voltaire. Bélésis prenait un grand intérêt à cette lecture ; lorsqu’un passage le frappait, il lui arrivait souvent d’être saisi d’une envie folle de parler qui se trahissait par des gestes et des cris saccadés. Cabantoux se tenait dans sa niche de copeaux, raide, immobile comme une statue. Les mains collées sur les genoux, l’œil fixe, L’oreille dressée, il écoutait avidement les récitations d’Espérit, sans parvenir à comprendre une seule tirade. Quand on l’interrogeait, il soufflait bruyamment, suait à grosses gouttes, fermait les poings, balançait la tête et restait court. Sa bonne volonté était à toute épreuve, il ne se lassait pas d’écouter et d’être réprimandé, mais cette attention obstinée restait toujours sans récompense ; en quinze jours de leçons, il n’avait pas fait un progrès. Il paraissait impossible de lui faire apprendre deux vers ; les eût-il retenus, il les aurait récités d’une façon exécrable.

Espérit n’avait pas lieu d’être beaucoup plus content de lui-même. En donnant des conseils à Cabantoux, il s’apercevait à chaque instant de sa propre faiblesse ; il sentait bien que ces conseils portaient à faux, il le sentait fortement, mais sans pouvoir rien préciser. Nuit et jour il récitait et déclamait son premier acte, à la tuilerie, dans les bois, sur les chemins ; il lisait et relisait la préface, les notes, l’introduction, les commentaires ; ces études opiniâtres ne servaient qu’à lui révéler des difficultés qu’il ne soupçonnait pas, et le jetaient de plus en plus en grande méfiance de lui-même. — Au lieu d’avancer, je recule, disait-il, c’est tous les jours pire. Le professeur Lagardelle avait raison. Ah ! mauvais Espérit, tête fêlée, tête cassée ! Ce serait pourtant le bien de la commune, cette Mort de César ! reprenait-il. Et d’ailleurs on l’a bien jouée à Montalric, et Lamanosc vaut bien Montalric. Plus belle vue, meilleurs airs, moins d’ivrognes ! Nos terres sont plus fortes, nous travaillons mieux la vigne, et je trouve que chez nous les gens ont plus de biais. Ah ! si l’ami Marcel était au pays !

Ces belles raisons ne le tiraient pas de souci. Il n’allait plus ni à ses tuiles ni à son jardinage ; les orgues, la sculpture, la mécanique et toutes les inventions étaient délaissées. Pendant la nuit, il relisait avec acharnement son volume, et le jour il errait dans les champs comme une âme en peine.


VII.

Un matin, comme il traversait la route de Flassans, il fit rencontre du maréchal-ferrant Dominique Cayolis, qui venait d’attacher ses mules aux ormeaux de Notre-Dame. Cayolis était en belle humeur.

— Holà ! dit-il, holà ! seigneur, salut.

— Salut, Ménicon, à l’amitié !

— Salut, Espériton ; as-tu toujours des fourmis dans la tête ?

— Et toi, quelle chanson nouvelle ! où vas-tu ?

— Devant mes jambes ; la terre est grande.

— Toujours le même ? Viens-tu avec moi ?

— Avec toi ? quand les poules auront des dents.

— Alors adieu, Ménicon, moi je vais à Flassans.

— Flassans ? mauvais port de mer ; les chats y meurent. Espérit s’était éloigné de quelques pas lorsque Cayolis le rappela.

— À propos, dit le maréchal, c’est demain marché ; il faudra que tu me portes cette montre chez l’horloger ; un jour elle va, un jour elle ne va pas ; elle est comme la tête d’une femme, — pleine de cigales ; on dirait les affaires du gouvernement.

Espérit ouvrit la montre et toucha les ressorts avec une paille. — Ce n’est rien, dit-il, ta montre n’a rien à faire à la ville, je m’en charge ; entrons à la tuilerie.

— Bien parlé, dit Cayolis ; les médecins des montres, vois-tu, sont comme ceux des gens, ils leur donnent des maladies. Eh bien ! en avant au château des Saffras ! Écoute un peu, Spiriton, je me sens en voix :

Léonor, mon amour brave
L’univers et Dieu pour moi,
        Pour toi…

On revint aux Saffras ; le terrailler prit ses pinces et remit la montre en état.

— Déjà ! dit Cayolis, tu es un habile homme. Voilà mon oignon qui chante, gai comme un pinson. Eh ! eh ! reprit-il d’un air fin et goguenard en poussant Espérit par le bras, eh ! eh ! c’est plus facile à faire marcher qu’une comédie !

— Eh bien ! parlons-en de cette comédie, répondit le terrailler. Pourquoi n’en es-tu pas ? Je ne t’ai pas cherché, mais puisque tu me provoques, je veux en avoir le cœur net. Il faut que tout soit tiré au grand clair. Allons ! pourquoi n’en es-tu pas ?

— Mauvaise affaire, dit Cayolis, mauvaise affaire ! Assieds-toi là, tu vas m’entendre raisonner ; mais commence par descendre cette bouteille qui flâne à ta fenêtre, le soleil pourrait l’enrhumer. Très bien. Cabantoux, rince les verres ; maintenant verse, Spiriton, et tais-toi. Pas un mot ou tu es un homme perdu. Mauvaise affaire que la tragédie, mauvaise affaire ! On n’en joue plus à Bordeaux ; j’aime mieux la Muette. Moi, je suis comme les linottes en cage, j’ai la pépie, verse encore ; ce coudounat se fait. Spiriton, Spiriton, tu n’entends rien au théâtre ; je vais t’expliquer les choses, mais surtout tais-toi. Je n’aime pas qu’on me coupe le fil quand je vais dire du nom eau. J’ai la parole.

Cayolis avait la parole facile, et l’eau de coing lui déliait la langue. Il raconta ses voyages, ses bons mots, ses aventures ; pendant une heure, il discourut tout à l’aise sur la Muette, les jeux floraux, la façade du théâtre de Bordeaux, le commerce colonial, les chœurs de Toulouse, la politique secrète de l’Autriche. Quand la bouteille fut vidée, Ménicon s’arrêta et dit au terrailler : — A toi maintenant ! Cayolis t’écoute.

Espérit prit la parole ; Cayolis ne songeait pas à le contredire : il sifflait gaiement dans sa clef d’agate, faisait sonner la montre et tinter les breloques en corail. Quand on l’interrogeait, il répondait d’un visage riant pour approuver. Cayolis avait pris le volume de Voltaire et regardait très attentivement les gravures en fredonnant, une ariette. Espérit était en train de développer ses plus beaux argumens, lorsque Ménicon l’interrompit brusquement.

— Voyons ces rôles ; quel est celui qui a ce costume ? dit-il en montrant le dictateur étendu sur un lit de parade, la poitrine et les bras nus.

— Jules César, l’empereur !

— Eh bien ! dit Cayolis, je jouerai César, c’est décidé.

— Un beau rôle, dit Espérit, mais difficile. C’est dur à apprendre. Il y en a long, je t’avertis. Trois cent dix vers !

— Rien, dit Cayolis, rien, rien. Pour la mémoire, je suis le sans pareil. Chante-moi une chanson, celle que tu voudras, la plus longue de ton cahier ; que je ne sois plus Cayolis si je laisse en route un seul mot !

