Le Martyr calviniste
PREMIÈRE PARTIE.
le martyr calviniste.
Peu de personnes aujourd’hui savent combien étaient naïves les habitations des bourgeois de Paris au quatorzième siècle, et combien simple était leur vie. Peut-être cette simplicité d’action et de pensée a-t-elle été la cause des grandeurs de cette vieille bourgeoisie, qui fut, certes, grande, libre et noble, plus peut-être que la bourgeoisie d’aujourd’hui ; son histoire est à faire, elle demande et attend un homme de génie. Inspirée par l’incident peu connu qui forme le fond de cette Étude et qui sera l’un des plus remarquables de l’histoire de la bourgeoisie, cette réflexion arrivera sans doute sur les lèvres de tout le monde, après ce récit. Est-ce la première fois qu’en histoire la conclusion aura précédé les faits ?
En 1560, les maisons de la rue de la Vieille-Pelleterie bordaient la rive gauche de la Seine, entre le pont Notre-Dame et le Pont-au-Change. La voie publique et les maisons occupaient l’espace pris par la seule chaussée du quai actuel. Chaque maison, assise sur la Seine même, permettait aux habitants d’y descendre par les escaliers en bois ou en pierre, que défendaient de fortes grilles en fer ou des portes en bois clouté. Ces maisons avaient, comme celles de Venise, une porte en terre ferme et une porte d’eau. Au moment où cette esquisse se publie, il n’existe plus qu’une seule maison de ce genre qui puisse rappeler le vieux Paris, encore disparaîtra-t-elle bientôt ; elle est au coin du Petit-Pont, en face du corps de garde de l’Hôtel-Dieu. Autrefois, chaque logis présentait du côté de la rivière la physionomie bizarre qu’y imprimaient soit le métier du locataire et ses habitudes, soit l’originalité des constructions inventées par les propriétaires pour user ou abuser de la Seine. Les ponts étant bâtis et presque tous encombrés de plus de moulins que les besoins de la navigation n’en pouvaient souffrir, la Seine comptait dans Paris autant de bassins clos que de ponts. Certains bassins de ce vieux Paris eussent offert à la peinture des tons précieux. Quelle forêt ne présentaient pas les poutres entre-croisées qui soutenaient les moulins, leurs immenses vannes et leurs roues ? Quels effets singuliers que ceux des étais employés pour faire anticiper les maisons sur le fleuve ? Malheureusement la peinture de genre n’existait pas alors, et la gravure était dans l’enfance ; nous avons donc perdu ce curieux spectacle, offert encore, mais en petit, par certaines villes de province où les rivières sont crénelées de maisons en bois, et où, comme à Vendôme, les bassins pleins de longues herbes sont divisés par d’immenses grilles pour isoler les propriétés qui s’étendent sur les deux rives.
Le nom de cette rue, maintenant effacé sur la carte, indique assez le genre de commerce qui s’y faisait. Dans ce temps, les marchands adonnés à une même partie, loin de se disséminer par la ville, se mettaient ensemble et se protégeaient ainsi mutuellement. Confédérés socialement par la Corporation qui limitait leur nombre, ils étaient encore réunis en Confrérie par l’Église. Ainsi les prix se maintenaient. Puis les maîtres n’étaient pas la proie de leurs ouvriers, et n’obéissaient pas comme aujourd’hui à leurs caprices ; au contraire, ils en avaient soin, ils en faisaient leurs enfants, et les initiaient aux finesses du travail. Pour devenir maître, un ouvrier devait alors produire un chef-d’œuvre, toujours offert au saint qui protégeait la Confrérie. Oserez-vous dire que le défaut de concurrence ôtait le sentiment de la perfection, empêchait la beauté des produits, vous dont l’admiration pour les œuvres des antiques Maîtrises a créé la profession nouvelle de marchand de bric-à-brac ?
Aux quinzième et seizième siècles, le commerce de la pelleterie formait une des plus florissantes industries. La difficulté de se procurer les fourrures, qui tirées du Nord exigeaient de longs et périlleux voyages, donnait un prix excessif aux produits de la pelleterie. Alors comme à présent, le prix excessif provoquait la consommation, car la vanité ne connaît pas d’obstacles. En France et dans les autres royaumes, non-seulement des ordonnances réservaient le port des fourrures à la noblesse, ce qu’atteste le rôle de l’hermine dans les vieux blasons, mais encore certaines fourrures rares, comme le vair, qui sans aucun doute était la zibeline impériale, ne pouvaient être portées que par les rois, par les ducs et par les seigneurs revêtus de certaines charges. On distinguait le grand et le menu vair. Ce mot, depuis cent ans, est si bien tombé en désuétude que, dans un nombre infini d’éditions de contes de Perrault, la célèbre pantoufle de Cendrillon, sans doute de menu vair, est présentée comme étant de verre. Dernièrement, un de nos poètes les plus distingués, était obligé de rétablir la véritable orthographe de ce mot pour l’instruction de ses confrères les feuilletonnistes en rendant compte de la Cenerentola, où la pantoufle symbolique est remplacée par un anneau qui signifie peu de chose. Naturellement, les ordonnances sur le port de la fourrure étaient perpétuellement enfreintes au grand plaisir des pelletiers. Le haut prix des étoffes et celui des pelleteries faisaient alors d’un vêtement une de ces choses durables, appropriées aux meubles, aux armures, aux détails de la forte vie du quinzième siècle. Une femme noble, un seigneur, tout homme riche, comme tout bourgeois, possédaient au plus deux vêtements par saison, lesquels duraient leur vie et au delà. Ces habits se léguaient aux enfants. Aussi, la clause relative aux armes et aux vêtements dans les contrats de mariage, aujourd’hui presque inutile à cause du peu de valeur des garde-robes incessamment renouvelées, était-elle dans ce temps d’un immense intérêt. Le haut prix avait amené la solidité. La toilette d’une femme constituait un capital énorme, compté dans la maison, serré dans ces immenses bahuts qui menacent les plafonds de nos appartements modernes. La parure d’une femme de 1840 eût été le déshabillé d’une grande dame de 1540. Aujourd’hui, la découverte de l’Amérique, la facilité des transports, la ruine des distinctions sociales qui a préparé la ruine des distinctions apparentes, tout a réduit la pelleterie où elle en est, à presque rien. L’objet qu’un pelletier vend aujourd’hui, comme autrefois, vingt livres, a suivi l’abaissement de l’argent ; autrefois, la livre valait plus de vingt francs d’aujourd’hui. Aujourd’hui la petite bourgeoise, la courtisane qui bordent de martre leurs pèlerines, ignorent qu’en 1440 un sergent de ville malveillant les eût incontinent arrêtées et menées par devant le juge du Châtelet. Les Anglaises, si folles de l’hermine, ne savent pas que jadis les reines, les duchesses et les chanceliers de France pouvaient seuls porter cette royale fourrure. Il existe aujourd’hui plusieurs maisons anoblies, dont le nom véritable est Pelletier ou Lepelletier, et dont évidemment l’origine est due à quelque riche comptoir de pelleteries, car la plupart des noms bourgeois ont commencé par être des surnoms.
Cette digression explique non-seulement les longues querelles sur la préséance que la Confrérie des drapiers eut pendant deux siècles avec la Confrérie des pelletiers et des merciers (chacune d’elles voulait marcher la première, comme la plus considérable de Paris), mais encore l’importance du sieur Lecamus, pelletier honoré de la pratique des deux reines, Catherine de Médicis et Marie Stuart, de la pratique du parlement, depuis vingt ans le syndic de sa corporation, et qui demeurait dans cette rue.
La maison de Lecamus était une des trois qui formaient les trois encoignures du carrefour sis au bas du Pont-au-Change et où il ne reste plus aujourd’hui que la tour du Palais-de-Justice qui faisait la quatrième. À l’angle de cette maison, sise au coin du Pont-au-Change et du quai maintenant appelé le quai aux Fleurs, l’architecte avait ménagé un cul-de-lampe pour une madone, sans cesse éclairée par des cierges, ornée de vrais bouquets de fleurs dans la belle saison, et de fleurs artificielles en hiver. Du côté de la rue du Pont comme du côté de la rue de la Vieille-Pelleterie, la maison était appuyée sur des piliers en bois. Toutes les maisons des quartiers marchands offraient sous ces piliers une galerie où les passants marchaient à couvert sur un terrain durci par la boue qu’ils y apportaient et qui le rendait assez raboteux. Dans toutes les villes, ces galeries ont été nommées en France les piliers, mot générique auquel on ajoutait la qualification du commerce, comme les piliers des Halles, les piliers de la Boucherie. Ces galeries, nécessitées par l’atmosphère parisienne, si changeante, si pluvieuse, et qui donnaient à la ville sa physionomie, ont entièrement disparu. De même qu’il n’existe qu’une seule maison assise sur la rivière, il existe à peine une longueur de cent pieds des anciens piliers des Halles, les derniers qui aient résisté au temps ; encore, dans quelques jours, ce reste du sombre dédale de l’ancien Paris sera-t-il démoli. Certes, l’existence de ces débris du Moyen-âge est incompatible avec les grandeurs du Paris moderne. Aussi ces observations tendent-elles moins à regretter ces fragments de la vieille cité qu’à consacrer leur peinture par les dernières preuves vivantes, près de mourir, et à faire absoudre des descriptions précieuses pour un avenir qui talonne le siècle actuel.
Les murs de cette maison étaient bâtis en bois couvert d’ardoises. Les intervalles entre chaque pièce de bois avaient été, comme on le voit encore dans quelques vieilles villes de province, remplis par des briques dont les épaisseurs contrariées formaient un dessin appelé point de Hongrie. Les appuis des croisées et leurs linteaux, également en bois, étaient richement sculptés, comme le pilier du coin qui s’élevait au-dessus de la madone, comme les piliers de la devanture du magasin. Chaque croisée, chaque maîtresse-poutre qui séparait les étages offrait des arabesques de personnages ou d’animaux fantastiques couchés dans des feuillages d’invention. Du côté de la rue, comme sur la rivière, la maison avait pour coiffure un toit semblable à deux cartes mises l’une contre l’autre, et présentait ainsi pignon sur rue et pignon sur l’eau. Le toit débordait comme le toit d’un chalet suisse, assez démesurément pour qu’il y eut au second étage une galerie extérieure, ornée de balustres, sur laquelle la bourgeoise se promenait à couvert en voyant sur toute la rue ou sur le bassin compris entre les deux ponts et les deux rangées de maisons.
Les maisons assises sur la rivière étaient alors d’une grande valeur. À cette époque le système des égouts et des fontaines était à créer, il n’existait encore que l’égout de ceinture achevé par Aubriot, le premier homme de génie et de puissant vouloir qui pensa, sous Charles V, à l’assainissement de Paris. Les maisons situées comme celle de Lecamus trouvaient dans la rivière à la fois l’eau nécessaire à la vie et l’écoulement naturel des eaux pluviales ou ménagères. Les immenses travaux que les Prévôts des Marchands ont faits en ce genre disparaissent encore. Aujourd’hui les quadragénaires seuls se souviennent d’avoir vu les gouffres où s’engloutissaient les eaux, rue Montmartre, rue du Temple, etc. Ces terribles gueules béantes furent, en ces vieux temps, d’immenses bienfaits. Leur place sera sans doute éternellement marquée par l’exhaussement subit de la chaussée à l’endroit où elles s’ouvraient : autre détail archéologique inexplicable dans deux siècles pour l’historien. Un jour, vers 1816, une petite fille qui portait à une actrice de l’Ambigu ses diamants pour un rôle de reine, fut surprise par une averse, et fut si fatalement entraînée dans l’égout de la rue du Temple qu’elle allait y disparaître, sans les secours d’un passant ému par ses cris ; mais elle avait lâché les diamants, qui furent retrouvés dans un regard. Cet événement fit grand bruit, il donna du poids aux réclamations pour la suppression de ces avaloirs d’eau et de petites filles. Ces constructions curieuses, hautes de cinq pieds, étaient garnies de grilles plus ou moins mobiles ou grillagées qui déterminaient l’inondation des caves quand la rivière factice produite par une forte pluie s’arrêtait à la grille encombrée d’immondices que les riverains oubliaient souvent de lever.
La devanture de la boutique du sieur Lecamus était à jour, mais ornée d’un vitrage en plomb qui rendait le local très-obscur. Les fourrures se portaient à domicile chez les gens riches. Quant à ceux qui venaient acheter chez le pelletier, on leur montrait les marchandises au jour, entre les piliers, embarrassés tous, disons-le, pendant la journée, de tables et de commis assis sur des tabourets, comme on pouvait encore en voir sous les piliers des Halles, il y a quinze ans. De ces postes avancés, les commis, les apprentis et les apprenties parlaient, s’interrogeaient, se répondaient, interpellaient les passants, mœurs dont a tiré parti le grand Walter Scott dans les Aventures de Nigel. L’enseigne, qui représentait une hermine, pendait au dehors comme pendent encore celles de quelques hôtelleries de village, et sortait d’une riche potence en fer doré, travaillée à jour. Au-dessus de l’hermine était écrit, sur une face :
sur l’autre :
Ces mots de madame la royne-mère avaient été ajoutés depuis peu. La dorure était neuve. Ce changement indiquait la révolution récente produite par la mort subite et violente de Henri II, qui renversa bien des fortunes à la cour et qui commença celle des Guise.
L’arrière-boutique donnait sur la rivière. Dans cette pièce se tenaient le respectable bourgeois et sa femme, mademoiselle Lecamus. Dans ce temps, la femme d’un homme qui n’était pas noble n’avait point droit au titre de dame ; mais les femmes des bourgeois de Paris avaient droit au titre de demoiselle, en raison des priviléges accordés et confirmés à leurs maris par plusieurs rois auxquels ils avaient rendu d’éminents services. Entre cette arrière-boutique et le magasin, tournait une vis en bois, espèce d’escalier en colimaçon par où l’on montait aux étages supérieurs où étaient le grand magasin, l’habitation du vieux couple, et aux combles éclairés par des lucarnes où demeuraient les enfants, la servante, les apprentis et les commis.
Cet entassement des familles, des serviteurs et des apprentis, le peu d’espace que chacun tenait à l’intérieur où les apprentis couchaient tous dans une grande chambre sous les toits, explique et l’énorme population de Paris alors agglomérée sur le dixième du terrain de la ville actuelle, et tous les détails bizarres de la vie privée au Moyen-âge, et les ruses d’amour qui, n’en déplaise aux historiens sérieux, ne se retrouvent que dans les conteurs, et qui sans eux eussent été perdus. À cette époque, un très-grand seigneur, comme l’amiral de Coligny, par exemple, occupait trois chambres dans Paris, et sa suite était dans une hôtellerie voisine. Il n’y avait pas alors cinquante hôtels dans Paris, c’est-à-dire, cinquante palais appartenant à des princes souverains ou à de grands vassaux dont l’existence était supérieure à celle des plus grands souverains allemands, tels que le duc de Bavière ou l’Électeur de Saxe.
La cuisine de la maison Lecamus se trouvait au-dessous de l’arrière-boutique sur la rivière. Elle avait une porte vitrée donnant sur une espèce de balcon en fer d’où la cuisinière pouvait tirer de l’eau avec un seau et où se blanchissait le linge de la maison. L’arrière-boutique était donc à la fois la salle à manger, le cabinet et le salon du marchand. Dans cette pièce importante, toujours garnie de riches boiseries, ornée de quelque objet d’art, d’un bahut, se passait la vie du marchand : là les joyeux soupers après le travail, là les conférences secrètes sur les intérêts politiques de la bourgeoisie et de la royauté. Les redoutables corporations de Paris pouvaient alors armer cent mille hommes. Aussi, dans ce temps-là, les résolutions des marchands étaient-elles appuyées par leurs serviteurs, par leurs commis, par leurs apprentis et par leurs ouvriers. Les bourgeois avaient dans le Prévôt des Marchands un chef qui les commandait, et à l’Hôtel-de-Ville, un palais où ils avaient le droit de se réunir. Dans ce fameux parlouer aux bourgeois se prirent des délibérations solennelles. Sans les continuels sacrifices qui avaient rendu la guerre insupportable aux Corporations lasses de leurs pertes et de la famine, Henri IV, ce factieux enfin devenu roi, ne serait peut-être jamais entré dans Paris. Chacun maintenant se peindra facilement la physionomie de ce coin du vieux Paris où tournent maintenant le pont et le quai, où s’élancent les arbres du quai aux Fleurs, et où il ne reste plus de ce temps que la haute et célèbre tour du Palais, qui donna le signal de la Saint-Barthélemi. Chose étrange ! une des maisons situées au pied de cette tour alors entourée de boutiques en bois, celle de Lecamus, allait voir naître un des faits qui devaient préparer cette nuit de massacres malheureusement plus favorable que fatale au calvinisme.
Au moment où commence ce récit, l’audace des nouvelles doctrines religieuses mettait Paris en rumeur. Un Écossais nommé Stuart venait d’assassiner le président Minard, celui des membres du Parlement à qui l’opinion publique attribuait la plus grande part dans le supplice du conseiller Anne du Bourg, brûlé en place de Grève, après le couturier (le tailleur) du feu roi à qui Henri II et Diane de Poitiers avaient fait donner la question en leur présence. Paris était si surveillé, que les archers obligeaient les passants à prier devant la madone afin de découvrir les hérétiques qui s’y prêtaient de mauvaise grâce ou refusaient même un acte contraire à leurs idées. Les deux archers qui avaient occupé le coin de la maison de Lecamus venaient de partir ; ainsi Christophe, le fils du pelletier, véhémentement soupçonné de déserter le catholicisme, avait pu sortir sans avoir à craindre qu’ils lui fissent adorer l’image de la Vierge. À sept heures du soir, en avril 1560, la nuit commençait ; donc les apprentis, ne voyant plus que quelques personnes passant sous les piliers de droite et de gauche de la rue, rentraient les marchandises exposées comme échantillon, afin de fermer la boutique et la maison. Christophe Lecamus, ardent jeune homme de vingt-deux ans, était debout sur le seuil de la porte, en apparence occupé à regarder les apprentis.
— Monsieur, dit l’un d’eux à Christophe, en lui montrant un homme qui allait et venait sous la galerie d’un air indécis, voilà peut-être un voleur on un espion ; mais en tout cas, ce croquant ne peut être un honnête homme : s’il avait à parler d’affaires avec nous, il nous aborderait franchement au lieu de tourner comme il le fait… Et quelle mine ! dit-il en singeant l’inconnu. Comme il a le nez dans son manteau ! quel œil jaune ! quel teint d’affamé !
Quand l’inconnu décrit ainsi par l’apprenti vit Christophe seul sur le pas de sa boutique, il quitta rapidement la galerie opposée où il se promenait, traversa la rue, vint sous les piliers de la maison Lecamus, et quand il passa le long de la boutique, avant que les apprentis ne revinssent pour fermer les volets, il aborda le jeune homme.
— Je suis Chaudieu ! dit-il à voix basse.
En entendant le nom d’un des plus illustres ministres et des plus dévoués acteurs du drame terrible appelé la Réformation, Christophe tressaillit comme aurait tressailli un paysan fidèle en reconnaissant son roi déguisé.
— Vous voulez peut-être voir des fourrures ? Quoiqu’il fasse presque nuit, je vais vous en montrer moi-même, dit Christophe qui voulut donner le change aux apprentis en les entendant derrière lui.
Il invita par un geste le ministre à entrer ; mais celui-ci lui répondit qu’il aimait mieux l’entretenir dehors. Christophe alla prendre son bonnet et suivit le disciple de Calvin.
Quoique banni par un édit, Chaudieu, plénipotentiaire secret de Théodore de Bèze et de Calvin, qui, de Genève dirigeaient la Réformation française, allait et venait en bravant le cruel supplice auquel le Parlement, d’accord avec l’Église et la Royauté, pour faire un terrible exemple, avait condamné l’un de ses membres, le célèbre Anne du Bourg. Ce ministre, qui avait un frère capitaine, un des meilleurs soldats de l’amiral Coligny, fut un des bras avec lesquels Calvin remua la France au commencement des vingt-deux années de guerres religieuses alors près de s’allumer. Ce ministre est un de ces rouages secrets qui peuvent le mieux expliquer l’immense action de la Réforme. Chaudieu fit descendre Christophe au bord de l’eau par un passage souterrain semblable à celui de l’arche Marion, comblé il y a dix ans. Ce passage, situé entre la maison de Lecamus et la maison voisine, se trouvait sous la rue de la Vieille-Pelleterie, et se nommait le Pont-aux-Fourreurs. Il servait en effet aux teinturiers de la Cité pour aller laver leurs fils, leurs soies et leurs étoffes. Une barquette était là, gardée et menée par un seul marinier. Il s’y trouvait à la proue un inconnu de petite taille, vêtu fort simplement. En un moment la barque fut au milieu de la Seine, le marinier la dirigea sous une des arches en bois du Pont-au-Change, où il l’attacha lestement à un anneau de fer. Personne n’avait encore rien dit.
— Nous pouvons parler ici sans crainte, il n’y a ni espions ni traîtres, dit Chaudieu en regardant les deux inconnus. — Êtes-vous plein de ce dévouement qui doit animer les martyrs ? Êtes-vous prêt à tout endurer pour notre sainte cause ? Avez-vous peur des supplices qu’ont soufferts le couturier du feu roi, le conseiller du Bourg, et qui attendent la plupart de nous ? demanda-t-il à Christophe en lui montrant un visage rayonnant.
— Je confesserai l’Évangile, répondit simplement Lecamus en regardant les fenêtres de l’arrière-boutique.
La lampe domestique posée sur la table où sans doute son père compulsait ses livres de commerce lui rappela par sa lueur les joies de la famille et la vie paisible à laquelle il renonçait. Ce fut une vision rapide, mais complète. Le jeune homme embrassa ce quartier plein d’harmonies bourgeoises, où son heureuse enfance s’était écoulée, où vivait Babette Lallier, sa promise, où tout lui promettait une existence douce et pleine ; il vit le passé, il vit son avenir, et sacrifia tout, ou du moins il le joua. Tels étaient les hommes de ce temps.
— N’allons pas plus loin, dit l’impétueux marinier, nous le connaissons pour un de nos saints ! Si l’Écossais n’avait pas fait le coup, il aurait tué l’infâme président Minard.
— Oui, dit Lecamus. Ma vie appartient à l’Église, et je la donne avec joie pour le triomphe de la Réformation à laquelle j’ai sérieusement réfléchi. Je sais ce que nous faisons pour le bonheur des peuples. En deux mots, le papisme pousse au célibat, et la Réformation pousse à la famille. Il est temps d’écheniller la France de ses moines, de rendre leurs biens à la Couronne qui les vendra tôt ou tard à la bourgeoisie. Sachons mourir pour nos enfants et pour faire un jour nos familles libres et heureuses.
La figure du jeune enthousiaste, celle de Chaudieu, celle du marinier, celle de l’inconnu assis sur le banc, éclairées par les dernières lueurs de crépuscule, formaient un tableau qui doit d’autant plus être décrit, que cette description contient toute l’histoire de ce temps, s’il est vrai qu’il soit donné à certains hommes de résumer l’esprit de leur siècle.
La réforme religieuse tentée par Luther en Allemagne, par John Knox en Écosse, par Calvin en France, s’empara particulièrement des classes inférieures que la pensée avait pénétrées. Les grands seigneurs n’appuyèrent ce mouvement que pour servir des intérêts étrangers à la cause religieuse. À ces différents partis se joignirent des aventuriers, des seigneurs ruinés, des cadets à qui tous les troubles allaient également bien. Mais chez les artisans et chez les gens de commerce, la foi fut sincère et basée sur le calcul. Les peuples pauvres adhéraient aussitôt à une religion qui rendait à l’État les biens ecclésiastiques, qui supprimait les couvents, qui privait les dignitaires de l’Église de leurs immenses revenus. Le commerce entier supputa les bénéfices de cette opération religieuse, et s’y dévoua, corps, âme et bourse. Mais chez les jeunes gens de la bourgeoisie française, le Prêche rencontra cette disposition noble vers les sacrifices en tout genre, qui anime la jeunesse, à laquelle l’égoïsme est inconnu. Des hommes éminents, des esprits pénétrants, comme il s’en rencontre toujours au sein des masses, devinaient la République dans la Réformation, et voulaient établir dans toute l’Europe le gouvernement des Provinces-Unies qui finirent par triompher dans leur lutte avec la plus grande puissance de cette époque, l’Espagne gouvernée par Philippe II et représentée dans les Pays-Bas par le duc d’Albe. Jean Hotoman méditait alors son fameux livre où ce projet existe, et qui répandit en France le levain de ces idées, remuées à nouveau par la Ligue, comprimées par Richelieu, puis par Louis XIV ; mais qui reparurent avec les Économistes, avec les Encyclopédistes sous Louis XV, et qui éclatèrent sous Louis XVI, toujours protégées par les branches cadettes, protégées par la maison d’Orléans en 1790 comme par la maison de Bourbon en 1590. Qui dit examen, dit révolte. Toute révolte est, ou le manteau sous lequel se cache un prince, ou les langes d’une domination nouvelle. La maison de Bourbon, les cadets des Valois s’agitaient au fond de la Réformation. La question, dans le moment où la barque flottait sous l’arche du Pont-au-Change, était étrangement compliquée par l’ambition des Guise qui rivalisaient les Bourbons ; aussi la Couronne, représentée par Catherine de Médicis, pendant trente ans, put-elle soutenir le combat en les opposant les uns aux autres ; tandis que plus tard la Couronne, au lieu d’être tiraillée par plusieurs mains, se trouva devant le peuple sans aucune barrière : Richelieu et Louis XIV avaient abattu celle de la Noblesse, Louis XV avait abattu celle des Parlements. Seul devant un peuple, comme le fut alors Louis XVI, un roi succombera toujours.
Christophe était bien le peuple qui se dévoue, qui se bat, et qui se laisse tromper.
Christophe Lecamus représentait bien la portion ardente et dévouée du Peuple : sa figure pâle avait ce teint aigre et chaud qui distingue certains blonds ; ses cheveux tiraient sur le jaune du cuivre ; ses yeux d’un gris bleu scintillaient, sa belle âme se montrait là seulement ; car son visage mal dessiné ne couvrait point l’irrégularité de sa forme un peu triangulaire par cet air de noblesse que se donnent les gens élevés, et son front bas n’indiquait qu’une grande énergie. La vie semblait ne prendre son principe que dans sa poitrine un peu rentrée. Plus nerveux que sanguin, Christophe offrait au regard une carnation filandreuse, maigre, mais dure. Son nez pointu trahissait une finesse populaire, comme sa physionomie annonçait une intelligence capable de se bien conduire sur un point de la circonférence, sans avoir la faculté d’en embrasser l’étendue. Ses yeux, dont l’arcade sourciliaire à peine garnie d’un duvet blanc saillait comme un auvent, étaient fortement cernés par une bande d’un bleu pâle, et d’un blanc luisant à la naissance du nez ; ce qui dénote presque toujours une excessive exaltation. Christophe était bien le Peuple qui se dévoue, qui se bat et qui se laisse tromper ; assez spirituel pour comprendre et servir une idée, trop noble pour en tirer parti, trop généreux pour se vendre.
À côté du fils unique de Lecamus, Chaudieu, ce ministre ardent, aux cheveux bruns, maigri par les veilles, au teint jaune, au front militant, à la bouche éloquente, aux yeux bruns et enflammés, au menton court et relevé, peignait bien cette foi chrétienne qui valut à la Réformation tant de pasteurs fanatiques et sincères dont l’esprit et le courage enflammèrent les populations. L’aide de camp de Calvin et de Théodore de Bèze contrastait admirablement avec le fils du pelletier. Il représentait bien la cause vive dont l’effet se voyait en Christophe. Vous n’auriez pas imaginé autrement le foyer conducteur des machines populaires.
Le marinier, homme impétueux, bruni par le grand air, fait à la rosée des nuits et aux feux du jour, à la bouche close, au geste prompt, à l’œil orange affamé comme celui d’un vautour, aux cheveux noirs et crépus, peignait bien l’aventurier qui risque tout dans une affaire, comme un joueur hasarde sa fortune sur une carte. Tout en lui révélait des passions terribles, une audace qui ne reculait devant rien. Ses muscles vivaces étaient faits à se taire aussi bien qu’à parler. Il avait l’air plus audacieux que noble. Son nez, relevé quoique mince, aspirait au combat. Il paraissait agile et adroit. Vous l’eussiez pris en tout temps pour un chef de parti. S’il n’y avait pas eu de Réformation, il eût été Pizarre, Fernand Cortez ou Morgan l’Exterminateur, une violente action quelconque.
L’inconnu, assis sur un banc et enveloppé dans sa cape, appartenait évidemment à la classe la plus élevée de la société. La finesse de son linge, la coupe, l’étoffe et l’odeur de ses vêtements, la façon et la peau de ses gants indiquaient un homme de cour, de même que sa pose, sa fierté, son calme et son coup d’œil indiquaient l’homme de guerre. Son aspect inquiétait d’abord et disposait au respect. On respecte un homme qui se respecte lui-même. Petit et bossu, ses manières réparaient en un moment les désavantages de sa taille. Une fois la glace rompue, il avait la gaieté de la décision, et un entrain indéfinissable qui le rendait aimable. Il avait les yeux bleus, le nez courbe de la maison de Navarre, et la coupe espagnole de cette figure si accentuée, qui devait être le type des rois Bourbons.
En trois mots, la scène prit un intérêt immense.
— Eh ! bien, dit Chaudieu au moment où le jeune Lecamus acheva sa phrase, ce batelier est la Renaudie, et voici monseigneur le prince de Condé, ajouta-t-il en montrant le petit bossu.
Ainsi ces quatre hommes représentaient la foi du Peuple, l’intelligence de la Parole, la Main du soldat et la Royauté cachée dans l’ombre.
— Vous allez savoir ce que nous attendons de vous, reprit le ministre après une pause laissée à l’étonnement du jeune Lecamus. Afin que vous ne commettiez point d’erreur, nous sommes forcés de vous initier aux plus importants secrets de la Réformation.
Le prince et la Renaudie continuèrent la parole au ministre par un geste, après qu’il se fut tu pour laisser le prince parler lui-même, s’il le voulait. Comme tous les grands engagés en des complots, et qui ont pour système de ne se montrer qu’au moment décisif, le prince garda le silence, non par couardise : dans ces conjonctures, il fut l’âme de la conspiration, ne recula devant aucun danger et risqua sa tête ; mais par une sorte de dignité royale, il abandonna l’explication de cette entreprise au ministre, et se contenta d’étudier le nouvel instrument dont il fallait se servir.
— Mon enfant, dit Chaudieu, dans le langage des Huguenots, nous allons livrer à la Prostituée romaine une première bataille. Dans quelques jours, nos milices mourront sur des échafauds, ou les Guise seront morts. Bientôt donc le roi et les deux reines seront en notre pouvoir. Voici la première prise d’armes de notre Religion en France, et la France ne les déposera qu’après avoir tout conquis : il s’agit de la Nation, voyez-vous, et non du Royaume. La plupart des grands du royaume voient où veulent en venir le cardinal de Lorraine et le duc son frère. Sous le prétexte de défendre la Religion Catholique, la maison de Lorraine veut réclamer la couronne de France comme son patrimoine. Appuyée sur l’Église, elle s’en est fait une alliée formidable, elle a les moines pour soutiens, pour acolytes, pour espions. Elle s’érige en tutrice du trône qu’elle veut usurper, en protectrice de la maison de Valois qu’elle veut anéantir. Si nous nous décidons à nous lever en armes, c’est qu’il s’agit à la fois des libertés du peuple et des intérêts de la noblesse également menacés. Étouffons à son début une faction aussi odieuse que celle des Bourguignons qui jadis ont mis Paris et la France à feu et à sang. Il a fallu un Louis XI pour finir la querelle des Bourguignons et de la Couronne ; mais aujourd’hui un prince de Condé saura empêcher les Lorrains de recommencer. Ce n’est pas une guerre civile, mais un duel entre les Guise et la Réformation, un duel à mort : nous ferons tomber leurs têtes, ou ils feront tomber les nôtres.
— Bien dit ! s’écria le prince.
— Dans ces conjonctures, Christophe, reprit la Renaudie, nous ne voulons rien négliger pour grossir notre parti, car il y a un parti dans la Réformation, le parti des intérêts froissés, des nobles sacrifiés aux Lorrains, des vieux capitaines indignement joués à Fontainebleau d’où le cardinal les a bannis en faisant planter des potences pour y accrocher ceux qui demandaient au roi l’argent de leurs montres et les payes arriérées.
— Voilà, mon enfant, reprit Chaudieu remarquant une sorte d’effroi chez Christophe, voilà ce qui nous oblige à triompher par les armes au lieu de triompher par la conviction et par le martyre. La reine-mère est sur le point d’entrer dans nos vues, non qu’elle veuille abjurer, elle n’en est pas là, mais elle y sera peut-être forcée par notre triomphe. Quoi qu’il en soit, humiliée et désespérée de voir passer entre les mains des Guise la puissance qu’elle espérait exercer après la mort du roi, effrayée de l’empire que prend la jeune reine Marie, nièce des Lorrains et leur auxiliaire, la reine Catherine doit être disposée à prêter son appui aux princes et aux seigneurs qui vont tenter un coup de main pour la délivrer. En ce moment, quoique dévouée aux Guise en apparence, elle les hait, elle souhaite leur perte et se servira de nous contre eux ; mais Monseigneur se servira d’elle contre tous. La reine-mère donnera son consentement à nos plans. Nous aurons pour nous le connétable, que Monseigneur vient d’aller voir à Chantilly, mais qui ne veut bouger que sur un ordre de ses maîtres. Oncle de Monseigneur, il ne le laissera jamais dans l’embarras, et ce généreux prince n’hésite pas à se jeter dans le danger pour décider Anne de Montmorency. Tout est prêt, et nous avons jeté les yeux sur vous pour communiquer à la reine Catherine notre traité d’alliance, les projets d’édits et les bases du nouveau gouvernement. La cour est à Blois. Beaucoup des nôtres y sont ; mais ceux-là sont nos futurs chefs… Et, comme Monseigneur, dit-il en montrant le prince, ils ne doivent jamais être soupçonnés : nous devons nous sacrifier tous pour eux. La reine-mère et nos amis sont l’objet d’une surveillance si minutieuse, qu’il est impossible d’employer pour intermédiaire une personne connue ou de quelque importance, elle serait incontinent soupçonnée et ne pourrait communiquer avec madame Catherine. Dieu nous doit en ce moment le berger David et sa fronde pour attaquer Goliath de Guise. Votre père, malheureusement pour lui bon catholique, est le pelletier des deux reines, il a toujours à leur fournir quelque ajustement, obtenez qu’il vous envoie à la cour. Vous n’éveillerez point les soupçons et ne compromettrez en rien la reine Catherine. Tous nos chefs peuvent payer de leur tête une imprudence qui laisserait croire à la connivence de la reine-mère avec eux. Là où les grands, une fois pris, donnent l’éveil, un petit comme vous est sans conséquence. Voyez ! les Guise ont tant d’espions que nous n’avons eu que la rivière pour pouvoir causer sans crainte. Vous voilà, mon fils, comme la sentinelle obligée de mourir à son poste. Sachez-le ! si vous êtes surpris, nous vous abandonnons tous, nous jetterons sur vous, s’il le faut, l’opprobre et l’infamie. Nous dirons au besoin que vous êtes une créature des Guise à laquelle ils font jouer ce rôle pour nous perdre. Ainsi nous vous demandons un sacrifice entier.
— Si vous périssez, dit le prince de Condé, je vous engage ma foi de gentilhomme que votre famille sera sacrée pour la maison de Navarre : je la porterai dans mon cœur et la servirai en toute chose.
— Cette parole, mon prince, suffit déjà, reprit Christophe sans songer que ce factieux était un Gascon. Nous sommes dans un temps où chacun, prince ou bourgeois, doit faire son devoir.
— Voilà un vrai Huguenot. Si tous nos hommes étaient ainsi, dit la Renaudie en posant une main sur l’épaule de Christophe, nous serions demain les maîtres.
— Jeune homme, reprit le prince, j’ai voulu vous montrer que si Chaudieu prêche, si le gentilhomme est armé, le prince se bat. Ainsi dans cette chaude partie tous les enjeux se valent.
— Écoutez, dit la Renaudie, je ne vous remettrai les papiers qu’à Beaugency, car il ne faut pas les compromettre pendant tout le voyage. Vous me trouverez sur le port : ma figure, ma voix, mes vêtements seront si changés, que vous ne pourrez me reconnaître. Mais je vous dirai : Vous êtes un guêpin ? et vous me répondrez : Prêt à servir. Quant à l’exécution, voici les moyens. Vous trouverez un cheval à la Pinte-Fleurie, proche Saint-Germain-l’Auxerrois. Vous y demanderez Jean-le-Breton, qui vous mènera à l’écurie, et vous donnera l’un de mes bidets connu pour faire ses trente lieues en huit heures. Sortez par la porte de Bussy, Breton a une passe pour moi, prenez-la pour vous, et filez en faisant le tour des villes. Vous pourrez ainsi arriver au petit jour à Orléans.
— Et le cheval ? dit le jeune Lecamus.
— Il ne crèvera pas avant Orléans, reprit la Renaudie. Laissez-le avant l’entrée du faubourg Bannier, car les portes sont bien gardées il ne faut pas éveiller les soupçons. À vous, l’ami, à bien jouer votre rôle. Vous inventerez la fable qui vous paraîtra la meilleure pour arriver à la troisième maison à gauche en entrant dans Orléans ; elle appartient à un certain Tourillon, gantier. Vous frapperez trois coups à la porte en criant : – Service de messieurs de Guise ! L’homme est en apparence un guisard enragé, mais il n’y a que nous quatre qui le sachions des nôtres ; il vous donnera un batelier dévoué, un autre guisard de sa trempe, bien entendu. Descendez incontinent au port, vous vous y embarquerez sur un bateau peint en vert et bordé de blanc. Vous aborderez sans doute à Beaugency demain matin à midi. Là, je vous ferai trouver une barque sur laquelle vous descendrez à Blois sans courir de dangers. Nos ennemis les Guise ne gardent pas la Loire, mais seulement les ports. Ainsi, vous pourrez voir la reine dans la journée ou le lendemain.
— Vos paroles sont gravées là, dit Christophe en montrant son front.
Chaudieu embrassa son enfant avec une singulière effusion religieuse, il en était fier.
— Dieu veille sur toi ! dit-il en montrant le couchant qui rougissait les vieux toits couverts en bardeau et qui glissait ses lueurs à travers la forêt de poutres où bouillonnaient les eaux.
— Vous êtes de la race du vieux Jacques Bonhomme ! dit la Renaudie à Christophe en lui serrant la main.
— Nous nous reverrons, monsieur, lui dit le prince en faisant un geste d’une grâce infinie et où il y avait presque de l’amitié.
D’un coup de rame, la Renaudie mit le jeune conspirateur sur une marche de l’escalier qui conduisait dans la maison, et la barque disparut aussitôt sous les arches du Pont-au-Change.
Christophe secoua la grille en fer qui fermait l’escalier sur la rivière et cria ; mademoiselle Lecamus l’entendit, ouvrit une des croisées de l’arrière-boutique et lui demanda comment il se trouvait là. Christophe répondit qu’il gelait et qu’il fallait d’abord le faire entrer.
— Notre maître, dit la Bourguignonne, vous êtes sorti par la porte de la rue, et vous revenez par celle de l’eau ? Votre père va joliment se fâcher.
Christophe, étourdi par une confidence qui venait de le mettre en rapport avec le prince de Condé, la Renaudie, Chaudieu, et encore plus ému du spectacle anticipé d’une guerre civile imminente, ne répondit rien, il monta précipitamment de la cuisine à l’arrière-boutique ; mais en le voyant, sa mère, vieille catholique enragée, ne put retenir sa colère.
— Je gage que les trois hommes avec lesquels tu causais là sont des Réf… demanda-t-elle.
— Tais-toi, ma femme, dit aussitôt le prudent vieillard en cheveux blancs qui feuilletait un gros livre. — Grands fainéants, reprit-il en s’adressant à trois jeunes garçons qui depuis longtemps avaient fini leur souper, qu’attendez-vous pour aller dormir ? Il est huit heures, il faudra vous lever à cinq heures du matin. Vous avez d’ailleurs à porter chez le président de Thou son mortier et sa robe. Allez-y tous trois en prenant vos bâtons et vos rapières. Si vous rencontrez des vauriens comme vous, au moins serez-vous en force.
— Faut-il aussi porter le surcot d’hermine que la jeune reine a demandé, et qui doit être remis à l’hôtel de Soissons où il y a un exprès pour Blois et pour la reine-mère ? demanda l’un des commis.
— Non, dit le syndic, le compte de la reine Catherine se monte à trois mille écus, il faudrait bien finir par les avoir, je compte aller à Blois.
— Mon père, je ne souffrirai pas qu’à votre âge et par le temps qui court, vous vous exposiez par les chemins. J’ai vingt-deux ans, vous pouvez m’employer à ceci, dit Christophe en lorgnant une boîte où devait être le surcot.
— Êtes-vous soudés au banc ? cria le vieillard aux apprentis qui soudain prirent leurs rapières, leurs manteaux et la fourrure de monsieur de Thou.
Le lendemain, le Parlement recevait au palais, comme président, cet homme illustre qui, après avoir signé l’arrêt de mort du conseiller du Bourg, devait, avant la fin de l’année, avoir à juger le prince de Condé.
— La Bourguignonne, dit le vieillard, allez demander à mon compère Lallier s’il veut venir souper avec nous en fournissant le vin, nous donnerons la fripe, dites-lui surtout d’amener sa fille.
Le syndic du corps des pelletiers était un beau vieillard de soixante ans, à cheveux blancs, à front large et découvert. Fourreur de la cour depuis quarante ans, il avait vu toutes les révolutions du règne de François Ier, et s’était tenu dans sa patente royale malgré les rivalités de femmes. Il avait été témoin de l’arrivée à la cour de la jeune Catherine de Médicis à peine âgée de quinze ans ; il l’avait observée pliant sous la duchesse d’Étampes, la maîtresse de son beau-père, pliant sous la duchesse de Valentinois, maîtresse de son mari, le feu roi. Mais le pelletier s’était bien tiré de ces phases étranges, où les marchands de la cour avaient été si souvent enveloppés dans la disgrâce des maîtresses. Sa prudence égalait sa fortune. Il demeurait dans une excessive humilité. Jamais l’orgueil ne l’avait pris en ses pièges. Ce marchand se faisait si petit, si doux, si complaisant, si pauvre à la cour, devant les princesses, les reines et les favorites, que cette modestie et sa bonhomie avaient conservé l’enseigne de sa maison. Une semblable politique annonçait nécessairement un homme fin et perspicace. Autant il paraissait humble au dehors, autant il devenait despote au logis ; il était absolu chez lui. Très-honoré par ses confrères, il devait à la longue possession de la première place dans son commerce une immense considération. Il rendait d’ailleurs volontiers service, et parmi ceux qu’il avait rendus, un des plus éclatants était certes l’assistance qu’il prêta longtemps au plus fameux chirurgien du seizième siècle, Ambroise Paré, qui lui devait d’avoir pu se livrer à ses études. Dans toutes les difficultés qui survenaient entre marchands, Lecamus se montrait conciliant. Aussi l’estime générale consolidait-elle sa position parmi ses égaux, comme son caractère d’emprunt le maintenait en faveur à la cour. Après avoir brigué par politique dans sa paroisse les honneurs de la fabrique, il faisait le nécessaire pour se conserver en bonne odeur de sainteté près du curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs, qui le regardait comme un des hommes de Paris les plus dévoués à la religion catholique. Aussi, lors de la convocation des États-généraux, fut-il nommé tout d’une voix pour représenter le tiers-état par l’influence des curés de Paris qui dans ce temps était immense. Ce vieillard était un de ces sourds et profonds ambitieux qui se courbent pendant cinquante ans devant chacun, en se glissant de poste en poste, sans qu’on sache comment ils sont arrivés, mais qui se trouvent assis et au repos là où jamais personne, même parmi les plus audacieux, n’aurait osé s’avouer un pareil but au commencement de la vie : tant était forte la distance, tant d’abîmes étaient à franchir et où l’on devait rouler ! Lecamus, qui avait une immense fortune cachée, ne voulait courir aucun péril et préparait un brillant avenir à son fils. Au lieu d’avoir cette ambition personnelle qui souvent sacrifie l’avenir au présent, il avait l’ambition de famille, sentiment perdu de nos jours, étouffé par la sotte disposition de nos lois sur les successions. Lecamus se voyait premier président au parlement de Paris dans la personne de son petit-fils.
Christophe, filleul du fameux de Thou l’historien, avait reçu la plus solide éducation ; mais elle l’avait conduit au doute et à l’examen qui gagnait les étudiants et les Facultés de l’Université. Christophe faisait en ce moment ses études pour débuter au barreau, ce premier degré de la magistrature. Le vieux pelletier jouait l’hésitation à propos de son fils : il paraissait tantôt vouloir faire de Christophe son successeur, tantôt en faire un avocat ; mais sérieusement il ambitionnait pour ce fils une place de conseiller au parlement. Ce marchand voulait mettre la famille Lecamus au rang de ces vieilles et célèbres familles de bourgeoisie parisienne d’où sortirent les Pasquier, les Molé, les Miron, les Séguier, Lamoignon, du Tillet, Lecoigneux, Lescalopier, les Goix, les Arnauld, les fameux échevins et les grands prévôts des marchands parmi lesquels le trône trouva tant de défenseurs. Aussi, pour que Christophe pût soutenir un jour son rang, voulait-il le marier à la fille du plus riche orfévre de la Cité, son compère Lallier, dont le neveu devait présenter à Henri IV les clefs de Paris. Le dessein le plus profondément enfoncé dans le cœur de ce bourgeois était d’employer la moitié de sa fortune et la moitié de celle de l’orfévre à l’acquisition d’une grande et belle terre seigneuriale, affaire longue et difficile en ce temps. Mais ce profond politique connaissait trop bien son temps pour ignorer les grands mouvements qui se préparaient : il voyait bien et voyait juste, en prévoyant la division du royaume en deux camps. Les supplices inutiles de la place de l’Estrapade, l’exécution du couturier de Henri II, celle plus récente du conseiller Anne du Bourg, la connivence actuelle des grands seigneurs, celle d’une favorite, sous le règne de François Ier, avec les Réformés, étaient de terribles indices. Le pelletier avait résolu de rester, quoi qu’il arrivât, catholique, royaliste et parlementaire ; mais il lui convenait, in petto, que son fils appartînt à la Réformation. Il se savait assez riche pour racheter Christophe s’il était par trop compromis ; puis si la France devenait calviniste, son fils pouvait sauver sa famille, dans une de ces furieuses émeutes parisiennes dont le souvenir vivait dans la bourgeoisie, et qu’elle devait recommencer pendant quatre règnes. Mais ces pensées, de même que Louis XI, le vieux pelletier ne se les disait pas à lui-même, sa profondeur allait jusqu’à tromper sa femme et son fils. Ce grave personnage était depuis longtemps le chef du plus riche, du plus populeux quartier de Paris, celui du centre, sous le titre de quartenier qui devait devenir si célèbre quinze ans plus tard. Vêtu de drap comme tous les bourgeois prudents qui obéissaient aux ordonnances somptuaires, le sieur Lecamus (il tenait à ce titre accordé par Charles V aux bourgeois de Paris, et qui leur permettait d’acheter des seigneuries et d’appeler leurs femmes du beau nom de Demoiselle), n’avait ni chaîne d’or, ni soie, mais un bon pourpoint à gros boutons d’argent noircis, des chausses drapées montant au-dessus du genou, et des souliers de cuirs agrafés. Sa chemise de fine toile sortait en gros bouillons, selon la mode du temps, par sa veste entr’ouverte et son haut-de-chausses. Quoique la belle et large figure de ce vieillard reçût toute la clarté de la lampe, il fut alors impossible à Christophe de deviner les pensées ensevelies sous la riche carnation hollandaise de son vieux père ; mais il comprit néanmoins tout le parti que le vieillard voulait tirer de son affection pour la jolie Babette Lallier. Aussi, en homme qui avait pris sa résolution, Christophe sourit-il amèrement en entendant inviter sa future.
