Le Martyre de l'obèse/II

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Albin Michel (p. 17-32).


II


Ce matin je vous ai rencontré. Vous lisiez votre journal, près du bassin des chalutiers. Une belle matinée d’avril, n’est-ce pas, monsieur ? C’est un grand plaisir que de flâner au printemps, dans un port comme le vôtre, où les voiles de toile brune ressemblent à des socs rouillés ; on n’entend que le bruit des sabots, et le clapotis des barques attachées aux anneaux du quai. Tout le monde semble heureux de vivre. Vous aviez vous-même, ce matin, l’air bien content.

Vous m’avez vu ? Je m’en doutais, mais je n’osais vous le dire… Oui, la personne qui m’accompagnait, c’était elle ! Eh bien, comment la trouvez-vous, monsieur, là, franchement, d’homme à homme ? Ne m’épargnez pas…

Votre silence est un hommage délicat. Et encore, vous ne l’avez vue qu’en passant. Mais il faut la connaître, il faut savoir son visage par cœur ainsi qu’un paysage familier et mille fois parcouru. Si vous la connaissiez bien, si vous la voyiez, lorsque, penchant un peu la tête vers son épaule et fermant à demi les yeux, elle sourit ! Monsieur, quand elle me lance ces regards-là, je tremble, je pâlis, je me demande d’où me vient l’audace de l’aimer. Regardez-moi donc, puis imaginez la tête que je dois faire dans ces occasions.

Elle rit, alors, la chère petite, elle rit de tout son cœur, et plus elle rit, plus je me balance a la manière des dindons. Voilà nos tête-à-tête. N’est-ce pas à faire pleurer une carabine ? Et je me contente de ça, de peur de tout gâter, avec ma grosse voix, mon gros ventre et mes grosses pattes…

Un soir, j’ai failli me jeter à ses genoux. À genoux, moi, hein ? Je crois qu’elle se serait étouffée ! Une dernière lueur d’intelligence m’a sauvé. Mais je l’ai échappé belle.

Il nous reste quelques instants ; je vais vous raconter notre histoire… plutôt, non, je vais vous dire mes raisons d’espérer.

Son mari est un mufle, monsieur ; j’en parle sciemment : c’est un ami d’enfance. Figurez-vous le plus insupportable fat et le pire coureur de jupons qui ait jamais fait la roue devant les filles, un bellâtre à peau blême, ce qu’on appelait, autrefois : une pâleur intéressante. L’œil du bel ébéniste, les tempes grises, la chaussette opulente, enfin tout ce qu’il faut !… Avec ça, rusé, borné, sournois et dénué de scrupules, ainsi qu’il sied aux gens de cette espèce. Vous le savez, n’est-ce pas ? cela ne leur réussit que trop. À force de se croire irrésistibles, ils le deviennent. La présomption d’un individu fier de sa taille et sûr de son tailleur est encore, dans les entreprises amoureuses, le meilleur gage d’un rapide succès.

J’ignore l’envie, soit dit sans nulle vanité, simplement parce que cela est. Les bonnes fortunes d’autrui n’ont point troublé mon adolescence joufflue, et, dès cet âge où mes camarades s’essayaient dans les rôles de jeunes premiers, je m’initiais aux amères finesses de l’emploi de confident. J’en avais le physique. Sans doute est-ce à force de recueillir en ce temps-là des aveux, des soupirs et des larmes, que j’ai pris l’habitude de m’exprimer comme le Parfait Secrétaire des Amants.

N’imputez donc pas à jalousie ce que je vous dis du mari ; n’y voyez qu’une explication dont la suite de mon récit vous montrera, je pense, la nécessité. Si cet homme n’était pas le mauvais sujet que je vous dis, sa femme ne l’eût point quitté, je ne serais point tombé amoureux d’elle, et mes aventures ne m’eussent ni conduit dans cette aimable province, ni procuré l’agrément de vous connaître.

Quoi qu’il en soit, je fus si bien mêlé à l’existence du paroissien en question que, témoin à son mariage, portant la valise jusqu’au marchepied du wagon qui l’emportait en voyage de noce, je devins (comme il fallait s’y attendre) l’indispensable ami de son jeune foyer, l’agréable rigolo, sans qui la lune de miel finirait par sembler fade, celui qui, la mauvaise saison venue, souffle sur les nuages et nettoie l’amoureux horizon des jeunes époux. Regardez-moi bien : je suis cet homme-là.