Espérit entonna une très vieille complainte que Ménicon ne connaissait pas. Le maréchal dédaignait les airs du pays et ne s’adonnait qu’aux chansons d’opéra qui faisaient valoir sa belle voix blanche. Il était très connu pour sa manière de chanter : Amour sacré de la patrie — non-seulement à Lamanosc, mais dans tout le centre et dans plusieurs villes du tour de France. La complainte avait vingt couplets ; à la fin du cinquième, le terrailler s’arrêta en voyant que Ménicon ne cessait de rire et de causer, de tirer les oreilles à Cabantoux et de fouailler les chiens.

— Et le sixième ? dit Cayolis ; allons, reprends tes antiennes pendant que je vais essayer un pas.

De glissades en glissades, Cayolis courut jusqu’à la porte, tourna autour des meubles, battit des entrechats, revint et repartit en valsant avec une chaise, pendant qu’Espérit chantait sa complainte. Au dernier vers, le maréchal s’arrêta, fit une pirouette et psalmodia la complainte ; les vingt couplets furent répétés sans erreur. — Voilà, dit Cayolis en secouant Cabantoux, qui le contemplait avec stupéfaction ; je te donne trente ans pour en faire autant, et toi, Spiriton, qu’en dis-tu ? Pour ta Mort de César, ce sera de même. C’est décidé, je me charge de ce rôle. Perdigal, qui est poète, jouera Brutus, et le général Robin, Marc-Antoine. Tu vois bien qu’il te faut des gens qui aient voyagé. Quant à toi, comme tu n’as pas bonne tête, tu vas rester dans les figurans avec Cabantoux et Bélésis. Pour les autres rôles, sois tranquille, ne t’inquiète de rien ; je me charge de tout. Ce soir j’aurai enrôlé la troupe, et dimanche, à deux heures, nous venons tous manger la salade au château des Saffras. Que tout soit disposé, et demain, au marché, n’oublie pas les merluches.

— Tout sera prêt, dit Espérit, et toi, fais à ta guise ; je te conseillerais seulement de choisir les acteurs à nombre égal dans les paysans et les moussus.

— De quoi ! de quoi ! dit Cayolis. Des conseils ? Ris-tu ou fais-tu l’amour ? Holà, holà, seigneur ! Ne te mêle que de ta cuisine. A dimanche

Et le beau maréchal partit en chantant la cavatine de Robert.

Au jour fixé, à l’heure dite, Cayolis fit son entrée aux Saffras avec Robin, Perdigal, Triadou et douze compagnons très décidés, — six paysans ; et six moussus.

Ces mots de paysans et de moussus servaient à désigner les deux partis qui divisaient alors la commune. A Lamanosc, il y a toujours eu deux factions en présence. De 1830 à 1834, la politique s’était assoupie ; il semblait que le calme allait renaître dans le village, lorsque tout à coup on vit sortir de terre deux nouveaux partis, celui du curé et celui du vicaire. Les premières chansons provençales de Perdigal datent de cette époque. Le pays était en feu, l’autorité supérieure intervint, et le vicaire fut déplacé. A quelques mois de là, un médecin italien vint s’établir dans un hameau voisin de Lamanosc, la faction du vicaire se jeta aussitôt du côté de l’Italien et lui improvisa une clientelle ; les animosités se réveillèrent, et bon gré mal gré, le docteur de Bologne et le docteur de Montpellier se trouvèrent les chefs de deux grands partis. La guerre dura trois ans, — trois ans de rixes, de chansons et de procès ; à la longue, les passions se lassèrent ou changèrent de but. Le vieux médecin de Lamanosc, sentant sa fin approcher, maria sa fille au docteur italien : les partis se débandèrent, et la fatigue générale ramena l’ordre dans la commune. Ce ne fut qu’à la vote de 1838 qu’on vit reparaître deux factions, sous le nom de paysans et de moussus. Il serait difficile de définir exactement ces deux partis. Il n’y a pas de prolétaires à Lamanosc, et les ouvriers des corps d’état ont tous un champ qu’ils cultivent eux-mêmes ; les paysans sont propriétaires, les moussus portent la veste, et plusieurs d’entre eux vont en journée. Tout ce qu’on peut dire, c’est que dans le parti des moussus on rencontre un plus grand nombre de forts cultivateurs et d’artisans.

Les douze jeunes gens qui suivaient Cayolis étaient les chefs des deux partis, et le seul fait de leur rencontre dans une même troupe témoignait de la grande influence du maréchal, car jamais les haines n’avaient été si violentes à Lamanosc. La guerre était partout ; une même ardeur emportait les vieillards et les enfans : aux bals, aux promenades, à l’église même, aux confréries, on voyait les filles se grouper en deux bandes ennemies. Cayolis était très considéré des deux partis. A son arrivée, il ne s’était pas laissé engager dans leurs luttes ; l’homme qui avait habité les grandes villes n’avait plus que du dédain pour ces querelles de village ; sa rare bienveillance naturelle l’aurait d’ailleurs toujours éloigné des inimitiés et des colères.

Espérit vint recevoir ses convives dans la cour ; aussitôt Cabantoux sonna la cloche, et Bélésis mit le feu aux bombes de terre alignées sur la terrasse. Les tables étaient dressées sous la tonnelle ; à l’entrée flottaient deux drapeaux tricolores ; au fond, sur les colonnes romaines, on voyait le buste du roi et la statue de saint Antonin, patron de la commune, entourés de fleurs et de feuillages. Les tables étaient garnies d’assiettes en forme de feuilles de vigne, revêtues d’un beau vernis vert inventé par Espérit ; au centre, sur un socle de bois sculpté, une dame-jeanne de clairette ornée de pampres ; les poissons et les salades étaient servis dans des poteries brillantes rangées tout autour de la dame-jeanne. Le caporal Robin loua l’ordonnance du banquet, et Cayolis déclara qu’à Toulouse on n’aurait pas mieux fait. Au dessert, la dame-jeanne était vide ; Cayolis et Robin lurent quelques tirades de Voltaire, on les applaudit avec fureur, et les rôles furent aussitôt distribués.

— Maintenant, chantons la gloire ! dit un paysan.

— Toujours, répondit le caporal, mais n’oublions pas que le muscat est l’ami de l’homme.

Chanter la gloire signifie toutes chansons sur l’Afrique, l’empereur, les aventures de terre et de mer, le retour au pays, en général tout ce qui n’est ni complaintes ni romances d’amour. Espérit mit en perce le baril de muscat de Beaume. On chanta la gloire chacun à tour de rôle, et quand tous les convives eurent fait montre de leurs talens, Cayolis leur dit : — Maintenant, les amis, nous allons monter la Muette, mais commençons par former deux chœurs. Perdigal, tu vas appareiller les voix.

— Les moussus à droite, les paysans à gauche, dit le poète, c’est tout simple.