Quand la Bourguignonne fut partie avec les apprentis, le vieux Lecamus regarda sa femme en laissant voir alors tout son caractère ferme et absolu.
— Tu ne seras pas contente que tu n’aies fait pendre cet enfant, avec ta damnée langue ? lui dit-il d’une voix sévère.
— Je l’aimerais mieux justicié mais sauvé, que vivant et Huguenot, dit-elle d’un air sombre. Penser qu’un enfant qui a logé neuf mois dans mes entrailles n’est pas bon catholique et mange de la vache à Colas, qu’il ira en enfer pour l’éternité !
Elle se mit à pleurer.
— Vieille bête, lui dit le pelletier, laisse-le donc vivre, quand ce ne serait que pour le convertir ! Tu as dit, devant nos apprentis, un mot qui peut faire bouter le feu à notre maison et nous faire cuire tous comme des puces dans les paillasses.
La mère se signa, s’assit et resta muette.
— Or çà, toi, dit le bonhomme en jetant un regard de juge à son fils, explique-moi ce que tu faisais là sur l’eau avec… Viens ici que je te parle, dit-il en empoignant son fils par le bras et l’attirant à lui… avec le prince de Condé, souffla-t-il dans l’oreille de Christophe qui tressaillit. — Crois-tu que le pelletier de la cour n’en connaisse pas toutes les figures ? Et crois-tu que j’ignore ce qui se passe ? Monseigneur le Grand-Maître a donné l’ordre d’amener des troupes à Amboise. Retirer des troupes de Paris et les envoyer à Amboise, quand la cour est à Blois, les faire aller par Chartres et Vendôme, au lieu de prendre la route d’Orléans, est-ce clair ? il va y avoir des troubles. Si les reines veulent leurs surcots, elles les enverront chercher. Le prince de Condé a peut-être résolu de tuer messieurs de Guise qui, de leur côté, pensent peut-être à se défaire de lui. Le prince se servira des Huguenots pour se défendre. À quoi servirait le fils d’un pelletier dans cette bagarre ? Quand tu seras marié, quand tu seras avocat en parlement, tu seras tout aussi prudent que ton père. Pour être de la nouvelle religion, le fils d’un pelletier doit attendre que tout le monde en soit. Je ne condamne pas les réformateurs, ce n’est pas mon métier ; mais la cour est catholique, les deux reines sont catholiques, le Parlement est catholique ; nous les fournissons, nous devons être catholiques. Tu ne sortiras pas d’ici, Christophe, ou je te mets chez le président de Thou, ton parrain, qui te gardera près de lui nuit et jour et te fera noircir du papier au lieu de te laisser noircir l’âme en la cuisine de ces damnés Génevois.
— Mon père, dit Christophe en s’appuyant sur le dos de la chaise où était le vieillard, envoyez-moi donc à Blois porter le surcot à la reine Marie et réclamer notre argent de la reine-mère, sans cela, je suis perdu ! et vous tenez à moi.
— Perdu ? reprit le vieillard sans manifester le moindre étonnement. Si tu restes ici, tu ne seras point perdu, je te retrouverai toujours.
— On m’y tuera.
— Comment ?
— Les plus ardents des Huguenots ont jeté les yeux sur moi pour les servir en quelque chose, et si je manque à faire ce que je viens de promettre, ils me tueront en plein jour, dans la rue, ici, comme on a tué Minard. Mais si vous m’envoyez à la cour pour vos affaires, peut-être pourrai-je me justifier également bien des deux côtés. Ou je réussirai sans avoir couru aucun danger et saurai conquérir ainsi une belle place dans le parti, ou si le danger est trop grand, je ne ferai que vos affaires.
Le père se leva comme si son fauteuil eût été de fer rougi.
— Ma femme, dit-il, laisse-nous, et veille à ce que nous soyons bien seuls, Christophe et moi.
Quand mademoiselle Lecamus fut sortie, le pelletier prit son fils par un bouton et l’emmena dans le coin de la salle qui faisait l’encoignure du pont.
— Christophe, lui dit-il dans le tuyau de l’oreille comme quand il venait de lui parler du prince de Condé, sois Huguenot, si tu as ce vice-là, mais sois-le avec prudence, au fond du cœur et non de manière à te faire montrer au doigt dans le quartier. Ce que tu viens de m’avouer me prouve combien les chefs ont confiance en toi. Que vas-tu donc faire à la cour ?
— Je ne saurais vous le dire, répondit Christophe, je ne le sais pas encore bien moi-même.
— Hum ! hum ! fit le vieillard en regardant son fils, le drôle veut trupher son père, il ira loin. — Or çà, reprit-il à voix basse, tu ne vas pas à la cour pour porter des avances à messieurs de Guise ni au petit roi notre maître, ni à la petite reine Marie. Tous ces cœurs-là sont catholiques ; mais je jurerais bien que l’Italienne a quelque chose contre l’Écossaise et contre les Lorrains, je la connais : elle avait une furieuse envie de mettre la main à la pâte ! le feu roi la craignait si bien qu’il a fait comme les orfèvres, il a usé le diamant par le diamant, une femme par une autre. De là, cette haine de la reine Catherine contre la pauvre duchesse de Valentinois, à qui elle a pris le beau château de Chenonceaux. Sans monsieur le connétable, la duchesse était pour le moins étranglée… Arrière, mon fils, ne te mets pas entre les mains de cette Italienne qui n’a de passion que dans la cervelle : mauvaise espèce de femme ! Oui, ce qu’on t’envoie faire à la cour te causera peut-être un grand mal de tête, s’écria le père en voyant Christophe prêt à répondre. Mon enfant, j’ai des projets pour ton avenir, tu ne les dérangerais pas en te rendant utile à la reine Catherine ; mais, Jésus ! ne risque point ta tête ! et ces messieurs de Guise la couperaient comme la Bourguignonne coupe un navet, car les gens qui t’emploient te désavoueront entièrement.
— Je le sais, mon père, dit Christophe.
— Es-tu donc aussi fort que cela ? Tu le sais et tu te risques !
— Oui, mon père.
— Ventre de loup-cervier, s’écria le père qui serra son fils dans ses bras, nous pourrons nous entendre : tu es digne de ton père. Mon enfant, tu seras l’honneur de la famille, et je vois que ton vieux père peut s’expliquer avec toi. Mais ne sois pas plus Huguenot que messieurs de Coligny ? Ne tire pas l’épée, tu seras homme de plume, reste dans ton futur rôle de robin. Allons, ne me dis rien qu’après la réussite. Si tu ne m’as rien fait savoir quatre jours après ton arrivée à Blois, ce silence me dira que tu seras en danger. Le vieillard ira sauver le jeune homme. Je n’ai pas vendu pendant trente-deux ans des fourrures sans connaître l’envers des robes de cour. J’aurai de quoi me faire ouvrir les portes.
Christophe ouvrait de grands yeux en entendant son père parler ainsi, mais il craignit quelque piége paternel et garda le silence.
— Eh ! bien, faites le compte, écrivez une lettre à la reine, je veux partir à l’instant, sans quoi les plus grands malheurs arriveraient.
— Partir ! Mais comment ?
— J’achèterai un cheval. Écrivez, au nom de Dieu !
— Hé ! la mère ? de l’argent à ton fils, cria le pelletier à sa femme.
La mère rentra, courut à son bahut et donna une bourse à Christophe, qui, tout ému, l’embrassa.
— Le compte était tout prêt, dit son père, le voici. Je vais écrire la lettre.
Christophe prit le compte et le mit dans sa poche.
— Mais tu souperas au moins avec nous, dit le bonhomme. Dans ces extrémités, il faut échanger vos anneaux, la fille à Lallier et toi.
— Eh ! bien, je vais l’aller querir, s’écria Christophe.
Le jeune homme se défia des incertitudes de son père dont le caractère ne lui était pas encore assez connu ; il monta dans sa chambre, s’habilla, prit une valise, descendit à pas de loup, la posa sur un comptoir de la boutique, ainsi que sa rapière et son manteau.
— Que diable fais-tu ? lui dit son père en l’entendant.
Christophe vint baiser le vieillard sur les deux joues.
— Je ne veux pas qu’on voie mes apprêts de départ, j’ai tout mis sous un comptoir, lui répondit-il à l’oreille.
— Voici la lettre, dit le père.
Christophe prit le papier et sortit comme pour aller chercher la jeune voisine.
Quelques instants après le départ de Christophe, le compère Lallier et sa fille arrivèrent, précédés d’une servante qui apportait trois bouteilles de vin vieux.
— Hé ! bien, où est Christophe ? dirent les deux vieilles gens.
— Christophe ? s’écria Babette, nous ne l’avons pas vu.
— Mon fils est un fier drôle ! il me trompe comme si je n’avais pas de barbe. Mon compère, que va-t-il arriver ? Nous vivons dans un temps où les enfants ont plus d’esprit que les pères.
— Mais il y a longtemps que tout le quartier en fait un mangeur de vache à Colas, dit Lallier.
— Défendez-le sur ce point, compère, dit le pelletier à l’orfévre, la jeunesse est folle, elle court après les choses neuves ; mais Babette le fera tenir tranquille, elle est encore plus neuve que Calvin.
Babette sourit ; elle aimait Christophe et s’offensait de tout ce que l’on disait contre lui. C’était une de ces filles de la vieille bourgeoisie, élevée sous les yeux de sa mère qui ne l’avait pas quittée : son maintien était doux, correct comme son visage ; elle était vêtue en étoffes de laine de couleurs grises et harmonieuses ; sa gorgerette, simplement plissée, tranchait par sa blancheur sur ses vêtements ; elle avait un bonnet de velours brun qui ressemblait beaucoup à un béguin d’enfant ; mais il était orné de ruches et de barbes en gaze tannée, ou autrement couleur de tan, qui descendaient de chaque côté de sa figure. Quoique blonde et blanche comme une blonde, elle paraissait rusée, fine, tout en essayant de cacher sa malice sous l’air d’une fille honnêtement éduquée. Tant que les deux servantes allèrent et vinrent en mettant la nappe, les brocs, les grands plats d’étain et les couverts, l’orfévre et sa fille, le pelletier et sa femme, restèrent devant la haute cheminée à lambrequins de serge rouge bordée de franges noires, disant des riens. Babette avait beau demander où pouvait être Christophe, la mère et le père du jeune Huguenot donnaient des réponses évasives ; mais quand les deux familles furent attablées, et que les deux servantes furent à la cuisine, Lecamus dit à sa future belle-fille : — Christophe est parti pour la cour.
— À Blois ! faire un pareil voyage sans m’avoir dit adieu ! dit-elle.
— L’affaire était pressée, dit la vieille mère.
— Mon compère, dit le pelletier en reprenant la conversation abandonnée, nous allons avoir du grabuge en France : les Reformés se remuent.
— S’ils triomphent, ce ne sera qu’après de grosses guerres pendant lesquelles le commerce ira mal, dit Lallier incapable de s’élever plus haut que la sphère commerciale.
— Mon père, qui a vu la fin des guerres entre les Bourguignons et les Armagnacs, m’a dit que notre famille ne s’en serait pas sauvée si l’un de ses grands-pères, le père de sa mère, n’avait pas été un Goix, l’un de ces fameux bouchers de la Halle qui tenaient pour les Bourguignons, tandis que l’autre, un Lecamus, était du parti des Armagnacs ; ils paraissaient vouloir s’arracher la peau devant le monde, mais ils s’entendaient en famille. Ainsi, tâchons de sauver Christophe, peut-être dans l’occasion nous sauvera-t-il.
— Vous êtes un fin matois, compère, dit l’orfévre.
— Non ! répondit Lecamus. La bourgeoisie doit penser à elle, le peuple et la noblesse lui en veulent également. La bourgeoisie parisienne donne des craintes à tout le monde, excepté au roi qui la sait son amie.
— Vous qui êtes si savant et qui avez tant vu de choses, demanda timidement Babette, expliquez-moi donc ce que veulent les Réformés.
— Dites-nous ça, compère, s’écria l’orfévre. Je connaissais le couturier du feu roi et le tenais pour un homme de mœurs simples, sans grand génie ; il était quasi comme vous, on lui eût baillé Dieu sans confession, et cependant il trempait au fond de cette religion nouvelle, lui ! un homme dont les deux oreilles valaient quelque cent mille écus. Il devait donc avoir des secrets à révéler pour que le roi et la duchesse de Valentinois aient assisté à sa torture.
— Et de terribles ! dit le pelletier. La Réformation, mes amis, reprit-il à voix basse, ferait rentrer dans la bourgeoisie les terres de l’Église. Après les priviléges ecclésiastiques supprimés, les Réformés comptent demander que les nobles et bourgeois soient égaux pour les tailles, qu’il n’y ait que le roi au-dessus de tout le monde, si toutefois on laisse un roi dans l’État.
— Supprimer le trône ! s’écria Lallier.
— Hé ! compère, dit Lecamus, dans les Pays-Bas, les bourgeois se gouvernent eux-mêmes par des échevins à eux, lesquels élisent eux-mêmes un chef temporaire.
— Vive Dieu ! compère, on devrait faire ces belles choses et rester Catholiques, s’écria l’orfévre.
— Nous sommes trop vieux pour voir le triomphe de la bourgeoisie de Paris, mais elle triomphera, compère ! dans le temps comme dans le temps ! Ah ! il faudra bien que le roi s’appuie sur elle pour résister, et nous avons toujours bien vendu notre appui. Enfin la dernière fois, tous les bourgeois ont été anoblis, il leur a été permis d’acheter des terres seigneuriales et d’en porter les noms sans qu’il soit besoin de lettres expresses du roi. Vous comme moi le petit-fils des Goix par les femmes, ne valons-nous pas bien des seigneurs ?
Cette parole effraya tant l’orfévre et les deux femmes, qu’elle fut suivie d’un profond silence. Les ferments de 1789 piquaient déjà le sang de Lecamus qui n’était pas encore si vieux qu’il ne pût voir les audaces bourgeoises de la Ligue.
— Vendez-vous bien, malgré ce remue-ménage ? demanda Lallier à la Lecamus.
— Cela fait toujours du tort, répondit-elle.
— Aussi ai-je bien fort l’envie de faire un avocat de mon fils, dit Lecamus, car la chicane va toujours.
La conversation resta dès lors sur un terrain de lieux communs, au grand contentement de l’orfévre qui n’aimait ni les troubles politiques, ni les hardiesses de pensée.
Maintenant, suivons Christophe ?
Les rives de la Loire, depuis Blois jusqu’à Angers, ont été l’objet de la prédilection des deux dernières branches de la race royale qui occupèrent le trône avant la maison de Bourbon. Ce beau bassin mérite si bien les honneurs que lui ont faits les rois, que voici ce qu’en disait naguère l’un de nos plus élégants écrivains :
« Il existe en France une province qu’on n’admire jamais assez. Parfumée comme l’Italie, fleurie comme les rives du Guadalquivir, et belle, en outre, de sa physionomie particulière, toute Française, ayant toujours été Française, contrairement à nos provinces du Nord abâtardies par le contact allemand, et à nos provinces du Midi qui ont vécu en concubinage avec les Maures, les Espagnols et tous les peuples qui en ont voulu ; cette province pure, chaste, brave et loyale, c’est la Touraine ! La France historique est là ! L’Auvergne est l’Auvergne, le Languedoc n’est que le Languedoc ; mais la Touraine est la France, et le fleuve le plus national pour nous est la Loire qui arrose la Touraine. On doit dès lors moins s’étonner de la quantité de monuments enfermés dans les départements qui ont pris le nom et les dérivations du nom de la Loire. À chaque pas qu’on fait dans ce pays d’enchantements, on découvre un tableau dont la bordure est une rivière ou un ovale tranquille qui réfléchit dans ses profondeurs liquides un château, ses tourelles, ses bois, ses eaux jaillissantes. Il était naturel que là où vivait de préférence la Royauté, où elle établit si longtemps sa cour, vinssent se grouper les hautes fortunes, les distinctions de race et de mérite, et qu’elles s’y élevassent des palais grands comme elles. »
N’est-il pas incompréhensible que la Royauté n’ait point suivi l’avis indirectement donné par Louis XI de placer à Tours la capitale du royaume. Là, sans de grandes dépenses, la Loire pouvait être rendue accessible aux vaisseaux de commerce et aux bâtiments de guerre légers. Là, le siége du gouvernement eut été à l’abri des coups de main d’une invasion. Les places du Nord n’eussent pas alors demandé tant d’argent pour leurs fortifications aussi coûteuses à elles seules que l’ont été les somptuosités de Versailles. Si Louis XIV avait écouté le conseil de Vauban, qui voulait lui bâtir sa résidence à Mont-Louis, entre la Loire et le Cher, peut-être la révolution de 1789 n’aurait-elle pas eu lieu. Ces belles rives portent donc, de place en place, les marques de la tendresse royale. Les châteaux de Chambord, de Blois, d’Amboise, de Chenonceaux, de Chaumont, du Plessis-lez-Tours, tous ceux que les maîtresses de nos rois, que les financiers et les seigneurs se bâtirent à Véretz, Azay-le-Rideau, Ussé, Villandri, Valençay, Chanteloup, Duretal, dont quelques-uns ont disparu, mais dont la plupart vivent encore, sont d’admirables monuments où respirent les merveilles de cette époque si mal comprise par la secte littéraire des moyen-âgistes. Entre tous ces châteaux, celui de Blois, où se trouvait alors la cour, est un de ceux où la magnificence des d’Orléans et des Valois a mis son plus brillant cachet, et le plus curieux pour les historiens, pour les archéologues, pour les Catholiques. Il était alors complétement isolé. La ville, enceinte de fortes murailles garnies de tours, s’étalait au bas de la forteresse, car ce château servait en effet tout à la fois de fort et de maison de plaisance. Au-dessus de la ville, dont les maisons pressées et les toits bleus s’étendaient, alors comme aujourd’hui, de la Loire jusqu’à la crête de la colline qui règne sur la rive droite du fleuve, se trouve un plateau triangulaire, coupé de l’ouest par un ruisseau sans importance aujourd’hui, car il coule sous la ville ; mais qui, au quinzième siècle, disent les historiens, formait un ravin assez considérable, et duquel il reste un profond chemin creux, presque un abîme entre le faubourg et le château.
Ce fut sur ce plateau, à la double exposition du nord et du midi, que les comtes de Blois se bâtirent, dans le goût de l’architecture du douzième siècle, un castel où les fameux Thibault le Tricheur, Thibault le Vieux et autres, tinrent une cour célèbre. Dans ces temps de féodalité pure où le roi n’était que primus inter pares, selon la belle expression d’un roi de Pologne, les comtes de Champagne, les comtes de Blois, ceux d’Anjou, les simples barons de Normandie, les ducs de Bretagne menaient un train de souverains et donnaient des rois aux plus fiers royaumes. Les Plantagenet d’Anjou, les Lusignan de Poitou, les Robert de Normandie alimentaient par leur audace les races royales, et quelquefois, comme du Glaicquin, de simples chevaliers refusaient la pourpre, en préférant l’épée de connétable. Quand la Couronne eut réuni le comté de Blois à son domaine, Louis XII qui affectionna ce site peut-être pour s’éloigner du Plessis, de sinistre mémoire, construisit en retour, à la double exposition du levant et du couchant, un corps de logis qui joignit le château des comtes de Blois aux restes de vieilles constructions desquelles il ne subsiste aujourd’hui que l’immense salle où se tinrent les États-Généraux sous Henri III.
Avant de s’amouracher de Chambord, François Ier voulut achever le château en y ajoutant deux autres ailes, ainsi le carré eût été parfait ; mais Chambord le détourna de Blois, où il ne fit qu’un corps de logis, qui de son temps et pour ses petits-enfants, devint tout le château. Ce troisième château bâti par François Ier est beaucoup plus vaste et plus orné que le Louvre, appelé de Henri II. Il est ce que l’architecture dite de la Renaissance a élevé de plus fantastique. Aussi, dans un temps où régnait une architecture jalouse et où de moyen-âge on ne se souciait guère, dans une époque où la littérature ne se mariait pas aussi étroitement que de nos jours avec l’art, La Fontaine a-t-il dit du château de Blois, dans sa langue pleine de bonhomie : « Ce qu’a fait faire François Ier, à le regarder du dehors, me contenta plus que tout le reste : il y a force petites galeries, petites fenêtres, petits balcons, petits ornements sans régularité et sans ordre, cela fait quelque chose de grand qui me plaît assez. »
Le château de Blois avait donc alors le mérite de représenter trois genres d’architecture différents, trois époques, trois systèmes, trois dominations. Aussi, peut-être n’existe-t-il aucune demeure royale qui soit sous ce rapport comparable au château de Blois. Cette immense construction offre dans la même enceinte, dans la même cour, un tableau complet, exact de cette grande représentation des mœurs et de la vie des nations qui s’appelle l’Architecture. Au moment où Christophe allait voir la cour, la partie du château qui, de nos jours, est occupée par le quatrième palais que s’y bâtit soixante-dix ans plus tard, pendant son exil, Gaston, le factieux frère de Louis XIII, offrait un ensemble de parterres et de jardins aériens pittoresquement mêlés aux pierres d’attente et aux tours inachevées du château de François Ier. Ces jardins communiquaient par un pont d’une belle hardiesse, et que les vieillards du Blésois peuvent encore se souvenir d’avoir vu démolir, à un parterre qui s’élevait de l’autre côté du château et qui, par la disposition du sol, se trouvait au même niveau. Les gentilshommes attachés à la reine Anne de Bretagne, ou ceux qui de cette province venaient la solliciter, conférer avec elle ou l’éclairer sur le sort de la Bretagne, attendaient là l’heure de ses audiences, son lever ou sa promenade. Aussi l’histoire a-t-elle donné le nom de Perchoir aux Bretons à ce parterre, qui, de nos jours, est le jardin fruitier de quelque bourgeois et forme un promontoire sur la place des Jésuites. Cette place était alors comprise dans les jardins de cette belle résidence qui avait ses jardins du haut et ses jardins du bas. On voit encore aujourd’hui, à une assez grande distance de la place des Jésuites, un pavillon construit par Catherine de Médicis, et où, selon les historiens du Blésois, elle avait mis ses thermes. Ce détail permet de retrouver la disposition très-irrégulière des jardins qui montaient et descendaient en suivant les ondulations du sol, excessivement tourmenté tout autour du château, ce qui en faisait la force et causait, comme on va le voir, l’embarras du duc de Guise. On allait aux jardins par des galeries extérieures et intérieures, dont la principale se nommait la Galerie des Cerfs, à cause de ses ornements. Cette galerie aboutissait au magnifique escalier qui sans doute a inspiré le fameux escalier double de Chambord, et qui, d’étage en étage, menait aux appartements. Quoique La Fontaine ait préféré le château de François Ier à celui de Louis XII, peut-être la naïveté de celui du bon roi plaira-t-elle aux vrais artistes autant qu’ils admireront la magnificence du roi-chevalier. L’élégance des deux escaliers qui se trouvent à chaque extrémité du château de Louis XII, les sculptures fines, originales qui y abondaient et que le temps a dévorées, mais dont les restes charment encore les antiquaires, tout, jusqu’à la distribution quasi-claustrale des appartements, révèle une grande simplicité de mœurs. Évidemment la cour n’existait pas encore et n’avait pas pris les développements que François Ier et Catherine de Médicis devaient y donner, au grand détriment des mœurs féodales. En admirant la plupart des tribunes, les chapiteaux de quelques colonnes, certaines figurines d’une délicatesse exquise, il est impossible de ne pas imaginer que Michel Columb, ce grand sculpteur, le Michel-Ange de la Bretagne, n’ait pas passé par là pour plaire à sa reine Anne, qu’il a immortalisée dans le tombeau de son père, le dernier duc de Bretagne.
Quoi qu’en dise La Fontaine, rien n’est plus grandiose que la demeure du fastueux François Ier. Grâce à je ne sais quelle brutale indifférence, à l’oubli peut-être, les appartements qu’y occupaient alors Catherine de Médicis et son fils François II nous offrent encore aujourd’hui leurs principales dispositions. Aussi l’historien peut-il y revoir les tragiques scènes du drame de la Réformation dans lequel la double lutte des Guise et des Bourbons contre les Valois forme un des actes les plus compliqués et s’y dénoua.
Le château de François Ier écrase entièrement la naïve habitation de Louis XII par sa masse imposante. Du côté des jardins d’en bas, c’est-à-dire de la place moderne dite des Jésuites, le château présente une élévation presque double de celle qu’il a du côté de la cour. Le rez-de-chaussée, où se trouvaient les célèbres galeries, forme du côté des jardins le second étage. Ainsi, le premier où logeait alors la reine Catherine est le troisième, et les appartements royaux sont au quatrième au-dessus des jardins du bas qui, dans ce temps, étaient séparés des fondations par de profondes douves. Le château, déjà colossal dans la cour, paraît donc gigantesque, vu du bas de la place comme le vit La Fontaine, qui avoue n’être entré ni dans la cour ni dans les appartements. De la place des Jésuites, tout semble petit. Les balcons sur lesquels on se promène, les galeries d’une exécution merveilleuse, les fenêtres sculptées dont les embrasures sont aussi vastes que des boudoirs, et qui servaient alors de boudoirs, ressemblent aux fantaisies peintes des décorations de nos opéras modernes quand les peintres y font des palais de fées. Mais, dans la cour, quoique les trois étages au-dessus du rez-de-chaussée soient encore aussi élevés que le Pavillon de l’Horloge aux Tuileries, les délicatesses infinies de cette architecture se laissent voir complaisamment et ravissent les regards étonnés. Ce corps de logis, où tenaient la cour fastueuse de Catherine et celle de Marie Stuart, est partagé par une tour hexagone où tourne dans sa cage évidée un escalier en pierre, caprice moresque exécuté par des géants, travaillé par des nains, et qui donne à cette façade l’air d’un rêve. Les tribunes de l’escalier forment une spirale à compartiments carrés qui s’attache aux cinq pans de cette tour, et dessine, de distance en distance, des encorbellements transversaux brodés de sculptures arabesques au dehors et au dedans. On ne peut comparer cette création étourdissante de détails ingénieux et fins, pleine de merveilles qui donnent la parole à ces pierres, qu’aux sculptures abondantes et profondément fouillées des ivoires de Chine ou de Dieppe. Enfin la pierre y ressemble à une guipure. Les fleurs, les figures d’hommes ou d’animaux descendent le long des nervures, se multiplient de marche en marche et couronnent cette tour par une clef de voûte où les ciseaux de l’art du seizième siècle ont lutté avec les naïfs tailleurs d’images qui, cinquante ans auparavant, avaient sculpté les clefs de voûte des deux escaliers du château de Louis XII. Quelque ébloui que l’on soit en voyant ces formes renaissant avec une infatigable prolixité, l’on s’aperçoit que l’argent a manqué tout aussi bien à François Ier pour Blois, qu’à Louis XIV pour Versailles. Plus d’une figurine montre sa jolie tête fine qui sort d’un bloc à peine dégrossi. Plus d’une rosace fantasque est seulement indiquée par quelques coups de ciseau dans la pierre abandonnée et où l’humidité fait fleurir ses moisissures verdâtres. Sur la façade, à côté des dentelles d’une fenêtre, la fenêtre voisine offre ses masses de pierre déchiquetées par le Temps qui l’a sculptée à sa manière. Il existe là pour les yeux les moins artistes et les moins exercés un ravissant contraste entre cette façade où les merveilles ruissellent et la façade intérieure du château de Louis XII, composée au rez-de-chaussée de quelques arcades d’une légèreté vaporeuse soutenues par des colonnettes qui reposent en bas sur des tribunes élégantes, et de deux étages où les croisées sont sculptées avec une charmante sobriété. Sous les arcades s’étend une galerie dont les murailles offraient des peintures à fresque, et dont le plafond était également peint, car on retrouve encore aujourd’hui quelques traces de cette magnificence imitée de l’Italie et qui annonce les expéditions de nos rois, à qui le Milanais appartenait. En face du château de François Ier, se trouvait alors la chapelle des comtes de Blois dont la façade était presque en harmonie avec l’architecture de l’habitation de Louis XII. Aucune image ne saurait peindre la solidité majestueuse de ces trois corps de bâtiments, et malgré le désaccord de l’ornementation, la Royauté puissante et forte, qui démontrait la grandeur de ses craintes par la grandeur des précautions, servait de lien à ces trois édifices de natures différentes, dont deux s’adossent à l’immense salle des États-Généraux, vaste et haute comme une église. Certes, ni la naïveté, ni la force des existences bourgeoises qui sont dépeintes au commencement de cette histoire, et chez lesquelles l’Art était toujours représenté, ne manquaient à cette habitation royale. Blois était bien le thème fécond et brillant auquel la Bourgeoisie et la Féodalité, l’Argent et le Noble donnaient tant de vivantes répliques dans les villes et dans les campagnes. Vous n’eussiez pas autrement voulu la demeure du prince qui régnait sur le Paris du seizième siècle. La richesse des vêtements seigneuriaux, le luxe des toilettes de femmes, devaient admirablement s’harmonier à la toilette de ces pierres si curieusement travaillées. D’étage en étage, en montant le merveilleux escalier de son château de Blois, le roi de France découvrait une plus grande étendue de cette belle Loire qui lui apporte là des nouvelles de tout le royaume qu’elle partage en deux moitiés affrontées et quasi-rivales. Si, au lieu d’aller l’asseoir dans une plaine morte et sombre et à deux lieues de là, François Ier eût assis Chambord en retour de ce château et à la place où s’étendaient alors les parterres où Gaston mit son palais, jamais Versailles n’eût existé, Blois aurait été nécessairement la capitale de la France. Quatre Valois et Catherine de Médicis prodiguèrent leurs richesses dans le château de François Ier à Blois ; mais qui ne devinerait combien la Couronne y fut prodigue, en admirant les puissantes murailles de refend, épine dorsale de ce château, où sont ménagés et de profondes alcôves, et des escaliers secrets, et des cabinets, qui enferment des salles aussi vastes que la salle du Conseil, celle des Gardes et des chambres royales où, de nos jours, se loge à l’aise une compagnie d’infanterie. Quand même le visiteur ne comprendrait pas tout d’abord que les merveilles du dedans correspondaient à celles du dehors, les vestiges du cabinet de Catherine de Médicis où Christophe allait être introduit, attesteraient suffisamment les élégances de l’Art qui a peuplé ces appartements de figurations animées, où les salamandres étincelaient dans les fleurs, où la Palette du seizième siècle décorait de ses plus brillantes peintures les plus sombres dégagements. Dans ce cabinet, l’observateur peut encore retrouver de nos jours les traces de ce goût de dorure que Catherine apporta d’Italie, car les princesses de sa maison aimaient, selon la charmante expression de l’auteur déjà cité, à plaquer dans les châteaux de la France l’or gagné dans le commerce par leurs ancêtres, et signaient leurs richesses sur les murs des salles royales.
La reine-mère occupait au premier étage les appartements de la reine Claude de France, femme de François Ier, où se voient encore les délicates sculptures des doubles C accompagnés des images de blancheur parfaite, de cygnes et de lis, ce qui signifiait : candidior candidis plus blanche que les plus blanches choses, la devise de cette reine dont le nom commençait comme celui de Catherine par un C et qui convenait aussi bien à la fille de Louis XII qu’à la mère des derniers Valois ; car aucun soupçon, malgré la violence des calomnies calvinistes, n’a terni la fidélité que Catherine de Médicis gardait à Henri II.
Évidemment la reine-mère, chargée encore de deux enfants en bas âge (celui qui fut depuis le duc d’Alençon, et Marguerite, qui fut la femme d’Henri IV et que Charles IX appelait Margot), avait eu besoin de tout ce premier étage.
Le roi François II et la reine Marie Stuart occupaient au second étage les appartements royaux qui avaient été ceux de François Ier, et qui furent ceux de Henri III. L’appartement royal, de même que celui pris par la reine-mère, est divisé dans toute la longueur du château, et à chaque étage, en deux parties, par ce fameux mur de refend d’environ quatre pieds d’épaisseur, et sur lequel s’appuient les murs énormes qui séparent les salles entre elles. Ainsi, au premier comme au second étage, les appartements offrent deux parties distinctes. La partie éclairée au midi sur la cour servait à la réception et aux affaires publiques, tandis que, pour combattre la chaleur, les appartements avaient été distribués dans la partie exposée au nord, et qui forme la superbe façade à balcons, à galeries, ayant vue sur la campagne du Vendômois, sur le perchoir aux Bretons et sur les fossés de la ville, la seule dont a parlé notre grand fabuliste, le bon La Fontaine.
Le château de François Ier se trouvait alors terminé par une énorme tour commencée et qui devait servir à marquer l’angle colossal qu’aurait décrit le palais en tournant sur lui-même, et à laquelle Gaston plus tard ouvrit les flancs pour pouvoir y coudre son palais ; mais il n’acheva pas son œuvre, et la tour est restée en ruines. Ce donjon royal servait alors de prison ou d’oubliettes selon les traditions populaires. En parcourant aujourd’hui les salles de ce magnifique château, si précieuses et à l’art et à l’histoire, quel poète ne sera pris de mille regrets ou affligé pour la France, en voyant les délicieuses arabesques de cabinet de Catherine blanchies à la chaux et presque perdues par les ordres du commandant de la caserne (cette royale demeure est une caserne), lors du choléra. La boiserie du cabinet de Catherine de Médicis, dont il sera question bientôt, est la dernière relique du riche mobilier accumulé par cinq rois artistes. En parcourant ce dédale de chambres, de salles, d’escaliers, de tours, on peut se dire avec une affreuse certitude : Ici Marie Stuart cajolait son mari pour le compte des Guise. Là les Guise insultèrent Catherine. Plus tard, à cette place, le second Balafré tomba sous les coups des vengeurs de la couronne. Un siècle auparavant, de cette fenêtre Louis XII faisait signe de venir au cardinal d’Amboise, son ami. De ce balcon, d’Épernon, le complice de Ravaillac, reçut la reine Marie de Médicis, qui savait, dit-on, le régicide projeté, et le laissa consommer ! Dans la chapelle où se firent les fiançailles de Henri IV et de Marguerite de Valois, le seul reste du château des comtes de Blois, le régiment fabrique ses souliers. Ce merveilleux monument où revivent tant de styles, où se sont accomplies de si grandes choses, est dans un état de dégradation qui fait honte à la France. Quelle douleur pour ceux qui aiment les monuments de la vieille France, de savoir que bientôt il en sera de ces pierres éloquentes comme du coin de la rue de la Vieille-Pelleterie, elles n’existeront peut-être plus que dans ces pages !
Il est nécessaire de faire observer que, pour mieux surveiller la cour, quoique les Guise eussent en ville un hôtel à eux et qui existe encore, ils avaient obtenu de demeurer au-dessus des appartements du roi Louis XII, dans le logement que devait y avoir plus tard la duchesse de Nemours, dans les combles au second étage.
Le jeune François II et la jeune reine Marie Stuart, amoureux l’un de l’autre comme des enfants de seize ans qu’ils étaient, avaient été brusquement transportés par un rude hiver, du château de Saint-Germain que le duc de Guise trouva trop facile à surprendre, dans l’espèce de place forte que formait alors le château de Blois, isolé de trois côtés par des précipices et dont l’entrée était admirablement bien défendue. Les Guise, oncles de la reine, avaient des raisons majeures pour ne pas habiter Paris et pour retenir la cour dans un château dont l’enceinte pouvait être facilement surveillée et défendue. Il se passait autour du trône un combat entre la maison de Lorraine et la maison de Valois, qui ne fut terminé que dans ce même château, vingt-huit ans plus tard, en 1588, quand Henri III, sous les yeux mêmes de sa mère, en ce moment profondément humiliée par les Lorrains, entendit tomber le plus hardi de tous les Guise, le second Balafré, fils de ce premier Balafré par lequel Catherine de Médicis était alors jouée, emprisonnée, espionnée et menacée.
Ce beau château de Blois était pour Catherine la prison la plus étroite. À la mort de son mari, par lequel elle avait toujours été tenue en lisière, elle avait espéré régner ; mais elle se voyait au contraire mise en esclavage par des étrangers dont les manières polies avaient mille fois plus de brutalité que celle des geôliers. Aucune de ses démarches ne pouvait être secrète. Celles de ses femmes qui lui étaient dévouées avaient ou des amants dévoués aux Guise ou des Argus autour d’elles. En effet, dans ce temps, les passions offraient la bizarrerie que leur communiquera toujours l’antagonisme puissant de deux intérêts contraires dans l’État. La galanterie, qui servit tant à Catherine, était aussi l’un des moyens des Guise. Ainsi le prince de Condé, premier chef de la Réformation, avait pour amie la maréchale de Saint-André dont le mari était l’âme damnée du grand-maître. Le cardinal, à qui l’affaire du Vidame de Chartres avait prouvé que Catherine était plus invaincue qu’invincible, lui faisait la cour. Le jeu de toutes les passions compliquait donc étrangement celui de la politique, en en faisant une partie d’échecs double, où il fallait observer et le cœur et la tête d’un homme, pour savoir si, à l’occasion, l’un ne démentirait pas l’autre. Quoique sans cesse en présence du cardinal de Lorraine ou du duc François de Guise, qui se défiaient d’elle, l’ennemie la plus intime et la plus habile de Catherine de Médicis était sa belle-fille, la reine Marie, petite blonde malicieuse comme une soubrette, fière comme une Stuart qui portait trois couronnes, instruite comme un vieux savant, espiègle comme une pensionnaire de couvent, amoureuse de son mari comme une courtisane l’est de son amant, dévouée à ses oncles qu’elle admirait, et heureuse de voir le roi François partager, elle y aidant, la bonne opinion qu’elle avait d’eux. Une belle-mère est toujours un personnage qu’une belle-fille n’aime point, surtout alors qu’elle a porté la couronne et qu’elle veut la conserver, ce que l’imprudente Catherine avait trop laissé voir. Sa situation précédente, quand Diane de Poitiers régnait sur le roi Henri II, était plus supportable : elle obtenait au moins les honneurs dus à une reine et les respects de la cour ; tandis qu’en ce moment le duc et le cardinal, qui n’avaient autour d’eux que leurs créatures, semblaient prendre plaisir à son abaissement ; Catherine, embastillée par des courtisans, recevait, non pas de jour en jour, mais d’heure en heure, des coups qui blessaient son amour-propre ; car les Guise tenaient à continuer avec elle le système qu’avait adopté contre elle le feu roi.
Les trente-six ans de malheurs qui désolèrent la France ont peut-être commencé par la scène dans laquelle le fils du pelletier des deux reines avait obtenu le plus périlleux des rôles, et qui en fait la principale figure de cette Étude. Le danger dans lequel allait tomber ce zélé Réformé devint flagrant durant la matinée même où il quittait le port de Beaugency, muni de documents précieux qui compromettaient les plus hautes têtes de la noblesse et embarqué pour Blois en compagnie d’un rusé partisan, par l’infatigable La Renaudie, venu sur le port avant lui.
Pendant que la toue où se trouvait Christophe, poussée par un petit vent d’est, descendait la Loire, le fameux cardinal Charles de Lorraine et le deuxième duc de Guise, un des plus grands hommes de guerre de ce temps, comme deux aigles du haut d’un rocher, contemplaient leur situation et regardaient prudemment autour d’eux avant de frapper le grand coup par lequel ils essayèrent une première fois de tuer en France la Réforme, à Amboise, et qui fut recommencé à Paris douze années après, le 24 août 1572.
Dans la nuit, trois seigneurs qui jouèrent un grand rôle dans le drame des douze années qui suivirent ce double complot également tramé par les Guise et par les Réformés, étaient arrivés chacun à bride abattue, laissant leurs chevaux quasi morts à la poterne du château, que gardaient des chefs et des soldats entièrement dévoués au duc de Guise, l’idole des gens de guerre.
Un mot sur ce grand homme, mais un mot qui dise d’abord où en était sa fortune.
Sa mère était Antoinette de Bourbon, grand’tante d’Henri IV. À quoi servent les alliances ? il visait en ce moment son cousin le prince de Condé à la tête. Sa nièce était Marie Stuart. Sa femme était Anne, fille du duc de Ferrare. Le grand-connétable Anne de Montmorency écrivait au duc de Guise : Monseigneur, comme à un roi, et finissait par : Votre très-humble serviteur. Guise, grand-maître de la maison du roi, lui répondait : Monsieur le connétable, et signait comme il signait pour le parlement : Votre bien bon ami.
Quant au cardinal, appelé le pape Transalpin et nommé Sa Sainteté par Estienne, il avait toute l’Église monastique de France à lui, et traitait d’égal à égal avec le Saint-Père. Vain de son éloquence, il était un des plus forts théologiens du temps, et surveillait à la fois la France et l’Italie par trois ordres religieux qui lui étaient absolument dévoués, qui marchaient pour lui jour et nuit, lui servaient d’espions et de conseillers.
Ce peu de mots expliquent à quelle hauteur de pouvoir le cardinal et le duc étaient arrivés. Malgré leurs richesses et les revenus de leurs charges, ils furent si profondément désintéressés ou si vivement emportés par le courant de leur politique, si généreux aussi, que tous deux s’endettèrent ; mais sans doute à la façon de César. Aussi lorsque Henri III eut fait abattre le second Balafré qui le menaçait tant, la maison de Guise fut-elle nécessairement ruinée. Les dépenses faites pendant un siècle pour s’emparer de la couronne expliquent l’abaissement où cette maison se trouva sous Louis XIII et sous Louis XIV, alors que la mort subite de Madame a dit à l’Europe entière le rôle infâme auquel un chevalier de Lorraine était descendu. Se disant héritiers des Carlovingiens dépossédés, le cardinal et le duc agissaient donc très-insolemment à l’égard de Catherine de Médicis, belle-mère de leur nièce. La duchesse de Guise n’épargnait aucune mortification à Catherine. Cette duchesse était une d’Est, et Catherine était une Médicis, la fille de marchands florentins parvenus que les souverains de l’Europe n’avaient pas encore admis dans leur royale fraternité. Aussi François Ier avait-il considéré le mariage de son fils avec une Médicis comme une mésalliance, et ne l’avait-il permis qu’en ne croyant pas que ce fils deviendrait jamais dauphin. De là sa fureur quand le dauphin mourut empoisonné par le Florentin Montécuculli. Les d’Est refusaient de reconnaître les Médicis pour des princes italiens. Ces anciens négociants voulaient en effet dès ce temps résoudre le problème impossible d’un trône environné d’institutions républicaines. Le titre de grand-duc ne fut accordé que très-tard par Philippe II, roi d’Espagne, aux Médicis qui l’achetèrent en trahissant la France, leur bienfaitrice, et par un servile attachement à la cour d’Espagne qui les contrecarrait sourdement en Italie.
« Ne caressez que vos ennemis ! » ce grand mot de Catherine semble avoir été la loi politique de cette famille de marchands à laquelle il ne manqua de grands hommes qu’au moment où ses destinées devinrent grandes, et qui fut soumise un peu trop tôt à cette dégénérescence par laquelle finissent et les races royales et les grandes familles.
Pendant trois générations, il y eut un Lorrain homme de guerre, un Lorrain homme d’Église ; mais ce qui peut-être n’est pas moins extraordinaire, l’homme d’Église offrit toujours, comme l’offrait alors le cardinal dans son visage, une ressemblance avec la figure de Ximénès à qui a ressemblé aussi le cardinal de Richelieu. Ces cinq cardinaux ont eu tous une figure à la fois chafouine et terrible ; tandis que la figure de l’homme de guerre a présenté le type basque et montagnard qui s’est également trouvé dans celle de Henri IV, mais qu’une même blessure coutura chez le père et chez le fils sans leur ôter la grâce et l’affabilité par lesquelles ils séduisaient les soldats autant que par leur bravoure.
Il n’est pas inutile de dire où et comment le grand-maître reçut cette blessure, car elle fut guérie par l’audace d’un des personnages de ce drame, par Ambroise Paré, l’obligé du syndic des pelletiers. Au siège de Calais le duc eut le visage traversé de part en part d’un coup de lance dont le tronçon, après avoir percé la joue au-dessous de l’œil droit, pénétra jusqu’à la nuque au-dessous de l’oreille gauche et resta dans le visage. Le duc gisait dans sa tente au milieu d’une désolation générale, et serait mort sans l’action hardie et le dévouement d’Ambroise Paré. — Le duc n’est pas mort, messieurs, dit Ambroise en regardant les assistants qui fondaient en larmes ; mais il va bientôt mourir, dit-il en se reprenant, si je n’osais le traiter comme tel, et je vais m’y hasarder au risque de tout ce qui peut m’arriver. Voyez ? il mit le pied gauche sur la poitrine du duc, prit le bois de la lance avec ses ongles, l’ébranla par degrés, et finit par retirer le fer de la tête comme s’il s’agissait d’une chose et non d’un homme. S’il guérit le prince si audacieusement traité, il ne put empêcher qu’il ne lui restât dans le visage l’horrible blessure d’où lui vint son surnom. Par une cause semblable, ce surnom fut aussi celui de son fils.