Cela dura six ans ! Six ans, durant lesquels je recueillis, avec la placidité bouffie d’un bronze sous le toit à clochettes de sa pagode, les confidences du mari et les larmes de l’épouse. Car il va sans dire que mon gaillard n’avait pas tardé à prendre ses ébats.

On peut me rendre cette justice que je faisais bien mon métier de troisième à la paire. Madame se doutait bien de l’inconduite de Monsieur. Pourtant elle dut toujours, grâce à moi, s’en tenir à des soupçons. Elle m’interrogeait fort adroitement ; elle cherchait, non sans adresse, à me faire traverser les alibis de son volage époux. En vain ! Non seulement je ne trahis jamais le secret de ses confidences. Mais, avec un scrupule qui ne m’honore point, je mis sans cesse au service de ses mensonges et de sa débauche la rassurante naïveté de ma grosse figure. Pourtant j’en savais long. Car il appartenait à cette sorte de polissons qui ne peuvent retrousser une cotte sans convier au partage de leur joie toutes les personnes environnantes — à l’exception de la seule intéressée, bien entendu. Cela durerait encore et je porterais, d’un cœur paisible, les paquets et les secrets de la maison, si nous ne nous étions tous trois, un beau jour, mis en tête de voyager. C’est à Londres que commença mon tourment.

Si surprenant que cela puisse paraître aux yeux d’un provincial comme vous — soit dit sans vous désobliger — les voyages ne facilitent point les fredaines d’un mari, j’entends d’un mari qui court le monde entier, avec sa femme et un vieux camarade. Rien ne vaut pour la commodité, l’adultère à domicile, où il reste à celui que l’on trompe la ressource de fermer les yeux. En route, c’est une autre affaire. Les halls d’hôtels, les couloirs de grands express, les galeries de transatlantiques ne laissent rien dans l’ombre…

Bref, un après-midi, au Russel, où nous étions descendus, l’épouse, rentrant à l’improviste dans l’appartement conjugal, se remplit les yeux d’un tableau aussi mémorable qu’imprévu et fugitif. Elle ne se soucia point, du reste, d’en observer les transformations.

L’aspect de son mari, vu de dos, et penché sur une waiting maid dont elle n’aperçut que les minces jambes gainées de soie noire, et un bout de cuisse ni plus ni moins rose que la jarretelle de satin gaufré, cet aspect suffit à la bouleverser. Elle prit sa course, à travers les escaliers de marbre jaune, jusque dans le jardin d’hiver où, sans penser à mal, votre serviteur se livrait à ses travaux ordinaires, c’est-à-dire l’étude comparative et raisonnée du Bass et du Guiness.

Elle s’effondra, tout en larmes, dans un fauteuil, en face de moi.

— Mon ami, mon bon gros… gémit-elle.

Et, ne pouvant achever, elle éclata en sanglots.

On nous observait avec surprise. Vous connaissez les mœurs anglaises ? le peu de goût que l’on a, de l’autre côté du channel, pour les manifestations publiques et pour tout ce qui s’écarte de ce qu’ils appellent : propriety. Je me sentais gêné. Si au moins le mari était venu à mon aide. Pensez-vous ! Le drôle comptait sur moi pour tout arranger et il se gardait bien de prendre livraison du paquet de sottises dont il était, après tout, le légitime propriétaire. J’en héritais, en ma qualité de « bon gros » et, comme il n’y avait pas à se gêner, l’épouse outragée me fit bonne mesure.

Mais attendez la suite !

Cette journée du 10 septembre 1920, que la mémoire des hommes ne retiendra point dans ses fastes, fut pour moi une journée historique. C’est de ce jour-là, à l’heure du thé, que partirent du même coup mon supplice et mon bonheur.

Quand la femme de mon ami eut bien pleuré, elle se tamponna les yeux, tira de son sac à main une petite glace, une houppette, se poudra les ailes du nez, soupira, puis respira profondément, tapota sa jupe, et, me regardant bien en face :

— Venez, dit-elle.

Je la suivis dans l’ascenseur ; au deuxième étage elle me fit arrêter.

— Où est votre chambre ?

Je balbutiai :

— Ma chambre ?… là, à gauche, troisième porte… le 87.

— Le 87 ! venez ! dit-elle encore.

Et, me saisissant impétueusement par la main, haletante, sans souci des regards d’une valetaille qui jubilait en silence, elle me traînait dans le couloir ainsi que, dans le goulet d’un port, un remorqueur tire un navire de fort tonnage. Enfin, nous atteignons le débarcadère, c'est-à-dire mon appartement.