— Je ne connais ni paysans ni moussus, répondit Cayolis ; je n’en ai pas vu à Toulouse, je n’en ai pas vu à Bordeaux, et le général Robin vous dira qu’il n’y en a pas en Alger ; ainsi qu’il n’y en ait plus à Lamanosc ! J’entends que pour le chœur de la Muette on se donne tous la main, et francs amis. Autrement pas d’Amour sacre de la patrie ! Allons, Spiriton, le vieux grenache, nous allons fraterniser. Qu’on me donne le drapeau.

— Tout va bien, se disait Espérit ; voilà donc une affaire finie, ce n’est pas sans peine. Enfin, Paris ne s’est pas bâti en un jour. Cette tragédie marche bien, ce sera plus beau qu’à Montalric.

Lorsqu’on eut chanté les chœurs de la Muette, Perdigal prit son fifre et joua des quadrilles ; le muet courut à l’écurie et revint avec un collier de grelots autour du cou et deux sonnailles de mule pendues à la ceinture. Les acteurs sortirent alors du château des Saffras en faisant la farandole, Cayolis en tête, le drapeau à l’épaule, Bélésis à la queue, traînant gaiement sa jambe infirmé, et dansant de son mieux en faisant tinter ses sonnettes. M. Lagardelle était assis devant sa porte et lisait du Crébillon. — Holà ! dit M. Lagardelle en relevant ses lunettes, holà ! holà ! quelle est cette fête nationale ?

La Mort de César, répondit Espérit. Allons, les amis, à la danse, deux places au milieu !

Les rangs s’ouvrirent, quatre mains vigoureuses saisirent le magister, et la farandole repartit en l’entraînant dans sa course. De son côté, Cayolis avait enlevé le maire Tirart, qui s’était trouvé sur le passage de la troupe. Massapan, le tambour de ville, voyant danser son maire, prit ses baguettes et battit la caisse à côté de Perdigal. Les habitués du café d’Apollon, s’étant aventurés sur la place, furent entourés et mis à la danse. En quelques minutes, la farandole comptait cent cinquante personnes. Quant à la tragédie, Espérit seul y pensait encore.


VIII.

Il avait été décidé qu’on se retrouverait toutes les semaines, à la même heure, au château des Saffras. Les réunions eurent lieu comme on se l’était promis, les acteurs vinrent avec empressement au rendez-vous, et les répétitions furent suivies très assidûment.

C’étaient de singulières répétitions. Le caporal Robin s’était chargé de dresser les conjurés, et, sous ce prétexte que de tout temps les conspirations se sont ourdies dans les souterrains, il commençait par mener ses élèves à la cave, une torche à la main. Alors on mettait le siphon au tonneau, Robin poussait un cri de hyène et d’une voix caverneuse déclamait le monologue du second acte. A chaque tirade, on se versait des rasades, et quand le monologue était terminé, les assassins de César reprenaient leurs torches, croisaient les bras et portaient le caporal en triomphe.

Triadou le teinturier taciturne admirait Robin, mais il ne l’imitait pas. C’était son premier acte d’indépendance ; en toute autre circonstance, il copiait servilement le caporal. — Toi, Triadou, disait Cayolis, tu conspires en silence. C’était vrai à la lettre : le teinturier ainsi des heures entières sans desserrer les dents, non-seulement par goût, mais encore par système, parce que telle était sa manière de concevoir le personnage de Cassius, qui lui était échu.

Le caporal était, avec le terrailler, le seul qui eût pris quelque intérêt à la tragédie ; les disciples de Cayolis chantaient la Muette sous la tonnelle ; le beau maréchal avait choisi les voix les plus agréables ; son sextuor était bien monté, et les chœurs manœuvraient avec ensemble. Perdigal, qui méprisait les vers français, trouva plus gai d’exercer ses élèves au jeu de boules ; du jeu de boules, il les fit passer au jeu de quilles, lequel était inconnu à Lamanosc ; comme quilles, on se servit des tuyaux de terre qu’Espérit fabriquait pour les fontainiers. Quand tous les tuyaux furent cassés, on les remplaça par des vases, des tuiles et des poteries. Avec de tels maîtres, le nombre des acteurs fut bientôt triplé ; tous les jeunes gens du village voulaient venir aux Saffras. La pièce n’en marcha pas mieux : à la classe de Perdigal, comme autour de Cayolis et de Robin, paysans et moussus ne songeaient qu’à vider les dames-jeannes de clairette et de muscat. Après boire, il arrivait souvent que les chefs des deux grands partis se gourmaient en règle, ou se cassaient des bouteilles sur la tête. Quand ils étaient de bonne amitié, c’était encore pis ; Perdigal prenait son fifre et les faisait danser, — danses lourdes et violentes ! Tout était dévasté, les jardins, les plates-bandes, la pelouse et les jardinets ; de la cave aux terrasses, le château des Saffras était mis à sac ; on traînait les échelles et les tombereaux en travers de la route, qui se trouvait ainsi barrée du côté de la campagne ; les tragédiens faisaient alors une sortie par la petite porte, arrivaient sur les derrières des passans et des curieux, les chassaient devant eux à coups de gaules, et les faisaient entrer de vive force à la tuilerie pour boire et danser.

Espérit avait introduit dans la troupe un ami du maître d’école, le vieux sergent Tistet, pour neutraliser l’action de Robin. A la vue de ces désordres, l’honnête Tistet se retira ; Cayolis l’approuva beaucoup, mais il resta aux Saffras pour ne pas compromettre sa popularité.

Le terrailler dit alors à Cabantoux : — Le sergent Tistet a raison. Toi, dès que les citoyens seront partis, tu barricaderas le château, et dimanche visage de bois. S’ils veulent pénétrer de force, que les fusils soient chargés, et samedi soir, en rentrant le troupeau, amène-moi tes chiens de la Crau, ainsi que les dogues du maire. — Espérit mit ensuite la clef à ce tiroir de sa crédence qui ne s’ouvrait que pour les cinq grandes fêtes. — Allons, dit-il, allons, Espérit, voici le moment d’endosser la lévite ; il n’y a plus que la Pioline où l’on puisse te venir en aide.

Il réunit ses plus belles hardes, la soutanelle des grands jours, le pantalon de velours bleu, le corset (gilet) jaune, les bas chinés et les fins souliers de castor. Ce costume complet fut soigneusement plié dans un panier, et le terrailler descendit dans la cour, le paquet sous le bras, un bout de miroir à la main. L’ânesse était à la porte, sanglée et bridée. Espérit n’eut qu’à l’enfourcher, et la Cadette partit au trot sur la route de la Pioline.

La Pioline est une gentilhommière démantelée où l’on élève à foison toutes sortes de bêtes : entre l’étable et la ferme, les porcheries ; autour du corps de logis s’adossent et montent les maisonnettes des chèvres, des Lapins, des oies, des canards. Un gros et tortueux mûrier, planté sous Henri IV, sert de retraite aux dindons ; les paons voyagent des platanes de l’allée aux marronniers de la grande terrasse. Aux corniches des toits, sur les cheminées, aux lucarnes des greniers, des pigeons par centaines ; des ruches dans les jardins ; dans les cours, des bandes de coqs russes, de poules, de pintades, des lièvres privés et des perdrix familières qui souvent viennent picorer sur les tables du salon ! Tout ce petit monde remue, s’anime, s’agite et tourne sans cesse, dès qu’on ouvre une porte, une fenêtre, les bêtes arrivent par volées : ce ne sont que cris et battemens d’ailes, fourmillemens de pattes, de becs et de queues. A tous les angles des murailles, on voit des poussinières, des cages, des volières. A l’arrière du chenil, un jeune renard, donné par Perdigal, traîne et secoue sa chaîne ; vis-à-vis, dans une loge grillée, sont deux loups pris au piège par le chasseur Malaterre ; enfin, près des serres des terrasses inférieures, on garde les animaux rares que les officiers de marine envoient, au retour de leurs voyages, à leur ami Cazalis, le seigneur de la Pioline, — le lieutenant de vaisseau Jean-de-Dieu Cazalis, ancien commandant de la Ville-de-la-Ciotat.