Entièrement maîtres du roi François II, que sa femme dominait par un amour mutuel excessif duquel ils savaient tirer parti, ces deux grands princes lorrains régnaient alors en France et n’avaient d’autre ennemi à la cour que Catherine de Médicis. Aussi jamais plus grands politiques ne jouèrent-ils un jeu plus serré. La position mutuelle de l’ambitieuse veuve de Henri II et de l’ambitieuse maison de Lorraine, était pour ainsi dire expliquée par la place qu’ils occupaient sur la terrasse du château durant la matinée où Christophe devait arriver. La reine-mère, qui feignait un excessif attachement pour les Guise, avait demandé communication des nouvelles apportées par les trois seigneurs venus de différents endroits du royaume ; mais elle avait eu la mortification d’être poliment congédiée par le cardinal. Elle se promenait à l’extrémité des parterres, du côté de la Loire où elle faisait élever, pour son astrologue Ruggieri, un observatoire, qui s’y voit encore et d’où l’on plane sur le paysage de cette admirable vallée. Les deux princes lorrains étaient du côté opposé qui regarde le Vendômois et d’où l’on découvre la partie haute de la ville, le perchoir aux Bretons et la poterne du château. Catherine avait trompé les deux frères et les avait joués par un feint mécontentement, car elle était très-heureuse de pouvoir parler à l’un des seigneurs arrivés en toute hâte, son confident secret qui jouait hardiment un double jeu, mais qui certes en fut bien récompensé. Ce gentilhomme était Chiverni, en apparence l’âme damnée du cardinal de Lorraine, en réalité le serviteur de Catherine. Catherine comptait encore deux seigneurs dévoués dans les deux Gondi, ses créatures ; mais ces deux Florentins étaient trop suspects aux Guise pour qu’elle pût les envoyer au dehors, elles les gardait à la cour où chacune de leurs paroles et de leurs démarches était étudiée, mais où ils étudiaient également les Guise et conseillaient Catherine. Ces deux Florentins maintenaient dans le parti de la reine-mère un autre Italien, Birague, adroit Piémontais qui paraissait, comme Chiverni, avoir abandonné la reine-mère pour s’attacher aux Guise, et qui les encourageait dans leurs entreprises en les espionnant pour le compte de Catherine. Chiverni venait d’Écouen et de Paris. Le dernier arrivé était Saint-André, qui fut maréchal de France et qui devint un si grand personnage que les Guise, dont il était la créature, en firent la troisième personne du triumvirat qu’ils formèrent l’année suivante contre Catherine. Avant eux, celui qui bâtit le château de Duretal, Vieilleville, qui, pour son dévouement aux Guise, fut aussi nommé maréchal, était secrètement débarqué, plus secrètement reparti, sans que personne eût pénétré le secret de la mission que le grand-maître lui avait donnée. Quant à Saint-André, il venait d’être chargé des mesures militaires à prendre pour attirer tous les Réformés en armes à Amboise, après un conseil tenu entre le cardinal de Lorraine, le duc de Guise, Birague, Chiverni, Vieilleville et Saint-André. Si les deux chefs de la maison de Lorraine employaient Birague, il est à croire qu’ils comptaient beaucoup sur leurs forces, ils le savaient attaché à la reine-mère ; mais peut-être le gardaient-ils auprès d’eux pour pénétrer les secrets desseins de leur rivale, comme elle le laissait près d’eux. Dans cette époque curieuse, le double rôle de quelques hommes politiques était connu des deux partis qui les employaient, et ils étaient comme des cartes dans les mains des joueurs : la partie se gagnait par le plus fin. Les deux frères avaient été pendant ce conseil d’une impénétrable discrétion. La conversation de Catherine avec ses amis expliquera parfaitement l’objet du conseil tenu par les Guise en plein air, au point du jour, dans ces jardins suspendus, comme si tous avaient craint de parler entre les murailles du château de Blois.
La reine-mère, qui, sous le prétexte d’examiner l’observatoire qui se construisait pour ses astrologues, se promenait dès le matin avec les deux Gondi, en regardant d’un œil inquiet et curieux le groupe ennemi, fut rejointe par Chiverni. Elle était à l’angle de la terrasse qui regarde l’église de Saint-Nicolas, et là ne craignait aucune indiscrétion. Le mur est à la hauteur des tours de l’église, et les Guise tenaient toujours conseil à l’autre angle de cette terrasse, au bas du donjon commencé, en allant et venant du perchoir aux Bretons à la galerie par le pont qui réunissait le parterre, la galerie et le perchoir. Personne n’était au bas de cet abîme. Chiverni prit la main de la reine-mère pour la lui baiser et lui glissa de main à main une petite lettre sans que les deux Italiens l’eussent vue. Catherine se retourna vivement, alla dans le coin du parapet, et lut ce qui suit :
« Vous estes puissante assez pour garder la balance entre les grands et les faire débattre à qui mieux mieux vous servira, vous avez votre maison pleine de rois, et vous n’avez à craindre ni les Lorrains ni les Bourbons, si vous les opposez les uns aux autres ; car les uns et les autres veulent embler la couronne de vos enfants. Soyez maîtresse et non serve de vos conseillers, maintenez donc les uns par les autres, sans quoi le royaume ira de mal en pis, et de grosses guerres pourront s’en esmouvoir.
La reine mit ce papier dans le creux de son corset et se promit de le brûler dès qu’elle serait seule.
— Quand l’avez-vous vu ? demanda-t-elle à Chiverni.
— En revenant de chez le connétable, à Melun où il passait avec madame la duchesse de Berri, qu’il était très-impatient de remettre en Savoie afin de revenir ici pour éclairer le chancelier Olivier, qui, du reste, est la dupe des Lorrains. Monsieur de Lhospital se décide à épouser vos intérêts en apercevant le but où tendent messieurs de Guise. Aussi va-t-il se hâter très-fort de revenir pour vous donner sa voix au conseil.
— Est-il sincère ? dit Catherine. Vous savez que, si les Lorrains l’ont fait entrer au conseil, c’est pour y régner ?
— Lhospital est un Français de trop bonne roche pour ne pas être franc, dit Chiverni ; d’ailleurs, son billet est un assez grand engagement.
— Quelle est la réponse du connétable à ces Lorrains ?
— Il s’est dit le serviteur du roi et attendra ses ordres. Sur cette réponse, le cardinal, pour éviter toute résistance, va proposer de nommer son frère lieutenant général du royaume.
— Déjà ! dit Catherine épouvantée. Eh ! bien, monsieur de Lhospital vous a-t-il donné pour moi quelque autre avis ?
— Il m’a dit que vous seule, madame, pouviez vous mettre entre la couronne et messieurs de Guise.
— Mais pensait-il que je pouvais me servir des Huguenots comme de chevaux de frise !
— Ah ! madame, s’écria Chiverni surpris de tant de profondeur, nous n’avons pas songé à vous jeter dans de pareilles difficultés.
— Savait-il en quelle situation je suis ? demanda la reine d’un air calme.
— À peu près. Il trouve que vous avez fait un marché de dupe en acceptant, à la mort du feu roi, pour votre part, les bribes de la ruine de madame Diane. Messieurs de Guise se sont crus quittes envers la reine en satisfaisant la femme.
— Oui, dit la reine en regardant les deux Gondi, j’ai fait alors une grande faute.
— Une faute que font les dieux, répliqua Charles de Gondi.
— Messieurs, dit la reine, si je passe ouvertement aux Réformés, je deviendrai l’esclave d’un parti.
— Madame, dit vivement Chiverni, je vous approuve fort, il faut se servir d’eux, mais non les servir.
— Quoique, pour le moment, votre appui soit là, dit Charles de Gondi, ne nous dissimulons pas que le succès et la défaite sont également périlleux.
— Je le sais ! dit la reine. Une fausse démarche sera un prétexte promptement saisi par les Guise pour se défaire de moi !
— La nièce d’un pape, la mère de quatre Valois, une reine de France, la veuve du plus ardent persécuteur des Huguenots, une catholique italienne, la tante de Léon X, peut-elle s’allier à la Réformation ? demanda Charles de Gondi.
— Mais, lui répondit Albert, seconder les Guise, n’est-ce pas donner les mains à une usurpation ? Vous avez à faire avec une maison qui entrevoit dans la lutte entre le catholicisme et la Réforme une couronne à prendre. On peut s’appuyer sur les Réformés sans abjurer.
— Pensez, madame, que votre maison, qui devrait être toute dévouée au roi de France, est en ce moment la servante du roi d’Espagne, dit Chiverni. Elle serait demain pour la Réformation, si la Réformation pouvait faire un roi du duc de Florence.
— Je suis assez disposée à prêter la main un moment aux Huguenots, dit Catherine, quand ce ne serait que pour me venger de ce soldat, de ce prêtre et de cette femme ! Elle montra tour à tour, par un regard d’Italienne, le duc, le cardinal et l’étage du château où se trouvaient les appartements de son fils et de Marie Stuart. — Ce trio m’a pris entre les mains les rênes de l’État que j’ai attendues bien longtemps et que cette vieille a tenues à ma place, reprit-elle. Elle secoua la tête vers la Loire en indiquant Chenonceaux, le château qu’elle venait d’échanger contre celui de Chaumont avec Diane de Poitiers. — Ma, dit-elle en italien, il paraît que ces messieurs les rabats de Genève n’ont pas l’esprit de s’adresser à moi ! Par ma conscience, je ne puis aller à eux. Pas un de vous ne pourrait se hasarder à leur porter des paroles ! Elle frappa du pied. — J’espérais que vous auriez pu rencontrer à Écouen le bossu, il a de l’esprit, dit-elle à Chiverni.
— Il y était, madame, dit Chiverni ; mais il n’a pu déterminer le connétable à se joindre à lui. Monsieur de Montmorency veut bien renverser les Guise, qui l’ont fait disgracier ; mais il ne veut pas aider l’hérésie.
— Qui brisera, messieurs, ces volontés particulières qui gênent la royauté ? Vrai Dieu ! il faut détruire ces grands les uns par les autres, comme a fait Louis XI, le plus grand de vos rois. Il y a dans ce royaume quatre ou cinq partis, le plus faible est celui de mes enfants.
— La Réformation est une idée, dit Charles de Gondi, et les partis qu’a brisés Louis le Onzième n’étaient que des intérêts.
— Il y a toujours des idées derrière les intérêts, répliqua Chiverni, sous Louis XI, l’idée s’appelait les Grands Fiefs…
— Faites de l’hérésie une hache ! dit Albert de Gondi, vous n’aurez pas l’odieux des supplices.
— Eh ! s’écria la reine, j’ignore les forces et les plans de ces gens, je ne puis communiquer avec eux par aucun intermédiaire sûr. Si j’étais surprise à quelque machination de ce genre, soit par la reine qui me couve des yeux comme un enfant au berceau, soit par ces deux geôliers qui ne laissent entrer personne au château, je serais bannie du royaume et reconduite à Florence avec une terrible escorte, commandée par quelque guisard forcené ! Merci, mes amis ! Oh ! ma bru, je vous souhaite d’être quelque jour prisonnière chez vous, vous saurez alors ce que vous me faites souffrir.
— Leurs plans ! s’écria Chiverni, le Grand-Maître et le cardinal les connaissent ; mais ces deux renards ne les disent pas ; sachez, madame, les leur faire dire, et je me dévouerai pour vous en m’entendant avec le prince de Condé.
— Quelles sont celles de leurs décisions qu’ils n’ont pas pu vous cacher ? demanda la reine en montrant les deux frères.
— Monsieur de Vieilleville et monsieur de Saint-André viennent de recevoir des ordres qui nous sont inconnus ; mais il paraît que le Grand-Maître concentre ses meilleures troupes sur la rive gauche. Sous peu de jours, vous serez à Amboise. Le Grand-Maître est venu sur cette terrasse examiner la position et ne trouve pas que Blois soit propice à ses desseins secrets. Or, que veut-il donc ? dit Chiverni en montrant les précipices qui entourent le château. En aucune place la cour ne saurait être plus à l’abri d’un coup de main qu’elle ne l’est ici.
— Abdiquez ou régnez, dit Albert à l’oreille de la reine qui restait pensive.
Une terrible expression de rage intérieure passa sur le beau visage d’ivoire de la reine, qui n’avait pas encore quarante ans et qui vivait depuis vingt-six ans sans aucun pouvoir à la cour de France, elle qui, depuis son arrivée, y voulut jouer le premier rôle. Cette épouvantable phrase sortit de ses lèvres dans la langue de Dante : — Rien tant que ce fils vivra ! sa petite femme l’ensorcèle, ajouta-t-elle après une pause.
L’exclamation de Catherine était inspirée par l’étrange prédiction qui lui fut faite peu de jours auparavant au château de Chaumont, sur la rive opposée de la Loire où elle fut conduite par Ruggieri, son astrologue, pour y consulter sur la vie de ses quatre enfants une célèbre devineresse secrètement amenée par Nostradamus, le chef des médecins qui, dans ce grand seizième siècle, tenaient, comme les Ruggieri, comme les Cardan, les Paracelse et tant d’autres, pour les sciences occultes. Cette femme, dont la vie a échappé à l’histoire, avait fixé à un an le règne de François II.
— Votre avis sur tout ceci ? dit Catherine à Chiverni.
— Nous aurons une bataille, répondit le prudent gentilhomme. Le roi de Navarre…
— Oh ! dites la reine ! reprit Catherine.
— C’est vrai, la reine, dit Chiverni en souriant, a donné pour chef aux Réformés le prince de Condé, qui, dans sa position de cadet, peut tout hasarder ; aussi monsieur le cardinal parle-t-il de le mander ici.
— Qu’il vienne, s’écria la reine, et je suis sauvée !
Ainsi les chefs du grand mouvement de la Réformation en France avaient bien deviné dans Catherine une alliée.
— Il y a ceci de plaisant, s’écria la reine, que les Bourbons jouent les Huguenots, et que les sieurs Calvin, de Bèze et autres jouent les Bourbons ; mais serons-nous assez forts pour jouer Huguenots, Bourbons et Guise ? En face de ces trois ennemis, il est permis de se tâter le pouls ! dit-elle.
— Ils n’ont pas le roi, lui répondit Albert, et vous triompherez toujours en ayant le roi pour vous.
— Maladetta Maria ! dit Catherine entre ses dents.
— Les Lorrains pensent déjà bien à vous ôter l’affection de la Bourgeoisie, dit Birague.
L’espérance d’avoir la couronne ne fut pas chez les deux chefs de la remuante famille des Guise le résultat d’un plan prémédité, rien n’autorisa ni le plan ni l’espérance, les circonstances firent leur audace. Les deux cardinaux et les deux Balafrés se trouvèrent être quatre ambitieux supérieurs en talents à tous les politiques qui les environnaient. Aussi cette famille ne fut-elle abattue que par Henri IV, factieux nourri à cette grande école dont les maîtres furent Catherine et les Guise, et qui profita de toutes leurs leçons.
En ce moment ces deux hommes se trouvaient être les arbitres de la plus grande révolution essayée en Europe depuis celle de Henri VIII en Angleterre, et qui fut la conséquence de la découverte de l’imprimerie. Adversaires de la Réformation, ils tenaient le pouvoir entre leurs mains et voulaient étouffer l’hérésie ; mais, s’il fut moins fameux que Luther, Calvin, leur adversaire, était plus fort que Luther. Calvin voyait alors le Gouvernement là où Luther n’avait vu que le Dogme. Là où le gras buveur de bière, l’amoureux Allemand se battait avec le diable et lui jetait son encrier à la figure, le Picard, souffreteux célibataire, faisait des plans de campagne, dirigeait des combats, armait des princes, et soulevait des peuples entiers en semant les doctrines républicaines au cœur des Bourgeoisies, afin de compenser ses continuelles défaites sur les champs de bataille par des progrès nouveaux dans l’esprit des nations.
Le cardinal de Lorraine et le duc de Guise, aussi bien que Philippe II et le duc d’Albe, savaient où la monarchie était visée et quelle étroite alliance existait entre le catholicisme et la royauté. Charles-Quint, ivre pour avoir trop bu à la coupe de Charlemagne et croyant trop à la force de sa monarchie en croyant partager le monde avec Soliman, n’avait pas senti d’abord sa tête attaquée, et quand le cardinal Granvelle lui fit apercevoir l’étendue de la plaie, il abdiqua. Les Guise eurent une pensée unique, celle d’abattre l’hérésie d’un seul coup. Ce coup, ils le tentaient alors pour la première fois à Amboise, et ils le firent tenter une seconde fois à la Saint-Barthélemi, alors d’accord avec Catherine de Médicis éclairée par les flammes de douze années de guerres, éclairée surtout par le mot significatif de république prononcé plus tard et imprimé par les écrivains de la Réforme, déjà devinés en ceci par Lecamus, ce type de la bourgeoisie parisienne. Les deux princes, au moment de frapper un coup meurtrier au cœur de la noblesse, afin de la séparer dès l’abord d’un parti religieux au triomphe duquel elle perdait tout, achevaient de se concerter sur la façon de découvrir leur coup d’État au roi, pendant que Catherine causait avec ses quatre conseillers.
— Jeanne d’Albret a bien su ce qu’elle faisait en se déclarant la protectrice des Huguenots ! Elle a dans la Réformation un bélier duquel elle joue très-bien ! dit le Grand-Maître qui comprenait la profondeur des desseins de la reine de Navarre.
Jeanne d’Albret fut en effet une des plus fortes têtes de ce temps.
— Théodore de Bèze est à Nérac, après être allé prendre les ordres de Calvin.
— Quels hommes ces bourgeois savent trouver ! s’écria le Grand-Maître.
— Ah ! nous n’avons pas à nous un homme de la trempe de ce la Renaudie, s’écria le cardinal, c’est un vrai Catilina.
— De tels hommes agissent toujours pour leur propre compte, répondit le duc. N’avais-je pas deviné La Renaudie ? je l’ai comblé de faveurs, je l’ai fait évader lors de sa condamnation par le parlement de Bourgogne, je l’ai fait rentrer dans le royaume en obtenant la révision de son procès, et je comptais tout faire pour lui pendant qu’il ourdissait contre nous une conspiration diabolique. Le drôle a rallié les Protestants d’Allemagne aux hérétiques de France en conciliant les difficultés survenues à propos de dogme entre Luther et Calvin. Il a rallié les grands seigneurs mécontents au parti de la Réforme, sans leur faire ostensiblement abjurer le catholicisme. Il avait, dès l’an dernier, trente capitaines à lui ! Il était partout à la fois, à Lyon, en Languedoc, à Nantes ! Enfin il a fait rédiger cette consultation colportée dans toute l’Allemagne, où les théologiens déclarent que l’on peut recourir à la force pour soustraire le roi à notre domination et qui se colporte de ville en ville. En le cherchant partout, on ne le rencontre nulle part ! Cependant je ne lui ai fait que du bien ! Il va falloir l’assommer comme un chien, ou essayer de lui faire un pont d’or pour qu’il entre dans notre maison.
— La Bretagne, le Languedoc, tout le royaume est travaillé pour nous donner un assaut mortel, dit le cardinal. Après la fête d’hier, j’ai passé le reste de la nuit à lire tous les renseignements que m’ont envoyés mes Religieux ; mais il n’y a de compromis que des gentilshommes pauvres, des artisans, des gens qu’il est indifférent de pendre ou de laisser en vie. Les Coligny, Condé, ne paraissent pas encore, quoiqu’ils tiennent les fils de cette conspiration.
— Aussi, dit le duc, dès que cet avocat, cet Avenelles a vendu la mèche, ai-je dit à Braguelonne de laisser aller les conspirateurs jusqu’au bout, ils sont sans défiance, ils croient nous surprendre, peut-être alors les chefs se montreront-ils. Mon avis serait de nous laisser vaincre pendant quarante-huit heures…
— Ce serait trop d’une demi-heure, dit le cardinal effrayé.
— Voilà comment tu es brave, répondit le Balafré.
Le cardinal répliqua sans s’émouvoir : – Que le prince de Condé soit ou non compromis, si nous sommes sûrs qu’il soit le chef, abattons cette tête, et nous serons tranquilles. Nous n’avons pas tant besoin de soldats que de juges pour cette besogne, et jamais on ne manquera de juges. La victoire est toujours plus sûre au parlement que sur un champ de bataille, et coûte moins cher.
— J’y consens volontiers, répondit le duc ; mais crois-tu que le prince de Condé soit assez puissant pour donner tant d’audace à ceux qui vont venir nous livrer ce premier assaut ? n’y a-t-il pas…
— Le roi de Navarre, dit le cardinal.
— Un niais qui me parle chapeau bas ! répondit le duc. Les coquetteries de la Florentine t’obscurcissent donc la vue…
— Oh ! j’y ai déjà songé, fit le prêtre. Si je désire me trouver en commerce galant avec elle, n’est-ce pas pour lire au fond de son cœur ?
— Elle n’a pas de cœur, dit vivement le duc, elle est encore plus ambitieuse que nous ne le sommes.
— Tu es un brave capitaine, dit le cardinal à son frère ; mais crois-moi, nos deux robes sont bien près l’une de l’autre, et je la faisais surveiller par Marie avant que tu ne songeasses à la soupçonner. Catherine a moins de religion que n’en a mon soulier. Si elle n’est pas l’âme du complot, ce n’est pas faute de désir ; mais nous allons la juger sur le terrain et voir comment elle nous appuiera. Jusqu’aujourd’hui j’ai la certitude qu’elle n’a pas eu la moindre communication avec les hérétiques.
— Il est temps de tout découvrir au roi et à la reine-mère qui ne sait rien, dit le duc, et voilà la seule preuve de son innocence ; peut-être attend-on le dernier moment pour l’éblouir par les probabilités d’un succès. La Renaudie va savoir par mes dispositions que nous sommes avertis. Cette nuit, Nemours a dû suivre les détachements de Réformés qui arrivaient par les chemins de traverse, et les conjurés seront forcés de venir nous attaquer à Amboise, où je les laisserai tous entrer. Ici, dit-il en montrant les trois côtés du rocher sur lequel le château de Blois est assis comme venait de le faire Chiverni, nous aurions un assaut sans aucun résultat, les Huguenots viendraient et s’en iraient à volonté. Blois est une salle à quatre entrées, tandis qu’Amboise est un sac.
— Je ne quitterai pas la Florentine, dit le cardinal.
— Nous avons fait une faute, reprit le duc on s’amusant à lancer en l’air son poignard et à le rattraper par la coquille, il fallait se conduire avec elle comme avec les Réformés, lui donner la liberté de ses mouvements pour la prendre sur le fait.
Le cardinal regarda pendant un moment son frère en hochant la tête.
— Que nous veut Pardaillan ? dit le Grand-Maître en voyant venir sur la terrasse ce jeune gentilhomme devenu célèbre par sa rencontre avec la Renaudie et par leur mort mutuelle.
— Monseigneur, un homme envoyé par le pelletier de la reine est à la porte, et dit avoir à lui remettre une parure d’hermine, faut-il le laisser entrer ?
— Eh ! oui, un surcot dont elle parlait hier, reprit le cardinal ; laissez passer ce courtaud de boutique, elle aura besoin de cela pour voyager le long de la Loire.
— Par où donc est-il venu, pour n’être arrêté qu’à la porte du château ? demanda le Grand-Maître.
— Je l’ignore, répondit Pardaillan.
— Je le lui demanderai chez la reine, se dit le Balafré, qu’il attende le lever dans la salle des gardes ; mais, Pardaillan, est-il jeune ?
— Oui, monseigneur ; il se donne pour le fils de Lecamus.
— Lecamus est un bon catholique, fit le cardinal, qui, de même que le Grand-Maître, était doué de la mémoire de César. Le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs compte sur lui, car il est quartenier du Palais.
— Néanmoins fais causer le fils avec le capitaine de la garde écossaise, dit le Grand-Maître qui appuya sur ce verbe en y donnant un sens facile à comprendre. Mais Ambroise est au château, par lui nous saurons si c’est bien le fils de Lecamus qui l’a fort obligé jadis. Demande Ambroise Paré.
Ce fut en ce moment que la reine Catherine alla seule au-devant des deux frères qui s’empressèrent de venir à elle en lui témoignant un respect dans lequel l’Italienne voyait de constantes ironies.
— Messieurs, dit-elle, daignerez-vous me confier ce qui se prépare ? La veuve de votre ancien maître serait-elle dans votre estime au-dessous des sieurs de Vieilleville, Birague et Chiverni ?
— Madame, répondit le cardinal sur un ton galant, notre devoir d’hommes, avant celui de politiques, est de ne pas effrayer les dames par de faux bruits. Mais ce matin il y a lieu de conférer sur les affaires de l’État. Vous excuserez mon frère d’avoir commencé par donner des ordres purement militaires et auxquels vous deviez être étrangère : les choses importantes sont à décider. Si vous le trouvez bien, nous irons au lever du roi et de la reine, l’heure approche.
— Qu’y a-t-il, monsieur le Grand-Maître ? dit Catherine en jouant l’effroi.
— La Réformation, madame, n’est plus une hérésie, c’est un parti qui va venir en armes vous arracher le roi.
Catherine, le cardinal, le duc et les seigneurs se dirigèrent alors vers l’escalier par la galerie où se pressaient les courtisans qui n’avaient pas le droit d’entrée dans les appartements et qui se rangèrent en haie.
Gondi, qui, pendant que Catherine causait avec les deux princes lorrains, les avait examinés, dit en bon toscan, à l’oreille de la reine-mère, ces deux mots qui devinrent proverbes et qui expliquent une des faces de ce grand caractère royal : Odiate e aspettate ! (Haïssez et attendez.)
Pardaillan, qui vint donner l’ordre à l’officier de garde à la conciergerie du château de laisser passer le commis du pelletier de la reine, trouva Christophe béant devant le porche et occupé à regarder la façade due au bon roi Louis XII où se trouvaient alors en plus grand nombre qu’aujourd’hui des sculptures drôlatiques, s’il faut en juger par ce qui nous en reste. Ainsi, les curieux remarquent une figurine de femme taillée dans le chapiteau d’une des colonnes de la porte, la robe retroussée et faisant railleusement voir
à un gros moine accroupi dans le chapiteau de la colonne correspondante à l’autre jambage du chambranle de cette porte, au-dessus de laquelle était alors la statue de Louis XII. Plusieurs des croisées de cette façade, travaillées dans ce goût et qui malheureusement ont été détruites, amusaient ou paraissaient amuser Christophe, sur qui les arquebusiers de garde faisaient déjà pleuvoir des plaisanteries.
— Il se logerait bien là, celui-ci, disait l’anspessade en caressant les charges d’arquebuse toutes préparées en forme de pain de sucre et accrochées sur son baudrier.
— Eh ! Parisien, dit un soldat, tu n’en as jamais tant vu !
— Il reconnaît le bon roi Louis XII, dit un autre.
Christophe feignait de ne pas entendre, et cherchait encore à outrer son ébahissement, en sorte que son attitude niaise devant le corps de garde lui fut un excellent passe-port aux yeux de Pardaillan.
— La reine n’est pas levée, dit le jeune capitaine, viens l’attendre dans la salle des gardes.
Christophe suivit Pardaillan assez lentement. Il fit exprès d’admirer la jolie galerie découpée en arcade où, sous le règne de Louis XII, les courtisans attendaient l’heure des réceptions à couvert quand il faisait mauvais temps, et où se trouvaient alors quelques seigneurs attachés aux Guise, car l’escalier, si bien conservé de nos jours, qui menait à leurs appartements, est au bout de cette galerie dans une tour que son architecture recommande à l’admiration des curieux.
— Hé ! bien, es-tu venu pour faire des études de tailleur d’images ? cria Pardaillan en voyant Lecamus arrêté devant les jolies sculptures des tribunes extérieures qui réunissent ou, si vous voulez, qui séparent les colonnes de chaque arcade.
Christophe suivit le jeune capitaine vers l’escalier d’honneur, non sans avoir mesuré cette tour quasi-moresque par un regard d’extase. Par cette belle matinée, la cour était pleine de capitaines d’ordonnance, de seigneurs qui causaient par groupes, et dont les brillants costumes animaient ce lieu que les merveilles de l’architecture répandues sur sa façade encore neuve rendaient déjà si brillant.
— Entre là, dit Pardaillan à Lecamus en lui faisant signe de le suivre par la porte en bois sculpté du deuxième étage et qu’un garde de la porte ouvrit en reconnaissant Pardaillan.
Chacun peut se figurer l’étonnement de Christophe en entrant dans cette salle des gardes, alors si vaste, qu’aujourd’hui le Génie militaire l’a divisée en deux par une cloison pour en faire deux chambrées ; elle occupe en effet au second étage chez le roi, comme au premier chez la reine-mère, le tiers de la façade sur la cour, car elle est éclairée par deux croisées à gauche et deux croisées à droite de la tour où se développe le fameux escalier. Le jeune capitaine alla vers la porte de la chambre de la reine et du roi qui donnait dans cette vaste salle, et dit à l’un des deux pages de service d’avertir madame Dayelle, une des femmes de chambre de la reine, que le pelletier était dans la salle avec ses surcots.
Sur un geste de Pardaillan, Christophe alla se mettre près d’un officier assis sur une escabelle, au coin d’une cheminée grande comme la boutique de son père et qui se trouvait à l’un des bouts de cette immense salle en face d’une cheminée absolument pareille à l’autre bout. Tout en causant avec ce lieutenant, il finit par l’intéresser en lui contant les pénuries du commerce. Christophe parut si véritablement marchand, que l’officier fit partager cette opinion au capitaine de la garde écossaise qui vint de la cour questionner Christophe en l’examinant à la dérobée et avec soin.
Quelque prévenu que fût Christophe Lecamus, il ne pouvait comprendre la férocité froide des intérêts entre lesquels Chaudieu l’avait glissé. Pour un observateur qui eût connu le secret de cette scène, comme l’historien le connaît aujourd’hui, il y aurait eu de quoi trembler à voir ce jeune homme, l’espoir de deux familles, hasardé entre ces deux puissantes et impitoyables machines, Catherine et les Guise. Mais y a-t-il beaucoup de courages qui mesurent l’étendue de leurs dangers ? Par la manière dont étaient gardés le port de Blois, la ville et le château, Christophe s’attendait à trouver des piéges et des espions partout, il avait donc résolu de cacher la gravité de sa mission et la tension de son esprit sous l’apparence niaise et commerciale avec laquelle il venait de se montrer aux yeux du jeune Pardaillan, de l’officier de garde et du capitaine.
L’agitation qui dans un château royal accompagne l’heure du lever commençait à se manifester. Les seigneurs, dont les chevaux et les pages ou les écuyers restaient dans la cour extérieure du château, car personne, excepté le roi et la reine, n’avait le droit d’entrer à cheval dans la cour intérieure, montaient par groupes le magnifique escalier, et envahissaient cette grande salle des gardes à deux cheminées, dont les fortes poutres sont aujourd’hui sans leurs ornements, où de méchants petits carreaux rouges remplacent les ingénieuses mosaïques des planchers, mais où les tapisseries de la Couronne cachaient alors les gros murs blanchis à la chaux aujourd’hui et où brillaient à l’envi les arts de cette époque unique dans les fastes de l’Humanité. Réformés et Catholiques venaient savoir les nouvelles, examiner les visages, autant que faire leur cour au roi. L’amour excessif de François II pour Marie Stuart, auquel ni les Guise ni la reine-mère ne s’opposaient, et la complaisance politique avec laquelle s’y prêtait Marie Stuart, ôtaient au roi tout pouvoir ; aussi, quoiqu’il eût dix-sept ans, ne connaissait-il de la royauté que les plaisirs, et du mariage que les voluptés d’une première passion. Chacun faisait en réalité la cour à la reine Marie, à son oncle le cardinal Lorraine et au Grand-Maître.
Ce mouvement eut lieu devant Christophe, qui étudiait l’arrivée de chaque personnage avec une avidité bien naturelle. Une magnifique portière de chaque côté de laquelle se tenaient deux pages et deux gardes de la compagnie écossaise, alors de service, lui indiquait l’entrée de cette chambre royale, si fatale au fils du Grand-Maître actuel, le second Balafré, qui vint expirer au pied du lit alors occupé par Marie Stuart et par François II. Les filles d’honneur de la reine occupaient la cheminée opposée à celle où Christophe causait toujours avec le capitaine des gardes. Par sa situation, cette seconde cheminée était la cheminée d’honneur, car elle est pratiquée dans le gros mur de la salle du Conseil, entre la porte de la chambre royale et celle du Conseil, en sorte que les filles et les seigneurs qui avaient le droit d’être là, se trouvaient sur le passage du roi et des reines. Les courtisans étaient certains de voir Catherine, car ses filles d’honneur, en deuil comme toute la cour, montèrent de chez elle, conduites par la comtesse de Fiesque, et prirent leur place du côté de la salle du Conseil, en face des filles de la jeune reine amenées par la duchesse de Guise, et qui occupaient le coin opposé, du côté de la chambre royale. Les courtisans laissaient entre ces demoiselles, qui appartenaient aux premières familles du royaume, un espace de quelques pas que les plus grands seigneurs avaient seuls la permission de franchir. La comtesse de Fiesque et la duchesse de Guise étaient, selon le droit de leurs charges, assises au milieu de ces nobles filles qui toutes restaient debout. L’un des premiers qui vint se mêler à ces deux escadrons si dangereux fut le duc d’Orléans, frère du roi, qui descendit de son appartement situé au-dessus, et qu’accompagnait monsieur de Cypierre, son gouverneur. Ce jeune prince, qui, avant la fin de cette année, devait régner sous le nom de Charles IX, alors âgé de dix ans, était d’une excessive timidité. Le duc d’Anjou et le duc d’Alençon, ses deux frères, ainsi que la princesse Marguerite qui fut la femme de Henri IV, encore trop jeunes pour venir à la cour, restaient sous la conduite de leur mère dans ses appartements. Le duc d’Orléans, richement vêtu, selon la mode du temps, d’un haut-de-chausses en soie, d’un justaucorps de drap d’or orné de fleurs noires, et d’un petit manteau de velours brodé, le tout noir (il portait encore le deuil du roi son père), salua les deux dames d’honneur et resta près des filles de sa mère. Déjà plein d’antipathie pour les adhérents de la maison de Guise, il répondit froidement aux paroles de la duchesse et appuya son bras sur le dossier de la haute chaise de la comtesse de Fiesque. Son gouverneur, un des plus beaux caractères de ce temps, monsieur de Cypierre, resta derrière lui comme une panoplie. Amyot, en simple soutane d’abbé, accompagnait aussi le prince, il était déjà son précepteur comme il fut aussi celui des trois autres princes dont l’affection lui devint si profitable. Entre la cheminée d’honneur et celle où se groupaient à l’autre extrémité de cette salle les gardes, leur capitaine, quelques courtisans et Christophe muni de son carton, le chancelier Olivier, protecteur et prédécesseur de Lhospital, costumé comme l’ont toujours été depuis les chanceliers de France, se promenait avec le cardinal de Tournon récemment arrivé de Rome, en échangeant quelques phrases d’oreille en oreille au milieu de l’attention générale que leur prêtaient les seigneurs massés le long du mur qui sépare cette salle de la chambre du roi comme une tapisserie vivante, devant la riche tapisserie aux mille personnages. Malgré la gravité des circonstances, la cour offrait l’aspect que toutes les cours offriront dans tous les pays, à toutes les époques et dans les plus grands dangers : des courtisans parlant toujours de choses indifférentes en pensant à des choses graves, plaisantant en étudiant les visages, et s’occupant d’amours et de mariages avec des héritières au milieu des catastrophes les plus sanglantes.
— Que dites-vous de la fête d’hier ? demanda Bourdeilles, seigneur de Brantôme, en s’approchant de mademoiselle de Piennes, une des filles de la reine-mère.
— Messieurs du Baïf et du Bellay n’ont eu que de belles idées, dit-elle en montrant les deux ordonnateurs de la fête qui se trouvaient à quelques pas… — J’ai trouvé cela d’un goût exécrable, ajouta-t-elle à voix basse.
— Vous n’y aviez pas de rôle ? dit mademoiselle de Lewiston de l’autre bord.
— Que lisez-vous là, madame ? dit Amyot à madame de Fiesque.
— L’Amadis de Gaule, par le seigneur des Essarts, commissaire ordinaire de l’hartillerie du Roi.
— Un ouvrage charmant, dit la belle fille qui fut depuis si célèbre sous le nom de Fosseuse quand elle devint dame d’honneur de la reine Marguerite de Navarre.
— Le style est de forme nouvelle, dit Amyot. Adoptez-vous ces barbaries ? ajouta-t-il en regardant Brantôme.
— Il plaît aux dames, que voulez-vous ? s’écria Brantôme en allant saluer madame de Guise qui tenait les Célèbres dames de Boccace. — Il doit s’y trouver des femmes de votre maison, madame, dit-il ; mais le sieur Boccace a eu tort de ne pas être de notre temps, il aurait trouvé d’amples matières pour augmenter ses volumes…
— Comme ce monsieur de Brantôme est adroit, dit la belle mademoiselle de Limeuil à la comtesse de Fiesque ; il est venu d’abord à nous, mais il restera dans le quartier des Guise.
— Chut, dit madame de Fiesque en regardant la belle Limeuil. Mêlez-vous de ce qui vous intéresse…
La jeune fille tourna les yeux vers la porte. Elle attendait Sardini, un noble Italien avec lequel la reine-mère, sa parente, la maria plus tard après l’accident qui lui arriva dans le cabinet de toilette même de Catherine, et qui lui valut l’honneur d’avoir une reine pour sage-femme.
— Par saint Alipantin, mademoiselle Davila me semble plus jolie chaque matin, dit monsieur de Robertet, secrétaire d’État, en saluant le groupe de la reine-mère.
L’arrivée du secrétaire d’État, qui cependant était exactement ce qu’est un ministre aujourd’hui, ne fit aucune sensation.
— Si cela est, monsieur, prêtez-moi donc le libelle fait contre messieurs de Guise, je sais qu’on vous l’a prêté, dit à Robertet mademoiselle Davila.
— Je ne l’ai plus, répondit le secrétaire en allant saluer madame de Guise.
— Je l’ai, dit le comte de Grammont à mademoiselle Davila, mais je ne vous le donne qu’à une condition…
— Sous condition !… fi ! dit madame de Fiesque.
— Vous ne savez pas ce que je veux, répondit Grammont.
— Oh ! cela se devine, dit la Limeuil.
La coutume italienne de nommer les dames, comme font les paysans de leurs femmes, la une telle, était alors de mode à la cour de France.
— Vous vous trompez, reprit vivement le comte, il s’agit de remettre à mademoiselle de Matha, l’une des filles de l’autre bord, une lettre de mon cousin de Jarnac.
— Ne compromettez pas mes filles, dit la comtesse de Fiesque, je la donnerai moi-même !
— Savez-vous des nouvelles de ce qui se passe en Flandre ? demanda madame de Fiesque au cardinal de Tournon. Il parait que monsieur d’Egmont donne dans les nouveautés.
— Lui et le prince d’Orange, reprit Cypierre en faisant un geste d’épaules assez significatif.
— Le duc d’Albe et le cardinal Granvelle y vont, n’est-ce pas, monsieur ? dit Amyot au cardinal de Tournon qui restait sombre et inquiet entre les deux groupes, après sa conversation avec le chancelier.
— Heureusement nous sommes tranquilles, et nous n’avons à vaincre l’Hérésie que sur le théâtre, dit le jeune duc d’Orléans en faisant allusion au rôle qu’il avait rempli la veille, celui d’un chevalier domptant une hydre qui avait sur le front le mot Réformation.
Catherine de Médicis, d’accord en ceci avec sa belle-fille, avait laissé faire une salle de spectacle de l’immense salle qui plus tard fut disposée pour les États de Blois, et où, comme il a été déjà dit, aboutissaient le château de François Ier et celui de Louis XII.
Le cardinal ne répondit rien et reprit sa marche au milieu de la salle en causant à voix basse entre monsieur de Robertet et le chancelier. Beaucoup de personnes ignorent les difficultés que les Sécrétaireries d’État, devenues depuis les Ministères, ont rencontrées dans leur établissement et combien de peines ont eues les rois de France à les créer. À cette époque un secrétaire d’État comme Robertet était purement et simplement un écrivain, il comptait à peine au milieu des princes et des grands, qui décidaient des affaires de l’État. Il n’y avait pas alors d’autres fonctions ministérielles que celles de Surintendant des finances, de Chancelier et de Garde-des-sceaux. Les rois accordaient une place dans leur Conseil par des lettres patentes à ceux de leurs sujets dont les avis leur paraissaient utiles à la conduite des affaires publiques. On donnait l’entrée au conseil à un président de chambre du Parlement, à un évêque, à un favori sans titre. Une fois admis au Conseil, le sujet y fortifiait sa position en se faisant revêtir des charges de la Couronne auxquelles étaient dévolues des attributions, telles que des Gouvernements, l’épée de connétable, la Grande-Maîtrise de l’artillerie, le bâton de Maréchal, la Colonelle-générale de quelque corps militaire, la Grande-Amirauté, la Capitainerie des Galères, ou souvent une charge de cour comme celle de Grand-Maître de la maison qu’avait alors le duc de Guise.
— Croyez-vous que le duc de Nemours épouse Françoise ? demanda madame de Guise au précepteur du duc d’Orléans.
— Ah ! madame, répondit-il, je ne sais que le latin.
Cette réponse fit sourire ceux qui furent à portée d’entendre. En ce moment, la séduction de Françoise de Rohan par le duc de Nemours était le sujet de toutes les conversations ; mais, comme le duc de Nemours était cousin de François II, et doublement allié de la maison de Valois par sa mère, les Guise le regardaient plutôt comme séduit que comme séducteur. Néanmoins le crédit de la maison de Rohan fut tel, qu’après le règne de François II, le duc de Nemours fut obligé de quitter la France, à cause du procès que lui firent les Rohan, et que le crédit des Guise arrangea. Son mariage avec la duchesse de Guise, après l’assassinat de Poltrot, peut expliquer la question que la duchesse avait adressée à Amyot, en révélant la rivalité qui devait exister entre mademoiselle de Rohan et la duchesse.
— Mais voyez un peu le groupe des mécontents, là-bas, dit le comte de Grammont en montrant messieurs de Coligny, le cardinal de Châtillon, Danville, Thoré, Moret et plusieurs seigneurs soupçonnés de tremper dans la Réformation qui se tenaient tous entre deux croisées, du côté de l’autre cheminée.
— Les Huguenots se remuent, dit Cypierre. Nous savons que Théodore de Bèze est à Nérac pour obtenir de la reine de Navarre qu’elle se déclare pour les Réformés en abjurant publiquement, ajouta-t-il en regardant le bailli d’Orléans qui était aussi chancelier de la reine de Navarre et qui observait la cour.
— Elle le fera ! répondit sèchement le bailli d’Orléans.
Ce personnage, le Jacques Cœur orléanais, un des plus riches bourgeois de ce temps, se nommait Groslot et faisait les affaires de Jeanne d’Albret à la cour de France.
— Vous le croyez ? dit le chancelier de France au chancelier de Navarre en appréciant la portée de l’affirmation de Groslot.
— Ne savez-vous pas, dit le riche Orléanais, que cette reine n’a de la femme que le sexe ? Elle est entière aux choses viriles, elle a l’esprit puissant aux grandes affaires, et le cœur invincible aux grandes adversités.
— Monsieur le Cardinal, dit le chancelier Olivier à monsieur de Tournon qui avait écouté Groslot, que pensez-vous de cette audace ?
— La reine de Navarre a bien fait de choisir pour son chancelier un homme à qui la maison de Lorraine a des emprunts à faire et qui offre son logis au roi quand on parle d’aller à Orléans, répondit le cardinal.
Le chancelier et le cardinal se regardèrent alors sans oser se communiquer leurs pensées ; mais Robertet les leur exprima, car il croyait nécessaire de montrer plus de dévouement aux Guise que ces grands personnages en se trouvant plus petit qu’eux.
— C’est un grand malheur que la maison de Navarre, au lieu d’abjurer la religion de ses pères, n’abjure pas l’esprit de vengeance et de révolte que lui a soufflé le connétable de Bourbon. Nous allons revoir les querelles des Armagnacs et des Bourguignons.
— Non, dit Groslot, car il y a du Louis XI dans le cardinal de Lorraine.
— Et aussi chez la reine Catherine, répondit Robertet.
En ce moment madame Dayelle, la femme de chambre favorite de la reine Marie Stuart, traversa la salle et alla vers la chambre de la reine. Le passage de la femme de chambre causa du mouvement.
— Nous allons bientôt entrer, dit madame de Fiesque.
— Je ne le crois pas, répondit madame de Guise, Leurs Majestés sortiront, car on va tenir un grand conseil.
La Dayelle se glissa dans la chambre royale après avoir gratté à la porte, façon respectueuse inventée par Catherine de Médicis, et qui fut adoptée à la cour de France.
— Quel temps fait-il, ma chère Dayelle ? dit la reine Marie en montrant son blanc et frais visage hors du lit en en secouant les rideaux.
— Ah ! madame…
— Qu’as-tu, ma Dayelle ? on dirait que les archers sont à tes trousses.
— Oh ! madame, le roi dort-il encore ?
— Oui.
— Nous allons quitter le château, et monsieur le cardinal m’a priée de vous le dire, afin que vous y disposiez le roi.
— Sais-tu pourquoi, ma bonne Dayelle ?
— Les Réformés veulent vous enlever…
— Ah ! cette nouvelle religion ne me laissera pas de repos ! J’ai rêvé cette nuit que j’étais en prison, moi qui réunirai les couronnes des trois plus beaux royaumes du monde.
— Aussi, madame, est-ce un rêve !
— Enlevée ?… ce serait assez gentil ; mais pour fait de religion et par des hérétiques, c’est une horreur.
La reine sauta hors du lit et vint s’asseoir dans une grande chaise couverte de velours rouge, devant la cheminée, après que Dayelle lui eut donné une robe de chambre en velours noir, qu’elle serra légèrement à la taille par une corde en soie. Dayelle alluma le feu, car les matinées du mois de mai sont assez fraîches aux bords de la Loire.
— Mes oncles ont donc appris ces nouvelles pendant la nuit ? demanda la reine à Dayelle, avec laquelle elle agissait familièrement.
— Depuis ce matin, messieurs de Guise se promènent sur la terrasse pour n’être entendus de personne et y ont reçu des envoyés venus en toute hâte de différents points du royaume où les Réformés s’agitent. Madame la reine-mère y était avec ses Italiens en espérant qu’elle serait consultée ; mais elle n’a pas été de ce petit conseil.
— Elle doit être furieuse !
— D’autant plus qu’il y avait un restant de colère d’hier, répondit Dayelle. On dit qu’en voyant paraître Votre Majesté dans sa robe d’or retors et avec son joli voile de crêpe tanné, elle n’a pas été gaie…
— Laisse-nous, ma bonne Dayelle, le roi s’éveille. Que personne, pas même les petites entrées, ne nous dérange, il s’agit d’affaires d’État, et mes oncles ne nous troubleront pas.
— Eh ! bien, ma chère Marie, as-tu donc déjà quitté le lit ? Est-il grand jour ? dit le jeune roi en s’éveillant.
— Mon cher mignon, pendant que nous dormons, les méchants veillent et vont nous forcer de quitter cette belle demeure.
— Que parles-tu de méchants, ma mie ! N’avons-nous pas eu la plus jolie fête du monde hier au soir, n’étaient les mots latins que ces messieurs ont jetés dans notre français ?
— Ah ! dit Marie, ce langage est de fort bon goût, et Rabelais l’a déjà mis en lumière.
— Tu es une savante, et je suis bien fâché de ne pouvoir te célébrer en vers ; si je n’étais pas roi, je reprendrais à mon frère maître Amyot qui le rend si savant…
— N’enviez rien à votre frère qui fait des poésies et me les montre en me demandant de lui montrer les miennes. Allez, vous êtes le meilleur des quatre et serez aussi bon roi que vous êtes amant gentil. Aussi, peut-être est-ce pour cela que votre mère vous aime si peu ! Mais sois tranquille. Moi, mon cher cœur, je t’aimerai pour tout le monde.