— On ne saura jamais ce qu’il y a de bêtes à cette Pioline, dit un jour le petit pâtre Cascayot, c’est pis qu’une arche de Noé ; quand les pigeons s’y envolent, le soleil en est noir. — De là le mot d’Arche-de-Noé, employé aussi communément que celui de Pioline par les paysans, grands donneurs de surnoms.

A la montée des Mourgues, Espérit se cacha dans un bouquet de romarin et fit sa toilette.

— Voici l’évêque des cigales, dit la servante Zounet, qui faisait de l’herbe pour ses lapins, à grands coups de faucille dans les fossés. Oh ! le bel astre ! Spiriton, tu es beau comme un soleil ! Tu vas donc à la noce ? Il te manque les rubans et le bouquet. Si c’est moi que tu viens demander en mariage, je t’avertis qu’il faudra que tu m’habilles en dame.

— Salut ! la Zounet, dit Espérit, le lieutenant est-il de bonne humeur ?

Mais toujours, répondit la servante. Crois-tu que nous soyons comme toi, des têtes virées ? Si tu veux le voir, descends à l’Olivette, près des cerisiers. Tu feras bien d’y rester pour faire peur aux oiseaux.

Espérit lâcha la Cadette dans les joncs et courut au verger d’oliviers. Mlle Sabine, la fille du lieutenant, était assise sous le mûrier, et les moutons venaient prendre du sel dans sa main ; Espérit fit un détour pour éviter Mlle Sabine, et d’un bond franchit la muraille du jardin. Sous les cerisiers, il aperçut le lieutenant, qui lançait des mottes aux chèvres de Cascayot. Le lieutenant pestait, jurait, appelait à grands cris Cascayot. Le petit pâtre faisait la sourde oreille et glissait en rampant sous les pampres de la muraille.

Espérit s’avança vers M. Cazalis et lui présenta timidement sa requête. Aux premières paroles, et sur ce seul mot de tragédie, le lieutenant prit un air joyeux.

— Comment donc ! dit-il, c’est une excellente idée. Tu es un homme d’esprit, mais d’où diable t’est sortie la pensée de venir me consulter ? Pourquoi moi plutôt qu’un autre ?

— Tout va mal au château des Saffras, répondit Espérit ; alors je me suis souvenu de ce que j’avais entendu à la Pioline il y a trois ans. Vous rappelez-vous quand je suis venu arranger le petit jardin ? Vous étiez assis sous le quatrième figuier, celui des figues-dattes, qui a gelé au gros froid ; vous lisiez à Mlle Sabine des vers d’Athalie, et l’on peut dire que vous leur donniez un bon coup. Vrai ! c’était un plaisir de vous écouter.

— Mon ami, dit M. Cazalis, c’est que j’ai vu Talma… Et je l’ai connu, reprit-il avec ce mouvement d’orgueil dont ne peuvent se défendre les vieillards qui ont approché les comédiens renommés.

— Talma ? dit Espérit, Talma ? — Et, ne comprenant pas, il regardait le lieutenant d’un œil triste et inquiet comme celui des chiens. Le lieutenant s’empressa de lui raconter Talma, Cinna, les parterres de rois, Mlle Mars et le décret de Moscou. Les chèvres sautaient de tous côtés dans le verger, faisaient ébouler les murailles et mordaient à belles dents les pousses des jeunes arbres ; mais M. Cazalis ne prenait plus garde à ces rapines : il était tout entier au plaisir de décrire les grands triomphes de la Comédie-Française. — Ah ! Talma ! Talma ! dit-il en finissant. Mon ami, je n’ai jamais vu Leknin, mais sois certain qu’il n’allait pas à la cheville de Talma, Spiriton, voici trente ans que je n’ai été à Paris, mais je n’y tiens pas ; il n’y a plus de théâtre, le théâtre est mort, c’est fini.

— Vous ne voulez donc pas en être ? dit Espérit. Sans vous qu’allons-nous devenir ? non-seulement pour les bons conseils à la Talma, mais il n’y a que vous pour pouvoir gouverner cette bande de gueux.

De sa vie, le lieutenant n’avait refusé un service ; mais dans cette circonstance moins que jamais pouvait-on mettre en doute son obligeance ? Il appartenait à une génération qui a aimé la tragédie avec une ardeur, un enthousiasme dont nous ne pouvons plus aujourd’hui nous faire une idée. La proposition d’Espérit ranimait en lui la vieille passion toujours vivace ; M. Cazalis se sentait renaître, toute se jeunesse se réveillait. Il fit à peine quelques objections pour la forme, et séance tenante il fut convenu qu’on se mettrait à l’œuvre au plus tôt.

— Allons, allons ! dit le lieutenant en congédiant Espérit, tout cela s’arrangera ; mais surtout que ma sœur Blandine n’en sache rien : c’est une femme terrible, elle trouverait mille raisons absurdes pour nous détourner. Amène-moi ton escouade dans la semaine et que je les mette au pas ; une fois que vous serez installés, ma sœur n’y pourra plus rien ; nous aurons pour nous les faits accomplis, comme on dit dans les gazettes. Va au plus vite, je prends cela sur moi ; d’ici-là, qu’elle ignore tout ; si elle s’en doute, nous sommes perdus. N’oublie pas que c’est à une heure que Mlle Blandine sort tous les jours pour aller donner ses consultations. Quand une fois elle a bourré ses poches de fioles, d’onguens, d’herbes sèches et de petites boîtes, rien au monde ne pourrait la retenir à la Pioline, et pour qu’elle rentre, il faut que le tout soit vidé, les paniers comme les poches. Allons, allons, tout ira bien ; maintenant prends ton sac et tes quilles, et va voir si je suis à Lamanosc.

La Cadette eut bientôt franchi la distance qui sépare la Pioline des Saffras. En approchant du château des Saffras, l’ânesse se mit à braire gaiement et partit au trot. Espérit leva la tête ; une fumée légère montait en spirale derrière les cyprès de la tuilerie, et le portail était ouvert à deux battans. Espérit sauta dans le fossé, courut jusqu’à la petite porte et déterra la clé, cachée sous les pierres.

— C’est bien ma clé, dit-il, et c’est bien ici le château des Saffras ; voilà la première fois que je ferme de tous côtés, et ma porte est ouverte ! Il y a du nouveau. Voyons la niche.