— Je n’ai pas grand mérite à aimer une si parfaite reine, dit le petit roi. Je ne sais qui m’a retenu hier de t’embrasser devant toute la cour quand tu as dansé le branle au flambeau ! J’ai clairement vu que toutes les femmes ont l’air d’être des servantes auprès de toi, ma belle Marie…
— Pour ne parler qu’en prose, vous parlez à ravir, mon mignon ; mais aussi est-ce l’amour qui parle. Et vous, vous savez bien, mon aimé, que vous ne seriez qu’un pauvre petit page, encore vous aimerais-je autant que je vous aime, et il n’y a rien cependant de plus doux que de pouvoir se dire : Mon amant est roi.
— Oh ! le joli bras ! Pourquoi faut-il nous habiller ? J’aime tant à passer mes doigts dans tes cheveux si doux, à mêler leurs anneaux blonds. Ah ! çà, ma mie, ne donne plus à baiser à tes femmes ce cou si blanc et ce joli dos, ne le souffrez plus ! C’est déjà trop que les brouillards de l’Écosse y aient passé.
— Ne viendrez-vous pas voir mon cher pays ? Les Écossais vous aimeront, et il n’y aura pas de révolte comme ici.
— Qui se révolte dans notre royaume ? dit François de Valois en croisant sa robe et prenant Marie Stuart sur son genou.
— Oh ! ceci est assurément fort joli, dit-elle en dérobant sa joue au roi ; mais vous avez à régner, s’il vous plaît, mon doux sire.
— Que parles-tu de régner ? je veux ce matin…
— A-t-on besoin de dire je veux quand on peut tout ? Ceci n’est parler ni en roi, ni en amant. Mais, il ne s’agit point de cela, laisse ! Nous avons une affaire importante.
— Oh ! dit le roi, il y a longtemps que nous n’avons eu d’affaire. Est-elle amusante ?
— Non, dit Marie, il s’agit de déménager.
— Je gage, ma mie, que vous ayez vu l’un de vos oncles, qui s’arrangent si bien, qu’à dix-sept ans, je me comporte en roi fainéant. Je ne sais pas, en vérité, pourquoi depuis le premier conseil j’ai continué d’assister aux autres ? Ils y pourraient faire tout aussi bien les choses en mettant une couronne sur mon fauteuil, je ne vois rien que par leurs yeux et décide à l’aveugle.
— Oh ! monsieur, s’écria la reine en se levant de dessus le roi et prenant un petit air de fâcherie, il était dit que vous ne me feriez plus la moindre peine à ce sujet, et que mes oncles useraient du pouvoir royal pour le bonheur de votre peuple. Il est gentil ton peuple ? si tu voulais le régenter toi seul, il te goberait comme une fraise. Il lui faut des gens de guerre, un maître rude et à mains gantées de fer ; tandis que toi tu es un mignon que j’aime ainsi, que je n’aimerais pas autrement, entendez-vous, monsieur ? dit-elle en baisant au front cet enfant qui paraissait vouloir se révolter contre ce discours et que cette caresse adoucit.
— Oh ! s’ils n’étaient pas vos oncles ! s’écria François II. Ce cardinal me déplaît énormément, et quand il prend son air patelin et ses façons soumises pour me dire en s’inclinant : « Sire, il s’agit ici de l’honneur de la couronne et de la foi de vos pères, Votre Majesté ne saurait souffrir ; » et ceci et cela… je suis sûr qu’il ne travaille que pour sa maudite maison de Lorraine.
— Comme tu l’as bien imité ! dit la reine. Mais pourquoi n’employez-vous pas ces Lorrains à vous instruire de ce qui se passe, afin de régner par vous-même dans quelque temps, à votre grande majorité ? Je suis votre femme, et votre honneur est le mien. Nous régnerons, va, mon mignon ! Mais tout ne sera pas roses pour nous jusqu’au moment où nous ferons nos volontés ! il n’y a rien de si difficile pour un roi que de régner ! Suis-je reine, moi, par exemple ? Croyez-vous que votre mère ne me rende pas en mal ce que mes oncles font de bien pour la splendeur de votre trône ? Hé ! quelle différence ! Mes oncles sont de grands princes, neveux de Charlemagne, pleins d’égards et qui sauraient mourir pour vous ; tandis que cette fille de médecin ou de marchand, reine de France par hasard, est grièche comme une bourgeoise qui ne règne pas dans son ménage. En femme mécontente de ne pas tout brouiller ici, cette Italienne me montre à tout propos sa figure pâle et sérieuse ; puis, de sa bouche pincée : « Ma fille, vous êtes la reine, et je ne suis plus que la seconde femme du royaume, me dit-elle (Elle enrage, entends-tu, mon mignon ?). Mais si j’étais en votre place, je ne porterais pas de velours incarnat pendant que la cour est en deuil, je ne paraîtrais pas en public avec mes cheveux unis et sans pierreries, parce que ce qui n’est point séant à une simple dame l’est encore moins chez une reine. Aussi ne danserais-je point de ma personne, je me contenterais de voir danser ! » Voilà ce qu’elle me dit.
— Oh ! mon Dieu, répondit le roi, je crois l’entendre. Dieu ! si elle savait…
— Oh ! vous tremblez encore devant elle. Elle t’ennuie, dis-le ? nous la renverrons. Par ma foi ! te tromper, passe encore, la bonne femme est de Florence ; mais t’ennuyer…
— Au nom du Ciel, Marie, tais-toi, dit François inquiet et content tout à la fois, je ne voudrais pas que tu perdisses son amitié.
— N’ayez pas peur qu’elle se brouille jamais avec moi qui porterai les trois plus belles couronnes du monde, mon cher petit roi, dit Marie Stuart. Encore qu’elle me haïsse pour mille raisons, elle me caresse afin de me détacher de mes oncles.
— Te haïr !…
— Oui, mon ange, et si je n’en avais mille de ces preuves que les femmes se donnent entre elles de ce sentiment et dont la malice n’est comprise que par elles, je me contenterais de sa constante opposition à nos chères amours. Est-ce ma faute à moi, si ton père n’a jamais pu souffrir mademoiselle Médicis ? Enfin elle m’aime si peu qu’il a fallu que vous vous missiez en colère pour que nous n’eussions pas chacun notre appartement, ici et à Saint-Germain. Elle prétendait que c’était l’usage des rois et reines de France. L’usage ! c’était celui de votre père, et cela s’explique. Quant à votre aïeul François, le compère avait établi cet usage pour la commodité de ses amours. Aussi, veillez-y bien ! Si nous nous en allons d’ici, que le Grand-Maître ne nous sépare point.
— Si nous nous en allons d’ici, Marie ? Mais, moi, je ne veux point quitter ce joli château d’où nous voyons la Loire et le Blésois, une ville à nos pieds et le plus joli ciel du monde au-dessus de nos têtes et ces délicieux jardins. Si je m’en vais, ce sera pour aller en Italie avec toi, voir les peintures de Raphaël et Saint-Pierre.
— Et les orangers ? Oh ! mon mignon roi, si tu savais quelle envie ta Marie nourrit de se promener sous des orangers en fleur et en fruit ! Hélas ! peut-être n’en verrai-je jamais. Oh ! entendre un chant italien sous ces arbres parfumés, au bord d’une mer bleue, sous un ciel bleu, et nous tenir ainsi !
— Partons, dit le roi.
— Partir ! s’écria le Grand-Maître en entrant. Oui, sire, il s’agit de quitter Blois. Pardonnez-moi ma hardiesse ; mais les circonstances sont plus fortes que l’étiquette, et je viens vous supplier de tenir conseil.
Marie et François s’étaient vivement séparés en se voyant surpris, et leurs visages offraient une même expression de majesté royale offensée.
— Vous êtes un trop grand maître, monsieur de Guise, dit le jeune roi tout en contenant sa colère.
— Au diable les amoureux ! dit le cardinal en murmurant à l’oreille de Catherine.
— Mon fils, répondit la reine-mère qui se montra derrière le cardinal, il s’agit de la sûreté de votre personne et de votre royaume.
— L’hérésie veillait pendant que vous dormiez, sire, dit le cardinal.
— Retirez-vous dans la salle, fit le petit roi, nous tiendrons alors conseil.
— Madame, dit le Grand-Maître à la reine, le fils de votre pelletier vous apporte vos fourrures, qui sont de saison pour le voyage, car il est probable que nous côtoierons la Loire. Mais, dit-il en se tournant vers la reine-mère, il veut aussi vous parler, madame. Pendant que le roi s’habillera, vous et madame la reine expédiez-le sur-le-champ, afin que nous n’ayons point la tête rompue de cette bagatelle.
— Volontiers, dit Catherine, en se disant à elle-même : S’il compte se défaire de moi par de semblables ruses, il ne me connaît point.
Le cardinal et le duc se retirèrent en laissant les deux reines et le roi. En passant dans la salle des gardes, qu’il traversa de nouveau pour aller dans la salle du conseil, le Grand-Maître dit à l’huissier de lui amener le pelletier de la reine. Quand Christophe vit venir à lui, d’un bout de la salle des gardes à l’autre, cet huissier, qu’il prit à son costume pour un personnage, le cœur lui faillit ; mais cette sensation, si naturelle à l’approche du moment critique, devint terrible lorsque l’huissier, dont le mouvement eut pour résultat d’attirer les yeux de toute cette brillante assemblée sur Christophe, sur sa piètre mine et ses paquets, lui dit : — Messeigneurs le cardinal de Lorraine et le Grand-Maître vous mandent pour parler à vous dans la salle du conseil.
— Aurais-je été trahi ? se demanda le frêle ambassadeur des Réformés.
Christophe suivit l’huissier en baissant les yeux, et ne les leva qu’en se trouvant dans l’immense salle du conseil, dont l’étendue est presque égale à celle de la salle des gardes. Les deux princes lorrains y étaient seuls debout devant la magnifique cheminée adossée à celle où, dans la salle des gardes, se tenaient les filles des deux reines.
— Tu viens de Paris, quelle route as-tu donc prise ? dit le cardinal à Christophe.
— Je suis venu par eau, monseigneur, répondit le Réformé.
— Comment es-tu donc entré dans Blois, dit le Grand-Maître.
— Par le port, monseigneur.
— Personne ne t’a inquiété ? fit le duc qui ne cessait d’examiner le jeune homme.
— Non, monseigneur. Au premier soldat qui a fait mine de m’arrêter, j’ai dit que je venais pour le service des deux reines, de qui mon père est le pelletier.
— Que faisait-on à Paris ? demanda le cardinal.
— On recherchait toujours l’auteur du meurtre commis sur le président Minard.
— N’es-tu pas le fils du plus grand ami de mon chirurgien ? dit le duc de Guise trompé par la candeur que Christophe exprimait, une fois son trouble apaisé.
— Oui, monseigneur.
Le Grand-Maître sortit, souleva brusquement la portière qui cachait la double porte de la salle du conseil, et montra sa figure à toute cette audience au milieu de laquelle il chercha le premier chirurgien du roi. Ambroise, debout dans un coin, fut frappé par une œillade que le duc lui lança, et vint à lui. Ambroise, qui inclinait déjà vers la religion réformée, finit par l’adopter ; mais l’amitié des Guise et celle des rois de France le garantit de tous les malheurs qui atteignirent les Réformés. Le duc, qui se regardait comme obligé de la vie envers Ambroise Paré, l’avait fait nommer premier chirurgien du roi depuis quelques jours.
— Que voulez-vous, monseigneur ? dit Ambroise. Le roi serait-il malade ? je le croirais assez.
— Comment ?
— La reine est trop jolie, répliqua le chirurgien.
— Ah ! fit le duc étonné. Néanmoins il ne s’agit pas de ceci, reprit-il après une pause. Ambroise, je veux te faire voir un de tes amis, dit-il en l’emmenant sur le pas de la porte de la chambre du conseil et lui montrant Christophe.
— Hé ! c’est vrai, monseigneur, s’écria le chirurgien en tendant la main à Christophe. Comment va ton père, mon gars ?
— Mais bien, maître Ambroise, répondit Christophe.
— Et que viens-tu faire à la cour, dit le chirurgien, ce n’est pas ton métier de porter les paquets, ton père te destine à la chicane. Veux-tu la protection de ces deux grands princes pour être avocat ?
— Oh ! mon Dieu oui, dit Christophe, mais pour les intérêts de mon père ; et si vous pouvez intercéder pour nous, joignez-vous à moi, fit-il en prenant un air piteux, pour obtenir de monseigneur le Grand-Maître une ordonnance de paiement des sommes qui sont dues à mon père, car il ne sait de quel bois faire flèche…
Le cardinal et le Grand-Maître se regardèrent et parurent satisfaits.
— Maintenant laissez-nous, dit le Grand-Maître à Ambroise en lui faisant un signe. Et vous, mon ami, dit-il à Christophe, faites promptement vos affaires et retournez à Paris. Mon secrétaire vous donnera une passe, car, mordieu, il ne fera pas bon sur les chemins !
Aucun des deux frères n’eut le moindre soupçon des graves intérêts qui reposaient sur Christophe, une fois assurés qu’il était bien le fils du bon catholique Lecamus, fournisseur de la cour, et qu’il ne venait que pour se faire payer.
— Mène-le auprès de la chambre de la reine, qui sans doute va le demander, dit le cardinal au chirurgien en lui montrant Christophe.
Pendant que le fils du pelletier subissait son interrogatoire dans la salle du conseil, le roi avait laissé la reine en compagnie de sa belle-mère, après avoir passé dans son cabinet de toilette où l’on allait par le cabinet contigu à la chambre.
Debout dans la vaste embrasure de l’immense croisée, la reine Catherine regardait les jardins, en proie aux plus tristes pensées. Elle voyait l’un des plus grands capitaines de ce siècle substitué dans la matinée, à l’instant, à son fils, au roi de France, sous le terrible titre de lieutenant-général du royaume. Devant ce péril, elle était seule, sans action, sans défense. Aussi pouvait-on la comparer, dans son vêtement de deuil, qu’elle ne quitta jamais depuis la mort de Henri II, à un fantôme, tant sa figure pâle était immobile à force de réflexion. Son œil noir nageait dans cette indécision tant reprochée aux grands politiques, et qui chez eux vient de l’étendue même du coup d’œil par lequel ils embrassent toutes les difficultés, les compensant l’une par l’autre, et additionnant, pour ainsi dire, toutes les chances avant de prendre un parti. Ses oreilles tintaient, son sang s’agitait, et néanmoins elle demeurait calme, digne, tout en mesurant la profondeur de l’abîme politique au-dessus de l’abîme réel qui s’étendait sous ses pieds. Après celle de l’arrestation du Vidame de Chartres, cette journée était la seconde de ces terribles journées qui se trouvèrent en si grand nombre dans le reste de sa vie royale ; mais ce fut aussi sa dernière faute à l’école du pouvoir. Quoique le sceptre parût fuir ses mains, elle voulait le saisir et le saisit par un effet de cette puissance de volonté qui ne s’était lassée ni des dédains de son beau-père François Ier et de sa cour, où elle avait été peu de chose, quoique dauphine, ni des constants refus de Henri II, ni de la terrible opposition de Diane de Poitiers, sa rivale. Un homme n’eût rien compris à cette reine en échec ; mais la blonde Marie, si fine, si spirituelle, si jeune fille et déjà si instruite, l’examinait du coin de l’œil en affectant de fredonner un air italien et prenant une contenance insouciante. Sans deviner les orages d’ambition contenue qui causaient une légère sueur froide à la Florentine, la jolie Écossaise au visage mutin savait que l’élévation de son oncle le duc de Guise causait une rage intérieure à Catherine. Or, rien ne l’amusait tant que d’espionner sa belle-mère, en qui elle voyait une intrigante, une parvenue abaissée toujours prête à se venger. Le visage de l’une était grave et sombre, un peu terrible, à cause de cette lividité des Italiennes qui, durant le jour, fait ressembler leur teint à de l’ivoire jaune, quoiqu’il redevienne éclatant aux bougies, tandis que le visage de l’autre était frais et gai. À seize ans, la tête de Marie Stuart avait cette blancheur de blonde qui la rendit si célèbre. Son frais, son piquant visage si purement coupé, brillait de cette malice d’enfant exprimée franchement par la régularité de ses sourcils, par la vivacité de ses yeux, par la mutinerie de sa jolie bouche. Elle déployait alors ces grâces de jeune chatte que rien, ni la captivité, ni la vue de son effroyable échafaud, ne purent altérer. Ces deux reines, l’une à l’aurore, l’autre à l’été de sa vie, formaient donc alors le contraste le plus complet. Catherine était une reine imposante, une veuve impénétrable, sans autre passion que celle du pouvoir. Marie était une folâtre, une insoucieuse épousée, qui de ses couronnes faisait des jouets. L’une prévoyait d’immenses malheurs, elle entrevoyait l’assassinat des Guise en devinant que ce serait le seul moyen d’abattre des gens capables de s’élever au-dessus du trône et du Parlement ; enfin elle apercevait les flots de sang d’une longue lutte ; l’autre ne se doutait pas qu’elle serait juridiquement assassinée. Une singulière réflexion rendit un peu de calme à l’Italienne.
— Selon la sorcière et au dire de Ruggieri, ce règne va finir ; mon embarras ne durera point, pensa-t-elle.
Ainsi, chose étrange, une science occulte, oubliée aujourd’hui, l’astrologie judiciaire servit alors à Catherine de point d’appui, comme dans toute sa vie, car sa croyance alla croissant, en voyant les prédictions de ceux qui pratiquaient cette science réalisées avec une minutieuse exactitude.
— Vous êtes bien sombre, madame ? dit Marie Stuart en prenant des mains de Dayelle ce petit bonnet pincé sur la raie de ses cheveux et dont les deux ailes de riche dentelle tournaient autour des touffes blondes qui lui accompagnaient les tempes.
Le pinceau des peintres a si bien illustré cette coiffure, qu’elle appartient exclusivement à la reine d’Écosse, quoique Catherine l’ait inventée pour elle quand elle eut à prendre le deuil de Henri II ; mais elle ne sut pas la porter aussi bien que sa belle-fille, à qui elle seyait beaucoup mieux. Ce grief n’était pas le moindre parmi ceux de la reine-mère contre la jeune reine.
— Est-ce un reproche que me fait la reine ? dit Catherine en se tournant vers sa belle-fille.
— Je vous dois le respect et n’oserais, répliqua malicieusement l’Écossaise qui regarda Dayelle.
Entre les deux reines, la femme de chambre favorite resta comme la figure d’un chenêt, un sourire d’approbation pouvait lui coûter la vie.
— Comment puis-je être gaie comme vous, après avoir perdu le feu roi et en voyant le royaume de mon fils sur le point de s’embraser ?
— La politique regarde peu les femmes, répliqua Marie Stuart. D’ailleurs mes oncles sont là.
Ces deux mots étaient, dans les circonstances actuelles, deux flèches empoisonnées.
— Voyons donc nos fourrures, madame, répondit ironiquement l’Italienne, et nous pourrons nous occuper alors de nos véritables affaires pendant que vos oncles décideront de celles du royaume.
— Oh ! mais nous serons du conseil, madame, nous y sommes plus utiles que vous ne croyez.
— Nous, dit Catherine avec un air d’étonnement. Mais moi, je ne sais pas le latin.
— Vous me croyez savante ! dit en riant Marie Stuart. Eh ! bien, je vous jure, madame, qu’en ce moment j’étudie pour être à la hauteur des Médicis, afin de savoir un jour guérir les plaies du royaume.
Catherine fut atteinte au cœur par ce trait piquant qui rappelait l’origine des Médicis, venus, disaient les uns, d’un médecin, et selon les autres, d’un riche droguiste. Elle resta sans réponse. Dayelle rougit lorsque sa maîtresse la regarda en cherchant ces applaudissements que tout le monde et même les reines demandent à des inférieurs quand il n’y a pas de spectateurs.
— Vos mots charmants, madame, ne peuvent malheureusement guérir ni les plaies de l’État, ni celles de l’Église, répondit Catherine avec une dignité calme et froide. La science de mes pères, en ce genre, leur a donné des trônes ; tandis que si dans le danger vous continuez à plaisanter, vous pourrez perdre les vôtres.
En ce moment, Dayelle ouvrit la porte à Christophe, que le premier chirurgien annonça lui-même en grattant.
Le Réformé voulut étudier le visage de Catherine, en affectant un embarras assez naturel dans un pareil lieu ; mais il fut surpris par la vivacité de la reine Marie qui sauta sur les cartons pour voir son surcot.
— Madame, dit Christophe en s’adressant à la Florentine.
Il tourna le dos à l’autre reine et à Dayelle, en profitant soudain de l’attention que ces deux femmes allaient donner aux fourrures pour frapper un coup hardi.
— Que voulez-vous de moi ? dit Catherine en lui jetant un regard perçant.
Christophe avait mis le traité proposé par le prince de Condé, le plan des Réformés et le détail de leurs forces sur son cœur, entre sa chemise et son justaucorps de drap, mais en les enveloppant du mémoire dû par Catherine au pelletier.
— Madame, dit-il, mon père est dans un horrible besoin d’argent, et si vous daignez jeter les yeux sur vos mémoires, ajouta-t-il en dépliant le papier et mettant le traité en dessus, vous verrez que Votre Majesté lui doit six mille écus. Ayez la bonté de nous prendre en pitié. Voyez, madame ! Et il lui tendit le traité. — Lisez. Ceci date de l’avènement au trône du feu roi.
Catherine fut éblouie par le préambule du traité, mais elle ne perdit pas la tête, elle roula vivement le papier en admirant l’audace et la présence d’esprit de ce jeune homme ; elle sentit d’après ce coup de maître qu’elle serait comprise, et lui frappa la tête avec le rouleau de papier.
— Vous êtes bien maladroit, mon petit ami, de présenter le compte avant les fourrures. Apprenez à connaître les femmes ! Il ne faut jamais nous présenter nos mémoires qu’au moment où nous sommes satisfaites.
— Est-ce une tradition ? dit la jeune reine à sa belle-mère qui ne répondit rien.
— Ah ! mesdames, excusez mon père, dit Christophe. S’il n’avait pas eu besoin d’argent, vous n’auriez pas eu vos pelleteries. Les pays sont en armes, et il y a tant de danger à courir sur les routes, qu’il a fallu notre détresse pour que je vinsse ici. Personne que moi n’a voulu se risquer.
— Ce garçon est neuf, dit Marie Stuart en souriant.
Il n’est pas inutile, pour l’intelligence de cette petite scène si importante, de faire observer qu’un surcot était, ainsi que le mot l’indique (sur cotte), une espèce de spencer collant que les femmes mettaient sur leur corsage et qui les enveloppait jusqu’aux hanches en les dessinant. Ce vêtement garantissait le dos, la poitrine et le cou contre le froid. Les surcots étaient intérieurement doublés en fourrure qui bordait l’étoffe par une lisière plus ou moins large. Marie Stuart, en essayant son surcot, se regardait dans une grande glace de Venise pour en voir l’effet par derrière, elle avait ainsi laissé à sa belle-mère la facilité d’examiner les papiers dont le volume eût excité sa défiance sans cette circonstance.
— Parle-t-on jamais aux femmes des dangers qu’on a courus, quand on est sain et sauf et qu’on les voit ? dit-elle en se montrant à Christophe.
— Ah ! madame, j’ai votre mémoire aussi, dit-il en la regardant avec une niaiserie bien jouée.
La jeune reine le toisa sans prendre le papier, et remarqua, mais sans en tirer alors la moindre conséquence, qu’il avait pris dans son sein le mémoire de la reine Catherine, tandis qu’il sortait le sien, à elle, de sa poche. Elle ne vit pas non plus dans les yeux de ce garçon l’admiration que son aspect excitait chez tout le monde ; mais elle était si occupée de son surcot, qu’elle ne se demanda pas d’abord d’où pouvait venir cette indifférence.
— Prends, Dayelle ? dit-elle à la femme de chambre, tu donneras le mémoire à monsieur de Versailles (Loménie), en lui disant de ma part de payer.
— Oh ! madame, si vous ne me faites signer une ordonnance par le roi ou par monseigneur le Grand-Maître, qui est là, votre gracieuse parole resterait sans effet.
— Vous êtes plus vif qu’il ne sied à un sujet, mon ami, dit Marie Stuart. Vous ne croyez donc pas aux paroles royales ?
Le roi se montra vêtu de ses chausses de soie, et du haut-de-chausses, la culotte de ce temps, mais sans pourpoint ni manteau ; il avait une riche redingote de velours, bordée de menu-vair, car ce mot de la langue moderne peut seul donner l’idée du négligé du roi.
— Quel est le maraud qui doute de votre parole, dit le jeune François II qui malgré la distance entendit le dernier mot de sa femme.
La porte du cabinet se trouvait masquée par le lit royal. Ce cabinet fut appelé plus tard cabinet vieux, pour le distinguer du riche cabinet de peintures que fit arranger Henri III à l’autre extrémité de cet appartement, du côté de la salle des États-Généraux. Henri III fit cacher les meurtriers dans le cabinet vieux, et envoya dire au duc de Guise de venir l’y trouver, tandis qu’il resta caché dans le cabinet neuf pendant le meurtre, et il n’en sortit que pour venir voir expirer cet audacieux sujet pour lequel il n’y avait plus ni prison, ni tribunal, ni juges, ni lois dans le royaume. Sans ces terribles circonstances, l’historien reconnaîtrait aujourd’hui difficilement la destination de ces salles et de ces cabinets pleins de soldats. Un fourrier écrit à sa maîtresse à la même place où jadis Catherine pensive décidait de sa lutte avec les partis.
— Venez, mon ami, dit la reine-mère, je vais vous faire payer, moi. Il faut que le commerce vive, et l’argent est son principal nerf.
— Allez, mon cher, dit en riant la jeune reine, mon auguste mère entend mieux que moi les affaires de commerce.
Catherine allait sortir sans répondre à cette nouvelle épigramme ; mais elle pensa que son indifférence pouvait éveiller un soupçon, elle répondit vivement à sa belle-fille : — Et vous, ma chère, le commerce de l’amour ! Puis elle descendit.
— Serrez tout cela, Dayelle, et venons au conseil, monsieur, dit au roi la jeune reine ravie de faire décider en l’absence de la reine-mère la question si grave de la lieutenance du royaume.
Marie Stuart prit le bras du roi. Dayelle sortit la première en disant un mot aux pages, et l’un d’eux, le jeune Téligny, qui devait périr si misérablement à la Saint-Barthélemy, cria : — Le Roi !
En entendant ce mot, les deux arquebusiers se mirent au port d’arme, et les deux pages allèrent en avant vers la chambre du conseil, au milieu de la haie de courtisans et de la haie formée par les filles des deux reines. Tous les membres du conseil se groupèrent alors à la porte de cette salle, qui se trouve à une faible distance de la porte de l’escalier. Le Grand-Maître, le cardinal et le Chancelier allèrent à la rencontre des deux jeunes souverains qui souriaient à quelques-unes des filles, ou répondaient à des demandes de quelques courtisans plus familiers que les autres. Mais la jeune reine, évidemment impatiente, entraînait François II vers l’immense salle du conseil. Quand le son lourd des arquebuses, en retentissant sur le plancher, annonça que le couple était entré, les pages remirent leurs bonnets sur leurs têtes, et les conversations particulières entre les seigneurs reprirent leur cours sur la gravité des affaires qui allaient se débattre.
— On a envoyé chercher le connétable par Chiverny, et il n’est pas venu, disait l’un.
— Il n’y a aucun prince du sang, faisait observer l’autre.
— Le Chancelier et monsieur de Tournon étaient soucieux !
— Le Grand-Maître a fait dire au garde-des-sceaux de ne pas manquer d’être à ce conseil, il en sortira sans doute quelques lettres patentes.
— Comment la reine-mère reste-t-elle en bas, chez elle, en un pareil moment !
— On va nous tailler des croupières, disait Groslot au cardinal de Châtillon.
Enfin chacun disait son mot. Les uns allaient et venaient dans cette immense salle, d’autres papillonnaient autour des filles des deux reines comme s’il était donné de saisir quelques paroles à travers un mur de trois pieds d’épaisseur, à travers deux portes et les riches portières qui les enveloppaient.
Assis en haut de la longue table couverte en velours bleu qui se trouvait au milieu de cette salle, le roi auprès de qui la jeune reine avait pris place sur un fauteuil, attendait sa mère. Robertet taillait ses plumes. Les deux cardinaux, le Grand-Maître, le chancelier, le garde-des-sceaux, tout le conseil enfin regardait le petit roi en se demandant pourquoi il ne donnait pas l’ordre pour s’asseoir.
— Délibérera-t-on en l’absence de madame la reine-mère ? dit alors le chancelier en s’adressant au jeune roi.
Les deux princes lorrains attribuèrent l’absence de Catherine à quelque ruse de leur nièce. Excité d’ailleurs par un regard significatif, l’audacieux cardinal dit au roi : — Le bon plaisir du Roi est-il que l’on commence sans madame sa mère ?
François II, sans oser se prononcer, répondit : — Messieurs, asseyez-vous.
Le cardinal expliqua succinctement les dangers de la situation. Ce grand politique, qui fut dans cette circonstance d’une habileté merveilleuse, amena la question de la lieutenance au milieu du profond silence des assistants. Le jeune roi sentit sans doute une oppression et devina que sa mère avait le sentiment des droits de la couronne et la connaissance du danger où était son pouvoir, il répondit alors à une demande positive du cardinal : – Attendons la reine ma mère.
Éclairée par le retard inconcevable de la reine Catherine, tout à coup Marie Stuart réunit en une seule pensée trois circonstances qu’elle se rappela vivement. D’abord la grosseur des mémoires présentés à sa belle-mère, et qui l’avait frappée, quelque distraite qu’elle fût, car une femme qui paraît ne rien voir est un lynx ; puis l’endroit où Christophe les avait mis pour les séparer des siens. — Et pourquoi ? se demanda-t-elle. Enfin elle se souvint du regard froid de ce garçon, qu’elle attribua soudain à la haine des Réformés contre la nièce des Guise. Une voix lui cria : — Ne serait-ce pas un envoyé des Huguenots ? Obéissant comme les natures vives à son premier mouvement, elle dit : — Je vais chercher moi-même ma mère ! Puis elle sortit brusquement, se précipita dans l’escalier au grand étonnement des courtisans et des dames ; elle descendit chez sa belle-mère, y traversa la salle des gardes, ouvrit la porte de la chambre avec des précautions de voleur, glissa comme une ombre sur les tapis, et ne l’aperçut nulle part ; elle pensa devoir la surprendre dans le magnifique cabinet qui se trouve entre cette chambre et l’oratoire. On reconnaît encore aujourd’hui parfaitement bien les dispositions de cet oratoire, auquel les mœurs de cette époque avaient donné dans la vie privée le rôle que joue maintenant un boudoir.
Par un hasard inexplicable quand on songe à l’état de dégradation dans lequel la couronne laisse ce château, les admirables boiseries du cabinet de Catherine existent encore, et dans ces boiseries finement sculptées, les curieux peuvent encore de nos jours voir les traces de la splendeur italienne et reconnaître les cachettes que la reine-mère y avait établies. Une description exacte de ces curiosités est même nécessaire à l’intelligence de ce qui allait s’y passer. Cette boiserie était alors composée d’environ cent quatre-vingts petits panneaux oblongs dont une centaine subsistent encore, et qui tous offrent au regard des arabesques de dessins différents, évidemment suggérées par les plus charmantes arabesques de l’Italie. Le bois est du chêne vert. Le rouge qu’on retrouve sous la couche de chaux mise à propos du choléra, précaution inutile, indique assez que le fond des panneaux a été doré. Les endroits où le caustique manque, font supposer que certaines portions du dessin se détachaient de la dorure en couleur ou bleue, ou rouge, ou verte. La multitude de ces panneaux révèle bien l’intention de tromper les recherches ; mais si l’on en pouvait douter, le concierge du château, tout en vouant à l’exécration des races actuelles la mémoire de Catherine, montre aux visiteurs, au bas de cette boiserie et au rez du plancher, une plinthe assez grossière qui se lève et sous laquelle existent encore des ressorts ingénieux. En pressant une détente ainsi déguisée, la reine pouvait ouvrir ceux de ces panneaux connus d’elle seule, et derrière lesquels il existe dans la muraille une cachette oblongue comme le panneau, mais plus ou moins profonde. Encore aujourd’hui, l’œil le plus exercé reconnaîtrait difficilement, entre tous ces panneaux, celui qui doit tomber sur ses charnières invisibles ; mais quand les yeux étaient amusés par les couleurs et par les dorures habilement combinées pour cacher les fentes, il est facile de croire que vouloir découvrir un ou deux panneaux entre deux cents était une chose impossible.
Au moment où Marie Stuart mit la main sur le loquet de la serrure assez compliquée de ce cabinet, l’Italienne, qui venait de se convaincre de la grandeur des plans du prince de Condé, venait de faire jouer le ressort caché dans la plinthe, un des panneaux s’était brusquement abaissé sur sa charnière, et Catherine se retournait pour prendre sur sa table les papiers afin de les cacher et veiller à la sûreté de l’émissaire dévoué qui les lui apportait. En entendant ouvrir la porte, elle devina que la reine Marie pouvait seule venir sans se faire annoncer.
— Vous êtes perdu, dit-elle à Christophe en s’apercevant qu’elle ne pouvait plus serrer les papiers ni fermer assez promptement le panneau pour que le secret de sa cachette ne fut pas éventé.
Christophe répondit par un regard sublime.
— Povero mio ! dit Catherine avant de regarder sa belle-fille.
— Trahison, madame ! je les tiens, cria-t-elle. Faites venir le cardinal et le duc. Que celui-ci, dit-elle en montrant Christophe, ne sorte pas.
En un moment cette habile femme avait jugé nécessaire de livrer ce pauvre jeune homme : elle ne pouvait le cacher, il était impossible de le faire sauver ; et d’ailleurs, huit jours plus tôt il eût été temps, mais depuis la matinée les Guise connaissaient le complot, ils devaient avoir les listes qu’elle tenait à la main et attiraient évidemment les Réformés dans un piége. Ainsi tout heureuse d’avoir reconnu chez ses adversaires l’esprit qu’elle leur avait souhaité, la politique voulait que la mèche éventée, elle s’en fît un mérite. Ces effroyables calculs furent établis dans le rapide moment pendant lequel la jeune reine ouvrit la porte. Marie Stuart resta muette pendant un instant. Son regard perdit sa gaieté, prit l’acutesse que le soupçon donne aux yeux de tout le monde, et qui chez elle devint terrible par la rapidité du contraste. Ses yeux allèrent de Christophe à la reine-mère et de la reine-mère à Christophe en exprimant des doutes malicieux. Puis elle saisit une sonnette au bruit de laquelle arriva une des filles de la reine-mère.
— Mademoiselle du Rouet, faites venir le capitaine de service, dit Marie Stuart à la demoiselle d’honneur contrairement à l’étiquette, nécessairement violée en de semblables circonstances.
Pendant que la jeune reine donnait cet ordre, Catherine avait toisé Christophe en lui disant par son regard : — Du courage ! Le Reformé comprit tout et répondit par un regard qui voulait dire : — Sacrifiez-moi comme ils me sacrifient !
— Comptez sur moi, dit Catherine par un geste. Puis elle se plongea dans les papiers quand sa belle-fille se retourna.
— Vous êtes de la religion réformée ? dit Marie Stuart à Christophe.
— Oui, madame, répondit-il.
— Je ne m’étais pas trompée, ajouta-t-elle en murmurant quand elle retrouva dans les yeux du Réformé ce même regard où la froideur et la haine se cachaient sous une expression d’humilité.
Pardaillan se montra soudain, envoyé par les deux princes lorrains et par le roi. Le capitaine demandé par Marie Stuart suivait ce jeune gentilhomme, un des plus dévoués guisards.
— Allez dire de ma part au Roi, au Grand-Maître et au Cardinal de venir, en leur faisant observer que je ne prendrais point cette liberté s’il n’était survenu quelque chose de grave. Allez, Pardaillan. — Quant à toi, Lewiston, veille sur ce traître de Réformé, dit-elle à l’Écossais dans sa langue maternelle en lui désignant Christophe.
La jeune reine et la reine-mère gardèrent le silence jusqu’à l’arrivée des princes et du roi. Ce moment fut terrible.
Marie Stuart avait découvert à sa belle-mère et dans toute son étendue le rôle que lui faisaient jouer ses oncles ; sa défiance habituelle et constante s’était trahie, et cette jeune conscience sentait tout ce qu’il y avait de déshonorant dans ce métier pour une grande reine. De son côté, Catherine venait de se livrer par peur et craignait d’être comprise, elle tremblait pour son avenir. Chacune de ces deux femmes, l’une honteuse et colère, l’autre haineuse et tranquille, alla dans l’embrasure de la croisée et s’appuya l’une à droite, l’autre à gauche ; mais elles exprimèrent leurs sentiments dans des regards si parlants qu’elles baissèrent les yeux, et, par un mutuel artifice, regardèrent le ciel par la fenêtre. Ces deux femmes si supérieures n’eurent alors pas plus d’esprit que les plus vulgaires. Peut-être en est-il ainsi toutes les fois que les circonstances écrasent les hommes. Il y a toujours un moment où le génie lui-même sent sa petitesse en présence des grandes catastrophes. Quant à Christophe, il était comme un homme qui roule dans un abîme. Lewiston, le capitaine écossais, écoutait ce silence, il regardait le fils du pelletier et les deux reines avec une curiosité soldatesque. L’entrée du jeune roi et de ses deux oncles mit fin à cette situation pénible. Le cardinal alla droit à la reine.
— Je tiens tous les fils de la conspiration des hérétiques, ils m’envoyaient cet enfant chargé de ce traité et de ces documents, lui dit Catherine à voix basse.
Pendant le temps que Catherine s’expliquait avec le cardinal, la reine Marie disait quelques mots à l’oreille du Grand-Maître.
— De quoi s’agit-il ? fit le jeune roi qui restait seul au milieu de ces violents intérêts entre-choqués.
— Les preuves de ce que je disais à Votre Majesté ne se sont pas fait attendre, dit le cardinal qui saisit les papiers.
Le duc de Guise prit son frère à part, sans se soucier d’interrompre, et lui dit à l’oreille : — De ce coup, me voici lieutenant-général, sans opposition.
Un fin regard fut toute la réponse du cardinal, il fit ainsi comprendre à son frère qu’il avait déjà saisi tous les avantages à recueillir de la fausse position de Catherine.
— Qui vous a envoyé ? dit le duc à Christophe.
— Chaudieu le ministre, répondit-il.
— Jeune homme, tu mens ! dit vivement l’homme de guerre, c’est le prince de Condé !
— Le prince de Condé, monseigneur ! reprit Christophe d’un air étonné, je ne l’ai jamais rencontré. Je suis du Palais, j’étudie chez monsieur de Thou, je suis son secrétaire, et il ignore que je suis de la religion. Je n’ai cédé qu’aux prières du ministre.
— Assez, fit le cardinal. Appelez monsieur de Robertet, dit-il à Lewiston, car ce jeune drôle est plus rusé que de vieux politiques, il nous a trompés, mon frère et moi, qui lui aurais donné le bon Dieu sans confession.
— Tu n’es pas un enfant, morbleu ! s’écria le duc, et nous te traiterons en homme.
— On voulait séduire votre auguste mère, dit le cardinal en s’adressant au roi et voulant le prendre à part pour l’amener à ses fins.
— Hélas ! répondit la reine à son fils en prenant un air de reproche et l’arrêtant au moment où le cardinal l’emmenait dans l’oratoire pour le soumettre à sa dangereuse éloquence, vous voyez l’effet de la situation dans laquelle je suis : on me croit irritée du peu d’influence que j’ai dans les affaires publiques, moi la mère de quatre princes de la maison de Valois.
Le jeune roi devint attentif. Marie Stuart, en voyant le front du roi se plisser, le prit et l’emmena dans l’embrasure de la fenêtre, où elle le cajola par de douces paroles dites à voix basse, et sans doute semblables à celles qu’elle lui adressait naguère à son lever. Les deux frères lurent alors les papiers livrés par la reine Catherine. En y trouvant des renseignements que leurs espions, monsieur de Braguelonne, le lieutenant-criminel du Châtelet, ignoraient, ils furent tentés de croire à la bonne foi de Catherine de Médicis. Robertet vint et reçut quelques ordres secrets relatifs à Christophe. Le jeune instrument des chefs de la Réformation fut alors emmené par quatre gardes de la compagnie écossaise qui lui firent descendre l’escalier et le livrèrent à monsieur de Montrésor, le prévôt de l’hôtel. Ce terrible personnage conduisit lui-même Christophe, accompagné de cinq de ses sergents, dans la prison du château, située dans les caves voûtées de la tour aujourd’hui en ruine, que le concierge du château de Blois vous montre en disant que là se trouvaient les oubliettes.
Après un pareil événement, le conseil ne pouvait plus être qu’un simulacre : le roi, la jeune reine, le Grand-Maître, le cardinal de Lorraine y revinrent, emmenant Catherine vaincue, et qui n’y parla que pour approuver les mesures demandées par les Lorrains. Malgré la légère opposition du chancelier Olivier, le seul personnage qui fit entendre des paroles où poindait l’indépendance nécessaire à l’exercice de sa charge, le duc de Guise fut nommé lieutenant-général du royaume. Robertet apporta les provisions avec une célérité qui prouvait un dévouement qu’on pourrait appeler de la complicité. Le roi, donnant le bras à sa mère, traversa de nouveau la salle des gardes en annonçant à la cour qu’il allait le lendemain même au château d’Amboise. Cette résidence avait été abandonnée depuis que Charles VIII s’y était donné très-involontairement la mort en heurtant le chambranle d’une porte qu’il faisait sculpter, en croyant pouvoir entrer sans se baisser sous l’échafaudage. Catherine, pour masquer les projets des Guise, dit avoir l’intention de finir le château d’Amboise pour le compte de la couronne, en même temps qu’on achèverait son château de Chenonceaux. Mais personne ne fut la dupe de ce prétexte, et la cour s’attendit à de grands événements.
Après avoir passé deux heures environ à se reconnaître dans l’obscurité de son cachot, Christophe finit par le trouver garni d’une boiserie grossière, mais assez épaisse pour rendre ce trou carré salubre et habitable. La porte, semblable à celle d’un toit à porc, l’avait contraint à se plier en deux pour entrer. À côté de cette porte, une grosse grille en fer ouverte sur une espèce de corridor donnait un peu d’air et de lumière. Cette disposition du cachot, en tout point semblable à celle des puits de Venise, disait assez que l’architecte du château de Blois appartenait à cette école Vénitienne qui, au Moyen-Âge, donna tant de constructeurs à l’Europe. En sondant ce puits au-dessus de la boiserie, Christophe remarqua que les deux murs qui le séparaient, à droite et à gauche, de deux puits semblables étaient en briques. En frappant pour reconnaître l’épaisseur, il fut assez surpris d’entendre frapper de l’autre côté.
— Qui êtes-vous ? lui demanda son voisin qui lui parla par le corridor.
— Je suis Christophe Lecamus.
— Moi, répondit la voix, je suis le capitaine Chaudieu, frère du ministre. On m’a pris cette nuit à Beaugency ; mais heureusement il n’y a rien contre moi.
— Tout est découvert, dit Christophe. Ainsi vous êtes sauvé de la bagarre.
— Nous avons trois mille hommes en ce moment dans les forêts du Vendômois, et tous gens assez déterminés pour enlever la reine-mère et le roi pendant leur voyage. Heureusement la Renaudie a été plus fin que moi, il s’est sauvé. Vous veniez de nous quitter quand les guisards nous ont appris.
— Mais je ne connais point la Renaudie…
— Bah ! mon frère m’a tout dit, répondit le capitaine.
Sur ce mot, Christophe s’assit sur son banc et ne répondit plus rien à tout ce que put lui demander le prétendu capitaine, car il avait assez pratiqué déjà les gens de justice, pour savoir combien il fallait de prudence dans les prisons. Au milieu de la nuit, il vit reluire la pâle lumière d’une lanterne dans le corridor, après avoir entendu manœuvrer les grosses serrures de la porte en fer qui fermait la cave. Le grand-prévôt venait lui même chercher Christophe. Cette sollicitude pour un homme qu’on avait laissé dans son cachot sans nourriture parut singulière à Christophe ; mais le grand déménagement de la cour avait sans doute empêché de songer à lui. L’un des sergents du prévôt lui lia les mains avec une corde, et le tint par cette corde jusqu’à ce qu’il fût arrivé dans une des salles basses du château de Louis XII, qui servait évidemment d’antichambre au logement de quelque personnage. Le sergent et le grand-prévôt le firent asseoir sur un banc, où le sergent lui lia les pieds comme il lui avait lié les mains. Sur un signe de monsieur de Montrésor, le sergent sortit.
— Écoute-moi bien, mon ami, dit à Christophe le grand-prévot qui jouait avec le collier de l’Ordre, car ce personnage était en costume à cette heure avancée de la nuit.
Cette petite circonstance donna beaucoup à penser au fils du pelletier. Christophe vit bien que tout n’était pas fini. Certes, en ce moment, il ne s’agissait ni de le pendre, ni de le juger.
— Mon ami, tu peux t’épargner de cruels tourments en me disant ici tout ce que tu sais des intelligences de monsieur le prince de Condé avec la reine Catherine. Non-seulement il ne te sera point fait de mal, mais encore tu entreras au service de monseigneur le lieutenant-général du royaume, qui aime les gens intelligents, et sur qui ta bonne mine a produit une vive impression. La reine-mère va être renvoyée à Florence, et monsieur de Condé sera sans doute mis en jugement. Ainsi, crois-moi, les petits doivent s’attacher aux grands qui règnent. Dis-moi le tout, tu t’en trouveras bien.
— Hélas ! monsieur, répondit Christophe, je n’ai rien à dire, j’ai avoué tout ce que je sais à messieurs de Guise dans la chambre de la reine. Chaudieu m’a entraîné à mettre des papiers sous les yeux de la reine-mère, en me faisant croire qu’il s’agissait de la paix du royaume.
— Vous n’avez jamais vu le prince de Condé ?
— Jamais, dit Christophe.
Là-dessus, monsieur de Montrésor laissa Christophe et alla dans une chambre voisine. Christophe ne resta pas longtemps seul. La porte par laquelle il était venu s’ouvrit bientôt, donna passage à plusieurs hommes, qui ne la fermèrent pas et qui firent entendre dans la cour des bruits peu récréatifs. On apportait des bois et des machines évidemment destinés au supplice de l’envoyé des Reformés. La curiosité de Christophe trouva bientôt matière à réflexion dans les préparatifs que les nouveaux venus firent dans la salle et sous ses yeux. Deux valets mal vêtus et grossiers obéissaient à un gros homme vigoureux et trapu qui, dès son entrée, avait jeté sur Christophe le regard de l’anthropophage sur sa victime ; il l’avait toisé, évalué, estimant en connaisseur les nerfs, leur force et leur résistance. Cet homme était le bourreau de Blois. En plusieurs voyages, ses gens apportèrent un matelas, des maillets, des coins de bois, des planches et des objets dont l’usage ne parut ni clair ni sain au pauvre enfant que ces préparatifs concernaient, et dont le sang se glaça dans ses veines, par suite d’une appréhension terrible, mais indéterminée. Deux personnages entrèrent au moment où monsieur de Montrésor reparut.
— Hé ! bien, rien n’est prêt ? dit le grand-prévôt que les deux nouveaux venus saluèrent avec respect. — Savez-vous, ajouta-t-il en s’adressant au gros homme et à ses deux valets, que monseigneur le cardinal vous croit à la besogne. — Docteur, reprit-il en s’adressant à l’un des deux nouveaux personnages, voilà votre homme. Et il désigna Christophe.
Le médecin alla droit au prisonnier, lui délia les mains, lui frappa sur la poitrine et dans le dos. La science recommençait sérieusement l’examen sournois du bourreau. Pendant ce temps, un serviteur à la livrée de la maison de Guise apporta plusieurs fauteuils, une table et tout ce qui était nécessaire pour écrire.
— Commencez le procès-verbal, dit monsieur de Montrésor, en désignant la table au second personnage vêtu de noir, qui était un greffier. Puis il revint se placer auprès de Christophe, auquel il dit fort doucement : — Mon ami, le chancelier ayant appris que vous refusiez de répondre d’une manière satisfaisante à mes demandes, a résolu que vous seriez appliqué à la question ordinaire et extraordinaire.
— Est-il en bonne santé et peut-il la supporter ? dit le greffier au médecin.
— Oui, répondit le savant qui était un des médecins de la maison de Lorraine.
— Eh ! bien, retirez-vous dans la salle ici près, nous vous ferons appeler toutes les fois qu’il sera nécessaire de vous consulter.
Le médecin sortit.
Sa première terreur passée, Christophe rappela son courage : l’heure de son martyre était venue. Il regarda dès lors avec une froide curiosité les dispositions que faisaient le bourreau et ses valets. Après avoir dressé un lit à la hâte, ces deux hommes préparaient des machines appelées brodequins, consistant en plusieurs planches entre lesquelles on plaçait chacune des jambes du patient, qui s’y trouvait prise dans de petits matelas. Chaque jambe ainsi arrangée était rapprochée l’une de l’autre. L’appareil employé par les relieurs pour serrer leurs volumes entre deux planches qu’ils maintiennent avec des cordes, peut donner une idée très-exacte de la manière dont chaque jambe du patient était disposée. Chacun imaginera dès lors l’effet que produisait un coin chassé à coups de maillet entre les deux appareils où la jambe était comprimée, et qui, serrés eux-mêmes par des câbles, ne cédaient point. On enfonçait les coins à la hauteur des genoux et aux chevilles, comme s’il s’agissait de fendre un morceau de bois. Le choix de ces deux endroits dénués de chair, et où par conséquent le coin se faisait place aux dépens des os, rendait cette question horriblement douloureuse. Dans la question ordinaire, on chassait quatre coins, deux aux chevilles et deux aux genoux ; mais dans la question extraordinaire, on allait jusqu’à huit, pourvu que les médecins jugeassent que la sensibilité du prévenu n’était pas épuisée. À cette époque, les brodequins s’appliquaient également aux mains ; mais, pressés par le temps, le cardinal, le lieutenant-général du royaume et le chancelier en dispensèrent Christophe. Le procès-verbal était ouvert, le grand-prévôt en avait dicté quelques phrases en se promenant d’un air méditatif, et en faisant dire à Christophe ses noms, ses prénoms, son âge, sa profession ; puis il lui demanda de quelle personne il tenait les papiers qu’il avait remis à la reine.
— Du ministre Chaudieu, répondit-il.
— Où vous les a-t-il remis ?
— Chez moi, à Paris.
— En vous les remettant, il a dû vous dire si la reine-mère vous accueillerait avec plaisir.
— Il ne m’a rien dit de semblable, répondit Christophe. Il m’a seulement prié de les remettre à la reine Catherine en secret.
— Vous avez donc vu souvent Chaudieu, pour qu’il fût instruit de votre voyage.
— Le ministre n’a pas su par moi qu’en apportant leurs fourrures aux deux reines, je venais réclamer, de la part de mon père, la somme que lui doit la reine-mère, et je n’ai pas eu le temps de lui demander par qui.
— Mais ces papiers, qui vous ont été donnés sans être enveloppés ni cachetés, contenaient un traité entre des rebelles et la reine Catherine ; vous avez dû voir qu’ils vous exposaient à subir le supplice destiné aux gens qui trempent dans une rébellion.
— Oui.
— Les personnes qui vous ont décidé à cet acte de haute trahison ont dû vous promettre des récompenses et la protection de la reine-mère.
— Je l’ai fait par attachement pour Chaudieu, la seule personne que j’aie vue.
— Persistez-vous donc à dire que vous n’avez pas vu le prince de Condé ?
— Oui !
— Le prince de Condé ne vous a-t-il pas dit que la reine-mère était disposée à entrer dans ses vues contre messieurs de Guise ?
— Je ne l’ai pas vu.
— Prenez garde ! Un de vos complices, La Renaudie, est arrêté. Quelque fort qu’il soit, il n’a pas résisté à la question qui vous attend, et il a fini par avouer avoir eu, de même que le prince, une entrevue avec vous. Si vous voulez éviter les tourments de la question, je vous engage à dire simplement la vérité. Peut-être obtiendrez-vous ainsi votre grâce.
Christophe répondit qu’il ne pouvait affirmer ce dont il n’avait jamais eu connaissance, ni se donner des complices quand il n’en avait point. En entendant ces paroles, le grand-prévôt fit un signe au bourreau et rentra dans la salle voisine. À ce signe, le front de Christophe se rida, il fronça les sourcils par une contraction nerveuse en se préparant à souffrir. Ses poignets se fermèrent par une contraction si violente, que ses ongles pénétrèrent dans sa chair sans qu’il le sentît. Les trois hommes s’emparèrent de lui, le placèrent sur le lit de camp, et l’y couchèrent en laissant pendre ses jambes. Pendant que le bourreau attachait son corps sur cette table par de grosses cordes, chacun de ses aides lui mettait une jambe dans les brodequins. Bientôt les cordes furent serrées au moyen d’une manivelle, sans que cette pression fît grand mal au Réformé. Quand chaque jambe fut ainsi prise comme dans un étau, le bourreau saisit son maillet, ses coins, et regarda tour à tour le patient et le greffier.
— Persistez-vous à nier ? dit le greffier.
— J’ai dit la vérité, répondit Christophe.
— Eh ! bien, allez, dit le greffier en fermant les yeux.
Les cordes furent serrées avec une vigueur extrême. Ce moment était peut-être le plus douloureux de la torture : les chairs étaient alors brusquement comprimées, le sang refluait violemment vers le buste. Aussi le pauvre enfant ne put-il retenir des cris effroyables, il parut près de s’évanouir. On appela le médecin. Ce personnage tâta le pouls de Christophe et dit au bourreau d’attendre un quart d’heure avant d’enfoncer les coins, pour laisser le temps au sang de se calmer, et à la sensibilité celui de revenir entièrement. Le greffier représenta charitablement à Christophe que s’il ne supportait pas mieux le commencement des douleurs auxquelles il ne pouvait se soustraire, il valait mieux révéler ; mais Christophe ne répondit que par ces mots : — Le couturier du roi ! le couturier du roi !
— Qu’entendez-vous par ces paroles ? lui demanda le greffier.
— En voyant à quel supplice je dois résister, dit lentement Christophe pour gagner du temps et se reposer, j’appelle toute ma force et cherche à l’augmenter en songeant au martyre qu’a enduré pour la sainte cause de la Réformation le couturier du feu roi, à qui la question a été donnée en présence de madame la duchesse de Valentinois et du roi, je tâcherai d’être digne de lui !
Pendant que le médecin exhortait le malheureux à ne pas laisser recourir aux moyens extraordinaires, le cardinal et le duc, impatients de connaître le résultat de cet interrogatoire, se montrèrent, et demandèrent à Christophe de dire incontinent la vérité. Le fils du pelletier répéta les seuls aveux qu’il se permettait de faire, et qui ne chargeaient que Chaudieu. Les deux princes firent un signe. À ce signe, le bourreau et son premier aide saisirent leurs maillets, prirent chacun un coin et l’enfoncèrent, l’un se tenant à droite, l’autre à gauche, entre les deux appareils. Le bourreau était à la hauteur des genoux, l’aide vis-à-vis des pieds, aux chevilles. Les yeux des témoins de cette scène horrible s’attachèrent à ceux de Christophe, qui, sans doute excité par la présence de ces grands personnages, leur lança des regards si animés, qu’ils prirent l’éclat d’une flamme. Aux deux autres coins, il laissa échapper un gémissement horrible. Quand il vit prendre les coins de la question extraordinaire, il se tut ; mais son regard contracta une fixité si violente, et jetait aux deux seigneurs qui le contemplaient un fluide si pénétrant, que le duc et le cardinal furent obligés de baisser les yeux. La même défaite fut essuyée par Philippe le Bel quand il fit donner la question du balancier en sa présence aux Templiers. Ce supplice consistait à soumettre la poitrine du patient au coup d’une des branches du balancier avec lequel on frappait la monnaie, et que l’on garnissait d’un tampon de cuir. Il y eut un chevalier de qui le regard s’attacha si violemment au roi, que le roi, fasciné, ne put détacher sa vue de celle du patient. Au troisième coup de barre, le roi sortit, après avoir entendu sa citation dans l’année au tribunal de Dieu, devant lequel il comparut. Au cinquième coin, le premier de la question extraordinaire, Christophe dit au cardinal : – Monseigneur, abrégez mon supplice, il est inutile !
Le cardinal et le duc rentrèrent dans la salle, et Christophe entendit alors ces paroles prononcées par la reine Catherine : — Allez toujours, car après tout ce n’est qu’un hérétique !
Elle jugea prudent de paraître plus sévère que les bourreaux envers son complice.
On enfonça le sixième et le septième coin sans que Christophe se plaignît : son visage brillait d’une splendeur extraordinaire, due sans doute à l’excès de force que lui prêtait le fanatisme excité. Où chercher ailleurs que dans le sentiment le point d’appui nécessaire pour résister à de pareilles souffrances ? Enfin Christophe se mit à sourire au moment où le bourreau prit le huitième coin. Cette horrible torture durait depuis une heure.
Le greffier alla chercher le médecin, afin de savoir si l’on pouvait enfoncer le huitième coin sans mettre la vie du patient en danger. Pendant ce temps, le duc revint voir Christophe.
— Ventre-de-biche ! tu es un fier compagnon, lui dit-il en se penchant à son oreille. J’aime les gens courageux. Entre à mon service, tu seras heureux et riche, mes faveurs panseront tes membres meurtris ; je ne te proposerai pas de lâcheté, comme de rentrer dans ton parti pour nous en dire les projets : il y a toujours des traîtres, et la preuve en est dans les prisons de Blois ; mais dis-moi seulement en quels termes en sont la reine-mère et le prince de Condé.
— Je n’en sais rien, monseigneur, cria Lecamus.
Le médecin vint, examina la victime, et dit qu’elle pouvait encore supporter le huitième coin.
— Enfoncez-le, dit le cardinal. Après tout, comme l’a dit la reine, ce n’est qu’un hérétique, ajouta-t-il en regardant Christophe et lui jetant un affreux sourire.
Catherine sortit à pas lents de la salle voisine, se plaça devant Christophe et le contempla froidement. Elle fut alors l’objet de l’attention des deux frères, qui examinèrent alternativement Catherine et son complice. De cette épreuve solennelle dépendait pour cette femme ambitieuse tout son avenir : elle éprouvait une vive admiration pour le courage de Christophe, elle le regardait sévèrement ; elle haïssait les Guise, elle leur souriait.
— Hé ! bien, dit-elle, jeune homme, avouez que vous avez vu le prince de Condé, vous serez richement récompensé.
— Ah ! quel métier faites-vous, madame ? s’écria Christophe en la plaignant.
La reine tressaillit.
— Il m’insulte ! ne le pendrez-vous pas ? dit-elle aux deux frères qui demeuraient pensifs.
— Quelle femme ! s’écria le Grand-Maître dans l’embrasure de la croisée en consultant son frère par un regard.
— Je reste en France, et je me vengerai d’eux, pensa la reine. — Allez ! qu’il avoue ou qu’il meure ! s’écria-t-elle en s’adressant à monsieur de Montrésor.
Le grand-prévôt détourna les yeux, les bourreaux étaient occupés, Catherine put alors lancer au martyr un regard qui ne fut vu de personne et qui tomba sur Christophe comme une rosée. Les yeux de cette grande reine lui parurent humides, il y roulait en effet deux larmes contenues et séchées aussitôt. Le coin fut enfoncé, l’une des planches entre lesquelles on le chassait cassa. Christophe laissa partir de sa poitrine un cri horrible, après lequel il se tut et montra un visage rayonnant : il croyait mourir.
— Qu’il meure ! s’écria le cardinal en répétant le dernier mot de la reine avec une sorte d’ironie, non, non ! Ne rompons point ce fil, dit-il au grand-prévôt.
Le duc et le cardinal se consultèrent alors à voix basse.
— Qu’en fera-t-on ? demanda le bourreau.
— Envoyez-le dans les prisons d’Orléans, dit le duc, et surtout, reprit-il en s’adressant à monsieur de Montrésor, ne le pendez point sans mon ordre.
La délicatesse excessive à laquelle était arrivée la sensibilité des organes intérieurs, montés par la résistance qui nécessitait l’emploi de toutes les forces humaines, existait au même degré dans tous les sens de Christophe. Lui seul entendit les paroles suivantes que le duc de Guise dit à l’oreille du cardinal : — Je ne renonce point à savoir la vérité par ce petit bonhomme.
Quand les deux princes eurent quitté la salle, les bourreaux débarrassèrent les jambes de leur patient sans aucune précaution.
— A-t-on jamais vu criminel de cette force ? dit le bourreau à ses aides. Le drôle a supporté le huitième coin, il devait mourir, je perds la valeur de son corps…
— Déliez-moi sans me faire souffrir, mes amis, dit le pauvre Christophe. Quelque jour je vous récompenserai.
— Allons, ayez de l’humanité ! s’écria le médecin. Monseigneur le duc estime ce jeune homme et me l’a recommandé.
— Je vais à Amboise avec mes aides, dit brutalement le bourreau, soignez-le vous-même. D’ailleurs, voilà le geôlier.
Le bourreau partit en laissant Christophe entre les mains du doucereux médecin qui, aidé par le futur gardien de Christophe, le porta sur un lit, lui apporta un bouillon, le lui fit prendre, s’assit à côté de lui, lui tâta le pouls et lui donna des consolations.
— Vous n’en mourrez pas, lui dit-il. Vous devez éprouver une douceur intérieure, en sachant que vous avez fait votre devoir. La reine m’a chargé de veiller sur vous, ajouta-t-il à voix basse.
— La reine est bien bonne, dit Christophe en qui les souffrances extrêmes avaient aussi développé une admirable lucidité d’esprit et qui, après avoir supporté de si grandes souffrances, ne voulut pas compromettre les résultats de son dévouement. Mais elle aurait bien pu m’épargner de si grandes douleurs en ne me livrant pas à mes persécuteurs et leur disant elle-même des secrets que j’ignore.
En entendant cette réponse, le médecin prit son bonnet, son manteau, et laissa là Christophe en jugeant qu’il ne pourrait rien obtenir d’un homme de cette trempe. Le geôlier de Blois fit emporter le pauvre enfant par quatre hommes sur une civière et l’emmena dans la prison de la ville, où Christophe s’endormit de ce profond sommeil qui, dit-on, saisit presque toutes les mères après les horribles douleurs de l’accouchement.
En transportant la cour au château d’Amboise, les deux princes lorrains n’espéraient pas y voir le chef du parti de la Réformation, le prince de Condé qu’ils y avaient fait mander par le roi, pour lui tendre un piége. Comme vassal de la couronne et comme prince du sang, Condé devait obéir aux mandements du roi. Ne pas venir à Amboise constituait un crime de félonie ; mais en y venant, il se mettait à la disposition de la couronne. Or, en ce moment, la couronne, le conseil, la cour, tous les pouvoirs étaient réunis entre les mains du duc de Guise et du cardinal de Lorraine. Le prince de Condé montra, dans cette conjoncture si délicate, l’esprit de décision et la ruse qui firent de lui le digne interprète de Jeanne d’Albret et le valeureux général des Réformés. Il voyagea sur les derrières des conjurés à Vendôme, afin de les appuyer en cas de succès. Quand cette première prise d’armes fut terminée par la courte échauffourée où périt la fleur de la noblesse égarée par Calvin, le prince arriva, suivi de cinquante gentilshommes, au château d’Amboise, le lendemain même de cette affaire que la fine politique des Lorrains appela le Tumulte d’Amboise. En apprenant l’arrivée du prince, les Lorrains envoyèrent au-devant de lui le maréchal de Saint-André suivi de cent hommes d’ordonnance. Quand le Béarnais et son escorte arrivèrent à la porte du château, le maréchal en refusa l’entrée aux gentilshommes du prince.
— Vous devez y entrer seul, monseigneur, dirent au prince le chancelier Olivier, le cardinal de Tournon et Birague qui se trouvèrent en dehors de la herse.
— Et pourquoi ?
— Vous êtes soupçonné de félonie, lui répliqua le chancelier.
Le prince, qui vit en ce moment sa suite cernée par le duc de Nemours, répondit tranquillement : — S’il en est ainsi, j’entrerai seul chez mon cousin et lui prouverai mon innocence.
Il mit pied à terre, causa dans une parfaite liberté d’esprit avec Birague, le cardinal de Tournon, le chancelier Olivier et le duc de Nemours, auxquels il demanda les détails du Tumulte.
— Monseigneur, dit le duc de Nemours, les rebelles avaient des intelligences dans Amboise. Le capitaine Lanoue y avait introduit des hommes d’armes qui leur ont ouvert cette porte, par où ils sont entrés dans la ville et de laquelle ils ont été les maîtres…
— C’est-à-dire que vous leur avez ouvert un sac, répondit le prince en regardant Birague.
— S’ils eussent été secondés par l’attaque que le capitaine Chaudieu, le frère du prédicant de Paris, devait faire sur la porte des Bons-Hommes, ils eussent réussi, répondit le duc de Nemours ; mais d’après la position que le duc de Guise m’avait fait prendre, le capitaine Chaudieu a dû me tourner pour éviter un combat. Au lieu d’arriver la nuit, comme les autres, le rebelle n’est venu qu’à la diane, au moment où les troupes du Roi écrasaient les rebelles entrés en ville.
— Et vous aviez un corps de réserve pour garder la porte qui leur avait été livrée ?
— Monsieur le maréchal de Saint-André s’y trouvait avec cinq cents hommes d’armes.
Le prince donna les plus grands éloges sur ces dispositions militaires.
— Pour s’être conduit ainsi, fit-il en terminant, le lieutenant-général devait avoir les secrets des Réformés. Ces gens ont sans doute été trahis.
Le prince fut conduit de rigueur en rigueur ; car, après l’avoir séparé des siens quand il voulut entrer au château, le cardinal et le chancelier lui barrèrent le passage quand il se dirigea vers l’escalier qui menait aux appartements du roi.
— Nous sommes chargés par le Roi, monseigneur, de vous conduire à votre appartement.
— Suis-je donc prisonnier ?
— Si telle était l’intention du roi, vous ne seriez pas accompagné par un prince de l’Église et par moi, dit le chancelier.
Ces deux personnages conduisirent le prince à un appartement où des gardes lui furent donnés, soi-disant par honneur, et où il resta sans voir personne pendant quelques heures. De sa fenêtre, il regarda la Loire et les campagnes qui, d’Amboise à Tours, forment un si beau bassin ; et il réfléchissait à sa situation, en se demandant ce que les Lorrains oseraient entreprendre sur sa personne, quand il entendit la porte de sa chambre s’ouvrir et vit entrer Chicot, le fou du roi, qui lui avait appartenu.
— On te disait en disgrâce, lui dit le prince.
— Vous ne sauriez croire combien, depuis la mort du roi Henri II, la cour est devenue sage.
— Le roi, cependant, doit aimer à rire.
— Lequel ? François II ou François de Lorraine ?
— Tu ne crains donc pas le duc, pour parler ainsi ?
— Il ne me châtiera point pour cela, monseigneur, répondit Chicot en souriant.
— Et à quoi dois-je l’honneur de ta visite ?
— Eh ! ne vous revenait-elle pas de droit après votre arrivée ? Je vous apporte ma marotte et mon bonnet.
— Je ne puis donc pas sortir ?
— Essayez ?
— Et si je sors ?
— Je dirai que vous avez gagné au jeu en jouant contre les règles.
— Chicot, tu me fais peur… Es-tu donc envoyé par quelqu’un qui s’intéresse à moi ?
— Oui ! dit Chicot par un signe de tête. Il s’approcha du prince et lui fit comprendre qu’ils étaient observés et écoutés.
— Qu’as-tu donc à me dire ? demanda le prince de Condé.
— Que l’audace seule peut vous tirer d’affaire, et ceci vient de la reine-mère, fit le fou qui glissa ses paroles dans l’oreille du prince.
— Dis à ceux qui t’envoient, répondit le prince, que je ne serais pas venu dans ce château, si j’avais quelque chose à me reprocher ou à craindre.
— Je cours répéter cette brave réponse ! s’écria le fou.
Deux heures après, à une heure après-midi, avant le dîner du roi, le chancelier et le cardinal de Tournon vinrent chercher le prince pour le présenter à François II, dans la grande galerie où l’on avait tenu conseil. Là, devant toute la cour, le prince de Condé fit le surpris de la froideur que lui marqua le petit roi dans son accueil, et il en demanda la cause.
— On vous accuse, mon cousin, dit sévèrement la reine-mère, d’avoir trempé dans le complot des Réformés, et vous devez vous montrer sujet fidèle et bon catholique, si vous ne voulez attirer la colère du roi sur votre maison.
En entendant ces paroles, dites au milieu du plus profond silence par Catherine, qui donnait le bras au roi son fils et qui avait à sa gauche le duc d’Orléans, le prince se recula de trois pas, par un mouvement plein de fierté, mit la main sur son épée et regarda tous les personnages qui l’environnaient.
— Ceux qui ont dit cela, madame, cria-t-il d’une voix irritée, en ont menti par leur gorge.
Il jeta son gant aux pieds du roi, en disant : Que celui qui veut soutenir cette calomnie s’avance.
La cour entière frissonna, quand on vit le duc de Guise quittant sa place ; mais au lieu de ramasser le gant comme on le croyait, il alla vers l’intrépide bossu.
— S’il vous faut un second, mon prince, faites-moi l’honneur de m’accepter, dit-il. Je réponds de vous, et vous montrerez aux Réformés combien ils s’abusent s’ils veulent vous prendre pour chef…
Le prince fut forcé de tendre la main au lieutenant-général du royaume. Chicot ramassa le gant et le remit à monsieur de Condé.
— Mon cousin, fit le petit roi, vous ne devez tirer l’épée que pour la défense de la couronne, venez dîner ?
Le cardinal de Lorraine, surpris du mouvement de son frère, l’emmena dans ses appartements. Le prince de Condé, sorti du plus grave de ses dangers, donna la main à la reine Marie Stuart pour se rendre dans la salle à manger ; mais, tout en disant des flatteries à la jeune reine, il cherchait quel piége lui tendait en ce moment la politique du Balafré. Le prince eut beau se creuser la tête, il ne devina le projet du Lorrain que quand la reine Marie le lui découvrit.
— C’eût été dommage, lui dit-elle en riant, de voir tomber une tête si spirituelle, et avouez que mon oncle est généreux ?
— Oui, madame, car ma tête ne va bien que sur mes épaules, encore que l’une soit sensiblement plus grosse que l’autre. Mais est-ce générosité chez votre oncle ? Ne s’est-il pas fait un mérite à bon marché ? Croyez-vous qu’il soit si facile de procéder contre un prince du sang ?
— Tout n’est pas fini, reprit-elle. Nous verrons quelle sera votre conduite à l’exécution des gentilshommes de vos amis, pour laquelle le conseil a résolu de déployer le plus grand appareil.
— Je ferai, dit le prince, ce que fera le roi.
— Le roi, la reine-mère et moi-même, nous y assisterons avec toute la cour et les ambassadeurs…
— Une fête ?… dit ironiquement le prince.
— Mieux que cela, dit la jeune reine, un acte de foi, un acte de haute politique. Il s’agit de soumettre les gentilshommes de France à la couronne, de leur faire passer leur goût pour les factions et pour les brigues…
— Vous ne leur ôterez point leur humeur belliqueuse en leur montrant de tels périls, madame, et vous risquez à ce jeu la couronne elle-même, répondit le prince.
À la fin de ce dîner, qui fut assez solennel, la reine Marie eut alors la triste hardiesse de mettre publiquement la conversation sur le procès qui se faisait en ce moment aux seigneurs pris les armes à la main, et de parler de la nécessité de donner le plus grand appareil à leur exécution.
— Madame, dit François II, n’est-ce pas assez pour le roi de France de savoir que le sang de tant de braves gentilshommes coulera ? faut-il en faire un triomphe ?
— Non, sire ; mais un exemple, répondit Catherine.
— Votre grand-père et votre père avaient coutume d’assister au brûlement des hérétiques, dit Marie Stuart.
— Les rois qui ont régné avant moi faisaient à leur guise, et je veux faire à la mienne, répondit le roi.
— Philippe II, reprit Catherine, qui certainement est un grand monarque, a fait dernièrement, étant dans les Pays-Bas, retarder un acte de foi jusqu’à ce qu’il fût de retour à Valladolid.
— Qu’en pensez-vous, mon cousin ? dit le roi au prince de Condé.
— Sire, vous ne pouvez vous en dispenser, il y faut le nonce du pape et les ambassadeurs. J’irai volontiers, moi, du moment où les dames sont de la fête…
Le prince de Condé, sur un regard de Catherine de Médicis, avait pris bravement son parti.
Pendant que le prince de Condé entrait au château d’Amboise, le pelletier des deux reines y arrivait aussi de Paris, amené par l’inquiétude dans laquelle les événements du Tumulte avaient plongé sa famille et celle de Lallier. À la porte du château, quand le vieillard se présenta, le capitaine, au mot de pelletier de la reine, lui répondit : — Brave homme, si tu veux être pendu, tu n’as qu’à mettre le pied à la cour. En entendant ces paroles, le père au désespoir s’assit sur une barrière à quelques pas et attendit qu’un serviteur d’une des deux reines ou quelque femme vînt à passer afin d’avoir des nouvelles de son fils ; mais il resta pendant toute la journée sans voir personne de connaissance, et fut forcé de descendre en ville où il se logea, non sans peine, dans une hôtellerie sur la place où se faisaient les exécutions. Il fut obligé de payer une livre par jour pour avoir une chambre dont la fenêtre donnât sur la place. Le lendemain, il eut le courage d’assister, de sa fenêtre, à l’exécution des fauteurs de la rébellion qu’on avait condamnés à être roués ou pendus, en gens de peu d’importance. Le syndic de la confrérie des pelletiers fut bien heureux de ne pas apercevoir son fils parmi les patients. Quand l’exécution fut terminée, il alla se mettre sur le passage du greffier. Après s’être nommé, et lui avoir mis une bourse pleine d’écus dans la main, il le pria de rechercher si, dans les trois exécutions précédentes, il avait eu le nommé Christophe Lecamus. Le greffier, touché par les manières et par l’accent de la voix de ce père au désespoir, l’emmena jusque chez lui. Après une soigneuse vérification, il donna au vieillard l’assurance que ledit Christophe ne se trouvait ni parmi les gens exécutés jusqu’alors, ni parmi ceux qui devaient être mis à mort les jours suivants.
— Mon cher maître, dit le greffer au syndic, le parlement s’est chargé du procès des seigneurs impliqués dans l’affaire, et des principaux chefs. Ainsi, peut-être votre fils est-il détenu dans les prisons du château et fera-t-il partie de la magnifique exécution que préparent nos seigneurs le duc de Guise et le cardinal de Lorraine. On doit trancher la tête à vingt-sept barons, onze comtes et sept marquis, en tout cinquante gentilshommes ou chefs de Réformés. Comme la justice de la comté de Touraine n’a rien de commun avec le parlement de Paris, si vous voulez absolument avoir des nouvelles de votre fils, allez voir monseigneur le chancelier Olivier qui, par l’ordre du lieutenant-général du royaume, a la grande main sur le procès.
Le pauvre vieillard alla trois fois chez le chancelier, et y fit queue dans la cour en compagnie d’un grand nombre de personnes qui sollicitaient pour leurs parents ; mais comme les gens titrés passaient avant les bourgeois, il fut obligé de renoncer à vouloir parler au chancelier qu’il vit plusieurs fois, sortant de sa maison pour se rendre soit au château, soit à la commission nommée par le parlement, au milieu d’une haie de solliciteurs que des gardes faisaient ranger pour lui laisser le passage libre. C’était une horrible scène de désolation, car il se trouvait parmi les solliciteurs des femmes, des filles ou des mères, des familles entières éplorées. Le vieux Lecamus donna beaucoup d’or à des valets du château en les priant de remettre des lettres qu’il écrivit soit à Dayelle, la femme de chambre de la reine Marie, soit à celle de la reine-mère ; mais les valets prenaient les écus du bonhomme et remettaient, selon l’ordre du cardinal, les lettres au grand-prévôt de la cour. En déployant une cruauté inouïe, les princes lorrains pouvaient craindre les vengeances, et jamais ils ne prirent plus de précautions que pendant le séjour de la cour à Amboise, en sorte que ni la corruption la plus puissante, celle de l’or, ni les démarches les plus actives ne donnèrent au Syndic des Pelletiers des lumières sur le sort de son fils. Il allait par cette petite ville d’un air morne, examinant les immenses préparatifs que faisait faire le cardinal pour le terrible spectacle auquel devait assister le prince de Condé. On stimulait alors la curiosité publique, de Paris à Nantes, par les moyens en usage à cette époque. L’exécution avait été annoncée en chaire par tous les prédicateurs et par les curés, en même temps que la victoire du roi sur les hérétiques. Trois tribunes élégantes, parmi lesquelles celle du milieu paraissait devoir être plus somptueuse que les autres, furent adossées à la plate-forme du château d’Amboise, au pied de laquelle devait avoir lieu l’exécution. Autour de cette place, on bâtissait des gradins en planches qui furent garnis d’une foule immense attirée par la célébrité donnée à cet acte de foi. Dix mille personnes environ campèrent dans les champs, la veille du jour où cet horrible spectacle devait avoir lieu. Les toits furent chargés de monde, et les croisées se louèrent jusqu’à dix livres, somme énorme pour le temps. Le pauvre père avait, comme bien on pense, une des meilleures places pour embrasser le théâtre où devaient périr tant de gentilshommes, et au milieu duquel il vit dresser un vaste échafaud couvert en drap noir. On y apporta, le matin du jour fatal, le chouquet, nom du billot où le condamné devait poser sa tête en se mettant à genoux, puis, un fauteuil drapé de noir pour le greffier du parlement chargé d’appeler les gentilshommes en énonçant leur sentence. L’enceinte fut gardée dès le matin par la compagnie écossaise et par les gendarmes de la maison du roi, pour empêcher que la foule ne l’envahît avant l’exécution.
Après une messe solennelle dite au château et dans les églises de la ville, on amena les seigneurs, les derniers qui restassent de tous les conjurés. Ces gentilshommes, dont quelques-uns avaient subi la torture, furent réunis au pied de l’échafaud et assistés par des moines qui essayèrent de les faire renoncer aux doctrines de Calvin ; mais aucun d’eux n’écouta la voix de ces gens que leur avait détachés le cardinal de Lorraine, et parmi lesquels ces gentilshommes craignirent sans doute de trouver des espions du Lorrain. Afin de se délivrer des persécutions de leurs antagonistes, ils entonnèrent un psaume mis en vers français par Clément Marot. Calvin, comme on sait, avait décrété de prier Dieu dans la langue de chaque pays, autant par raison que pour attaquer le culte romain. Ce fut une coïncidence touchante pour ceux qui, dans la foule, plaignaient ces gentilshommes, que de leur entendre dire ce verset, au moment où la cour arriva :
Dieu nous soit doux et favorable,
Nous bénissant par sa bonté,
Et de son visage adorable
Nous fasse luire la clarté.
Tous les regards des Réformés se portèrent sur leur chef, le prince de Condé, qui fut, à dessein, placé entre la reine Marie et le duc d’Orléans. La reine Catherine de Médicis se trouvait après son fils, et avait le cardinal à sa gauche. Le nonce du pape était debout derrière les reines. Le lieutenant-général du royaume était à cheval au bas de l’estrade avec deux maréchaux de France et ses capitaines. Quand le prince de Condé parut, tous les gentilshommes qui devaient être décapités, et qui le connaissaient, le saluèrent, et l’intrépide bossu leur rendit ce salut.
— Il est difficile, dit-il au duc d’Orléans, de ne pas être poli avec des gens qui vont mourir.
Les deux autres tribunes furent remplies par les invités, par les courtisans et par les personnes de service à la cour. Ce fut enfin le monde du château de Blois, qui passait ainsi d’une fête aux supplices, comme plus tard il passa des plaisirs de la cour aux périls de la guerre avec une facilité qui sera toujours, pour les étrangers, un des ressorts de leur politique en France. Le pauvre Syndic des Pelletiers de Paris éprouva la joie la plus vive en ne voyant pas son fils parmi les cinquante-sept gentilshommes condamnés à mourir. À un signe du duc de Guise, le greffier, placé sur l’échafaud, cria sur-le-champ à haute voix : — Jean-Louis-Albéric, baron de Raunay, coupable d’hérésie, de crime de lèze-majesté et d’attaque à main armée contre la personne du Roi.
Un grand bel homme monta d’un pied sûr à l’échafaud, salua le peuple et la cour, et dit : — L’arrêt en a menti, je me suis armé pour délivrer le Roi de ses ennemis, les Lorrains ! Il plaça sa tête sur le billot, et elle tomba.
Les Réformés chantèrent :
Dieu, tu nous as mis à l’épreuve
Et tu nous as examinés ;
Comme l’argent que l’on épreuve,
Par feu tu nous as affinés.
— Robert-Jean-René Briquemaut, comte de Villemongis, coupable du crime de lèze-majesté et d’attentat contre la personne du Roi, cria le greffier.
Le comte trempa ses mains dans le sang du baron de Raunay, et dit : — Que ce sang retombe sur les vrais coupables.
Les Réformés chantaient :
Tu nous as fait entrer et joindre
Aux piéges de nos ennemis,
Tu nous as fait les reins astreindre
Des filets où tu nous as mis.
— Avouez, monsieur le Nonce, dit le prince de Condé, que si les gentilshommes français savent conspirer, ils savent aussi mourir.
— Quelles haines, mon frère, dit la duchesse de Guise au cardinal de Lorraine, vous attirez sur la tête de nos enfants !
— Ce spectacle me fait mal, dit le jeune roi qui pâlissait à la vue du sang répandu.
— Bah ! des rebelles ?… dit Catherine de Médicis.
On entendait toujours les chants, et la hache allait toujours. Enfin, ce spectacle sublime de gens qui mouraient en chantant, et surtout l’impression que produisit sur la foule la diminution progressive des chants, fit passer par-dessus la crainte que les Lorrains inspiraient.
— Grâce ! cria le peuple tout d’une voix quand il n’entendit plus que les faibles accents d’un seigneur, le plus considérable de tous, réservé pour le dernier coup. Il était seul au pied de l’escabelle par laquelle on montait à l’échafaud, et chantait :
Dieu nous soit doux et favorable,
Nous bénissant par sa bonté,
Et de son visage adorable
Nous fasse luire la clarté.
— Allons, duc de Nemours, dit le prince de Condé qui se fatigua de son rôle, vous à qui l’on doit le gain de l’échauffourée et qui avez aidé à prendre ces gens-là, ne vous croyez-vous pas obligé de demander grâce pour celui-ci ? C’est Castelnau, qui, m’a-t-on dit, a reçu votre parole d’être traité courtoisement en se rendant…
— Ai-je donc attendu qu’il fût là pour le sauver ? dit le duc de Nemours atteint par ce dur reproche.
Le greffier appela lentement et à dessein sans doute.
— Michel-Jean-Louis, baron de Castelnau-Chalosse, atteint et convaincu du crime de lèze-majesté et d’attentat à la personne du Roi.
— Non, dit fièrement Castelnau, ce ne saurait être un crime que de s’être opposé à la tyrannie et à l’usurpation projetée des Guise !
L’exécuteur lassé, qui vit du mouvement dans la tribune, arrangea sa hache.
— Monsieur le baron, dit-il, je ne voudrais pas vous faire souffrir, et un moment de plus peut vous sauver.
Tout le peuple cria de nouveau : — Grâce !
— Allons, dit le roi, grâce à ce pauvre Castelnau qui a sauvé le duc d’Orléans.
Le cardinal se méprit avec intention sur le mot : allons. Il fit un signe à l’exécuteur, en sorte que la tête de Castelnau tomba quand le roi lui faisait grâce.
— Celui-là, cardinal, est sur votre compte, dit Catherine.
Le lendemain de cette affreuse exécution, le prince de Condé partit pour la Navarre.
Cette affaire produisit une grande sensation en France et dans toutes les cours étrangères ; mais les torrents de sang noble qui furent alors versés causèrent une si grande douleur au chancelier Olivier, que ce digne magistrat, en apercevant enfin le but où tendaient les Guise, sous prétexte de défendre le trône et la religion, ne se sentit pas assez fort pour leur tenir tête. Quoiqu’il fût leur créature, il ne voulut pas leur sacrifier et son devoir et la monarchie, il se retira des affaires publiques, en leur désignant l’Hospital pour son successeur. Catherine, en apprenant le choix d’Olivier, proposa Birague pour chancelier et mit une excessive ardeur à sa sollicitation. Le cardinal, à qui la circonstance du billet écrit par l’Hospital à Catherine était inconnue, et qui le croyait toujours fidèle à la maison de Lorraine, en fit le concurrent de Birague, et la reine-mère eut l’air de se le laisser imposer. Dès son entrée en charge, l’Hospital prit des mesures contre l’inquisition, que le cardinal de Lorraine voulait importer en France, et contre-carra si bien toutes les mesures antigallicanes et politiques des Guise, il se montra si bon Français, que, pour le réduire, il fut, trois mois après sa nomination, exilé à sa terre du Vignay, près d’Étampes.
Le bonhomme Lecamus attendait avec impatience que la cour quittât Amboise, car il n’avait pu trouver l’occasion de parler ni à la reine Marie, ni à la reine Catherine, et il espérait se placer sur le passage de la cour au moment où elle voyagerait le long de la levée pour retourner à Blois. Le syndic se déguisa en pauvre, au risque de se faire prendre pour un espion, et à la faveur de ce déguisement, il put se mêler aux malheureux qui bordaient la route. Après le départ du prince de Condé, le duc et le cardinal crurent avoir imposé silence aux Réformés et laissèrent la reine-mère un peu plus libre. Lecamus savait qu’au lieu d’aller en litière, Catherine aimait à monter à cheval à la planchette, tel était le nom que l’on donnait alors à l’étrier inventé pour Catherine ou par Catherine qui s’était blessée à la jambe et qui appuyait ses deux pieds sur une espèce de bât de velours, en s’asseyant de côté sur le dos du cheval et passant une jambe dans une échancrure de la selle. Comme la reine avait de très-belles jambes, elle fut accusée d’avoir trouvé cette mode pour les montrer. Le vieillard put ainsi se présenter aux yeux de Catherine de Médicis ; mais, dès qu’elle le reconnut, elle eut l’air de se courroucer.
— Éloignez-vous d’ici, bonhomme, et qu’on ne vous voie point me parler, lui dit-elle avec une sorte d’anxiété. Faites-vous nommer député par le corps des métiers de Paris aux États-Généraux, et soyez pour moi dans l’assemblée à Orléans, vous saurez à quoi vous en tenir sur votre fils…
— Existe-t-il ? demanda le vieillard.
— Hélas ! fit la reine, je l’espère.
Lecamus fut obligé de retourner à Paris avec cette triste parole et le secret de la convocation des États-Généraux que la reine venait de lui confier.
Depuis quelques jours, le cardinal de Lorraine avait obtenu des révélations sur la culpabilité de la cour de Navarre. À Lyon, à Mouvans en Dauphiné, des Réformés commandés par le prince le plus entreprenant de la maison de Bourbon, avaient essayé de soulever les populations. Cette audace, après les sanglantes exécutions d’Amboise, étonna les princes lorrains, qui, pour en finir sans doute avec l’hérésie par des moyens dont le secret fut gardé par eux, proposèrent de convoquer les États-Généraux à Orléans. Catherine de Médicis, qui avait aperçu un point d’appui pour sa politique dans la représentation nationale, y avait consenti avec joie. Le cardinal, qui voulait ressaisir sa proie et abattre la maison de Bourbon, ne convoquait les États que pour y faire venir le prince de Condé et le roi de Navarre, Antoine de Bourbon, père de Henri IV, et il voulut alors se servir de Christophe pour convaincre le prince de haute trahison, s’il réussissait encore à le mettre au pouvoir du roi.
Après deux mois passés dans la prison de Blois, un matin Christophe fut apporté sur une civière, couché sur un lit, dans une toue, et remonta vers Orléans où le poussait un vent d’ouest. Il y arriva le soir et fut conduit dans la célèbre tour Saint-Agnan. Christophe, qui ne savait que penser de sa translation, eut tout le temps de réfléchir à sa conduite et à son avenir. Il resta là deux autres mois sur son grabat sans pouvoir remuer les jambes. Ses os étaient brisés. Quand il réclama l’assistance d’un chirurgien de la ville, le geôlier lui répondit que sa consigne était si rigoureuse envers lui, qu’il ne devait s’en remettre à personne du soin de lui apporter des aliments. Cette sévérité, dont l’effet était de le tenir au secret, étonna Christophe : dans ses idées, il devait être ou pendu ou relâché ; il ignorait entièrement les événements d’Amboise.
Malgré les avis secrets de rester chez eux que leur fit donner Catherine de Médicis, les deux chefs de la maison de Bourbon s’étaient déterminés à se rendre aux États, tant les lettres autographes du roi les avaient rassurés ; et quand la cour s’établissait à Orléans, on apprit, non sans étonnement, par Groslot, chancelier de Navarre, l’arrivée des princes.
François II s’établit dans l’hôtel du chancelier de Navarre, qui était aussi bailli d’Orléans. Ce Groslot, dont la double position est une des bizarreries de ce temps où les Reformés possédèrent des abbayes, Groslot, le Jacques Cœur orléanais, l’un des plus riches bourgeois de cette époque, ne laissa pas son nom à sa maison ; elle fut plus tard appelée le Bailliage, car elle fut sans doute acquise des héritiers par la couronne ou par la province pour y placer ce tribunal. Cette charmante construction, due à la bourgeoisie du seizième siècle, et qui complète si bien l’histoire de ce temps, où le roi, la noblesse et la bourgeoisie luttaient de grâce, d’élégance et de richesse dans la construction de leurs demeures, témoin Varangeville, le splendide manoir d’Ango ; et l’hôtel, dit d’Hercules, à Paris, qui existe encore de nos jours, mais dans un état qui doit faire le désespoir des archéologues et des amis du moyen-âge. Il est difficile d’être allé à Orléans sans y avoir remarqué sur la place de l’Estape l’hôtel-de-ville. Cet hôtel-de-ville est l’ancien bailliage, l’hôtel de Groslot, la plus illustre maison d’Orléans et la plus négligée.
Les restes de cet hôtel annoncent, aux yeux de l’archéologue, combien il fut magnifique, à une époque où les maisons bourgeoises se bâtissaient beaucoup plus en bois qu’en pierre, et où les seigneurs seuls avaient le droit de se faire des manoirs, mot significatif. Pour avoir servi de demeure au roi à une époque où la cour déployait tant de luxe et de pompe, l’hôtel Groslot devait être alors la plus grande et la plus splendide maison d’Orléans. Ce fut sur cette place de l’Estape que les Guise et le roi passèrent en revue la garde bourgeoise à laquelle on donna pour chef, durant le séjour du roi, M. de Cypierre. À cette époque, la cathédrale de Sainte-Croix, plus tard achevée par Henri IV, qui voulut donner ce gage de la sincérité de sa conversion, était en construction, et ses alentours, jonchés de pierres, embarrassés de chantiers, furent occupés par les Guise qui se logèrent dans l’hôtel de l’évêque, aujourd’hui détruit.
La ville fut occupée militairement, et les mesures que prirent les Lorrains indiquaient combien ils voulaient laisser peu de liberté aux États-Généraux dont les membres affluaient dans la ville et faisaient surenchérir les loyers des plus petits bouges. Aussi la cour, la milice bourgeoise, la noblesse et la bourgeoisie s’attendaient-elles à quelque coup d’État, et leur attente ne fut pas trompée à l’arrivée des princes du sang. Quand les deux princes entrèrent dans la chambre du roi, la cour vit avec effroi l’insolence du cardinal de Lorraine qui, pour afficher hautement ses prétentions, resta couvert, tandis que le roi de Navarre était devant lui, tête nue. En ce moment Catherine de Médicis baissa les yeux pour ne pas laisser voir son indignation. Il y eut alors une explication solennelle entre le jeune roi et les deux chefs de la branche cadette ; elle fut courte, car aux premiers mots que dit le prince de Condé, François II la termina par ces terribles paroles : — Messieurs mes cousins, j’avais cru l’affaire d’Amboise terminée, il n’en est rien, et l’on veut nous faire regretter l’indulgence dont nous avons usé !
— Ce n’est pas tant le roi que messieurs de Guise qui nous parlent, répliqua le prince de Condé.
— Adieu, monsieur, fit le petit roi que la colère rendait pourpre.
Dans la grande salle, le prince eut le passage barré par les deux capitaines des gardes. Quand celui de la Compagnie Française s’avança, le prince tira une lettre de son pourpoint, et dit en face de toute la cour : — Pouvez-vous me lire ceci, monsieur de Maillé-Brézé ?
— Volontiers, dit le capitaine de la Compagnie Française.
« Mon cousin, venez en toute sûreté, je vous donne ma parole royale que vous le pouvez. Si vous avez besoin d’un sauf-conduit, ces présentes vous en serviront. »
— Signé ?… fit le malicieux et courageux bossu.
— Signé François, dit Maillé.
— Non, non, reprit le prince, il y a « votre bon cousin et ami François ! » — Messieurs, cria-t-il aux Écossais, je vous suis dans la prison où vous avez charge de me conduire de la part du roi. Il y a assez de noblesse en cette salle pour comprendre ceci !
Le profond silence qui régna dans la salle aurait dû éclairer les Guise ; mais le silence est ce que les princes écoutent le moins.