La niche était vide, la chienne Flore jappait joyeusement dans la cuisine. Du fond de la cour, Espérit l’aperçut accroupie devant le foyer, la queue en l’air, le museau dans les cendres ; derrière la Flore, la Cadette, déjà installée à la grande table, buvant au broc et mangeant les salades ; dans la cheminée un jeune paysan, les pieds à la crémaillère, caressant la Flore et séchant ses guêtres à la flamme claire des genêts. C’était l’ami d’Espérit, le, fils du boulanger de la commune de Seyanne, Marcel Sendric, qui revenait au pays après une absence de quatre années.

— Voilà César, dit Espérit en sautant au cou de Marcel ; comment es-tu là ? depuis quand de retour ?

— À Seyanne depuis ce matin, dit.Marcel, aux Saffras depuis une heure. Tu vois que je n’ai pas perdu de temps : les mules étaient au moulin, je n’ai pas voulu attendre, et je suis venu par le chemin de la rivière. Pendant la nuit, l’orage a enlevé la planche, et pour passer la rivière de Mèdes, avec de l’eau jusqu’aux reins

Espérit ne l’écoutait plus, il s’était reculé de quelques pas pour mieux le voir. — Mais lève-toi donc, lui dit-il, là, droit ! Jour du ciel ! comme tu as grandi !

— Et tes cyprès aussi, répondit Marcel. Il y a quatre ans, on n’aurait jamais pu escalader la muraille.

Espérit regardait toujours son ami avec admiration. Il s’écria tout à coup : César, tu vas régner !

Marcel ne comprit rien à cette citation de Voltaire. — Oui, tu seras Jules-César, reprit Espérit. Tout va bien. Tu verras quelles braves gens, ces Cazalis. As-tu rencontré Cayolis ? il a pris une bien belle voix ; il en est, lui aussi. Le sergent Tistet est de retour. Nous avons pour nous le curé et le maire. Il faut décidément que tu sois César, et puisque tu es des nôtres, moi je serai Marc-Antoine. Après-demain, nous irons à la Pioline.

— J’irai où tu iras, dit Marcel, je serai ce que tu voudras, je ferai tout ce qu’il te plaira, mais je te jure que je n’ai rien deviné et que je ne devinerai rien, si tu ne commences pas par le commencement.

C’était demander l’impossible : Espérit avait commencé son histoire par la fin, et, dans son impatience de dire et d’apprendre en quelques minutes tout ce qui s’était passé pendant ces quatre années de séparation, il s’engageait dans mille digressions, questionnait sans cesse Marcel sur son voyage, sa famille, les causes de son retour, écoutait à peine les réponses, donnait les nouvelles du pays et reprenait le récit des mésaventures de la tragédie. Le désordre de ces premières confidences fut encore compliqué par un discours du fadad ; le brave Cabantoux, qui venait d’arriver, s’avisa de donner une explication de la Mort de César. Enfin, comme les trois amis avaient toute la nuit devant eux, à la longue ils finirent par s’entendre.

Le lendemain Espérit présenta Marcel au lieutenant. — Voici mon camarade, dit-il en entrant, voici Jules César : je serai Marc-Antoine. Comme les autres acteurs ne travaillent guère au premier acte, je les ai laissés au village ; il y a d’ailleurs à faire de grands changemens, et tant de monde aurait peut-être effrayé M" Blandine pour la première fois.

— Ma sœur est loin, dit le lieutenant ; on est venu la chercher à midi ; il y a deux malades à la ferme de San-Bouzielli ; nous voilà libres comme l’air, ne perdons pas de temps : êtes-vous prêts ?

— Nous sommes à vos ordres, dit Espérit, et nous venions prendre votre heure.

— À l’instant même, répondit M. Cazalis : ma sœur ne rentrera qu’à la nuit, nous avons toute la journée devant nous ; mais, si cela marche, nous pourrons doubler la répétition. Allons, vivement ; donne-moi le bouquin, prenez place et commençons.

On lut le premier acte. M. Cazalis n’eut que des éloges pour Marcel : mais il ne ménagea pas les leçons et les critiques au terrailler. Ce n’était pas sans raison : il était difficile de rencontrer un plus singulier Marc-Antoine. Espérit se laissa malmener sans rien dire ; le succès de son ami le remplissait de joie et d’orgueil.

Marcel lisait avec goût, sans accent, dans un sentiment vrai, un peu froidement au dire de M. Cazalis, qui ne craignait pas les grands éclats de voix et les pompes du débit. À ce jeu fin et délicat il aurait préféré sans doute la déclamation solennelle et le grand style des vieux classiques ; mais cette réserve même le surprit, il fut surtout frappé de la simplicité de Marcel, de son naturel et de l’aisance de ses manières, et comme il avait l’habitude de penser tout haut, il lui dit à la fin de l’acte : — Mais c’est très bien, mon ami ! c’est très bien… Là, franchement, n’y a-t-il pas quelque ruse sous jeu ? Est-il bien sûr, monsieur, que vous soyez un paysan ? Mais alors pourquoi cette veste ? Je ne sais que supposer…

— Ne supposez rien, lui dit en riant Marcel, je m’appelle Sendric, et je suis le fils du boulanger de Seyanne.

— Impossible ! s’écria le lieutenant.

À peine ce mot lui était-il échappé, qu’il en eut honte comme d’une inconvenance, et, dans son trouble, il crut tout réparer en ajoutant :

— Mais ces manières, cette distinction ? Par qui diable avez-vous été élevé ?

— La belle question ! répondit Espérit, par sa mère, la Damiane ! Le lieutenant se taisait dans la crainte de commettre une nouvelle sottise. Mlle’Sabine, qui filait à la fenêtre, se leva vivement, et s’approcha de Marcel pour lui présenter les excuses de M. Cazalis ; mais elle se troubla à son tour, rougit comme une cerise, et s’arrêta près de la table sans pouvoir prononcer un seul mot. Le lieutenant ne savait plus quelle contenance faire. Dans sa confusion, il se levait, s’asseyait, tournait sa tabatière, et regardait sa fille pour qu’elle lui vînt en aide. Mlle Sabine n’osait ni s’avancer ni relever la tête ; elle avait repris sa quenouille, et filait très vite ; mais ses doigts agiles se prenaient dans la bourre de soie, l’emmêlaient et cassaient les fils. Enfin le bonhomme prit un grand parti ; il s’avança vers Marcel, et lui tendit la main :

— Monsieur Sendric, dit-il d’une voix très émue, je suis le lieutenant Jean-de-Dieu Cazalis ; voulez-vous recevoir mes excuses ? Vous êtes le premier homme auquel de ma vie j’aurai demandé pardon.

Marcel ne s’était nullement senti blessé. S’il y avait eu offense, l’insistance qu’on mettait à la réparer l’eût encore aggravée aux yeux d’un vaniteux ; mais en ce moment Marcel ne songeait qu’à la cordialité qui éclatait dans cette maladresse même : il était très embarrassé de l’embarras de ses hôtes, et volontiers il leur aurait demandé pardon pour tout le trouble dont il était cause, il lui fut impossible de trouver une seule parole, et pour toute réponse il serra la main de M. Cazalis.

Le lieutenant insista pour retenir Marcel à dîner. Marcel aurait voulu partir, il était attendu à Seyanne ; mais il craignait qu’on ne vit dans son refus quelque rancune : il accepta, et le lieutenant sortit avec lui pour aller visiter les semis de melons et les nouvelles vignes. Espérit disparut sous les saules du Grand-Vallat ; on ne le revit qu’au dîner. Ce dîner fut très gai. Dès les premiers momens, on causa avec un grand abandon. M. Cazalis voulut connaître l’histoire de Marcel ; Marcel raconta sa vie, et tout d’abord il s’établit entre lui et ses hôtes une sorte d’intimité. Il semblait qu’ils s’étaient connus de tout temps.

Avant la nuit, Marcel voulut prendre congé de M. Cazalis. — Je prends toute votre soirée, dit le lieutenant ; on vient de m’avertir que ma sœur coucherait à San-Bouzielli ; restez, restez, nous relirons le premier acte : nous voilà libres comme l’air.

Marcel répondit qu’on ne pouvait pas se passer de lui à Seyanne pour la fournée du soir.

— Ce n’est pas vrai, dit Espérit ; pendant que vous étiez aux nouvelles vignes, je suis parti pour Seyanne et j’ai enfourné le pain avec le petit frère Damianet, la preuve, c’est qu’on va vous servir les fougasses. Appelez la Zounet.

La Zounet vint servir les gâteaux apportés par Espérit, et le premier acte fut de nouveau mis en lecture. Il était très tard lorsque le lieutenant consentit à laisser partir ses acteurs ; il les accompagna jusqu’au bois des Gargoris et leur donna rendez-vous pour le lendemain. — La troisième répétition, dit-il, ce sera pour la foire de Vaison, mais demain soyez exacts ; c’est jour de lessive, nous serons libres comme l’air. Ah ! mon ami, dit-il à Marcel, vous ne savez peut-être pas ce que c’est qu’un jour de lessive. Ce jour-là, le tonnerre pourrait tomber sur la maison sans qu’on y prit garde.


IX.

Le jour de la foire de Vaison, Marius Tirart vint remiser ses troupeaux à l’étable de la Pioline pour leur donner quelque repos avant de les diriger sur les bergeries des Abeilles. Il n’était pas midi, et le maire, qui ne perdait pas son temps dans les cabarets, avait déjà trouvé le temps d’aller au marché, d’y vendre ses bœufs, d’acheter et de ramener du nouveau bétail. M. Cazalis le garda pour la répétition, et lorsque les acteurs furent partis, il voulut savoir ce qu’en pensait le maire.

— Ce n’est pas trop mal, répondit Tirart, et le petit Marcel Sendric me plaît pour son bon air ; mais si mon neveu Lucien s’en mêlait, ce serait une autre affaire. Quand il en sera, vous verrez de quel pied marchera cette comédie ; vous m’en direz des nouvelles, lieutenant ; vous verrez, vous verrez. Vous ne le connaissez pas, mon cadet, car voilà onze ans que je le tiens dehors, et Dieu sait ce qu’il m’en coûte ! les yeux de la tête, mon ami, les yeux de la tête ! Le collège royal, les chevaux, les facultés, les livres, les arts d’agrément, les voyages, l’argent de poche, que sais-je ? Combien de balles de garance y ont passé, et du bétail, et des soies ! Enfin c’est cher, mais on peut dire que toutes ces dépenses lui profitent. La bonne instruction, monsieur Cazalis, c’est comme du fumier sur la terre, il n’y faut pas regarder, et ce n’est jamais trop payé. Je vous jure que pour le travail de tête il n’a pas son pareil. Toujours le nez dans les livres. Eh ! pourquoi, grand Dieu ! Sa fortune est faite. En voilà un original ! Quel drôle de corps ! Il aime Lamanosc à la folie, et n’y peut jamais rester ; il nous adore, et nous le voyons une heure ou deux tous les trois ans ; il pourrait passer avec nous la vie la plus heureuse, comme un coq en pâte, à ne rien faire, tranquille comme Baptiste, et depuis six ans qu’il est sorti des écoles, il court le monde, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, les pays étrangers, que sais-je ? il a tout visité. Il finira par s’en aller dans les îles. Quand il vient ici par hasard, je crois le tenir ; bast ! on tourne la tête, plus de Lucien. Ah ! quel homme ! Mais cette fois-ci je lui ai mis la main dessus, et je vous jure que nous le gardons. Dès demain je viens vous le présenter en règle.

— Aujourd’hui même, dit le lieutenant. Je n’entends pas d’une autre oreille, et je veux qu’Espérit lui trouve un beau rôle. Eh ! la Zounet ! une plume et de l’encre… Très bien. Maintenant prends mon porte-voix et sonne le petit pâtre ; qu’il se tienne prêt à porter cette lettre à Lamanosc. Asseyez-vous là, notre maire ; écrivons au neveu. Prenez votre temps. Vous dites qu’il arrivera dans une heure ; il est raidi. Nous dînons à quatre ; votre neveu aura donc tout le temps nécessaire pour se reposer et s’équiper. Je vous déclare que je ne veux pas entendre une objection. Ecrirons, écrivons. Vous êtes mon prisonnier et je vous garde. Vous n’avez pas encore visité mon nouveau plantier de grenache, et j’ai à vous consulter pour mes semis de melon ; ainsi c’est entendu. Nous aurons aujourd’hui le notaire Giniez, M. Lajarije, Corbin l’aîné…

— Oh ! celui-là me va, dit le maire. Quel rude homme ! une santé de fer. En voilà un bâti à chaux et à sable ! Et son frère qui n’a qu’un souffle, que devient-il ce petit Corbin, avec ses inventions de lunatique ? Veut-il toujours nous faire voyager en ballon ?

— Toujours, dit M. Cazalis, et nous l’aurons tout à l’heure avec le vice-président du cercle. Il vous expliquera son système. Nous aurons aussi notre ami le contrôleur Dulimbert.

— C’est un homme bien aimable, dit le maire.

En ce moment, le petit pâtre entra.

— Ah ! te voilà, Cascayot, dit le lieutenant, arrive à l’ordre.

Cascayot fit deux sauts de carpe par manière de révérence, et retomba sur ses mains en arbre droit. Pendant que le petit pâtre cabriolait autour de la table, le maire termina sa lettre lentement, péniblement, non sans songer au secrétaire de la commune, qui d’ordinaire lui évitait ces rudes corvées.

— Voilà qui est bien, dit M. Cazalis ; maintenant, Cascayot, mets tes jambes à ton cou, et file sur Lamanosc comme l’éclair ; tu auras la pièce.

— Monsieur Marras, reprit-il, je suis de votre avis ; M. Dulimbert est un homme bien aimable.

— Un homme charmant à table, dit le maire.

— C’est le mot, répondit le lieutenant, un parfait convive.

De son côté, la Zounet disait en hachant ses fines herbes : — C’est un homme fort aimable que monsieur le contrôleur, et qui sait se tenir à table, — un homme bien ! Comme il fait attention à tout, comme il apprécie tout ! et toujours un mot d’éloge si à propos ! Il m’agrée fort de lui donner à dîner, et ça lui profite. Il n’est pas comme son ami le notaire Giniez, qui toujours rit jaune et qui reste maigre comme un coucou. Il a pourtant les dents longues, ce mauvais Giniez. En fait-il des malheureux avec ses fonds perdus ! Il est déjà rentré vingt fois dans son argent, et Dieu sait quand il mourra. Ah ! ces fonds perdus, c’est le malheur du pays.