— Monseigneur, dit le cardinal de Tournon qui suivit le prince, depuis l’affaire d’Amboise, vous avez entrepris sur Lyon et à Mouvans en Dauphiné des choses contre l’autorité royale, desquelles le roi n’avait pas connaissance quand il vous écrivait ainsi.
— Fourbes ! s’écria le prince en riant.
— Vous avez fait une déclaration publique contre la messe et pour l’hérésie…
— Nous sommes maîtres en Navarre, dit le prince.
— Vous voulez dire le Béarn ? Mais vous devez hommage à la couronne, répondit le président de Thou.
— Ah ! vous êtes ici, président ? s’écria le prince avec ironie. Y êtes-vous avec tout le parlement ?
Sur ce mot, le prince jeta sur le cardinal un regard de mépris et quitta la salle : il comprit qu’on en voulait à sa tête. Lorsque le lendemain messieurs de Thou, de Viole, d’Espesse, le procureur-général Bourdin et le greffier en chef Du Tillet entrèrent dans la prison, il les tint debout et leur exprima ses regrets de les voir chargés d’une affaire qui ne les regardait pas ; puis il dit au greffier : Écrivez ! et il dicta ceci :
« Moi, Louis de Bourbon, prince de Condé, pair du royaume, marquis de Conti, comte de Soissons, prince du sang de France, déclare refuser formellement de reconnaître aucune commission nommée pour me juger, attendu qu’en ma qualité et en vertu du privilége attaché à tout membre de la maison royale, je ne puis être accusé, entendu, jugé, que par le parlement garni de tous les pairs, toutes les chambres assemblées, et le roi séant en son lit de justice. »
— Vous deviez savoir cela mieux que d’autres, messieurs, c’est tout ce que vous aurez de moi. Pour le surplus, je me confie à mon droit et à Dieu !
Les magistrats procédèrent nonobstant le silence obstiné du prince. Le roi de Navarre était en liberté, mais observé ; sa prison était plus grande que celle du prince, ce fut toute la différence de sa position et de celle de son frère ; car la tête du prince de Condé et la sienne devaient tomber du même coup.
Christophe ne fut donc gardé si sévèrement au secret par les ordres du cardinal et du lieutenant-général du royaume, que pour donner aux magistrats une preuve de la culpabilité du prince. Les lettres saisies sur Lasagne, le secrétaire du prince, intelligibles pour des hommes d’État, n’étaient pas assez claires pour des juges. Le cardinal avait médité de confronter par hasard le prince et Christophe, qui n’avait pas été placé sans intention dans une salle basse de la tour de Saint-Agnan, dont la fenêtre donnait sur le préau. À chaque interrogatoire que les magistrats lui firent subir, Christophe se renferma dans un système de dénégation absolue, qui prolongea naturellement le procès jusqu’à l’ouverture des États.
Lecamus, qui n’avait pas manqué de se faire nommer député du Tiers-État par la bourgeoisie de Paris, arriva quelques jours après l’arrestation du prince à Orléans. Cette nouvelle, qui lui fut apprise à Étampes, redoubla ses inquiétudes, car il comprit, lui qui savait seul l’entrevue du prince et de son fils sous le Pont-au-Change, que le sort de Christophe était lié à celui de l’audacieux chef du parti de la Réformation. Aussi résolut-il d’étudier les ténébreux intérêts qui se croisaient à la cour depuis l’ouverture des États, afin de trouver un moyen de sauver son fils. Il ne devait pas songer à la reine Catherine, qui refusa de voir son pelletier. Aucune des personnes de la cour qu’il put voir ne lui donna de nouvelles satisfaisantes sur son fils, et il en était arrivé à un tel degré de désespoir, qu’il allait s’adresser au cardinal lui-même, quand il sut que M. de Thou avait accepté, ce qui fait une tache à sa vie, d’être un des juges du prince de Condé. Le syndic alla voir le protecteur de son fils, et apprit que Christophe était encore vivant, mais prisonnier.
Le gantier Tourillon, chez qui La Renaudie avait envoyé Christophe, avait offert dans sa maison une chambre au sieur Lecamus pour tout le temps de la durée des États. Le gantier croyait le pelletier secrètement attaché, comme lui, à la religion réformée ; mais il vit bientôt qu’un père qui craint pour les jours de son fils ne comprend plus les nuances religieuses, et se jette à corps perdu dans le sein de Dieu, sans se soucier de l’écharpe que lui mettent les hommes. Le vieillard, repoussé dans toutes ses tentatives, allait comme un hébété par les rues ; contre ses prévisions, son or ne lui servait à rien ; monsieur de Thou l’avait prévenu que s’il corrompait quelque serviteur de la maison de Guise, il en serait pour son argent, car le duc et le cardinal ne laissaient rien transpirer de ce qui regardait Christophe. Ce magistrat, dont la gloire est un peu ternie par le rôle qu’il jouait alors, avait essayé de donner quelque espérance au père désolé ; mais il tremblait tellement lui-même pour les jours de son filleul, que ses consolations alarmèrent davantage le pelletier. Le vieillard rôdait autour de la maison. En trois mois, il avait maigri. Son seul espoir, il le plaçait dans la vive amitié qui depuis longtemps l’unissait à l’Hippocrate du seizième siècle. Ambroise essaya de dire un mot à la reine Marie en sortant de la chambre du roi ; mais dès qu’il eut nommé Christophe, la fille des Stuarts, irritée à la perspective de son sort s’il arrivait malheur au roi, et qui le crut empoisonné par les Réformés, à cause de l’opportune soudaineté de sa maladie, répondit : — Si mes oncles m’écoutaient, un pareil fanatique serait déjà pendu ! Le soir où cette funeste réponse fut donnée à Lecamus par son ami Paré, sur la place de l’Estape, il revint à demi mort et rentra dans sa chambre en refusant de souper. Tourillon, inquiet, monta, trouva le vieillard en pleurs, et comme les yeux vieillis du pauvre pelletier laissaient voir la chair intérieure des paupières ridées et rougies, le gantier crut qu’il pleurait du sang.
— Consolez-vous, mon père, dit le Réformé, les bourgeois d’Orléans sont furieux de voir leur ville traitée comme si elle eût été prise d’assaut, gardée par les soldats de monsieur de Cypierre ; et si la vie du prince de Condé se trouvait en péril, nous aurions bientôt démoli la tour de Saint-Agnan ; car toute notre ville est pour la Réforme et se révoltera, soyez-en sûr !
— Quand on pendrait les Lorrains, leur mort me rendrait-elle mon fils ? répondit le père désolé.
En ce moment on frappa discrètement à la porte de Tourillon, qui descendit pour ouvrir lui-même. Il était nuit close. Dans ces temps de troubles, chaque maître de maison prenait des précautions minutieuses. Tourillon regarda par la grille du judas pratiqué dans sa porte, et vit un étranger dont l’accent trahissait un Italien. Cet homme, vêtu de noir, demandait à parler à Lecamus pour affaires de commerce, et Tourillon l’introduisit. À la vue de l’étranger, le pelletier tressaillit horriblement ; mais l’étranger trouva le temps de se mettre un doigt sur les lèvres ; Lecamus lui dit alors en comprenant ce geste : Vous venez sans doute pour m’offrir des fourrures ?
— Si, répondit en italien l’étranger d’une façon discrète.
Ce personnage était en effet le fameux Ruggieri, l’astrologue de la reine-mère. Tourillon descendit chez lui, en comprenant qu’il était de trop chez son hôte.
— Où pouvons-nous causer sans avoir à craindre qu’on ne nous entende ? dit le prudent Florentin.
— Il nous faudrait être en plein champ, répondit Lecamus ; mais on ne nous laissera pas sortir, vous connaissez la sévérité avec laquelle les portes sont gardées. Nul ne quitte la ville sans une passe de monsieur de Cypierre, fût-il, comme moi, membre des États. Aussi devons-nous dès demain, à notre séance, nous plaindre tous de ce défaut de liberté.
— Travaillez comme une taupe, mais ne laissez jamais voir vos pattes dans quoi que ce soit, lui dit le rusé Florentin. La journée de demain sera sans doute décisive. D’après mes observations, demain ou après vous aurez peut-être votre fils.
— Que Dieu vous entende, vous qui passez pour ne consulter que le diable !
— Venez donc chez moi, dit l’astrologue en souriant. J’ai pour observer les astres la tour du sieur Touchet de Beauvais, le lieutenant du Bailliage, dont la fille plaît fort au petit duc d’Orléans. J’ai fait le thème de cette petite, il indique en effet qu’elle sera une grande dame et aimée par un roi. Le lieutenant est un bel esprit, il aime les sciences, et la reine m’a fait loger chez ce bonhomme, qui a l’esprit d’être un forcené guisard en attendant le règne de Charles IX.
Le pelletier et l’astrologue se rendirent à l’hôtel du sieur de Beauvais sans être vus ni rencontrés ; mais dans le cas où la visite de Lecamus serait découverte, le Florentin comptait lui donner le prétexte d’une consultation astrologique sur le sort de Christophe. Quand ils furent arrivés en haut de la tourelle où l’astrologue avait mis son cabinet, Lecamus lui dit : — Mon fils est donc bien certainement vivant ?
— Encore, répondit Ruggieri, mais il s’agit de le sauver. Songez, marchand de peaux, que je ne donnerais pas deux liards de la vôtre, s’il vous échappait, dans toute votre vie, une seule syllabe de ce que je vais vous dire.
— Recommandation inutile, mon maître ; je suis fournisseur de la cour depuis le défunt roi Louis XII, et voici le quatrième règne que je vois.
— Vous direz bientôt le cinquième, repartit Ruggieri.
— Que savez-vous de mon fils ?
— Eh ! bien, il a été mis à la question.
— Pauvre enfant ! dit le bonhomme en levant les yeux au ciel.
— Il a les genoux et les chevilles un tantinet broyés ; mais il a conquis une royale protection qui s’étendra sur toute sa vie, fit vivement le Florentin en voyant l’effroi du père. Votre petit Christophe a rendu service à notre grande reine Catherine. Si nous tirons votre fils des griffes du Lorrain, vous le verrez quelque jour conseiller au parlement. On se ferait casser trois fois les os pour être dans les bonnes grâces de cette chère souveraine, un bien beau génie, qui triomphera de tous les obstacles ! J’ai fait le thème du duc de Guise : il sera tué dans un an d’ici ! Voyons, Christophe a vu le prince de Condé…
— Vous qui savez l’avenir, ne savez-vous point le passé ? dit le pelletier.
— Je ne vous interroge pas, bonhomme, je vous instruis. Or, si votre fils, qui sera mis demain sur le passage du prince, le reconnaît, ou si le prince reconnaît votre fils, la tête de monsieur de Condé sautera. Dieu sait ce qui adviendra de son complice ! Rassurez-vous. Ni votre fils ni le prince ne seront mis à mort, j’ai fait leurs thèmes, ils doivent vivre ; mais j’ignore par quels moyens ils se tireront d’affaire. Sans compter la certitude de mes calculs, nous allons y mettre ordre. Demain le prince recevra par des mains sûres un livre de prières où nous lui ferons passer un avis. Dieu veuille que votre fils soit discret, car il ne sera pas prévenu, lui ! Un seul regard de connaissance coûtera la vie au prince. Aussi, quoique la reine-mère ait tout lieu de compter sur la fidélité de Christophe…
— On l’a mise à de rudes épreuves ! s’écria le pelletier.
— Ne parlez pas ainsi ! Croyez-vous que la reine soit à la noce ? Aussi va-t-elle prendre des mesures comme si les Guise avaient résolu la mort du prince ; et bien fait-elle, la sage et prudente reine ! Or, elle compte sur vous pour être aidée en toute chose. Vous avez quelque influence sur le Tiers-État, où vous représentez les corps de métiers de Paris, et quoique les guisards vous promettent de mettre votre fils en liberté, tâchez de les trupher, et soulevez votre Ordre contre les Lorrains. Demandez la reine-mère pour régente, le roi de Navarre y consentira demain publiquement à la séance des États.
— Mais le roi ?
— Le roi mourra, répondit Ruggieri, j’ai dressé son thème. Ce que la reine vous demande de faire pour elle aux États est tout simple ; mais elle attend de vous un plus grand service. Vous avez soutenu dans ses études le grand Ambroise Paré, vous êtes son ami…
— Ambroise aime aujourd’hui le duc de Guise plus qu’il ne m’aime, et il a raison, il lui doit sa charge ; mais il est fidèle au roi. Aussi, quoiqu’il incline à la Réforme, ne fera-t-il rien contre son devoir.
— Peste soit de ces honnêtes gens ! s’écria le Florentin. Ambroise s’est vanté ce soir de tirer le petit roi d’affaire. Si le roi recouvre la santé, les Guise triomphent, les princes meurent, la maison de Bourbon sera finie, nous retournerons à Florence, votre fils est pendu, et les Lorrains auront bon marché des autres enfants de France…
— Grand Dieu ! s’écria Lecamus.
— Ne vous exclamez pas ainsi, c’est d’un bourgeois qui ne sait rien de la cour ; mais allez aussitôt chez Ambroise, et sachez de lui ce qu’il compte faire pour sauver le roi. S’il y a quelque certitude, vous viendrez me confier l’opération en laquelle il a tant de foi.
— Mais… dit Lecamus.
— Obéissez aveuglément, mon cher, autrement vous seriez ébloui.
— Il a raison, pensa le pelletier. Et il alla chez le premier chirurgien du roi, qui logeait dans une hôtellerie sur la place du Martroi.
En ce moment, Catherine de Médicis se trouvait dans une extrémité politique semblable à celle où Christophe l’avait vue à Blois. Si elle s’était formée à la lutte, si elle avait exercé sa haute intelligence dans cette première défaite, sa situation, quoique exactement la même, était aussi devenue plus critique et plus périlleuse que lors du tumulte d’Amboise. Les événements avaient grandi autant que la femme. Quoiqu’elle parût marcher d’accord avec les deux princes lorrains, Catherine tenait les fils d’une conspiration savamment ourdie contre ses terribles associés, et attendait un moment propice pour lever le masque. Le Cardinal venait d’avoir la certitude d’être trompé par Catherine. Cette habile Italienne avait vu dans la maison cadette un obstacle à opposer aux prétentions des Guise ; et, malgré l’avis des deux Gondi, qui lui conseillaient de laisser les Guise se porter à des violences contre les Bourbons, elle avait fait manquer, en avertissant la reine de Navarre, le projet concerté par les Guise avec l’Espagne de s’emparer du Béarn. Comme ce secret d’État n’était connu que d’eux et de la reine-mère, les deux princes lorrains, certains de la duplicité de leur alliée, voulurent la renvoyer à Florence ; et, pour s’assurer de la trahison de Catherine envers l’État (la maison de Lorraine était l’État), le duc et le cardinal venaient de lui confier leur dessein de se défaire du roi de Navarre. Les précautions que prit à l’instant Antoine de Bourbon prouvèrent aux deux frères que ce secret, connu d’eux trois seulement, avait été divulgué par la reine-mère. Le cardinal de Lorraine reprocha sur-le-champ à la reine-mère son manque de foi devant François II, en la menaçant d’un édit de bannissement, au cas où de nouvelles indiscrétions mettraient l’État en péril. Catherine, qui se vit alors dans un extrême danger, devait agir en grand roi. Aussi donna-t-elle alors la preuve de sa haute capacité ; mais il faut avouer qu’elle fut aussi très-bien servie par ses intimes. L’Hospital fit parvenir à la Reine un billet ainsi conçu : « Ne laissez pas mettre à mort un prince du sang par une commission, vous seriez bientôt enlevée aussi ! » Catherine envoya Birague au Vignay, pour faire dire au chancelier de venir aux États, malgré sa disgrâce. Birague arriva, cette nuit même, à trois lieues d’Orléans, avec L’Hospital, qui se déclarait ainsi pour la reine-mère. Chiverny, dont la fidélité fut alors à bon droit soupçonnée par messieurs de Guise, s’était sauvé d’Orléans ; et, par une marche qui faillit lui coûter la vie, il avait atteint Écouen en dix heures. Il apprit au connétable de Montmorency le péril de son neveu, le prince de Condé, et l’audace des Lorrains. Anne de Montmorency, furieux de savoir que le prince n’avait dû la vie qu’à la subite invasion du mal dont mourut François II, arrivait avec quinze cents chevaux et cent gentilshommes. Afin de mieux surprendre messieurs de Guise, il avait évité Paris en venant d’Écouen à Corbeil, et de Corbeil à Pithiviers par la vallée de l’Essonne.
— Capitaine contre capitaine, il y aura peu de laine, dit-il à l’occasion de cette marche hardie.
Anne de Montmorency, qui avait sauvé la France lors de l’invasion de Charles-Quint en Provence, et le duc de Guise, qui avait arrêté la seconde invasion de l’empereur à Metz, étaient en effet les deux plus grands hommes de guerre de la France à cette époque. Catherine avait attendu le moment précis de réveiller la haine du connétable disgracié par les Lorrains. Néanmoins, le marquis de Simeuse, commandant de Gien, en apprenant l’arrivée d’un corps aussi considérable que celui mené par le connétable, sauta sur son cheval, espérant pouvoir prévenir à temps le duc de Guise. Sûre que le connétable viendrait au secours de son neveu et pleine de confiance dans le dévouement du chancelier à la cause royale, la reine-mère avait ranimé les espérances et l’audace du parti de la Réforme. Les Coligny et les amis de la maison de Bourbon menacée avaient fait cause commune avec les partisans de la reine-mère. Une coalition entre des intérêts contraires attaqués par un ennemi commun, se forma sourdement au sein des États, où il fut hautement question de nommer Catherine régente du royaume, dans le cas où François II mourrait. Catherine, dont la foi dans l’astrologie judiciaire surpassait sa foi en l’Église, avait tout osé contre ses oppresseurs en voyant son fils mourant à l’expiration du terme assigné à sa vie par la fameuse sorcière que Nostradamus lui avait amenée au château de Chaumont.
Quelques jours avant le terrible dénoûment de ce règne, François II avait voulu se promener sur la Loire, afin de ne pas se trouver dans la ville au moment où le prince de Condé serait exécuté. Après avoir abandonné la tête de ce prince au cardinal de Lorraine, il craignit une sédition tout autant que les supplications de la princesse de Condé. Au moment de s’embarquer, un de ces vents frais qui s’élèvent sur la Loire aux approches de l’hiver lui donna un si cruel mal d’oreille qu’il fut obligé de rentrer ; il se mit au lit pour n’en sortir que mort. En dépit de la controverse des médecins qui, hormis Chapelain, étaient ses ennemis et ses antagonistes, Paré soutint qu’un dépôt s’était formé à la tête du roi, et que si l’on ne donnait pas d’issue aux humeurs, de jour en jour les chances de mort augmenteraient. Malgré l’heure avancée et la loi du couvrefeu, sévèrement appliquée dans Orléans, alors exactement en état de siége, la lampe de Paré brillait à sa croisée, et il étudiait ; Lecamus l’appela d’en bas, et quand il eut crié son nom, le chirurgien ordonna qu’on ouvrît à son vieil ami.
— Tu ne prends pas de repos, Ambroise, et tout en rendant la vie aux autres, tu dissiperas la tienne, dit le pelletier en entrant.
Il voyait en effet le chirurgien, ses livres ouverts, ses instruments épars, devant une tête de mort fraîchement enterré, prise au cimetière et trouée…
— Il s’agit de sauver le roi…
— En es-tu donc bien certain, Ambroise ? s’écria le vieillard en frémissant.
— Comme de mon existence. Le roi, mon vieux protecteur, a des humeurs peccantes qui lui pèsent sur le cerveau, qui vont le lui remplir, et la crise est imminente ; mais en lui forant le crâne, je compte faire sortir ces humeurs et lui dégager la tête. J’ai déjà pratiqué trois fois cette opération, inventée par un Piémontais, et que j’ai eu l’heur de perfectionner. La première s’est faite au siége de Metz, sur monsieur de Pienne, que je tirai d’affaire, et qui depuis n’en a été que plus sage : il avait un dépôt d’humeurs produit par une arquebusade au chef. La seconde a sauvé la vie d’un pauvre sur qui j’eus le désir d’éprouver la bonté de cette audacieuse opération à laquelle s’était prêté monsieur de Pienne. Enfin, la troisième a eu lieu à Paris, sur un gentilhomme qui se porte à merveille. Le trépan, tel est le nom donné à cette invention, est encore peu connu. Les malades y répugnent, à cause de l’imperfection de l’instrument, que j’ai fini par améliorer. Je m’essaie donc sur cette tête, afin de ne pas faillir demain sur celle du roi.
— Tu dois être bien sûr de ton fait, car ta tête serait en danger au cas où…
— Je gagerais ma vie qu’il sera guéri, répondit Ambroise avec la sécurité de l’homme de génie. Ah ! mon vieil ami, qu’est-ce que trouer la tête avec précaution ? n’est-ce pas faire ce que les soldats font tous les jours à la guerre sans en prendre aucune ?
— Mon enfant, dit l’audacieux bourgeois, sais-tu que sauver le roi, c’est perdre la France ? Sais-tu que cet instrument aura placé la couronne des Valois sur la tête du Lorrain qui se dit héritier de Charlemagne ? Sais-tu que la chirurgie et la politique sont brouillées en ce moment ? Oui, le triomphe de ton génie est la perte de ta religion. Si les Guise gardent la régence, le sang des Réformés va couler à flots ? Sois plus grand citoyen que grand chirurgien, et dors demain la grasse matinée en laissant la chambre libre aux médecins qui, s’ils ne guérissent pas le roi, guériront la France !
— Moi ! s’écria Paré, que je laisse périr un homme quand je puis le sauver ! Non ! non, dussé-je être pendu comme fauteur de Calvin, j’irai de bonne heure à la cour. Ne sais-tu pas que la seule grâce que je veux demander, après avoir sauvé le roi, est la vie de ton Christophe. Il y aura certes un moment où la reine Marie ne me refusera rien.
— Hélas ! mon ami, reprit Lecamus, le petit roi n’a-t-il pas refusé la grâce du prince de Condé à la princesse ? Ne tue pas ta religion en faisant vivre celui qui doit mourir.
— Ne vas-tu pas te mêler de chercher comment Dieu compte ordonner l’avenir ? s’écria Paré. Les honnêtes gens n’ont qu’une devise : Fais ce que dois, advienne que pourra ! Ainsi ai-je fait au siége de Calais en mettant le pied sur la face du Grand-Maître : je courais la chance d’être écharpé par tous ses amis, par ses serviteurs, et je suis aujourd’hui chirurgien du roi ; enfin, je suis de la Réforme, et j’ai messieurs de Guise pour amis. Je sauverai le roi ! s’écria le chirurgien avec le saint enthousiasme de la conviction que donne le génie, et Dieu sauvera la France.
Un coup fut frappé à la porte, et quelques instants après un serviteur d’Ambroise remit un papier à Lecamus, qui lut à haute voix ces sinistres paroles :
« On dresse un échafaud au couvent des Récollets, pour décapiter demain le prince de Condé. »
Ambroise et Lecamus se regardèrent en proie l’un et l’autre à la plus profonde horreur.
— Je vais m’en assurer, dit le pelletier.
Sur la place, Ruggieri prit le bras de Lecamus en lui demandant le secret d’Ambroise pour sauver le roi ; mais le vieillard craignit quelque ruse et voulut aller voir l’échafaud. L’astrologue et le pelletier allèrent donc de compagnie jusqu’aux Récollets, et trouvèrent en effet des charpentiers travaillant aux flambeaux.
— Hé ! mon ami, dit Lecamus à un charpentier, quelle besogne faites-vous ?
— Nous apprêtons la pendaison des hérétiques, puisque la saignée d’Amboise ne les a pas guéris, dit un jeune Récollet qui surveillait les ouvriers.
— Monseigneur le cardinal a bien raison, dit le prudent Ruggieri ; mais dans notre pays, nous faisons mieux.
— Et que faites-vous ? dit le Récollet.
— Mon frère, on les brûle.
Lecamus fut obligé de s’appuyer sur l’astrologue, ses jambes refusaient de le porter ; car il pensait que son fils pouvait demain être accroché à l’une de ces potences. Le pauvre vieillard était entre deux sciences, entre l’astrologie judiciaire et la chirurgie, qui toutes deux lui promettaient le salut de son fils pour qui l’échafaud se dressait évidemment. Dans le trouble de ses idées, il se laissa manier comme une pâte par le Florentin.
— Eh ! bien, mon respectable marchand de menu-vair, que dites-vous de ces plaisanteries lorraines ? fit Ruggieri.
— Hélas ! vous savez que je donnerais ma peau pour voir saine et sauve celle de mon fils !
— Voilà qui est parler en marchand d’hermine, reprit l’Italien ; mais expliquez-moi bien l’opération que compte faire Ambroise sur le roi, je vous garantis la vie de votre fils…
— Vrai ! s’écria le vieux pelletier.
— Que voulez-vous que je vous jure ?… fit Ruggieri.
Sur ce mouvement, le pauvre vieillard répéta son entretien avec Ambroise au Florentin qui laissa dans la rue le père au désespoir, dès que le secret du grand chirurgien lui fut divulgué.
— À qui diable en veut-il, ce mécréant ! s’écria le vieillard en voyant Ruggieri se dirigeant au pas de course vers la place de l’Estape.
Lecamus ignorait la scène terrible qui se passait autour du lit royal, et qui avait motivé l’ordre d’élever l’échafaud du prince dont la condamnation avait été prononcée par défaut, pour ainsi dire, et dont l’exécution avait été remise à cause de la maladie du roi.
Il ne se trouvait dans la salle, dans les escaliers et dans la cour du Bailliage, que les gens absolument de service. La foule des courtisans encombrait l’hôtel du roi de Navarre, à qui la régence appartenait d’après les lois du royaume. La noblesse française, effrayée d’ailleurs par l’audace des Guise, éprouvait le besoin de se serrer autour du chef de la maison cadette, en voyant la reine-mère esclave des Guise et ne comprenant pas sa politique d’Italienne. Antoine de Bourbon, fidèle à son accord secret avec Catherine, ne devait renoncer en sa faveur à la régence qu’au moment où les États prononceraient sur cette question. Cette solitude profonde avait agi sur le Grand-Maître, quand, au retour d’une ronde faite par prudence dans la ville, il ne trouva chez le roi que les amis attachés à sa fortune. La chambre où l’on avait dressé le lit de François II est contiguë à la grande salle du Bailliage. Elle était alors revêtue de boiseries en chêne. Le plafond, composé de petites planches longues savamment ajustées et peintes, offrait des arabesques bleues sur un fond d’or, dont une partie arrachée il y a cinquante ans bientôt a été recueillie par un amateur d’antiquités. Cette chambre tendue de tapisseries et sur le plancher de laquelle s’étendait un tapis, était si sombre, que les torchères allumées y jetaient peu de lumière. Le vaste lit, à quatre colonnes et à rideaux de soie, ressemblait à un tombeau. D’un côté de ce lit, au chevet, se tenaient la reine Marie et le cardinal de Lorraine. Catherine était assise dans un fauteuil. Le fameux Jean Chapelain, médecin de service, et qui fut depuis le premier médecin de Charles IX, se trouvait debout à la cheminée. Le plus grand silence régnait. Le jeune roi, maigre, pâle, comme perdu dans ses draps, laissait à peine voir sur l’oreiller sa petite figure grimée. La duchesse de Guise, assise sur une escabelle, assistait la jeune reine Marie, et du côté de Catherine, dans l’embrasure de la croisée, madame de Fiesque épiait les gestes et les regards de la reine-mère, car elle connaissait les dangers de sa position.
Dans la salle, malgré l’heure avancée de la soirée, monsieur de Cypierre, gouverneur du duc d’Orléans, et nommé gouverneur de la ville, occupait un coin de la cheminée avec les deux Gondi. Le cardinal de Tournon, qui dans cette crise épousa les intérêts de la reine-mère en se voyant traité comme un inférieur par le cardinal de Lorraine, de qui certes il était ecclésiastiquement l’égal, causait à voix basse avec les Gondi. Les maréchaux de Vieilleville et de Saint-André, le garde-des-sceaux, qui présidait les États, s’entretenaient à voix basse des dangers auxquels les Guise étaient exposés.
Le lieutenant-général du royaume traversa la salle en y jetant un rapide coup d’œil, et y salua le duc d’Orléans qu’il y aperçut.
— Monseigneur, dit-il, voici qui peut vous apprendre à connaître les hommes : la noblesse catholique du royaume est chez un prince hérétique, en croyant que les États donneront la régence aux héritiers du traître qui fit retenir si longtemps en prison votre illustre grand-père !
Puis, après ces paroles destinées à faire un profond sillon au cœur d’un prince, il passa dans la chambre, où le jeune roi était alors moins endormi que plongé dans une lourde somnolence. Ordinairement, le duc de Guise savait vaincre par un air très-affable l’aspect sinistre de sa figure cicatrisée ; mais en ce moment il n’eut pas la force de sourire en voyant se briser l’instrument de son pouvoir. Le cardinal, qui avait autant de courage civil que son frère avait de courage militaire, fit deux pas et vint à la rencontre du lieutenant-général.
— Robertet croit que le petit Pinard est vendu à la reine-mère, lui dit-il à l’oreille en l’emmenant dans la salle, on s’est servi de lui pour travailler les membres des États.
— Eh ! qu’importe que nous soyons trahis par un secrétaire quand tout nous trahit ! s’écria le lieutenant-général. La ville est pour la Réformation, et nous sommes à la veille d’une révolte. Oui ! les Guépins sont mécontents, reprit-il en donnant aux Orléanais leur surnom, et si Paré ne sauve pas le roi, nous aurons une terrible levée de boucliers. Avant peu de temps nous aurons à faire le siége d’Orléans qui est une crapaudière de Huguenots.
— Depuis un moment, reprit le cardinal, je regarde cette Italienne qui reste là dans une insensibilité profonde, elle guette la mort de son fils, Dieu lui pardonne ! je me demande si nous ne ferions pas bien de l’arrêter, ainsi que le roi de Navarre.
— C’est déjà trop d’avoir en prison le prince de Condé ! répondit le duc.
Le bruit d’un cavalier arrivant à bride abattue retentit à la porte du Bailliage. Les deux princes lorrains allèrent à la fenêtre, et à la lueur des torches du concierge et de la sentinelle qui brûlaient toujours sous le porche, le duc reconnut au chapeau cette fameuse croix de Lorraine que le cardinal venait de faire prendre à ses partisans. Il envoya l’un des arquebusiers, qui étaient dans l’antichambre, dire de laisser entrer le survenant, à la rencontre duquel il alla sur le palier, suivi de son frère.
— Qu’y a-t-il, mon cher Simeuse ? demanda le duc avec le charme de manières qu’il déployait pour les gens de guerre en voyant le gouverneur de Gien.
— Le connétable entre à Pithiviers, il a quitté Écouen avec quinze cents chevaux d’ordonnance et cent gentilshommes…
— Sont-ils accompagnés ? dit le duc.
— Oui, monseigneur, répondit Simeuse, ils sont en tout deux mille six cents. Thoré, selon quelques-uns, est en arrière avec un parti d’infanterie. Si le connétable s’amuse à attendre son fils, vous avez le temps de le défaire…
— Vous ne savez rien de plus ? Les motifs de cette prise d’armes sont-ils répandus ?
— Anne parle aussi peu qu’il écrit, allez à sa rencontre, mon frère, pendant que je vais le saluer avec la tête de son neveu, dit le cardinal en donnant l’ordre d’aller chercher Robertet.
— Vieilleville ! cria le duc au maréchal qui vint, le connétable a l’audace de se présenter en armes, si je vais à sa rencontre, répondez-vous de maintenir la ville ?
— Dès que vous sortirez, les bourgeois prendront les armes. Et qui peut savoir le résultat d’une affaire entre des cavaliers et des bourgeois au milieu de ces rues étroites ? répondit le maréchal.
— Monseigneur, dit Robertet en montant précipitamment l’escalier, le chancelier est aux portes et veut entrer, doit-on lui ouvrir ?
— Ouvrez, répondit le cardinal de Lorraine. Connétable et chancelier ensemble, ils seraient trop dangereux, il faut les séparer. Nous avons été rudement joués par la reine-mère dans le choix de L’Hospital pour cette charge.
Robertet fit un signe de tête à un capitaine qui attendait une réponse au bas de l’escalier, et se retourna vivement pour écouter les ordres du cardinal.
— Monseigneur, je prends la liberté, dit-il en faisant encore un effort, de représenter que la sentence doit être approuvée par le roi en son conseil. Si vous violez la loi pour un prince du sang, on ne la respectera ni pour un cardinal, ni pour un duc de Guise.
— Pinard t’a dérangé, Robertet, dit sévèrement le cardinal. Ne sais-tu pas que le roi a signé l’arrêt, le jour où il est sorti pour nous le laisser exécuter !
— Quoique vous me demandiez à peu près ma tête en me commettant à cet office, qui sera d’ailleurs exécuté par le prévôt de la ville, j’y vais, monseigneur.
Le Grand-Maître entendit ce débat sans sourciller ; mais il prit son frère par le bras et l’emmena dans un coin de la salle.
— Certes, lui dit-il, les héritiers de Charlemagne ont le droit de reprendre une couronne qui fut usurpée par Hugues Capet sur leur maison ; mais le peuvent-ils ? La poire n’est pas mûre. Notre neveu se meurt, et toute la cour est chez le roi de Navarre.
— Le cœur a failli au roi. Sans cela, le Béarnais eût été dagué, reprit le cardinal, et nous aurions eu bon marché de tous les enfants.
— Nous sommes mal placés ici, dit le duc. La sédition de la ville serait appuyée par les États. L’Hospital, que nous avons tant protégé, et à l’élévation duquel a résisté la reine Catherine, est aujourd’hui contre nous, et nous avons besoin de la justice. La reine-mère est soutenue par trop de monde aujourd’hui, pour que nous puissions la renvoyer… D’ailleurs, encore trois princes !
— Elle n’est plus mère, elle est toute reine, dit le cardinal ; aussi, selon moi, serait-ce le moment d’en finir avec elle. De l’énergie et encore de l’énergie ! voilà mon ordonnance.
Après ce mot, le cardinal rentra dans la chambre du roi, suivi du Grand-Maître. Ce prêtre alla droit à Catherine.
— Les papiers de La Sagne, secrétaire du prince de Condé, vous ont été communiqués, vous savez que les Bourbons veulent détrôner vos enfants ? lui dit-il.
— Je sais tout cela, répondit l’Italienne.
— Hé ! bien, voulez-vous faire arrêter le roi de Navarre ?
— Il y a, dit-elle, un lieutenant-général du royaume.
En ce moment, François II se plaignit de douleurs violentes à l’oreille et se mit à geindre d’un ton lamentable. Le médecin quitta la cheminée où il se chauffait et vint examiner l’état de la tête.
— Hé ! bien, monsieur ? dit le Grand-Maître en s’adressant au premier médecin.
— Je n’ose prendre sur moi d’appliquer un cataplasme pour attirer les humeurs. Maître Ambroise a promis de sauver le roi par une opération, je la contrarierais.
— Remettons à demain, dit froidement Catherine, et que tous les médecins y soient, car vous savez les calomnies auxquelles donne lieu la mort des princes.
Elle alla baiser la main de son fils et se retira.
— Avec quelle tranquillité cette audacieuse fille de marchand parle de la mort du dauphin empoisonné par Montecuculli, un Florentin de sa suite ! s’écria la reine Marie Stuart.
— Marie ! cria le petit roi, mon grand-père n’a jamais mis son innocence en doute !…
— Peut-on empêcher cette femme de venir demain ? dit la reine à ses deux oncles à voix basse.
— Que deviendrions-nous, si le roi mourait ? répondit le cardinal, Catherine nous ferait rouler tous dans sa tombe.
Ainsi la question fut nettement posée pendant cette nuit entre Catherine de Médicis et la maison de Lorraine. L’arrivée du chancelier et celle du connétable indiquaient une révolte, la matinée du lendemain allait donc être décisive.
Le lendemain, la reine-mère arriva la première. Elle ne trouva dans la chambre de son fils que la reine Marie Stuart, pâle et fatiguée, qui avait passé la nuit en prières auprès du lit. La duchesse de Guise avait tenu compagnie à la reine, et les filles d’honneur s’étaient relevées. Le jeune roi dormait. Ni le duc, ni le cardinal n’avaient encore paru. Le prêtre, plus hardi que le soldat, déploya, dit-on, dans cette dernière nuit, toute son énergie, sans pouvoir décider le duc à se faire roi. En face des États-Généraux assemblés, et menacé d’une bataille à livrer au connétable de Montmorency, le Balafré ne trouva pas les circonstances favorables ; il refusa d’arrêter le roi de Navarre, la reine-mère, le chancelier, le cardinal de Tournon, les Gondi, Ruggieri et Birague, en objectant le soulèvement qui suivrait des mesures si violentes. Il subordonna les projets de son frère à la vie de François II.
Le plus profond silence régnait dans la chambre du roi. Catherine, accompagnée de madame de Fiesque, vint au bord du lit et contempla son fils d’un air dolent admirablement joué. Elle se mit son mouchoir sur les yeux et alla dans l’embrasure de la croisée, où madame de Fiesque lui apporta un siége. De là, ses yeux plongeaient sur la cour.
Il avait été convenu entre Catherine et le cardinal de Tournon, que si le connétable entrait heureusement en ville, le cardinal viendrait accompagné des deux Gondi, et qu’en cas de malheur, il serait seul. À neuf heures du matin, les deux princes lorrains, suivis de leurs gentilshommes qui restèrent dans le salon, se montrèrent chez le roi ; le capitaine de service les avait avertis qu’Ambroise Paré venait d’y arriver avec Chapelain et trois autres médecins suscités par Catherine, qui tous trois haïssaient Ambroise.
Dans quelques instants, la grande salle du Bailliage offrit absolument le même aspect que la salle des gardes à Blois, le jour où le duc de Guise fut nommé lieutenant-général du royaume, et où Christophe fut mis à la torture, à cette différence près, qu’alors l’amour et la joie remplissaient la chambre royale, que les Guise triomphaient ; tandis que le deuil et la mort y régnaient, et que les Lorrains sentaient le pouvoir leur glisser des mains. Les filles des deux reines étaient en deux camps à chaque coin de la grande cheminée, où brillait un énorme feu. La salle était pleine de courtisans. La nouvelle répandue, on ne sait par qui, d’une audacieuse conception d’Ambroise pour sauver les jours du roi, amenait tous les seigneurs qui avaient droit d’entrer à la cour. L’escalier extérieur du Bailliage et la cour étaient pleins de groupes inquiets. L’échafaud dressé pour le prince en face du couvent des Récollets étonnait toute la noblesse. On causait à voix basse, et les discours offraient, comme à Blois, le même mélange de propos sérieux, frivoles, légers et graves. On commençait à prendre l’habitude des troubles, des brusques révolutions, des prises d’armes, des rebellions, des grands événements subits qui marquèrent la longue période pendant laquelle la maison de Valois s’éteignit, malgré les efforts de la reine Catherine. Il régnait un profond silence à une certaine distance autour de la porte de la chambre du roi, gardée par deux hallebardiers, par deux pages et par le capitaine de la garde écossaise. Antoine de Bourbon, emprisonné dans son hôtel, y apprit, en s’y voyant seul, les espérances de la cour, et fut accablé par la nouvelle des apprêts faits pendant la nuit pour l’exécution de son frère.
Devant la cheminée du Bailliage était l’une des plus belles et plus grandes figures de ce temps, le chancelier de L’Hospital, dans sa simarre rouge à retroussis d’hermine, couvert de son mortier, suivant le privilége de sa charge. Cet homme courageux, en voyant des factieux dans ses bienfaiteurs, avait épousé les intérêts de ses rois, représentés par la reine-mère ; et, au risque de perdre la tête, il était allé se consulter avec le connétable, à Écouen ; personne n’osait le tirer de la méditation où il était plongé. Robertet, le secrétaire d’État, deux maréchaux de France, Vieilleville et Saint-André, le garde-des-sceaux, formaient un groupe devant le chancelier. Les courtisans ne riaient pas précisément ; mais leurs discours étaient malicieux, et surtout chez ceux qui ne tenaient pas pour les Guise.
Le cardinal avait enfin saisi l’Écossais Stuart, l’assassin du président Minard, et faisait commencer son procès à Tours. Il gardait également, dans le château de Blois et dans celui de Tours, un assez bon nombre de gentilshommes compromis, pour inspirer une sorte de terreur à la noblesse, qui ne se terrifiait point, et qui retrouvait dans la Réformation un appui pour cet amour de révolte inspiré par le sentiment de son égalité primitive avec le roi. Or, les prisonniers de Blois avaient trouvé moyen de s’évader, et, par une singulière fatalité, les prisonniers de Tours venaient d’imiter ceux de Blois.
— Madame, dit le cardinal de Châtillon à madame de Fiesque, si quelqu’un s’intéresse aux prisonniers de Tours, ils sont en grand danger.
En entendant cette phrase, le chancelier tourna la tête vers le groupe des filles de la reine-mère.
— Oui, le jeune Desvaux, l’écuyer du prince de Condé, qu’on retenait à Tours, vient d’ajouter une amère plaisanterie à sa fuite. Il a, dit-on, écrit à messieurs de Guise ce petit mot : « Nous avons appris l’évasion de vos prisonniers de Blois ; nous en avons été si fâchés, que nous nous sommes mis à courir après eux ; nous vous les ramènerons dès que nous les aurons arrêtés. »
Quoique la plaisanterie lui allât, le chancelier regarda monsieur de Châtillon d’un air sévère. On entendit en ce moment des voix s’élevant dans la chambre du roi. Les deux maréchaux, Robertet et le chancelier s’approchèrent, car il ne s’agissait pas seulement pour le roi de vie et de mort ; toute la cour était dans le secret du danger que couraient le chancelier, Catherine et ses adhérents. Aussi le silence qui se fit alors fut-il profond. Ambroise avait examiné le roi, le moment lui semblait propice pour son opération ; si elle n’était pratiquée, François II pouvait mourir de moment en moment. Aussitôt que messieurs de Guise furent entrés, il avait expliqué les causes de la maladie du roi, il avait démontré que, dans ce cas extrême, il fallait le trépaner, et il attendait l’ordre des médecins.
— Percer la tête de mon fils comme une planche, et avec cet horrible instrument ! s’écria Catherine de Médicis, maître Ambroise, je ne le souffrirai pas.
Les médecins se consultaient ; mais les paroles de Catherine furent prononcées si haut, que, selon son intention, elles allèrent au delà de la porte.
— Mais, madame, s’il n’y a plus que ce moyen de salut ? dit Marie Stuart en pleurant.
— Ambroise, s’écria Catherine, songez que votre tête répond de celle du roi.
— Nous nous opposons au moyen que propose maître Ambroise, dirent les trois médecins. On peut sauver le roi en injectant l’oreille d’un remède qui attirerait les humeurs par ce canal.
Le Grand-Maître, qui étudiait le visage de Catherine, alla soudain à elle, et l’emmena dans l’embrasure de la croisée.
— Madame, lui dit-il, vous voulez la mort de votre enfant, vous êtes d’accord avec nos ennemis, et cela depuis Blois. Ce matin, le conseiller Viole a dit au fils de votre pelletier que le prince de Condé allait avoir la tête tranchée. Ce jeune homme, qui durant sa question avait nié toute relation avec le prince de Condé, lui a fait un signe d’adieu quand il a passé devant la croisée de son cachot. Vous avez vu votre malheureux complice à la question avec une royale insensibilité. Vous voulez aujourd’hui vous opposer au salut de votre fils aîné. Vous nous feriez croire que la mort du dauphin, qui a mis la couronne sur la tête du feu roi, n’a pas été naturelle, et que Montecuculli était votre…
— Monsieur le chancelier ! cria Catherine sur un signe de laquelle madame de Fiesque ouvrit la porte à deux battants.
L’audience aperçut alors le spectacle de la chambre royale : le petit roi livide, la figure éteinte, les yeux sans lumière, mais bégayant le mot Marie et tenant la main de la jeune reine qui pleurait ; la duchesse de Guise debout, effrayée de l’audace de Catherine ; les deux princes lorrains, inquiets également, mais aux côtés de la reine-mère, et décidés à la faire arrêter par Maillé-Brézé ; enfin, le grand Ambroise Paré, assisté du médecin du roi et qui tenait ses instruments sans oser pratiquer son opération, pour laquelle un grand calme était aussi nécessaire que l’approbation des médecins.
— Monsieur le chancelier, dit Catherine, messieurs de Guise veulent autoriser sur la personne du roi une opération étrange, Ambroise offre de lui percer la tête. Moi, comme la mère, comme faisant partie du conseil de régence, je proteste contre ce qui me semble un crime de lèse-majesté. Les trois médecins sont pour une injection qui me semble tout aussi efficace et moins dangereuse que le sauvage procédé d’Ambroise.
En entendant ces paroles, il y eut une rumeur lugubre. Le cardinal laissa pénétrer le chancelier, et ferma la porte.
— Mais je suis lieutenant-général du royaume, dit le duc de Guise, et vous saurez, monsieur le chancelier, qu’Ambroise, chirurgien du roi, répond de sa vie.
— Ah ! les choses vont ainsi ! s’écria le grand Ambroise Paré, eh ! bien, voici ce que j’ai à faire. Il étendit le bras sur le lit. — Cette couche et le roi sont à moi, reprit-il. Je me fais seul maître et seul responsable, je connais les devoirs de ma charge, j’opérerai le roi, sans l’ordre des médecins…
— Sauvez-le ! dit le cardinal, et vous serez le plus riche homme de France.
— Allez donc, dit Marie Stuart en pressant la main d’Ambroise.
— Je ne puis rien empêcher, dit le chancelier, mais je vais constater la protestation de madame la reine-mère.
— Robertet ! s’écria le duc de Guise.
Quand Robertet fut entré, le lieutenant-général du royaume lui montra le chancelier.
— Vous êtes chancelier de France à la place de ce félon, lui dit-il. Monsieur de Maillé, emmenez monsieur de L’Hospital dans la prison du prince de Condé. Quant à vous, madame, dit-il à Catherine, votre protestation ne sera pas reçue, et vous devriez songer que de semblables actes ont besoin d’être appuyés par des forces suffisantes. J’agis en sujet fidèle et loyal serviteur du roi François II, mon maître. Allez, Ambroise, ajouta-t-il en regardant le chirurgien.
— Monsieur de Guise, dit L’Hospital, si vous usez de violence soit sur le roi, soit sur le chancelier de France, songez qu’il y a dans cette salle assez de noblesse française pour arrêter des traîtres.
— Oh ! messeigneurs, s’écria le grand chirurgien, si vous continuez ces débats, vous pouvez bien crier : Vive le roi Charles IX !… car le roi François va mourir.
Catherine impassible regardait par la croisée.
— Hé ! bien, nous emploierons la force pour être les maîtres dans la chambre du roi, dit le cardinal qui voulut fermer la porte.
Le cardinal fut alors épouvanté, car il vit l’hôtel du Bailliage entièrement désert. La cour, sûre de la mort du roi, avait couru chez Antoine de Navarre.