— Taisez-vous donc, s’écria Mlle Blandine, taisez-vous, langue de vipère.

— Me taire ! dit la Zounet ; moi, me taire ! quand je serai au cimetière J’ai le temps, les vers ne m’ont pas encore mangé la langue.

A quatre heures, le neveu Lucien n’était pas arrivé ; les autres convives liaient réunis. M. le contrôleur Dulimbert était dans les transes. Il prit sa montre et compta quinze inimités. — Le quart d’heure de grâce est expiré, dit-il en décrivant un demi-cercle avec sa montre. Voyez : seize minutes ; un Bréguet ! Nous courons sur les dix-sept. Je suis d’avis d’attendre notre jeune ami à la manière des bons aïeux, les pieds sous la table.

Le lieutenant aurait voulu gagner encore une dizaine de minutes, mais la Zounet arriva sur la terrasse le visage en feu, les poings fermés, la coiffe à l’envers. — Vous êtes servis, dit-elle, je ne veux pas que tout brûle ; si vous n’arrivez pas, je vais inviter les chats.

Les convives impatiens coururent au salon, et M. Cazalis les suivit lentement, en braquant une dernière fois sa lunette marine du côté de la route de Lamanosc.

Vers six heures, au sortir de table, le lieutenant se remit en vigie à l’angle de la terrasse ; un groupe s’était formé autour de M. Corbin aîné, qui racontait ses exploits de chasse ; le maire se promenait à grands pas en maugréant, et le plus jeune des Corbin traçait des courbes sur le sable.

— Messieurs, messieurs, dit le lieutenant, voici un brillant cavalier qui tourne le bois de Lubat. Je gage que c’est le neveu, attention !

— Je l’ai vu avant vous, dit Tirart, mes yeux valent bien vos lunettes.

— Le voilà aux peupliers, reprit M. Cazalis, il met sa bête au galop. Savez-vous qu’il est très bien en selle ? Notre ami Marius, vous avez là un joli cheval pie ; je ne vous le connaissais pas.

Le maire était déjà dans l’allée et criait à pleins poumons : Cadet ! cadet ! Il arrêta net le cheval lancé au galop, puis il saisit Lucien par les hanches, l’enleva et l’embrassa rudement après avoir jeté la bride au paysan qui chevauchait derrière en grand costume de laquais.

— Le voilà, le voilà ! dit-il en lançant son neveu dans les bras du lieutenant, qui s’avançait le chapeau à la main.

Lucien s’excusa en très bons termes d’arriver si tard ; M. Cazalis le prit aussitôt en amitié. En tournant la haie, M. Marius marcha sur le pied de son ami et l’interrogea du regard ; le lieutenant passa son bras derrière Lucien, serra la main du maire et hocha la tête en signe de grand contentement.

La compagnie s’était levée ; le maire prit son neveu par la main et le présenta en grande cérémonie à tous ses amis. A chaque salut du neveu, M. Dulimbert se penchait à l’oreille de Mlle Blandine et disait : — Parfait, parfait ! Cet air anglais me plaît bien.

M. Tirart était déjà très près de M. Dulimbert, dos à dos ; le contrôleur passa rapidement derrière lui, tourna jusqu’aux arbres, revint droit sur Lucien et prit du champ pour faire ses trois pas.

— Monsieur François Lucien, dit-il avec un geste noble qui datait du directoire, votre présence nous comblé de joie ; recevez les hommages dont je suis le faible interprète.

Lucien salua et vint s’asseoir à côté de Mlle Blandine. Pour engager la conversation, M. Corbin aîné parla chasse, et M. Corbin le jeune posa des axiomes sur la navigation aérienne ; à chaque mot, Corbin l’aîné l’interrompait avec mépris, et le chétif songe-creux, ainsi mal mené, se troublait et bredouillait les larmes aux yeux.

— Monsieur Lucien, avez-vous le goût des voyages ? disait M. Dulimbert. Aimez-vous les beaux-arts ? — À toutes ces interrogations, Lucien répondait par des monosyllabes, avec une politesse glaciale que rien ne pouvait entamer. Le laconisme et la froideur de Lucien déroutaient les hôtes bruyans de la Pioline ; ils le regardaient avec surprise et n’osaient plus dire un mot. — Mais parle donc, parle donc, disait le maire en poussant son neveu du coude. Il s’était fait un grand silence. — Et de sept ! dit tout à coup le notaire Giniez, en faisant claquer ses doigts maigres.

— Voici le notaire qui compte ses maîtresses, dit Corbin aîné en riant aux éclats.

Peu à peu le naturel reprit le dessus ; le rentier, le contrôleur, les Corbin, qui avaient commencé par échanger quelques phrases banales, ne tardèrent pas à jaser comme des pies. Ils parlaient tous à la fois, chacun pour soi, chacun de soi, chacun se décrivant, se louant, racontant avec complaisance ses goûts, ses humeurs, ses manies, les proposant comme des règles inflexibles, les seules, les infaillibles lois du bien vivre et du bien agir. La grosse voix du maire Tirart éclata enfin au milieu de ces commérages :

— Aura-t-on bientôt fini avec tous ces moi ? dit-il. Il n’y en a que pour vous. Moi je me couche, moi je me lève, moi j’aime les gazettes, moi les juges, moi les voleurs, et moi par-ci, et moi par-là ! Au diable tous ces moi ! il n’y en a que pour vous. Allons, à ton tour, cadet !

Le neveu Lucien n’eut garde de répondre à cette invitation, et M., Dulimbert se hâta de dire :

— Toujours original, notre ami Marius, toujours original ! Eh bien ! je vous donne mille fois, dix mille fois raison. L’égoïsme est le plus vilain des vices, c’est un défaut que je ne puis souffrir. J’ai lu dans le livre du Bon ton que rien n’est malséant comme de parler de soi. Lisez ce livre, monsieur Marius, lisez ce livre ; j’y retrouve à chaque instant les préceptes de mon pauvre amiral La Jonquière. Ah ! quelles manières ! quelle table ! quelle distinction ! Je sais de lui une histoire qui le peint tout entier. Cotait en 1827, fin octobre, au temps des grives, mais l’amiral donnait la préférence aux ortolans ; moi j’inclinerais peut-être pour les becfigues.

— Et moi je tiens pour les ortolans, s’écria le notaire Giniez, je ne vous ferai pas une concession, seulement il faut savoir les engraisser ; ce gibier demande de grands soins, n’oubliez jamais de leur crever les yeux quand vous les mettez en cage ; je viens de faire des dispositions très ingénieuses dans ma volière. Ces jolies petites bêtes sont logées comme des princesses : des treillis dorés, des mangeoires de marbre, une pendule pour régler les heures des repas, un thermomètre, un ventilateur. Il faut de grands soins, c’est si délicat. Monsieur Lucien, je me ferai un plaisir de vous expliquer tout mon système, si vous m’accordez l’honneur de votre visite. J’ai obtenu des résultats fabuleux.