— Hé ! bien, faites donc, s’écria Marie Stuart à Ambroise. Moi, et vous, duchesse, dit-elle à madame de Guise, nous vous protégerons.
— Madame, dit Ambroise, mon zèle m’emportait, les médecins, moins mon ami Chapelain, sont pour une injection, je leur dois obéissance. Il était sauvé, si j’eusse été premier médecin et premier chirurgien ! Donnez, messieurs, dit-il en prenant une petite seringue des mains du premier médecin et la remplissant.
— Mon Dieu ! dit Marie Stuart, je vous ordonne…
— Hélas ! madame, fit Ambroise, je suis sous la dépendance de ces messieurs.
La jeune reine se mit avec la Grande-Maîtresse entre le chirurgien, les médecins et les autres personnages. Le premier médecin prit la tête du roi, et Ambroise fit l’injection dans l’oreille. Les deux princes lorrains étaient attentifs. Robertet et monsieur de Maillé restaient immobiles. Madame de Fiesque sortit sans être vue, à un signe de Catherine. En ce moment L’Hospital ouvrit audacieusement la porte de la chambre du roi.
— J’arrive à propos, dit un homme dont les pas précipités retentirent dans la salle et qui fut en un moment sur le seuil de la chambre royale. Ah ! messieurs, vous vouliez jeter à bas la tête de mon beau neveu le prince de Condé ?… mais vous avez fait sortir le lion de son antre, et le voici ! ajouta le connétable de Montmorency. Ambroise, vous ne farfouillerez pas avec vos instruments la tête de mon roi ! Les rois de France ne se laissent frapper ainsi que par le fer de leurs ennemis, à la bataille ! Le premier prince du sang, Antoine de Bourbon, le prince de Condé, la reine-mère, le connétable et le chancelier s’opposent à cette opération.
À la grande satisfaction de Catherine, le roi de Navarre et le prince de Condé se montrèrent aussitôt.
— Qu’est-ce que cela signifie ? dit le duc de Guise en mettant la main sur sa dague.
— En qualité de connétable, j’ai congédié les sentinelles à tous les postes. Tête-Dieu ! vous n’êtes pas ici en pays ennemi, je pense. Le roi notre maître est au milieu de ses sujets, et les États du royaume doivent délibérer en toute liberté. J’en viens, messieurs, des États ! j’y ai porté la protestation de mon neveu de Condé que trois cents gentilshommes ont délivré. Vous vouliez faire couler le sang royal et décimer la noblesse du royaume. Ah ! désormais je me défie de tout ce que vous voudrez, messieurs de Lorraine. Si vous ordonnez d’ouvrir la tête du roi, par cette épée qui a sauvé la France de Charles-Quint sous son grand-père, cela ne se fera pas…
— D’autant plus, dit Ambroise Paré, que maintenant tout est inutile, l’épanchement commence.
— Votre règne est fini, messieurs, dit Catherine aux Lorrains, en voyant à l’air d’Ambroise qu’il n’y avait plus aucun espoir.
— Ah ! madame, vous avez tué votre fils, lui dit Marie Stuart qui bondit comme une lionne du lit à la croisée et vint prendre la Florentine par le bras en le lui serrant avec violence.
— Ma mie, répondit Catherine à Marie en lui lançant un regard fin et froid où elle laissa déborder sa haine contenue depuis six mois, vous à la violente amour de qui nous devons cette mort, vous irez maintenant régner dans votre Écosse, et vous partirez demain. Je suis régente de fait. Les trois médecins avaient fait un signe à la reine-mère. — Messieurs, dit-elle en regardant les Guise, il est entendu entre monsieur de Bourbon, nommé lieutenant-général du royaume par les États, et moi, que la conduite des affaires nous regarde. Venez, monsieur le chancelier ?
— Le roi est mort, dit le Grand-Maître obligé d’accomplir les devoirs de sa charge.
— Vive le roi Charles IX ! crièrent les gentilshommes venus avec le roi de Navarre, le prince de Condé et le connétable.
Les cérémonies qui ont lieu lors de la mort d’un roi de France se firent dans la solitude. Quand le roi d’armes cria dans la salle trois fois : Le roi est mort ! après l’annonce officielle du duc de Guise, il n’y eut que quelques personnes pour répéter : Vive le roi !
La reine-mère, à qui la comtesse de Fiesque amena le duc d’Orléans, devenu depuis quelques instants Charles IX, sortit en tenant son fils par la main, et fut suivie de toute la cour. Il ne resta que les deux Lorrains, la duchesse de Guise, Marie Stuart et Dayelle dans la chambre où François II rendait le dernier soupir, avec deux gardes à la porte, les pages du Grand-Maître, ceux du cardinal et leurs secrétaires particuliers.
— Vive la France ! crièrent plusieurs Réformés en faisant entendre un premier cri d’opposition.
Robertet, qui devait tout au duc et au cardinal, effrayé de leurs projets et de leurs entreprises manquées, se rallia secrètement à la reine-mère, à la rencontre de laquelle les ambassadeurs d’Espagne, d’Angleterre, de l’Empire et de Pologne vinrent dans l’escalier, amenés par le cardinal de Tournon qui les alla prévenir, après s’être montré dans la cour à Catherine de Médicis, au moment où elle avait protesté contre l’opération d’Ambroise Paré.
— Hé ! bien, les fils de Louis d’Outre-mer, les héritiers de Charles de Lorraine ont manqué de courage, dit le cardinal au duc.
— On les aurait renvoyés en Lorraine, répondit le Grand-Maître. Je vous le déclare, Charles, si la couronne était là, je n’étendrais pas la main pour la prendre. Ce sera l’ouvrage de mon fils.
— Aura-t-il jamais comme vous l’Armée et l’Église ?
— Il aura mieux.
— Quoi ?
— Le Peuple !
— Il n’y a que moi qui le pleure, ce pauvre enfant qui m’aimait tant ! dit Marie Stuart en tenant la main froide de son premier mari expiré.
— Par qui renouer avec la reine ? dit le cardinal.
— Attendez qu’elle se brouille avec les Huguenots, répondit la duchesse.
Les intérêts de la maison de Bourbon, ceux de Catherine, ceux des Guise, ceux du parti des Réformés produisirent une telle confusion dans Orléans, que trois jours après, le corps du roi, complétement oublié dans le Bailliage et mis dans une bière par d’obscurs serviteurs, partit pour Saint-Denis dans un chariot couvert, accompagné seulement de l’évêque de Senlis et de deux gentilshommes. Quand ce triste convoi arriva dans la petite ville d’Étampes, un serviteur du chancelier de L’Hospital attacha sur le chariot cette terrible inscription, que l’histoire a recueillie : Tanneguy du Chastel, où es-tu ? Mais tu étais Français ! Sanglant reproche qui tombait sur Catherine, sur Marie Stuart et sur les Lorrains. Quel est le Français qui puisse ignorer que Tanneguy du Chastel dépensa trente mille écus du temps (un million d’aujourd’hui) aux funérailles de Charles VII, le bienfaiteur de sa maison ?
Aussitôt que le bruit des cloches annonça dans Orléans que François II était mort, et dès que le connétable de Montmorency eut fait ouvrir les portes de la ville, Tourillon monta dans son grenier et se dirigea vers une cachette.
— Eh ! bien, serait-il mort ? s’écria le gantier.
En entendant ce mot, un homme se leva qui répondit : — Prêt à servir ! le mot d’ordre des Réformés attachés à Calvin.
Cet homme était Chaudieu, à qui Tourillon raconta les événements des huit derniers jours, pendant lesquels il avait laissé le ministre seul dans sa cachette avec un pain de douze livres pour unique nourriture.
— Cours chez le prince de Condé, frère, demande-lui un sauf-conduit pour moi, et trouve un cheval, s’écria le ministre, il faut que je parte à l’instant.
— Écrivez-lui un mot, que je puisse être reçu.
— Tiens, dit Chaudieu après avoir écrit quelques lignes, demande une passe au roi de Navarre, car dans les circonstances actuelles, je dois courir à Genève.
En deux heures, tout fut prêt, et l’ardent ministre était en route pour la Suisse, accompagné d’un gentilhomme du roi de Navarre, de qui Chaudieu paraissait être le secrétaire et qui portait des instructions aux Réformés du Dauphiné. Ce départ subit de Chaudieu fut aussitôt autorisé dans l’intérêt de Catherine, qui fit pour gagner du temps, une hardie proposition sur laquelle on garda le plus profond secret. Cette singulière conception explique l’accord si soudainement fait entre elle et les chefs du parti de la Réforme. Cette rusée commère avait donné pour gage de sa bonne foi un certain désir d’accommoder les différends des deux Églises dans une assemblée qui ne pouvait être ni un synode, ni un conseil, ni un concile, et pour laquelle il fallait un nom nouveau, mais surtout l’assentiment de Calvin. Quand ce mystère éclata, disons-le en passant, il détermina l’alliance des Guise et du connétable de Montmorency contre Catherine et le roi de Navarre, alliance bizarre, connue dans l’histoire sous le nom de Triumvirat, parce que le maréchal de Saint-André fut le troisième personnage de cette coalition purement catholique à laquelle donna lieu cette étrange proposition du colloque. La profonde politique de Catherine fut alors bien jugée par les Guise : ils comprirent que la reine se souciait fort peu de cette assemblée, et voulait temporiser avec ses alliés pour arriver à l’époque de la majorité de Charles IX ; aussi trompèrent-ils le connétable en lui faisant croire à une collusion d’intérêts entre les Bourbons et Catherine, tandis que Catherine les jouait tous. Cette reine était, comme on le voit, devenue excessivement forte en peu de temps. L’esprit de discussion et de dispute qui régnait alors favorisait singulièrement cette proposition. Les Catholiques et les Réformés devaient briller tous les uns après les autres dans ce tournoi de paroles. Aussi est-ce précisément ce qui arriva. N’est-il pas extraordinaire que les historiens aient pris les ruses les plus habiles de la reine pour des incertitudes ? Jamais Catherine n’alla plus directement à son but que dans ces inventions par lesquelles elle paraissait s’en éloigner. Le roi de Navarre, incapable de comprendre les raisons de Catherine, dépêcha donc vers Calvin Chaudieu, qui s’était dévoué secrètement à observer les événements d’Orléans, où, d’heure en heure, il pouvait être découvert et pendu sans procès, comme tout homme qui se trouvait sous le coup d’un arrêt de bannissement. À la façon dont se faisaient alors les voyages, Chaudieu ne devait pas arriver à Genève avant le mois de février, les négociations ne devaient être terminées que pour le mois de mars, et l’assemblée ne put en effet avoir lieu que vers le commencement de mai 1561. Catherine avait médité d’amuser la cour et les partis par le sacre du roi, par son premier lit de justice au parlement, où L’Hospital et de Thou firent enregistrer la lettre par laquelle Charles IX confia l’administration du royaume à sa mère, de concert avec le lieutenant-général du royaume, Antoine de Navarre, le prince le plus faible de ce temps !
N’est-ce pas un des spectacles les plus étranges que celui de tout un royaume en suspens pour le oui ou le non d’un bourgeois français, longtemps obscur et alors établi à Genève ? Le pape transalpin tenu en échec par le pape de Genève ! ces deux princes lorrains naguère si puissants, paralysés par cet accord momentané du premier prince du sang, de la reine-mère et de Calvin ! N’est-ce pas une des plus fécondes leçons données aux rois par l’histoire, une leçon qui leur apprend à juger les hommes, à faire promptement la part au génie, et à le chercher, comme fit Louis XIV, partout où Dieu le met.
Calvin, qui ne se nommait pas Calvin, mais Cauvin, était le fils d’un tonnelier de Noyon en Picardie. Le pays de Calvin explique jusqu’à un certain point l’entêtement mêlé de vivacité bizarre qui distingua cet arbitre des destinées de la France au seizième siècle. Il n’y a rien de moins connu que cet homme qui a engendré Genève et l’esprit de cette cité. Jean-Jacques Rousseau, qui possédait peu de connaissances historiques, a complétement ignoré l’influence de cet homme sur sa république. Et d’abord, Calvin, qui demeurait dans une des plus humbles maisons du haut Genève, près du temple Saint-Pierre, au-dessus d’un menuisier, première ressemblance entre lui et Roberspierre, n’avait pas à Genève d’autorité bien grande. Pendant longtemps, sa puissance fut haineusement limitée par les Genevois. Au seizième siècle, Genève eut dans Farel un de ces fameux citoyens qui restent inconnus au monde entier, et souvent à Genève elle-même. Ce Farel arrêta, vers 1537, Calvin dans cette ville en la lui montrant comme la plus sûre place forte d’une réformation plus active que celle de Luther. Farel et Cauvin jugeaient le luthéranisme comme une œuvre incomplète, insuffisante et sans prise sur la France. Genève, assise entre l’Italie et la France, soumise à la langue française, était admirablement située pour correspondre avec l’Allemagne, avec l’Italie et avec la France. Calvin adopta Genève pour le siége de sa fortune morale, il en fit la citadelle de ses idées.
Le Conseil de Genève, sollicité par Farel, autorisa Calvin à donner des leçons de théologie au mois de septembre 1538. Calvin laissa la prédication à Farel, son premier disciple, et se livra patiemment à l’enseignement de sa doctrine. Cette autorité, qui devint souveraine dans les dernières années de sa vie, devait s’établir difficilement. Ce grand agitateur rencontra de si sérieux obstacles, qu’il fut pendant un certain temps banni de Genève à cause de la sévérité de sa réforme. Il y eut un parti d’honnêtes gens qui tenaient pour le vieux luxe et pour les anciennes mœurs. Mais, comme toujours, ces honnêtes gens craignirent le ridicule, ne voulurent pas avouer le but de leurs efforts, et l’on se battit sur des points étrangers à la vraie question. Calvin voulait qu’on se servît de pain levé pour la communion et qu’il n’y eût plus de fêtes, hormis le dimanche. Ces innovations furent désapprouvées à Berne et à Lausanne. On signifia donc aux Genevois de se conformer au rit de la Suisse. Calvin et Farel résistèrent, leurs ennemis politiques s’appuyèrent sur ce désaccord pour les chasser de Genève, d’où ils furent en effet bannis pour quelques années. Plus tard, Calvin rentra triomphalement, redemandé par son troupeau. Ces persécutions deviennent toujours la consécration du pouvoir moral, quand l’écrivain sait attendre. Aussi ce retour fut-il comme l’ère de ce prophète. Les exécutions commencèrent, et Calvin organisa sa terreur religieuse. Au moment où ce dominateur reparut, il fut admis dans la bourgeoisie genevoise ; mais après quatorze ans de séjour, il n’était pas encore du Conseil. Au moment où Catherine députait un ministre vers lui, ce roi des idées n’avait pas d’autre titre que celui de pasteur de l’Église de Genève. Calvin n’eut d’ailleurs jamais plus de cent cinquante francs en argent par année, quinze quintaux de blé, deux tonneaux de vin, pour tout appointement. Son frère, simple tailleur, avait sa boutique à quelques pas de la place Saint-Pierre, dans la rue où se trouve aujourd’hui l’une des imprimeries de Genève. Ce désintéressement, qui manque à Voltaire, à Newton, à Bacon, mais qui brille dans la vie de Rabelais, de Campanella, de Luther, de Vico, de Descartes, de Malebranche, de Spinosa, de Loyola, de Kant, de Jean-Jacques Rousseau, ne forme-t-il pas un magnifique cadre à ces ardentes et sublimes figures ?
L’existence si semblable de Roberspierre peut faire seule comprendre aux contemporains celle de Calvin, qui, fondant son pouvoir sur les mêmes bases, fut aussi cruel, aussi absolu que l’avocat d’Arras. Chose étrange ! La Picardie, Arras et Noyon, a fourni ces deux instruments de réformation ! Tous ceux qui voudront étudier les raisons des supplices ordonnés par Calvin trouveront, proportion gardée, tout 1793 à Genève. Calvin fit trancher la tête à Jacques Gruet « pour avoir écrit des lettres impies, des vers libertins, et avoir travaillé à renverser les ordonnances ecclésiastiques. » Réfléchissez à cette sentence, demandez-vous si les plus horribles tyrannies offrent dans leurs saturnales des considérants plus cruellement bouffons. Valentin Gentilis, condamné à mort « pour hérésie involontaire, » n’échappa au supplice que par une amende honorable plus ignominieuse que celles infligées par l’Église catholique. Sept ans avant la conférence qui allait avoir lieu chez Calvin sur les propositions de la reine-mère, Michel Servet, Français, passant par Genève, y avait été arrêté, jugé, condamné sur l’accusation de Calvin, et brûlé vif, « pour avoir attaqué le mystère de la Trinité » dans un livre qui n’avait été ni composé ni publié à Genève. Rappelez-vous les éloquentes défenses de Jean-Jacques Rousseau, dont le livre, qui renversait la religion catholique, écrit en France et publié en Hollande, mais débité dans Paris, fut seulement brûlé par la main du bourreau, et l’auteur, un étranger, seulement banni du royaume où il essayait de ruiner les vérités fondamentales de la religion et du pouvoir, et comparez la conduite du parlement à celle du tyran genevois. Enfin, Bolsée fut mis également en jugement « pour avoir eu d’autres idées que celles de Calvin sur la prédestination. » Pesez ces considérations, et demandez-vous si Fouquier-Tinville a fait pis. La farouche intolérance religieuse de Calvin a été, moralement, plus compacte, plus implacable que ne le fut la farouche intolérance politique de Roberspierre. Sur un théâtre plus vaste que Genève, Calvin eût fait couler plus de sang que n’en a fait couler le terrible apôtre de l’égalité politique assimilée à l’égalité catholique. Trois siècles auparavant, un moine, un Picard, avait entraîné l’Occident tout entier sur l’Orient. Pierre l’Hermite, Calvin et Roberspierre, chacun à trois cents ans de distance, ces trois Picards ont été, politiquement parlant, des leviers d’Archimède. C’était à chaque époque une pensée qui rencontrait un point d’appui dans les intérêts et chez les hommes.
Calvin est donc bien certainement l’éditeur presque inconnu de cette triste ville, appelée Genève, où, il y a dix ans, un homme disait, en montrant une porte cochère de la haute ville, la première qui ait été faite à Genève (il n’y avait que des portes bâtardes auparavant) : « C’est par cette porte que le luxe est entré dans Genève ! » Calvin y introduisit, par la rigueur de ses exécutions et par celle de sa doctrine, ce sentiment hypocrite si bien nommé la mômerie. Avoir des mœurs, selon les mômiers, c’est renoncer aux arts, aux agréments de la vie, manger délicieusement, mais sans luxe, et amasser silencieusement de l’argent, sans en jouir autrement que comme Calvin jouissait de son pouvoir, par la pensée. Calvin donna à tous les citoyens la même livrée sombre qu’il étendit sur sa vie. Il avait créé dans le consistoire un vrai tribunal d’inquisition calviniste, absolument semblable au tribunal révolutionnaire de Roberspierre. Le consistoire déférait au Conseil les gens à condamner, et Calvin y régnait par le consistoire comme Roberspierre régnait sur la Convention par le club des Jacobins. Ainsi, un magistrat éminent à Genève fut condamné à deux mois de prison, à perdre ses emplois et la capacité d’en jamais exercer d’autres, « parce qu’il menait une vie déréglée et qu’il s’était lié avec les ennemis de Calvin. » Sous ce rapport, Calvin fut un législateur : il a créé les mœurs austères, sobres, bourgeoises, effroyablement tristes, mais irréprochables qui se sont conservées jusqu’aujourd’hui dans Genève, qui ont précédé les mœurs anglaises, universellement désignées sous le mot de puritanisme, dues à ces Caméroniens, disciples de Caméron, un des docteurs français issus de Calvin, et que Walter Scott a si bien peints ! La pauvreté d’un homme, exactement souverain, qui traitait de puissance à puissance avec les rois, qui leur demandait des trésors, des armées, et qui puisait à pleines mains dans leurs épargnes pour les malheureux, prouve que la pensée, prise comme moyen unique de domination, engendre des avares politiques, des hommes qui jouissent par le cerveau, qui, semblables aux Jésuites, veulent le pouvoir pour le pouvoir. Pitt, Luther, Calvin, Roberspierre, tous ces Harpagons de domination meurent sans un sou. L’inventaire fait au logis de Calvin, après sa mort, et qui, compris ses livres, s’élève à cinquante écus, a été conservé par l’Histoire. Celui de Luther a offert la même somme ; enfin, sa veuve, la fameuse Catherine de Bora, fut obligée de solliciter une pension de cent écus qui lui fut accordée par un électeur d’Allemagne. Potemkin, Mazarin, Richelieu, ces hommes de pensée et d’action qui tous trois ont fait ou préparé des empires, ont laissé chacun trois cents millions. Ceux-là avaient un cœur, ils aimaient les femmes et les arts, ils bâtissaient, ils conquéraient ; tandis qu’excepté la femme de Luther, Hélène de cette Iliade, tous les autres n’ont pas un battement de cœur donné à une femme à se reprocher.
Cette explication très-succincte était nécessaire pour expliquer la position de Calvin à Genève.
Dans les premiers jours du mois de février de l’année 1561, par une de ces douces soirées qui se rencontrent dans cette saison sur le lac Léman, deux cavaliers arrivèrent au Pré-l’Évêque, ainsi nommé à cause de l’ancienne maison de campagne de l’évêque de Genève, chassé depuis trente ans. Ces deux hommes, qui sans doute connaissaient les lois de Genève sur la fermeture des portes, alors nécessaires et assez ridicules aujourd’hui, se dirigèrent sur la porte de Rives ; mais ils arrêtèrent brusquement leurs chevaux à l’aspect d’un homme d’une cinquantaine d’années qui se promenait appuyé sur le bras d’une servante, et qui rentrait évidemment en ville ; cet homme, assez gras, marchait avec lenteur et difficulté, ne posant un pied qu’après l’autre et non sans douleur, car il portait des souliers ronds en velours noir et lacés.
— C’est lui, dit à Chaudieu l’autre cavalier qui descendit de cheval, tendit ses rênes à son compagnon et s’avança en ouvrant ses bras au promeneur.
Ce promeneur, qui était en effet Jean Calvin, se recula pour éviter l’embrassade, et jeta le coup d’œil le plus sévère à son disciple. À cinquante ans, Calvin paraissait en avoir soixante-dix. Gros et gras, il semblait d’autant plus petit, que d’horribles douleurs de gravelle l’obligeaient à marcher courbé. Ces douleurs se compliquaient avec les atteintes d’une goutte du plus mauvais caractère. Tout le monde eût tremblé devant cette figure presque aussi large que longue et sur laquelle, malgré sa rondeur, il n’y avait pas plus de bonhomie que dans celle du terrible Henri VIII, à qui Calvin ressemblait beaucoup ; les souffrances, qui ne lui donnèrent jamais de relâche, se trahissaient dans deux rides profondes qui partaient de chaque côté du nez en suivant le mouvement des moustaches et se confondant comme elles avec une ample barbe grise. Cette figure, quoique rouge et enflammée comme celle d’un buveur, offrait par places des marques où le teint était jaune ; mais malgré le bonnet de velours noir qui couvrait cette énorme tête carrée, on pouvait admirer un front vaste et de la plus belle forme, sous lequel brillaient deux yeux bruns, qui dans les accès de colère devaient lancer des flammes. Soit par l’effet de son obésité, soit à cause de son gros col court, soit à cause de ses veilles et de ses travaux continuels, la tête de Calvin rentrait dans ses larges épaules, ce qui l’obligeait à ne porter qu’une petite fraise courte à tuyaux, sur laquelle sa figure semblait être comme celle de saint Jean-Baptiste dans un plat. Entre ses moustaches et sa barbe, on voyait, comme une rose, sa jolie bouche éloquente, petite et fraîche, dessinée avec une admirable perfection. Ce visage était partagé par un nez carré, remarquable par une flexuosité qui régnait dans toute la longueur, et qui produisait sur le bout des méplats significatifs, en harmonie avec la force prodigieuse exprimée dans cette tête impériale. Quoiqu’il fût difficile de reconnaître dans ces traits les traces des migraines hebdomadaires qui saisissaient Calvin pendant les intervalles d’une fièvre lente par laquelle il fut dévoré, la souffrance, incessamment combattue par l’Étude et par le Vouloir, donnait à ce masque en apparence fleuri quelque chose de terrible, assez explicable par la couleur de la couche de graisse due aux habitudes sédentaires du travailleur et qui portait les traces du combat perpétuel de ce tempérament valétudinaire avec l’une des plus fortes volontés connues dans l’histoire de l’esprit humain. Quoique charmante, la bouche avait une expression de cruauté. La chasteté commandée par de vastes desseins, exigée par tant de maladives dispositions, était écrite sur ce visage. Il y avait des regrets dans la sérénité de ce front puissant, et de la douleur dans le regard de ces yeux dont le calme effrayait.
Le costume de Calvin faisait bien ressortir sa tête, car il portait la fameuse soutane en drap noir, serrée par une ceinture de drap noir à boucle en cuivre, qui devint le costume des ministres calvinistes, et qui, désintéressant le regard, obligeait l’attention à ne s’occuper que du visage.
— Je souffre trop, Théodore, pour vous embrasser, dit alors Calvin à l’élégant cavalier.
Théodore de Bèze, alors âgé de quarante-deux ans et reçu bourgeois de Genève depuis deux ans à la demande de Calvin, formait le contraste le plus violent avec le terrible pasteur dont il avait fait son souverain. Calvin, comme tous les bourgeois qui s’élèvent à une souveraineté morale, ou comme tous les inventeurs de systèmes sociaux, était dévoré de jalousie. Il abhorrait ses disciples, il ne voulait pas d’égaux, et ne souffrait pas la moindre contradiction. Cependant il y avait entre Théodore de Bèze et lui tant de différence ; cet élégant cavalier doué d’une figure agréable, plein de politesse, habitué à fréquenter les cours, il le trouvait si dissemblable de tous ses farouches janissaires, qu’il se départait avec lui de ses sentiments habituels ; il ne l’aima jamais, car cet âpre législateur ignora totalement l’amitié ; mais ne craignant pas de trouver en lui son successeur, il aimait à jouer avec Théodore comme Richelieu joua plus tard avec son chat ; il le trouvait souple et léger. En voyant de Bèze réussir admirablement dans toutes ses missions, il aimait cet instrument poli dont il se croyait l’âme et le conducteur ; tant il est vrai que les hommes les plus farouches ne peuvent se dispenser d’un semblant d’affection. Théodore fut l’enfant gâté de Calvin, le sévère réformateur ne le grondait pas, il lui passait ses dérèglements, ses amours, ses beaux costumes et son élégance de langage. Peut-être Calvin était-il content de montrer que la Réforme pouvait lutter de grâce avec les gens de cour. Théodore de Bèze voulait introduire dans Genève le goût des arts, de la littérature, de la poésie, et Calvin écoutait ses plans sans froncer ses gros sourcils gris. Ainsi le contraste du caractère et de la personne était aussi complet que les contrastes de l’esprit entre ces deux hommes célèbres.
Calvin reçut le salut très-humble de Chaudieu, en répondant par une légère inclination de tête. Chaudieu passa dans son bras droit les brides des deux chevaux et suivit ces deux grands hommes de la Réformation, en se tenant à gauche de Théodore de Bèze, qui marchait à droite de Calvin. La bonne de Calvin courut pour empêcher qu’on ne fermât la porte de Rives, en faisant observer au capitaine de garde que le pasteur venait d’être pris de douleurs cuisantes.
Théodore de Bèze était un fils de cette commune de Vézelay, la première qui se confédéra et dont la curieuse histoire a été faite par l’un des Thierry. Ainsi l’esprit de bourgeoisie et de résistance, endémique à Vézelay, a sans doute fourni sa part dans la grande révolte des Réformés en la personne de cet homme qui certes est une des plus curieuses figures de l’Hérésie.
— Vous souffrez donc toujours ? dit Théodore à Calvin.
— Un Catholique dirait comme un damné, répondit le Réformateur avec cette amertume qu’il mettait dans ses moindres paroles. Ah ! je m’en vais, mon enfant ! Et que deviendrez-vous sans moi ?
— Nous combattrons à la clarté de vos livres ! dit Chaudieu.
Calvin sourit, son visage empourpré prit une expression gracieuse, et il regarda favorablement Chaudieu.
— Hé ! bien, vous m’apportez des nouvelles ? reprit-il. Nous a-t-on beaucoup massacré des nôtres ? fit-il en souriant et montrant une railleuse joie qui brilla dans ses yeux bruns.
— Non, dit Chaudieu, tout est à la paix.
— Tant pis, tant pis ! s’écria Calvin. Toute pacification serait un mal, si chaque fois ce ne devait pas être un piége. La persécution est notre force. Où en serions-nous, si l’Église s’emparait de la Réforme ?
— Mais, dit Théodore, c’est ce que semble vouloir faire la reine-mère.
— Elle en est bien capable, dit Calvin. J’étudie cette femme…
— D’ici, s’écria Chaudieu.
— Y a-t-il des distances pour l’esprit, répliqua sévèrement Calvin qui trouva de l’irrévérence dans l’interruption. Catherine souhaite le pouvoir, et les femmes dans cette visée n’ont plus ni honneur ni foi. De quoi s’agit-il ?
— Eh ! bien, elle nous propose une espèce de concile, dit Théodore de Bèze.
— Auprès de Paris ? demanda Calvin brusquement.
— Oui !
— Ah ! tant mieux ! fit Calvin.
— Et nous y essaierons de nous entendre et de dresser un acte public pour fondre les deux Églises.
— Ah ! si elle avait le courage de séparer l’Église française de la cour de Rome et de créer en France un patriarche comme dans l’Église grecque, s’écria le Réformateur dont les yeux brillèrent à cette idée qui lui permettait de monter sur un trône. Mais, mon fils, la nièce d’un pape peut-elle être franche ? elle veut gagner du temps.
— Ne nous en faut-il pas pour réparer notre échec d’Amboise, et organiser une résistance formidable sur tous les points du royaume ?
— Elle a renvoyé la reine d’Écosse, dit Chaudieu.
— Une de moins ! dit Calvin en passant sous la porte de Rives, Élisabeth d’Angleterre nous la contiendra. Deux reines voisines seront bientôt en guerre : l’une est belle et l’autre est assez laide, première cause d’irritation ; puis il y a de plus la question d’illégitimité…
Il se frotta les mains, et sa joie eut un caractère si féroce, que de Bèze frissonna ; car il aperçut alors la mare de sang que contemplait son maître depuis un moment.
— Les Guise ont irrité la maison de Bourbon, dit de Bèze après une pause, ils ont à Orléans brisé la paille entre eux.
— Eh ! bien, reprit Calvin, tu ne me croyais pas, mon fils, quand, à ton dernier départ pour Nérac, je te disais que nous finirions par susciter entre les deux branches de la maison de France une guerre à mort ! Enfin, j’ai une cour, un roi, une famille dans mon parti. Ma doctrine a fait maintenant son effet sur les masses. Les bourgeois m’ont compris, ils appelleront désormais idolâtres ceux qui vont à la messe, qui peignent les murailles de leurs temples, qui y mettent des tableaux et des statues. Ah ! il est bien plus facile au peuple de démolir des cathédrales et des palais, que de disputer sur la foi justifiante ou sur la présence réelle ! Luther était un disputeur, moi je suis une armée ! il était un raisonneur, moi je suis un système ! Enfin, mes enfants, ce n’était qu’un taquin, moi je suis un Tarquin ! Oui, mes fidèles briseront les églises, ils briseront les tableaux, ils feront des meules avec des statues pour broyer le blé des peuples. Il y a des corps dans les États, je n’y veux que des individus ! Les corps résistent trop, et voient clair là où les multitudes sont aveugles ! Maintenant il faut mêler à cette doctrine agissante des intérêts politiques qui la consolident et qui entretiennent le matériel de mes armées. J’ai satisfait la logique des esprits économes et la tête des penseurs par ce culte nu, dépouillé qui transporte la religion dans le monde des idées. J’ai fait comprendre au peuple les avantages de la suppression des cérémonies. À toi, Théodore, à embaucher des intérêts. Ne sortez pas de là. Tout est fait, tout est dit maintenant comme doctrine, qu’on n’y ajoute pas un iota ! Pourquoi Caméron, ce petit pasteur de Gascogne, se mêle-t-il d’écrire ?…
Calvin, Théodore de Bèze et Chaudieu gravissaient les rues de la ville haute au milieu de la foule, sans que la foule fît la moindre attention à eux qui déchaînaient les foules dans les cités, qui ravageaient la France ! Après cette affreuse tirade, ils marchèrent en silence, arrivèrent sur la petite place Saint-Pierre, et se dirigèrent vers la maison du pasteur. Au second étage de cette maison à peine célèbre et de laquelle personne aujourd’hui ne vous parle à Genève, où d’ailleurs Calvin n’a pas de statue, son logement consistait en trois chambres parquetées en sapin, boisées en sapin et à côté desquelles se trouvaient la cuisine et la chambre de la servante. On entrait, comme dans la plupart des maisons bourgeoises de Genève par la cuisine, qui menait à une petite salle à deux croisées, servant de parloir, de salon et de salle à manger. Le cabinet de travail où la pensée de Calvin se débattait avec les douleurs depuis quatorze ans venait ensuite, et la chambre à coucher y était contiguë. Quatre chaises en bois de chêne couvertes en tapisserie et placées autour d’une longue table carrée, composaient tout l’ameublement du parloir. Un poêle en faïence blanche, placé dans un des angles de cette pièce, y jetait une douce chaleur. Une boiserie de sapin naturel revêtait les murs, sans aucun décor. Ainsi la nudité des lieux était en harmonie avec la vie sobre et simple de ce réformateur.
— Eh ! bien, dit de Bèze en entrant et profitant du moment où Chaudieu les avait laissés seuls pour aller mettre les deux chevaux dans une auberge voisine, que dois-je faire ? Acceptez-vous le colloque ?
— Certes, dit Calvin. C’est vous, mon enfant, qui y combattrez. Soyez-y tranchant, absolu. Personne, ni la reine, ni les Guise, ni moi, nous ne voulons en faire sortir une pacification qui ne nous convient point. J’ai confiance en Duplessis-Mornay, il faudra lui donner le premier rôle. Nous sommes seuls, dit-il en jetant un regard de défiance dans sa cuisine, dont la porte était entr’ouverte et où séchaient étendues sur une corde deux chemises et quelques collerettes. Va fermer tout. — Eh ! bien, reprit-il, quand Théodore eut fermé les portes, il faut pousser le roi de Navarre à se joindre aux Guise et au connétable en lui conseillant d’abandonner la reine Catherine de Médicis. Ayons tous les bénéfices de la faiblesse de ce triste sire. S’il tourne casaque à l’Italienne, en se voyant dénuée de cet appui, elle se joindra nécessairement au prince de Condé, à Coligny. Peut-être cette manœuvre la compromettra-t-elle si bien, qu’elle nous restera…
Théodore de Bèze prit le pan de la robe de Calvin et la baisa : — Ô mon maître, dit-il, vous êtes grand !
— Je me meurs malheureusement, cher Théodore. Si je mourais sans te revoir, dit-il à voix basse et dans l’oreille de son ministre des affaires étrangères, songe à faire frapper un grand coup par un de nos martyrs !…
— Encore un Minard à tuer ?
— Mieux qu’un robin.
— Un roi ?
— Encore plus ! un homme qui veut l’être.
— Le duc de Guise ! s’écria Théodore en laissant échapper un geste.
— Eh ! bien, s’écria Calvin, qui crut apercevoir une dénégation ou un mouvement de résistance et qui ne vit pas entrer le ministre Chaudieu, n’avons-nous pas le droit de frapper comme on nous frappe ? oui, dans l’ombre et le silence ? Ne pouvons-nous pas rendre blessure pour blessure, mort pour mort ? Les Catholiques se feront-ils faute de nous tendre des piéges et de nous massacrer ? J’y compte bien ! Brûlez leurs églises ! allez, mes enfants. Si vous avez des jeunes gens dévoués…
— J’en ai, dit Chaudieu.
— Servez-vous-en comme de machines de guerre ! notre triomphe admet tous les moyens. Le Balafré, ce terrible soldat, est comme moi, plus qu’un homme, c’est une dynastie comme je suis un système, il est capable de nous anéantir ! À mort donc le Lorrain !
— J’aimerais mieux une victoire paisible amenée par le temps et par la raison, dit de Bèze.
— Par le temps ? s’écria Calvin, en jetant sa chaise par terre, par la raison ? Mais êtes-vous fou ? La raison, faire une conquête ? vous ne savez donc rien des hommes, vous qui les pratiquez, imbécile ! Ce qui nuit à ma doctrine, triple niais, c’est qu’elle est raisonnable ! Par la foudre de saint Paul, par l’épée du Fort, citrouille que vous êtes, Théodore, ne voyez-vous pas la vigueur communiquée à ma Réforme par la catastrophe d’Amboise ? Les idées ne poussent qu’arrosées avec du sang ! L’assassinat du duc de Guise serait le motif d’une horrible persécution, et je l’appelle de tous mes vœux ! Nos revers sont préférables à des succès ! La Réforme a les moyens de se faire battre, entendez-vous, bélître ! tandis que le Catholicisme est perdu, si nous gagnons une seule bataille. Mais quels sont donc mes lieutenants ?… des chiffons mouillés au lieu d’hommes ! es tripes à deux pattes ! des babouins baptisés. Ô mon Dieu, me donneras-tu dix ans de vie encore ! Si je meurs trop tôt, la cause de la vraie religion est perdue avec de pareils maroufles ! Tu es aussi bête qu’Antoine de Navarre ! sors, laisse-moi, je veux un meilleur négociateur ! Tu n’es qu’un âne, un godelureau, un poète, va faire des Catulleries, des Tibullades, des acrostiches ! Hue !
Les douleurs de la gravelle avaient entièrement été domptées par le feu de cette colère. La goutte se taisait devant cette horrible excitation. Le visage de Calvin était nuancé de pourpre comme un ciel à l’orage. Son vaste front brillait. Ses yeux flamboyaient. Il ne se ressemblait plus. Il s’abandonna à cette espèce de mouvement épileptique, plein de rage, qui lui était familier ; mais saisi par le silence de ses deux auditeurs, et remarquant Chaudieu qui dit à de Bèze : « Le buisson d’Horeb ! » le pasteur s’assit, se tut, et se voila le visage de ses deux mains aux articulations nouées et qui palpitaient malgré leur épaisseur.
Quelques instants après, encore en proie aux dernières secousses de ce grain engendré par la chasteté de sa vie, il leur dit d’une voie émue : — Mes vices, qui sont nombreux, me coûtent moins à dompter que mon impatience ! Oh ! bête féroce, ne te vaincrai-je jamais ? ajouta-t-il en se frappant à la poitrine.
— Mon cher maître, dit de Bèze d’une voix caressante et en prenant les mains de Calvin qu’il baisa, Jupiter tonne, mais il sait sourire.
Calvin regarda son disciple d’un œil adouci en lui disant : — Comprenez-moi, mes amis.
— Je comprends que les pasteurs de peuples ont de terribles fardeaux, répondit Théodore. Vous avez un Monde sur vos épaules.
— J’ai, dit Chaudieu, que l’algarade du maître avait rendu pensif, j’ai trois martyrs sur lesquels nous pouvons compter. Stuart, qui a tué le président, est en liberté…
— Erreur ! dit Calvin doucement et en souriant comme tous les grands hommes qui font succéder le beau temps sur leur figure, comme s’ils étaient honteux d’y avoir laissé régner l’orage. Je connais les hommes. On tue un président, on n’en tue pas deux.
— Est-ce absolument nécessaire ? dit de Bèze.
— Encore ? fit Calvin en enflant ses narines. Tenez, laissez-moi, vous me remettriez en fureur. Allez avec ma décision. Toi, Chaudieu, marche dans ta voie et maintiens ton troupeau de Paris. Que Dieu vous conduise ! Dinah ?… éclairez mes amis.
— Ne me permettrez-vous pas de vous embrasser ? dit Théodore avec attendrissement. Qui de nous peut savoir ce qu’il lui adviendra demain ? Nous pouvons être saisis malgré les sauf-conduits…
— Et tu veux les ménager ? dit Calvin en embrassant de Bèze. Il prit la main de Chaudieu en lui disant : — Surtout pas de Huguenots, pas de Réformés, devenez Calvinistes ! Ne parlez que du Calvinisme… Hélas ! ce n’est pas ambition, car je me meurs… mais il faut détruire tout de Luther, jusqu’au nom de Luthérien et de luthéranisme !
— Mais, homme divin, s’écria Chaudieu, vous méritez bien de tels honneurs !
— Maintenez l’uniformité de la doctrine, ne laissez plus rien examiner ni refaire. Nous sommes perdus si de notre sein sortaient des sectes nouvelles.
En anticipant sur les événements de cette Étude et pour en finir avec Théodore de Bèze, qui alla jusqu’à Paris avec Chaudieu, il faut faire observer que Poltrot, qui, dix-huit mois après, tira un coup de pistolet au duc de Guise, avoua dans la question avoir été poussé à ce crime par Théodore de Bèze ; néanmoins, il rétracta cet aveu dans les tortures postérieures. Aussi Bossuet, en pesant toutes les considérations historiques, n’a-t-il pas cru devoir attribuer la pensée de ce crime à Théodore de Bèze. Mais depuis Bossuet, une dissertation en apparence futile, faite à propos d’une célèbre chanson, a conduit un compilateur du dix-huitième siècle à prouver que la chanson sur la mort du duc de Guise, chantée dans toute la France par les Huguenots, était l’ouvrage de Théodore de Bèze, et il fut alors prouvé que la fameuse complainte sur Marlborough est un plagiat de celle de Théodore de Bèze. (Voir la note à la fin.)
Le jour où Théodore de Bèze et Chaudieu arrivèrent à Paris, la cour y était revenue de Rheims, où Charles IX avait été sacré. Cette cérémonie, que Catherine rendit très-éclatante et qui fut l’occasion de fêtes splendides, lui avait permis de réunir autour d’elle les chefs de tous les partis. Après avoir étudié tous les intérêts et les partis, elle en était à choisir entre cette alternative : ou les rallier au trône, ou les opposer les uns aux autres. Catholique par excellence, le connétable de Montmorency, dont le neveu le prince de Condé était le chef de la Réformation et dont les fils inclinaient à cette religion, blâmait l’alliance de la reine-mère avec les Réformés. De leur côté, les Guise travaillaient à gagner Antoine de Bourbon, prince sans caractère, et à le mettre dans leur parti ; ce que sa femme, la reine de Navarre, avertie par de Bèze, laissa faire. Ces difficultés frappèrent Catherine, dont l’autorité naissante avait besoin de quelque temps de tranquillité ; aussi attendait-elle impatiemment la réponse de Calvin, à qui le prince de Condé, le roi de Navarre, Coligny, d’Andelot, le cardinal de Châtillon, avaient envoyé de Bèze et Chaudieu. Mais en attendant, la reine-mère fut fidèle à ses promesses envers le prince de Condé. Le chancelier mit fin à la procédure qui regardait Christophe en évoquant l’affaire au parlement de Paris, qui cassa l’arrêt de la commission en la déclarant sans pouvoir pour juger un prince du sang. Le parlement recommença le procès à la sollicitation des Guise et de la reine-mère. Les papiers de La Sagne avaient été remis à Catherine qui les brûla. Cette remise fut un premier gage inutilement donné par les Guise à la reine-mère. Le parlement, ne trouvant plus ces preuves décisives, rétablit le prince dans tous ses droits, biens et honneurs. Christophe, délivré lors du tumulte d’Orléans à l’avénement du roi, fut mis hors de cause dès l’abord, et fut reçu, en dédommagement de ses souffrances, avocat au parlement, par les soins de M. de Thou.
Le Triumvirat, cette coalition future d’intérêts menacés par les premiers actes de Catherine, se préparait donc sous ses yeux. De même qu’en chimie les substances ennemies finissent par se séparer au premier choc qui trouble leur union forcée, de même en politique les alliances d’intérêts contraires ont peu de durée. Catherine comprenait bien que tôt ou tard elle reviendrait aux Guise et au connétable pour livrer bataille aux Huguenots. Ce Colloque qui flattait les amours-propres des orateurs de chaque parti, qui devait faire succéder une imposante cérémonie à celle du sacre et amuser le tapis sanglant de cette guerre religieuse commencée, était inutile aux yeux des Guise tout aussi bien qu’aux yeux de Catherine. Les Catholiques y perdaient, car les Huguenots allaient, sous prétexte de conférer, proclamer leur doctrine à la face de la France, sous la protection du roi et de sa mère. Le cardinal de Lorraine, flatté par Catherine d’y battre les hérétiques par l’éloquence des princes de l’Église, y fit consentir son frère. C’était beaucoup pour la reine-mère que six mois de paix.
Un petit événement faillit compromettre ce pouvoir que Catherine élevait si péniblement. Voici la scène, conservée par l’histoire et qui éclata le jour même où les envoyés de Genève arrivaient rue de Bussy, à l’hôtel de Coligny, près du Louvre. Au sacre, Charles IX, qui aimait beaucoup son précepteur Amyot, le nomma grand-aumônier de France. Cette amitié fut également partagée par le duc d’Anjou, Henri III, autre élève d’Amyot. Pendant le voyage de Reims à Paris, Catherine apprit cette nouvelle par les deux Gondi. Elle comptait sur cette charge de la couronne pour se faire dans l’Église un appui, pour y avoir un personnage à opposer au cardinal de Lorraine ; elle voulait en revêtir le cardinal de Tournon, afin de trouver en lui, comme en L’Hospital, une seconde béquille ; tel fut le mot dont elle se servit. En arrivant au Louvre, elle manda le précepteur. Sa colère fut telle, en voyant le désastre causé dans sa politique par l’ambition de ce fils de cordonnier parvenu, qu’elle lui dit ces étranges paroles répétées par quelques mémorialistes : — « Quoi ! Je fais bouquer les Guise, les Coligny, les connétables, la maison de Navarre, le prince de Condé, et j’aurai en tête un prestolet tel que toi qui n’es pas satisfait par l’évêché d’Auxerre ! » Amyot s’excusa. En effet, il n’avait rien demandé, le roi l’avait revêtu, de son plein gré, de cette charge dont lui, pauvre précepteur, se regardait indigne. — Sois assuré, maître, lui répondit Catherine (tel était le nom que les rois Charles IX et Henri III donnaient à ce grand écrivain), de ne pas rester en pied vingt-quatre heures si tu ne fais changer d’avis à ton élève. Entre la mort annoncée sans plus de finesse, et la résignation de la plus grande charge ecclésiastique de la couronne, le fils du cordonnier, devenu très-avide et qui peut-être ambitionnait le chapeau de cardinal, prit le parti de temporiser, il se cacha dans l’abbaye Saint-Germain. À son premier dîner, Charles IX, ne voyant point Amyot, le demanda. Quelque Guisard instruisit sans doute le roi de ce qui s’était passé entre Amyot et la reine-mère. — Quoi ! est-ce parce que je l’ai fait Grand-Aumônier qu’on l’a fait disparaître ? dit-il. Il alla chez sa mère dans le violent état où sont les enfants quand un de leurs caprices est contrarié. — Madame, dit-il en entrant, n’ai-je pas complaisamment signé la lettre que vous m’avez demandée pour le parlement, et au moyen de laquelle vous gouvernerez mon royaume ? Ne m’avez-vous pas promis en me la présentant que ma volonté serait la vôtre, et voici que la seule faveur que je tenais à donner excite votre jalousie. Le chancelier parle de me faire déclarer majeur à quatorze ans, dans trois ans d’ici, et vous voulez me traiter en enfant… Je serai, par Dieu ! roi, et roi comme mon père et mon grand-père étaient rois !