— Mon ami Giniez, je vous crois, dit le contrôleur, votre procédé est infaillible. Oh ! les ortolans ont leur mérite, qui oserait le nier ? Nous sommes bien près de nous entendre, mon ami ; je n’ai jamais eu l’idée folle de les déprécier, j’indiquais seulement une préférence très légère pour les bec-figues, voilà tout, et j’admets…..

Une décharge de mousqueterie interrompit la narration du contrôleur ; les invités de la Pioline se levèrent en grand émoi, les paons poussèrent des cris de détresse, et les colombes s’échappèrent de tous côtés sur les toits. Les volées de coups de fusil se succédaient vivement, et la terrasse fut bientôt envahie par une troupe de paysans qui venaient faire fête à Lucien : c’étaient les tragédiens, les amis de famille, les camarades d’école, tous ceux qu’Espérit avait pu ramasser dans la vallée, à leur retour de la chasse.

— Cadet ! Cadet ! Tchois, Tchitchois ! — De tous côtés on n’entendait que ces cris. Lucien était entouré, poussé, enlevé ; on l’embrassait, on lui serrait les mains et les épaules, on lui tirait des coups de fusil dans les oreilles.

— Bon Dieu ! dit Perdigal en lui tournant la tête, comme tu es maigre ! Il parait que le pain est cher là-bas !

— C’est que les airs ne sont pas aussi bons qu’à Lamanosc, dit Espérit.

— Comme tu es maigre ! dit Cayolis. Ah ! les gueux ! comme ils t’ont fait pâtir dans leurs collèges. Regarde-moi, il fait meilleur sur le tour de France.

— Ah ! mon pauvre Tchitchois, reprit Perdigal, tu fais pitié. Ah ! tu n’es pas beau. Tu t’es fait bien laid par là-bas ; tu ressembles à Espérit.

Perdigal flattait beaucoup le terrailler. Espérit, avec son grand nez recourbé, ses grands bras, ses longues mains, ses jambes longues, si longues, qu’elles raclaient la terre quand il enfourchait la Cadette, Espérit ne ressemblait en rien au beau, à l’aimable, à l’élégant Lucien ; mais Perdigal, en vrai paysan, n’admirait que les brillantes santés, les joues pleines et rubicondes.

M. Cazalis avait déjà traîné une dame-jeanne de muscat sur la terrasse ; le maire Tirart était dans la joie ; il courait dans les groupes avec le lieutenant, le verre et la bouteille aux mains, criant, chantant, versant à boire. Au milieu de ces amitiés expansives, Lucien essayait de faire bonne contenance, il se prêtait de son mieux à ces ovations, mais sa gêne était extrême. Après onze ans d’absence, il se trouvait tout à fait dépaysé à Lamanosc ; de ces camarades d’école, il n’en reconnaissait aucun ; leur accueil bruyant le déconcertait tout autant que les façons de l’oncle, les questions du notaire, les rires de Corbin aîné et la politesse surannée du contrôleur. A chaque instant, il semblait être blessé, froissé, et d’autant plus vivement qu’il paraissait d’un caractère fier et réservé.

A l’extrémité de la terrasse, Mlle Sabine ramenait ses pigeons et ses pintades en leur jetant du grain ; Lucien se trouva rapproché d’elle par les poussées de la foule. C’était surtout en présence de Mlle Sabine qu’il souffrait de cette familiarité des mœurs provençales, des allures de l’oncle Tirart, des surnoms donnés par les camarades et principalement de l’horrible diminutif de Tchitchois, qui revenait avec insistance dans toutes leurs formules d’amitié.

Ce fut bien pis, lorsque le sergent Tistet fit aligner tous les tragédiens l’arme au bras et qu’Espérit, s’avançant à leur tête, vint d’un grand sérieux proposer le rôle de Marc-Antoine à Lucien

— Espérit a bien parlé, dit le maire ; allons, cadet ! un beau discours aux amis. Monte sur la table. Vive le roi !

Lucien refusa d’une façon qui trahissait tout son déplaisir. Ce mouvement d’impatience blessa l’instinct méfiant des paysans.

— On ne te forcera pas, dit Espérit ; ici nous sommes tous libres ; tu ne parais pas content, et si nous t’ennuyons, il faut le dire. Es-tu fâché qu’on t’appelle cadet, Tchitchois, comme à l’école ? Il paraît que ton nom de François ne te va plus. Va pour Lucien ; toi, appelle-moi toujours comme tu voudras : Jean de la lune, roi des almanachs, l’avocat des chats, le marquis des Saffras, tu peux choisir ; à l’heure d’aujourd’hui, je ne sais plus combien j’ai de surnoms, et tous les jours il en pousse de nouveaux, comme le chiendent dans les bonnes terres. Tu ne dis rien, tu fais le fier, le Franciot, tant pis pour toi ; tu reviendrais du bout du monde que tu nous retrouverais toujours les mêmes ; salut, salut. A Lamanosc, nous sommes en république, tous pareils ; c’était ainsi quand nous étions terre du pape, ce sera de même jusqu’au jugement dernier ; la France n’y changera rien, ni loi non plus ; salut, salut.

Le maire Tirait fit entendre raison au terrailler. On se serra la main, mais la mauvaise impression était reçue, les tragédiens reprirent leurs fusils et sortirent de la Pioline.

Sur un signe de Lucien, le laquais galonné courut alors à l’écurie. — C’est une trahison, dit le lieutenant en voyant arriver les chevaux équipés. — Lucien demanda la permission de se retirer. — Ni ce soir, ni demain, dit M. Cazalis. La chambre bleue est préparée depuis ce matin ; nous vous gardons toute la semaine. Quand je devrais couper les jarrets à votre beau cheval, vous nous resterez.

— Oui, oui, dit Tirart, je le veux.

— Monsieur Cazalis, dit Lucien, je suis attendu ce soir à Vaison, les chemins sont très mauvais, et je tiendrais à me trouver dans la plaine avant la nuit. Mon oncle vous dira que j’ai rendez-vous à Vaison avec lord Henswood, mon compagnon de voyage ; demain, à l’aube, nous recommençons les fouilles ; nous avons déjà découvert une tombe romaine.

— Certainement, certainement, dit le maire.

— A une seule condition, dit le lieutenant, c’est que vous nous reviendrez, la semaine prochaine, à pareil jour, et vous retrouverez ici tous nos amis. Est-ce entendu ?

— J’allais vous en demander la permission, répondit Lucien. Il ajouta quelques paroles très courtoises, et vint prendre congé de tous les hôtes de la Pioline. Après avoir baisé la main de Mlle Blandine, il sauta en selle et partit au galop.

— A la semaine prochaine ! lui cria de loin M. Cazalis.

Lucien était à l’extrémité de l’allée ; il fit cabrer son cheval et salua une dernière fois, en agitant son chapeau.

— Vous l’aurez mort ou vivant, dit le maire.

  1. Vote, fête votine d’un village dans le Comtat.
  2. Poète provençal, connu par ses noëls.
  3. En provençal armanayé, — rêveries, projets chimériques.