À l’accent et à la manière dont ces paroles furent dites, Catherine eut une révélation du vrai caractère de son fils et reçut un coup de boutoir dans le sein. Il me parle ainsi, à moi qui l’ai fait roi ! pensa-t-elle. — Monsieur, lui répondit-elle, le métier de roi, par le temps qui court, est bien difficile, et vous ne connaissez pas encore les maîtres à qui vous avez affaire. Vous n’aurez jamais d’autre ami sincère et sûr que votre mère, d’autres serviteurs que ceux qu’elle s’est attachés depuis longtemps, et sans les services desquels vous n’existeriez peut-être pas aujourd’hui. Les Guise en veulent et à votre trône et à votre personne, sachez-le. S’ils pouvaient me coudre dans un sac et me jeter dans la rivière, dit-elle en montrant la Seine, ce serait fait ce soir. Ces Lorrains sentent que je suis la lionne qui défend ses petits, qui arrête leurs mains hardies étendues sur la couronne. À qui, à quoi tient votre précepteur ! où sont ses alliances ! quelle est son autorité ? quels services vous rendra-t-il ? De quel poids sera sa parole ! Au lieu d’un étai pour soutenir votre pouvoir, vous l’avez démuni. Le cardinal de Lorraine vous menace, il fait le roi, il garde son chapeau sur la tête devant le premier prince du sang ; n’était-il donc pas urgent de lui opposer un autre cardinal revêtu d’une autorité supérieure à la sienne ? Est-ce Amyot, ce cordonnier capable de lui nouer les rubans de ses souliers, qui lui rompra en visière ? Enfin, vous aimez Amyot, vous l’avez nommé ! que votre première volonté soit faite, monsieur ! Mais, avant de vouloir, consultez-moi de bonne amitié ? Prêtez-vous aux raisons d’État, et votre bon sens d’enfant s’accordera peut-être avec ma vieille expérience pour décider, quand vous connaîtrez les difficultés.
— Vous me rendrez mon maître ! dit le roi sans trop écouter sa mère en ne voyant que des reproches dans sa réponse.
— Oui, vous l’aurez, répondit-elle. Mais ce n’est pas lui, ni même ce brutal de Cypierre, qui vous apprendront à régner.
— Ce sera vous, ma chère mère, dit-il adouci par son triomphe et en quittant cet air menaçant et sournois naturellement empreint sur sa physionomie.
Catherine envoya chercher le nouveau Grand-Aumônier par Gondi. Quand le Florentin eut découvert la retraite d’Amyot, et qu’on eut dit à l’évêque que le courtisan était envoyé par la reine, il fut pris de terreur et ne voulut pas sortir de l’abbaye. Dans cette extrémité, Catherine fut obligée d’écrire elle-même au précepteur dans de tels termes, qu’il revint et reçut d’elle l’assurance de sa protection, mais à la condition de la servir aveuglément, auprès de Charles IX.
Cette petite tempête domestique apaisée, Catherine, revenue au Louvre après une absence de plus d’une année, y tint conseil avec ses intimes sur la conduite à tenir avec le jeune roi, que Cypierre avait complimenté sur sa fermeté.
— Que faire ? dit-elle aux deux Gondi, à Ruggieri, à Birague et à Chiverny devenu gouverneur et chancelier du duc d’Anjou.
— Avant tout, dit Birague, changez Cypierre. Ce n’est pas un homme de cour, il ne s’accommoderait jamais à vos vues et croirait faire sa charge en vous contre-carrant.
— À qui me fier ! s’écria la reine.
— À l’un de nous, dit Birague.
— Par ma foi, reprit Gondi, je vous promets de vous rendre le roi souple comme le roi de Navarre.
— Vous avez laissé périr le feu roi pour sauver vos autres enfants, eh ! bien, faites comme chez les Grands-Seigneurs de Constantinople, annulez les colères et les fantaisies de celui-ci, dit Albert de Gondi. Il aime les arts, les poésies, la chasse, et une petite fille qu’il a vue à Orléans, en voilà bien assez pour l’occuper.
— Vous seriez donc le gouverneur du roi ? dit Catherine au plus capable des deux Gondi.
— Si vous voulez me donner l’autorité nécessaire à un gouverneur, peut-être faudrait-il me nommer maréchal de France et duc. Cypierre est de trop petite taille pour continuer d’avoir cette charge. À l’avenir, le gouverneur d’un roi de France doit être quelque chose comme maréchal et duc…
— Il a raison, dit Birague.
— Poète et chasseur, dit Catherine du ton de la rêverie.
— Nous chasserons et nous aimerons ! s’écria Gondi.
— D’ailleurs, dit Chiverny, vous êtes sûre d’Amyot, qui aura toujours peur du boucon en cas de désobéissance, et avec Gondi vous tiendrez le roi en lisière.
— Vous vous êtes résignée à perdre un enfant pour sauver vos trois fils et la couronne, il faut avoir le courage d’occuper celui-ci pour sauver le royaume, peut-être pour vous sauver vous-même, dit Ruggieri.
— Il vient de m’offenser gravement, dit Catherine de Médicis.
— Il ne sait pas tout ce qu’il vous doit ; et s’il le savait, vous seriez en danger, répondit gravement Birague en appuyant sur ses paroles.
— C’est entendu, reprit Catherine sur qui cette réponse produisit un effet violent, vous serez gouverneur du roi, Gondi. Le roi doit me rendre pour un des miens la faveur à laquelle je viens de souscrire pour ce pied-plat d’évêque. Le drôle vient de perdre le chapeau ; oui, tant que je vivrai, je m’opposerai à ce que le pape l’en coiffe ! Nous eussions été bien forts avec le cardinal de Tournon pour nous. Quel trio que le Grand-Aumônier, L’Hospital et de Thou ! Quant à la bourgeoisie de Paris, je songe à la faire cajoler par mon fils, et nous allons nous appuyer sur elle…
Et Gondi devint en effet maréchal, fut créé duc de Retz et gouverneur du roi quelques jours après.
Au moment où ce petit conseil finissait, le cardinal de Tournon vint annoncer à la reine les envoyés de Calvin, l’amiral Coligny les accompagnait pour les faire respecter au Louvre. Aussitôt la reine prit ses redoutables filles d’honneur et passa dans cette salle de réception bâtie par son mari, et qui n’existe plus dans le Louvre d’aujourd’hui.
Dans ce temps, l’escalier du Louvre était dans la tour de l’Horloge. Les appartements de Catherine se trouvaient dans les vieux bâtiments qui subsistent en partie dans la cour du Musée. L’escalier actuel du Musée a été bâti sur l’emplacement de la salle des ballets. Un ballet était alors une espèce de divertissement dramatique joué par toute la cour. Les passions révolutionnaires ont accrédité la plus risible erreur sur Charles IX à propos du Louvre. Pendant la Révolution, une croyance hostile à ce roi, dont le caractère a été travesti, en a fait un monstre. La tragédie de Chénier a été composée sous le coup d’un écriteau placé sur la fenêtre du corps avancé qui donne sur le quai. On y lisait cette inscription : C’est de cette fenêtre que Charles IX, d’exécrable mémoire, a tiré sur des citoyens français. Il convient de faire observer aux historiens futurs et aux gens graves, que toute cette partie du Louvre, appelée aujourd’hui le vieux Louvre en hache sur le quai et qui relie le salon au Louvre par la galerie dite d’Apollon et le Louvre aux Tuileries par les salles du Musée, n’a jamais existé sous Charles IX. La plus grande partie de l’emplacement où s’élève la façade du quai, où s’étend le jardin dit de l’Infante, était employée par l’hôtel de Bourbon, qui appartenait précisément à la maison de Navarre. Il a été matériellement impossible à Charles IX de tirer du Louvre de Henri II sur une barque chargée de Huguenots traversant la rivière, encore bien qu’il pût voir la Seine des fenêtres aujourd’hui condamnées de ce Louvre. Quand même les savants et les bibliothèques ne posséderaient pas de cartes où le Louvre sous Charles IX est parfaitement indiqué, le monument porte la réfutation de cette erreur. Tous les rois qui ont coopéré à cette œuvre immense n’ont jamais manqué d’y graver leur chiffre ou une anagramme quelconque. Or, cette partie vénérable et aujourd’hui toute noire du Louvre qui a vue sur le jardin dit de l’Infante, et qui s’avance sur le quai, porte les chiffres de Henri III et de Henri IV, bien différents de celui de Henri II, qui mariait son H aux deux C de Catherine en en faisant un D qui trompe les gens superficiels. Henri IV put réunir au domaine du Louvre son hôtel de Bourbon avec ses jardins et dépendances. Lui le premier, il eut l’idée de réunir le palais de Catherine de Médicis au Louvre par ses galeries inachevées et dont les précieuses sculptures sont très-négligées. Ni le plan de Paris sous Charles IX, ni les chiffres de Henri III et de Henri IV n’existeraient, que la différence d’architecture donnerait encore un démenti cruel à cette calomnie. Les bossages vermiculés de l’hôtel de la Force et de cette partie du Louvre marquent précisément la transition de l’architecture dite de la Renaissance à l’architecture sous Henri III, Henri IV et Louis XIII. Cette digression archéologique, en harmonie d’ailleurs avec les peintures par lesquelles cette histoire commence, permet d’apercevoir la vraie physionomie de cet autre coin de Paris duquel il n’existe plus que cette portion du Louvre dont les admirables bas-reliefs se détruisent tous les jours.
Quand la cour apprit que la reine allait donner audience à Théodore de Bèze et à Chaudieu, présentés par l’amiral Coligny, tous les courtisans qui avaient le droit d’entrer dans la salle d’audience y accoururent pour être témoins de cette entrevue. Il était environ six heures, l’amiral venait de souper, et se récurait les dents en montant les escaliers du Louvre, entre les deux Réformés. Le maniement du cure-dents était devenu chez l’amiral une habitude involontaire, il récurait son râtelier au milieu d’une bataille en pensant à faire retraite. Défiez-vous du cure-dents de l’amiral, du non du connétable et du oui de Catherine, était un proverbe du temps à la cour. Lors de la Saint-Barthélemi, la populace fit au cadavre de Coligny, qui resta pendu pendant trois jours à Montfaucon, une horrible épigramme en lui mettant un cure-dents grotesque à la bouche. Les chroniqueurs ont enregistré cette atroce plaisanterie. Ce petit fait au milieu d’une grande catastrophe peint d’ailleurs le peuple parisien qui mérite parfaitement ce travestissement plaisant du vers de Boileau :
Le Français né malin créa la guillotine.
Le Parisien, de tout temps, a fait des lazzi avant, pendant et après les plus horribles révolutions.
Théodore de Bèze était vêtu comme un courtisan, en chausses de soie noire, en souliers fenestrés, en haut-de-chausses côtelé, en pourpoint de soie noire à crevés, avec le petit manteau de velours noir sur lequel se rabattait une belle fraise blanche à tuyaux. Il portait la virgule et la moustache, gardait une épée au côté et tenait une canne. Quiconque parcourt les galeries de Versailles ou les recueils d’Odieuvre, connaît sa figure ronde, presque joviale, aux yeux vifs, surmontée de ce front remarquable par son ampleur qui caractérise les écrivains et les poètes du temps. De Bèze avait, ce qui le servit beaucoup, un air agréable. Il contrastait avec Coligny, dont l’austère figure est populaire, et avec l’âpre, avec le bilieux Chaudieu qui conservait le costume des ministres et le rabat calviniste. Ce qui se passe de nos jours à la Chambre des Députés, et ce qui se passait sans doute à la Convention, peut servir à faire comprendre comment, dans cette cour, dans cette époque, les gens qui devaient, six mois après, se battre à outrance et se faire une guerre acharnée, pouvaient se rencontrer, se parler avec courtoisie et plaisanter. À son arrivée dans la salle, Birague, qui devait froidement conseiller la Saint-Barthélemi, le cardinal de Lorraine qui devait recommander à Besme, son domestique, de ne pas manquer l’amiral, vinrent au-devant de Coligny, et le Piémontais lui dit en souriant : — Eh ! bien, mon cher amiral, vous vous chargez donc de présenter ces messieurs de Genève !
— Vous m’en ferez peut-être un crime, répondit l’amiral en raillant, tandis que si vous vous en étiez chargé, vous vous en feriez un mérite.
— On dit le sieur Calvin fort malade, demanda le cardinal de Lorraine à Théodore de Bèze. J’espère qu’on ne nous soupçonnera pas de lui avoir donné des bouillons ?
— Eh ! monseigneur, vous y perdriez trop ! répondit finement de Bèze.
Le duc de Guise, qui toisait Chaudieu, regarda fixement son frère et Birague, surpris tous deux de ce mot.Théodore de Bèze était vêtu comme un courtisan.
— Vrai Dieu ! s’écria le cardinal, les hérétiques ne le sont pas en fine politique.
Pour éviter toute difficulté, la reine, qui fut annoncée en ce moment, prit le parti de rester debout. Elle commença par causer avec le connétable qui lui parlait vivement du scandale de recevoir les envoyés de Calvin.
— Vous voyez, mon cher connétable, que nous les recevons sans cérémonie.
— Madame, dit l’amiral allant à la reine, voici les deux docteurs de la nouvelle religion qui se sont entendus avec Calvin, et qui ont ses instructions relativement à une conférence où les Églises de France pourraient accommoder leurs différends.
— Voici monsieur Théodore de Bèze, que ma femme aime très-fort, dit le roi de Navarre en survenant et prenant Théodore de Bèze par la main.
— Et voici Chaudieu, s’écria le prince de Condé. Mon ami le duc de Guise connaît le capitaine, dit-il en regardant le Balafré, peut-être sera-t-il content de connaître le ministre.
Cette gasconnade fit rire toute la cour, et même Catherine.
— Par ma foi, répondit le duc de Guise, je suis enchanté de voir un gars qui sait si bien choisir les hommes et les employer dans leur sphère. L’un des vôtres, dit-il au ministre, a soutenu, sans mourir et sans rien avouer, la question extraordinaire ; je me crois brave, et ne sais pas si je la supporterais ainsi !…
— Hum ! fit Ambroise Paré, vous n’avez rien dit quand je vous ai tiré le javelot du visage, à Calais.
Catherine, au centre du demi-cercle décrit à droite et à gauche par ses filles d’honneur et par ses courtisans, gardait un profond silence. En examinant les deux célèbres Réformés, elle cherchait à les pénétrer par son beau regard noir et intelligent, elle les étudiait.
— L’un semble être le fourreau et l’autre la lame, lui dit à l’oreille Albert de Gondi.
— Hé ! bien, messieurs, dit Catherine qui ne put retenir un sourire, votre maître vous a-t-il donné licence de faire une conférence publique où vous puissiez vous convertir à la parole des nouveaux Pères de l’Église qui sont la gloire de notre État ?
— Nous n’avons pas d’autre maître que le Seigneur, dit Chaudieu.
— Ah ! vous reconnaissez bien un peu d’autorité au roi de France ? reprit Catherine en souriant et interrompant le ministre.
— Et même beaucoup à la reine, fit de Bèze en s’inclinant.
— Vous verrez, répliqua-t-elle, que mes sujets les plus soumis seront les hérétiques.
— Ah ! madame, s’écria Coligny, quel beau royaume nous vous ferions ! L’Europe profite étrangement de nos divisions. Elle a toujours eu la moitié des Français contre l’autre, depuis cinquante ans.
— Mais sommes-nous là pour entendre chanter des antiennes à la gloire des hérétiques ? dit brutalement le connétable.
— Non, mais pour les amener à résipiscence, lui dit à l’oreille le cardinal de Lorraine, et nous voudrions essayer de les attirer par un peu de douceur.
— Savez-vous ce que j’aurais fait sous le père du roi ? dit Anne de Montmorency. J’aurais appelé le prévôt pour pendre ces deux pieds-plats haut et court au gibet du Louvre.
— Hé ! bien, messieurs, quels sont les docteurs que vous nous opposerez ? dit la reine en imposant silence au connétable par un regard.
— Duplessis-Mornay et Théodore de Bèze seront nos chefs, dit Chaudieu.
— La cour ira sans doute au château de Saint-Germain, et comme il serait malséant que ce colloque eût lieu dans la résidence royale, nous le ferons en la petite ville de Poissy, répondit Catherine.
— Nous y serons en sûreté, madame ? dit Chaudieu.
— Ah ! répondit la reine avec une sorte de naïveté, vous saurez bien prendre vos précautions. Monsieur l’amiral s’entendra sur ce sujet avec mes cousins de Guise et de Montmorency.
— Foin de ceci ! fit le connétable, je n’y veux point tremper.
— Que faites-vous à vos sectaires pour leur donner tant de caractère ? dit la reine en emmenant Chaudieu quelques pas à l’écart. Le fils de mon pelletier a été sublime…
— Nous avons la foi ! dit Chaudieu.
En ce moment, la salle offrait l’aspect de groupes animés où s’agitait la question de cette assemblée qui, du mot de la reine, avait déjà pris le nom de colloque de Poissy. Catherine regarda Chaudieu, et put lui dire : — Oui, une foi nouvelle !
— Ah ! madame, si vous n’étiez pas aveuglée par vos alliances avec la cour de Rome, vous verriez que nous revenons à la vraie doctrine de Jésus-Christ, qui en consacrant l’égalité des âmes, nous a donné à tous des droits égaux sur terre.
— Vous croyez-vous l’égal de Calvin ? demanda finement la reine. Allez, nous ne sommes égaux qu’à l’église. Mais, vraiment, délier les liens entre le peuple et les trônes ! s’écria Catherine. Vous n’êtes pas seulement des hérétiques, vous vous révoltez contre l’obéissance au roi, en vous soustrayant à celle du pape ! Elle le quitta brusquement, et revint à Théodore de Bèze. — Je compte sur vous, monsieur, lui dit-elle, pour faire ce colloque en conscience. Prenez tout votre temps.
— Je croyais, dit Chaudieu au prince de Condé, au roi de Navarre, et à l’amiral de Coligny, que les affaires de l’État se traitaient plus sérieusement.
— Oh ! nous savons bien tous ce que nous voulons, fit le prince de Condé qui échangea un fin regard avec Théodore de Bèze.
Le bossu quitta ses adhérents pour aller à un rendez-vous. Ce grand prince de Condé, ce chef de parti était un des plus heureux galants de la cour ; les deux plus belles femmes de ce temps se le disputaient avec un tel acharnement, que la maréchale de Saint-André, la femme d’un triumvir futur, lui donna sa belle terre de Saint-Valery pour l’emporter sur la duchesse de Guise, la femme de celui qui naguère voulait faire tomber sa tête sur un échafaud, et qui, ne pouvant pas détacher le duc de Nemours de son amourette avec mademoiselle de Rohan, aimait, en attendant, le chef des Réformés.
— Quelle différence avec Genève ! dit Chaudieu sur le petit pont du Louvre à Théodore de Bèze.
— Ceux-ci sont plus gais. Aussi ne m’expliqué-je point pourquoi ils sont si traîtres ! lui répondit de Bèze.
— À traître, traître et demi, répliqua Chaudieu dans l’oreille de Théodore. J’ai dans Paris des Saints sur lesquels je puis compter, et je vais faire de Calvin un prophète. Christophe nous débarrassera du plus dangereux de nos ennemis.
— La reine-mère, pour qui le pauvre diable a souffert la question, l’a déjà fait recevoir, haut la main, avocat au parlement, et les avocats sont plus délateurs qu’assassins. Souvenez-vous d’Avenelles qui a vendu les secrets de notre première prise d’armes.
— Je connais Christophe, dit Chaudieu d’un air convaincu, en quittant là l’ambassadeur de Genève.
Quelques jours après la réception des ambassadeurs secrets de Calvin par Catherine, vers la fin de la même année, car alors l’année commençait à Pâques, et le calendrier actuel ne fut adopté que sous ce nouveau règne, Christophe gisait encore sur un fauteuil, au coin du feu, du côté qui lui permettait de voir la rivière, dans cette grande salle brune destinée à la vie de famille et où ce drame avait commencé. Il avait les pieds appuyés sur un tabouret. Mademoiselle Lecamus et Babette Lallier venaient de renouveler les compresses imbibées d’une préparation apportée par Ambroise, à qui Catherine avait recommandé de soigner Christophe. Une fois reconquis par sa famille, cet enfant y fut l’objet des soins les plus dévoués. Babette, autorisée par son père, vint tous les matins et ne quittait la maison Lecamus que le soir. Christophe, objet de l’admiration des apprentis, donnait lieu dans tout le quartier à des contes qui l’entouraient d’une poésie mystérieuse. Il avait subi la torture, et le célèbre Ambroise Paré mettait tout son art à le sauver. Qu’avait-il fait pour être ainsi traité ? Ni Christophe ni son père ne disaient un mot à ce sujet. Catherine, alors toute-puissante, était intéressée à se taire ainsi que le prince de Condé. Les visites d’Ambroise, chirurgien du roi et de la maison de Guise, à qui la reine-mère et les Lorrains permettaient de soigner un garçon taxé d’hérésie, embrouillaient singulièrement cette aventure où personne ne voyait clair. Enfin, le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs vint à plusieurs reprises voir le fils de son marguillier, et de telles visites rendirent encore plus inexplicables les causes de l’état où se trouvait Christophe.
Le vieux syndic, qui avait son plan, répondait évasivement à ses confrères, aux marchands, aux amis qui lui parlaient de son fils : — Je suis bien heureux, mon compère, de l’avoir sauvé ! — Que voulez-vous ? entre l’arbre et l’écorce, il ne faut jamais mettre le doigt. — Mon fils a mis la main au bûcher, il y a pris de quoi brûler ma maison ! — On a abusé de sa jeunesse, et nous autres bourgeois nous ne retirons que honte et mal à hanter les grands. — Ceci me décide à faire de mon gars un homme de justice, le Palais lui apprendra à peser ses actions et ses paroles. — La jeune reine, qui maintenant est en Écosse, y a été pour beaucoup ; mais peut-être aussi mon fils a-t-il été bien imprudent ! — J’ai eu de cruels chagrins. — Ceci me décidera peut-être à quitter les affaires, je ne veux plus jamais aller à la cour. — Mon fils en a maintenant assez de la Réformation, elle lui a cassé bras et jambes. Sans Ambroise, où en serais-je ?
Grâce à ces discours et à cette sage conduite, il fut avéré dans le quartier que Christophe ne mangeait plus de la vache à Colas. Chacun trouva naturel que le vieux syndic essayât de faire entrer son fils au parlement, et les visites du curé parurent naturelles. En pensant aux malheurs du syndic, on ne pensait pas à son ambition qui eût semblé monstrueuse. Le jeune avocat, resté nonante jours, pour employer un mot de ce temps, sur le lit qu’on lui avait dressé dans la vieille salle, ne se levait que depuis une semaine et avait encore besoin de deux béquilles pour marcher. L’amour de Babette et la tendresse de sa mère avaient profondément touché Christophe ; or, en le tenant au lit, ces deux femmes le chapitraient rudement sur l’article religion. Le président de Thou fit à son filleul une visite pendant laquelle il fut très-paternel. Christophe, avocat au parlement, devait être catholique, il allait être engagé par son serment ; mais le président, qui ne mit pas en doute l’orthodoxie de son filleul, ajouta gravement ces paroles : — Mon enfant, tu as été rudement éprouvé. J’ignore moi-même la raison qu’avaient messieurs de Guise pour te traiter ainsi, je t’engage à vivre désormais tranquillement, sans te mêler des troubles ; car la faveur de la reine et du roi ne se portera pas sur des artisans de tempêtes. Tu n’es pas assez grand pour mettre à ton roi le marché à la main, comme font messieurs de Guise. Si tu veux être un jour conseiller au Parlement, tu n’obtiendras cette noble charge que par un attachement sérieux à la cause royale.
Néanmoins, ni la visite du président de Thou, ni les séductions de Babette, ni les instances de mademoiselle Lecamus, sa mère, n’avaient ébranlé la foi du martyr de la Réforme. Christophe tenait d’autant plus à sa religion qu’il avait plus souffert pour elle.
— Mon père ne souffrira jamais que j’épouse un hérétique, lui disait Babette à l’oreille.
Christophe ne répondait que par des larmes qui rendaient la jolie fille muette et rêveuse.
Le vieux Lecamus gardait sa dignité paternelle et syndicale, il observait son fils et parlait peu. Ce vieillard, après avoir reconquis son cher Christophe, était presque mécontent de lui-même, il se repentait d’avoir montré toute sa tendresse pour ce fils unique ; mais il l’admirait en secret. À aucune époque de sa vie le syndic ne fit jouer plus de machines pour arriver à ses fins ; car il apercevait le grain mûr de la moisson si péniblement semée, et voulait en tout recueillir. Quelques jours avant cette matinée, il avait eu, seul avec Christophe, une longue conversation pour surprendre le secret de la résistance de son fils. Christophe, qui ne manquait pas d’ambition, avait foi dans le prince de Condé. La parole généreuse du prince, qui avait fait tout bonnement son métier de prince, était gravée dans son cœur ; mais il ne savait pas que Condé l’avait envoyé à tous les diables au moment où il lui criait son touchant adieu à travers les barreaux de sa prison, à Orléans, en se disant : — Un Gascon m’aurait compris !
Malgré ce sentiment d’admiration pour le prince, Christophe nourrissait aussi le plus profond respect pour cette grande reine Catherine, qui lui avait, par un regard, expliqué la nécessité où elle était de le sacrifier, et qui, pendant son supplice, lui avait jeté, par un autre regard, une promesse illimitée dans une faible larme. Par le profond silence des nonante jours et nuits qu’il employait à se guérir, le nouvel avocat repassait les événements de Blois et ceux d’Orléans. Il pesait, pour ainsi dire malgré lui, ces deux protections : il flottait entre la reine et le prince. Il avait certes plus servi Catherine que la Réforme, et chez un jeune homme, le cœur et l’esprit devaient incliner vers cette reine, moins à cause de cette différence qu’à cause de sa qualité de femme. En semblable occurrence, un homme espérera toujours plus d’une femme que d’un homme.
— Je me suis immolé pour elle, que fera-t-elle pour moi ?
Cette question, il se la faisait presque involontairement, en se souvenant de l’accent qu’elle avait eu en disant : Povero mio ! On ne saurait croire à quel point un homme, seul dans son lit et malade, devient personnel. Tout, jusqu’aux soins exclusifs dont il est l’objet, le pousse à ne penser qu’à lui. En s’exagérant les obligations du prince de Condé envers lui, Christophe s’attendait à être revêtu de quelque charge à la cour de Navarre. Cet enfant, encore neuf en politique, oubliait d’autant mieux les soucis et la rapide marche à travers les hommes et les événements qui dominent les chefs de parti, qu’il était comme au secret dans cette vieille salle brune. Tout parti est nécessairement ingrat quand il milite ; et quand il triomphe, il a trop de monde à récompenser pour ne pas l’être encore. Les soldats se soumettent à cette ingratitude ; mais les chefs se retournent contre le nouveau maître à l’égal duquel ils ont marché si longtemps. Christophe, le seul qui se souvînt de ses souffrances, se mettait déjà parmi les chefs de la Réformation en s’en proclamant l’un des martyrs. Lecamus, ce vieux loup du commerce, si fin et si perspicace, avait fini par deviner les secrètes pensées de son fils ; aussi toutes ses manœuvres étaient-elles basées sur l’hésitation naturelle à laquelle Christophe était livré.
— Ne serait-ce pas beau, disait-il la veille à Babette en famille, d’être la femme d’un conseiller au Parlement. On vous appellerait madame !
— Vous êtes fou, mon compère ! dit Lallier. Où prendriez-vous d’abord dix mille écus de rentes en fonds de terre, que doit avoir un conseiller, et de qui achèteriez-vous une charge ? Il faudrait que la reine-mère et régente n’eût que cela en tête pour que votre fils entrât au Parlement, et il sent un peu trop le fagot pour qu’on l’y mette.
— Que donneriez-vous pour voir votre fille la femme d’un conseiller ?
— Vous voulez voir le fond de ma bourse, vieux finaud ! dit Lallier.
Conseiller au parlement ! Ce mot ravagea la cervelle de Christophe.
Longtemps après le colloque, un matin que Christophe contemplait la rivière qui lui rappelait et la scène par laquelle commence cette histoire et le prince de Condé, la Renaudie, et Chaudieu, le voyage à Blois, enfin toutes ses espérances, le syndic vint s’asseoir à côté de son fils en cachant mal un air joyeux sous cette gravité affectée.
— Mon fils, dit-il, après ce qui s’est passé entre toi et les chefs du Tumulte d’Amboise, ils te devaient assez pour que ton avenir regardât la maison de Navarre.
— Oui, dit Christophe.
— Hé ! bien, reprit le père, j’ai fait positivement demander pour toi la permission d’acheter une charge de justice dans le Béarn. Notre bon ami Paré s’est chargé de remettre les lettres que j’ai écrites en ton nom au prince de Condé et à la reine Jeanne. Tiens, lis la réponse de monsieur de Pibrac, vice-chancelier de Navarre.
- « Au sieur Lecamus, syndic du corps des Pelletiers.
« Monseigneur le prince de Condé me charge de vous dire le regret qu’il a de ne pouvoir rien faire pour son compagnon de la tour Saint-Aignan, duquel il se souvient, et à qui, pour le moment, il offre une place de gendarme dans sa compagnie, en laquelle il sera bien à même de faire son chemin en homme de cœur, comme il est.
« La reine de Navarre attend l’occasion de récompenser le sieur Christophe, et n’y faudra point.
« Sur ce, monsieur le syndic, nous prions Dieu de vous avoir en sa garde.
— Nérac, Pibrac, crac ! dit Babette. Il n’y a rien à attendre des Gascons, ils ne songent qu’à eux.
Le vieux Lecamus regardait son fils d’un air railleur.
— Il propose de monter à cheval à un pauvre enfant qui a eu les genoux et les chevilles broyés pour lui ! s’écria mademoiselle Lecamus, quelle affreuse plaisanterie !
— Je ne te vois guère conseiller en Navarre, dit le syndic des pelletiers.
— Je voudrais bien savoir ce que la reine Catherine ferait pour moi, si je la requérais, dit Christophe atterré.
— Elle ne t’a rien promis, dit le vieux marchand, mais je suis certain qu’elle ne se moquerait pas de toi et se souviendrait de tes souffrances. Cependant, pourrait-elle faire un conseiller au parlement d’un bourgeois protestant ?…
— Mais Christophe n’a pas abjuré ! s’écria Babette. Il peut bien se garder le secret à lui-même sur ses opinions religieuses.
— Le prince de Condé serait moins dédaigneux avec un conseiller au Parlement de Paris, dit Lecamus.
— Conseiller, mon père ! est-ce possible ?
— Oui, si vous ne dérangez pas ce que je veux faire pour vous. Voici mon compère Lallier qui donnerait bien deux cent mille livres si j’en mettais autant pour l’acquisition d’une belle terre seigneuriale avec condition de substitution de mâle en mâle, et de laquelle nous vous doterions.
— Et j’ajouterais quelque chose de plus pour une maison à Paris, dit Lallier.
— Eh ! bien, Christophe ? fit Babette.
— Vous parlez sans la reine, répondit le jeune avocat.
Quelques jours après cette déception assez amère, un apprenti remit à Christophe ce petit billet laconique.
« Chaudieu veut voir son enfant ! »
— Qu’il entre ! s’écria Christophe.
— Ô mon saint martyr ! dit le ministre en venant embrasser l’avocat, es-tu remis de tes douleurs ?
— Oui, grâce à Paré !
— Grâce à Dieu qui t’a donné la force de supporter la torture ! Mais qu’ai-je appris ? tu t’es fait recevoir avocat, tu as prêté le serment de fidélité, tu as reconnu la prostituée, l’Église catholique, apostolique et romaine !…
— Mon père l’a voulu.
— Mais ne devons-nous pas quitter nos pères, nos enfants, nos femmes, tout pour la sainte cause du calvinisme, tout souffrir !… Ah ! Christophe, Calvin, le grand Calvin, tout le parti, le monde, l’avenir comptent sur ton courage et sur ta grandeur d’âme ! Il nous faut ta vie.
Il y a ceci de remarquable dans l’esprit de l’homme, que le plus dévoué, tout en se dévouant, se bâtit toujours un roman d’espérances dans les crises les plus dangereuses. Ainsi, quand, sur l’eau, sous le Pont-au-Change, le prince, le soldat et le ministre avaient demandé à Christophe d’aller porter à Catherine ce traité qui, surpris, devait lui coûter la vie, l’enfant comptait sur son esprit, sur le hasard, sur son intelligence, et il s’était audacieusement avancé entre ces deux terribles partis, les Guise et Catherine, où il avait failli être broyé. Pendant la question, il se disait encore : — Je m’en tirerai ! ce n’est que de la douleur ! Mais à cette demande brutale : Meurs ! faite à un garçon qui se trouvait encore impotent, à peine remis de la torture et qui tenait d’autant plus à la vie qu’il avait vu la mort de plus près, il était impossible de s’abandonner à des illusions.
Christophe répondit tranquillement : — De quoi s’agit-il ?
— De tirer bravement un coup de pistolet comme Stuart sur Minard.
— Sur qui ?
— Sur le duc de Guise.
— Un assassinat ?
— Une vengeance ! Oublies-tu les cent gentilshommes massacrés sur le même échafaud, à Amboise ? Un enfant, le petit d’Aubigné, a dit en voyant cette boucherie : Ils ont haché la France !
— Vous devez recevoir tous les coups et n’en pas porter, telle est la religion de l’Évangile, répondit Christophe. Mais, pour imiter les Catholiques, à quoi bon réformer l’Église ?
— Oh ! Christophe, ils t’ont fait avocat, et tu raisonnes ! dit Chaudieu.
— Non, mon ami, répondit l’avocat. Mais les princes sont trop ingrats, et vous serez, vous et les vôtres, les jouets de la maison de Bourbon…
— Oh ! Christophe, si tu avais entendu Calvin, tu saurais que nous les manions comme des gants !… Les Bourbons sont les gants, nous sommes la main.
— Lisez ! dit Christophe en présentant au ministre la réponse de Pibrac.
— Oh ! mon enfant, tu es ambitieux, tu ne peux plus te dévouer !… je te plains !
Chaudieu sortit sur cette belle parole.
Quelques jours après cette scène, Christophe, la famille Lallier et la famille Lecamus étaient réunis, en l’honneur des accordailles de Babette et de Christophe, dans la vieille salle brune où Christophe ne couchait plus ; car il pouvait alors monter les escaliers et commençait à se traîner sans béquilles. Il était neuf heures du soir, on attendait Ambroise Paré. Le notaire de la famille se trouvait devant une table chargée de contrats. Le pelletier vendait sa maison et son fonds de commerce à son premier commis, qui payait immédiatement la maison quarante mille livres, et qui engageait la maison pour répondre du paiement des marchandises sur lesquelles il donnait déjà vingt mille livres en à-compte.
Lecamus acquérait pour son fils une magnifique maison en pierre bâtie par Philibert de l’Orme, rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, et la lui donnait en dot. Le syndic prenait en outre deux cent cinquante mille livres sur sa fortune, et Lallier en donnait autant pour l’acquisition d’une belle terre seigneuriale sise en Picardie, de laquelle on avait demandé cinq cent mille livres. Cette terre étant dans la mouvance de la couronne, il fallait des lettres-patentes, dites de rescription, accordées par le roi, outre le paiement de lods et ventes considérables. Aussi la conclusion du mariage était-elle ajournée jusqu’à l’obtention de cette faveur royale. Si les bourgeois de Paris s’étaient fait octroyer le droit d’acheter des seigneuries, la sagesse du conseil privé y avait mis certaines restrictions relativement aux terres qui relevaient de la couronne, et la terre que Lecamus guignait depuis une dizaine d’années se trouvait dans l’exception. Ambroise s’était fait fort d’apporter l’ordonnance le soir même. Le vieux Lecamus allait de sa salle à sa porte dans une impatience qui montrait combien grande avait été son ambition. Enfin, Ambroise arriva.
— Mon vieil ami, dit le chirurgien assez effaré et regardant le souper, voyons tes nappes ? Bien. Oh ! mettez des chandelles de cire. Dépêchez, dépêchez ! cherchez tout ce que vous aurez de plus beau.
— Qu’y a-t-il donc ? demanda le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs.
— La reine-mère et le jeune roi viennent souper avec vous, répliqua le premier chirurgien. La reine et le roi attendent un vieux conseiller dont la charge sera vendue à Christophe, et M. de Thou qui a conclu le marché. N’ayez pas l’air d’avoir été prévenus, je me suis échappé du Louvre.
En un moment, les deux familles furent sur pied. La mère de Christophe et la tante de Babette allèrent et vinrent avec une célérité de ménagères surprises. Malgré la confusion que cet avis jeta dans l’assemblée de famille, les préparatifs se firent avec une activité qui tint du prodige. Christophe, ébahi, surpris, confondu d’une pareille faveur, était sans parole et regardait tout faire machinalement.
— La reine et le roi chez nous ! disait la vieille mère.
— La reine ! répétait Babette, que dire et que faire !
Au bout d’une heure tout fut changé : la vieille salle était parée, et la table étincelait. On entendit alors un bruit de chevaux dans la rue. La lueur des torches portées par les cavaliers de l’escorte fit mettre le nez à la fenêtre aux bourgeois du quartier. Ce tumulte fut rapide. Il ne resta sous les piliers que la reine-mère et son fils, le roi Charles IX, Charles de Gondi nommé grand-maître de la garde-robe et gouverneur du roi, M. de Thou, le vieux conseiller, le secrétaire d’État Pinard et deux pages.
— Braves gens, dit la reine en entrant, nous venons, le roi mon fils et moi, signer le contrat de mariage du fils à notre pelletier ; mais c’est à la condition qu’il restera catholique. Il faut être catholique pour entrer au parlement, il faut être catholique pour posséder une terre qui relève de la couronne, il faut être catholique pour s’asseoir à la table du roi, n’est-ce pas, Pinard ?
Le secrétaire d’État parut en montrant des lettres-patentes.
— Si nous ne sommes pas ici tous catholiques, dit le petit roi, Pinard jettera tout au feu ; mais nous sommes tous catholiques ici ? reprit-il en jetant des yeux assez fiers sur toute l’assemblée.
— Oui, sire, dit Christophe Lecamus en fléchissant quoique avec peine le genou et baisant la main que le jeune roi lui tendit.
La reine Catherine, qui tendit aussi sa main à Christophe, le releva brusquement et, l’emmenant à quelques pas dans un coin, lui dit : — Ah ! çà, mon garçon, pas de finauderies ? Nous jouons franc jeu !
— Oui, madame, reprit-il saisi par l’éclatante récompense et par l’honneur que lui faisait cette reine reconnaissante.
— Hé ! bien, mons Lecamus, le roi mon fils et moi nous vous permettons de traiter de la charge du bonhomme Groslay, conseiller au Parlement, que voici, dit la reine. Vous y suivrez, j’espère, jeune homme, les errements de monsieur le Premier.
De Thou s’avança et dit : — Je réponds de lui, madame.
— Eh ! bien, instrumentez, garde-notes, dit Pinard.
— Puisque le roi notre maître nous fait la faveur de signer le contrat de ma fille, s’écria Lallier, je paie tout le prix de la seigneurie.
— Les dames peuvent s’asseoir, dit le jeune roi d’une façon gracieuse. Pour présent de noces à l’accordée, je fais, avec l’agrément de ma mère, remise de mes droits.
Le vieux Lecamus et Lallier tombèrent à genoux et baisèrent la main du jeune roi.
— Mordieu ! sire, combien ces bourgeois ont d’argent ! lui dit Gondi à l’oreille.
Le jeune roi se prit à rire.
— Leurs seigneuries étant dans leurs bonnes, dit le vieux Lecamus, veulent-elles me permettre de leur présenter mon successeur et lui continuer la patente royale de la fourniture de leurs maisons ?
— Voyons, dit le roi.
Lecamus lit avancer son successeur qui devint blême.
— Si ma chère mère le permet, nous nous mettrons tous à table, dit le jeune roi.
Le vieux Lecamus eut l’attention de donner au roi un gobelet d’argent qu’il avait obtenu de Benvenuto Cellini, lors de son séjour en France à l’hôtel de Nesle, et qui n’avait pas coûté moins de deux mille écus.
— Oh ! ma mère, le beau travail ! s’écria le jeune roi en levant le gobelet par le pied.
— C’est de Florence, répondit Catherine.
— Pardonnez-moi, madame, dit Lecamus, c’est fait en France par un Florentin. Ce qui est de Florence serait à la reine, mais ce qui est fait en France est au roi.
— J’accepte, bonhomme, s’écria Charles IX, et désormais ce sera mon gobelet.
— Il est assez bien, dit la reine en examinant ce chef-d’œuvre, pour le comprendre dans les joyaux de la couronne. — Eh ! bien, maître Ambroise, dit la reine à l’oreille de son chirurgien en désignant Christophe, l’avez-vous bien soigné ? marchera-t-il ?
— Il volera, dit en souriant le chirurgien. Ah ! vous nous l’avez bien finement débauché.
— Faute d’un moine, l’abbaye ne chôme pas, répondit la reine avec cette légèreté qu’on lui a reprochée et qui n’était qu’à la surface.
Le souper fut gai, la reine trouva Babette jolie, et, en grande reine qu’elle fut toujours, elle lui passa au doigt un de ses diamants afin de compenser la perte que le gobelet faisait chez les Lecamus. Le roi Charles IX, qui depuis prit peut-être trop de goût à ces sortes d’invasions chez ses bourgeois, soupa de bon appétit ; puis, sur un mot de son nouveau gouverneur, qui, dit-on, avait charge de lui faire oublier les vertueuses instructions de Cypierre, il entraîna le premier président, le vieux conseiller démissionnaire, le secrétaire d’État, le curé, le notaire et les bourgeois à boire si druement, que la reine Catherine sortit au moment où elle vit la gaieté sur le point de devenir bruyante. Au moment où la reine se leva, Christophe, son père et les deux femmes prirent des flambeaux et l’accompagnèrent jusque sur le seuil de la boutique. Là, Christophe osa tirer la reine par sa grande manche et lui fit un signe d’intelligence. Catherine s’arrêta, renvoya le vieux Lecamus et les deux femmes par un geste, et dit à Christophe : — Quoi ?
— Si vous pouvez, madame, tirer parti de ceci, dit-il en parlant à l’oreille de la reine, sachez que le duc de Guise est visé par des assassins…
— Tu es un loyal sujet, dit Catherine en souriant, et je ne t’oublierai jamais.
Elle lui tendit sa main, si célèbre par sa beauté, mais en la dégantant, ce qui pouvait passer pour une marque de faveur ; aussi Christophe devint-il tout à fait royaliste en baisant cette adorable main.
— Ils m’en débarrasseront donc, de ce soudard, sans que j’y sois pour quelque chose ! pensa-t-elle en mettant son gant.
Elle monta sur sa mule et regagna le Louvre avec ses deux pages.
Christophe resta sombre tout en buvant, la figure austère d’Ambroise lui reprochait son apostasie ; mais les événements postérieurs donnèrent gain de cause au vieux syndic. Christophe n’aurait certes pas échappé aux massacres de la Saint-Barthélemi, ses richesses et sa terre l’eussent désigné aux meurtriers. L’histoire a enregistré le sort cruel de la femme du successeur de Lallier, belle créature dont le corps resta nu, accroché par les cheveux à l’un des étais du Pont-au-Change pendant trois jours. Babette frémit alors, en pensant qu’elle aurait pu subir un pareil traitement, si Christophe fût demeuré Calviniste, car tel fut bientôt le nom des Réformés. L’ambition de Calvin fut satisfaite, mais après sa mort.
Telle fut l’origine de la célèbre maison parlementaire des Lecamus. Tallemant des Réaux a commis une erreur en les faisant venir de Picardie. Les Lecamus eurent intérêt plus tard à dater de l’acquisition de leur principale terre, située en ce pays. Le fils de Christophe, qui lui succéda sous Louis XIII, fut le père de ce riche président Lecamus qui, sous Louis XIV, édifia le magnifique hôtel qui disputait à l’hôtel Lambert l’admiration des Parisiens et des étrangers ; mais qui, certes, est l’un des plus beaux monuments de Paris. L’hôtel Lecamus existe encore rue de Thorigny, quoiqu’au commencement de la Révolution, il ait été pillé comme appartenant à M. de Juigné, l’archevêque de Paris. Toutes les peintures y ont alors été effacées ; et, depuis, les pensionnats qui s’y sont logés l’ont fortement endommagé. Ce palais, gagné dans le vieux logis de la rue de la Pelleterie, montre encore les beaux résultats qu’obtenait jadis l’Esprit de Famille. Il est permis de douter que l’individualisme moderne, engendré par le partage égal des successions, élève de pareils monuments.
Voici cette chanson publiée par l’abbé de La Place dans son Recueil de pièces intéressantes, où se trouve la dissertation dont nous avons parlé.
Qui veut ouïr chanson ? (bis)
C’est du grand duc de Guise ;
Et bon, bon, bon, bon,
Di, dan, di, dan, bon,
C’est du grand duc de Guise !
Qui est mort et enterré.
Qui est mort et enterré. (bis)
Aux quatre coins du poële,
Et bon, etc.,
Quatre gentilshomm’s y avoit.
Quatre gentilshomm’s y avoit, (bis)
L’un portoit son grand casque,
Et bon, etc.,
Et l’autre ses pistolets.
Et l’autre ses pistolets, (bis)
Et l’autre son épée,
Et bon, etc.
Qui tant d’hugu’nots a tués.
Qui tant d’hugu’nots a tués. (bis)
Venoit le quatrième,
Et bon, etc.,
Qui étoit le plus dolent.
Qui étoit le plus dolent ; (bis)
Après venoient les pages,
Et bon, etc.,
Et les valets de pied.
Et les valets de pied, (bis)
Avecque de grands crêpes,
Et bon, etc.,
Et des souliers cirés.
Et des souliers cirés, (bis)
Et des beaux bas d’estame,
Et bon, etc.,
Et des culottes de piau.
Et des culottes de piau, (bis)
La cérémonie faite,
Et bon, etc.,
Chacun s’alla coucher.
Chacun s’alla coucher, (bis)
Les uns avec leurs femmes,
Et bon, etc.,
Et les autres tout seul.
Cette découverte curieuse prouverait jusqu’à un certain point la culpabilité de Théodore de Bèze, qui voulut alors diminuer par le ridicule l’horreur que causait cet assassinat. Il paraît que l’air faisait le principal mérite de cette ronde.