Or, tandis que nous faisions ces quelques pas entre la grille de l’ascenseur et la porte de la chambre n° 87, il se passait en moi ce qui se serait passé en vous, en n’importe quel homme, puisque nous sommes tous des cochons et, pour comble, des cochons vaniteux.

Pour cela, les gros valent les minces et les pelés valent les tondus. Ils se croient tous irrésistibles pour si peu qu’ils puissent penser que l’on en veut à leur peau.

J’ajoute que je ne m’embarrassais guère de scrupules. À parler franc, je n’aime pas l’amour à l’impromptu. Je suis comme le ténor Duprez, auquel les bravos de confiance ôtaient ses moyens. Mais j’étais un autre homme et si complètement transformé que, jetant sur mon âme un coup d’œil introspectif, je ne la reconnus point. Ce n’était plus, monsieur, l’âme du brave compère de comédie, du souffre-douleur complaisant que je vous ai dépeint tout à l’heure. Sous le vaste gilet, mon cœur battait, au rythme folâtre de la bamboche.

Notez, puisque je veux tout vous dire, que l’idée de cocufier mon ami ne m’avait jamais traversé l’esprit. J’étais un compagnon loyal, moins peut-être par scrupule que parce que je ne croyais guère à ma chance. Il est remarquable que les gros hommes, s’ils s’attaquent volontiers aux femmes des hommes très maigres, n’aiment point à se trouver en rivalité avec les individus du format courant.

Bref, je n’aimais pas la femme qui me guidait si résolument vers mon lit de célibataire, et je croyais la connaître trop pour qu’il me vînt d’elle le moindre désir… Et voici que dans une seconde !…


Nous arrivons dans la chambre. Aussitôt je fais le gracieux, je rentre mon ventre, je projette des regards enivrés et je m’avance avec un air si peu ambigu que, du coup, la dame voit où j’en veux venir :

— Eh bien, dit-elle, qu’est-ce que vous prend ?

Je demeurai interloqué. Et je devais avoir une bonne tête, car, avec des yeux encore rougis de larmes, elle se mit à rire, mais de ce rire que seuls ont eu l’avantage d’observer les gros messieurs placés dans une semblable position. J’ai dû pâlir. Cela la calma et même l’attendrit :

— Allons, reprit-elle, vous êtes un bon gros. Vous allez faire votre valise et vous irez m’attendre à la gare de Cannon-Street. Nous partirons ce soir pour Paris. Je m’occuperai de tout. Faites vite.

Je demeurai planté devant elle, les bras ballants, la bouche ouverte :

— Vous ne comprenez pas ?

Je secouai la tête :

— Je veux m’en aller, sans mon mari, vous comprenez, sans-mon-ma-ri, et le seul moyen de l’éviter, c’est de me cacher ici. Je suis certaine qu’il me cherche déjà. Il a préparé sa grande scène, il a composé le visage de circonstance. Mais, cette fois, je n’entendrai pas la pièce. Écoutez bien : il va rôder dans l’hôtel et guetter la porte de son appartement jusqu’au dîner. À ce moment, il descendra. Je filerai avec votre valise. En attendant, partez et prenez votre air le plus naturel… Vous avez de l’argent ?

— J’en ai. Cependant…

— Allez !… À huit heures, Cannon-Street Station, deuxième quai !

— C’est grave, ce que vous me faites faire là.

— N’êtes-vous pas mon ami ?

— Oui, parbleu ! Mais… si je vous aime, moi ?

Elle pencha la tête vers son épaule, ferma les yeux à demi, sourit en me regardant… Je le vis pour la première fois, ce sourire-là. Ah ! la diabolique ! la diabolique et délicieuse créature !…

J’ai lutté, monsieur. J’étais un homme dégrisé, que ne tentait guère la perspective d’une aventure où, les choses allant au mieux, il ne gagnerait qu’une nuit blanche et les aigres reproches d’un vieux camarade. Il me souvient qu’à ce moment je me demandais, avec la plus entière présence d’esprit, par quel vertige j’avais pu céder à la brusque envie de cette femme. Une maîtresse agréable et complaisante m’attendait à Paris. Par ailleurs, je ne me sentais nul penchant pour les bonnes fortunes que l’on paie de sa tranquillité. J’aime mes aises, comme tous mes frères en grosseur, et j’ai avec eux ceci de commun que la gêne m’est insupportable.

Et puis l’amour en cachette !… Il me semble que, si même j’étais fait comme un jeune premier du Gymnase, l’adultère et ses complications ne seraient point de mon goût et ne rempliraient en aucun cas les loisirs de mon existence ! Enfin, s’il faut tout vous dire, j’avais alors — je croyais avoir — le seul goût des belles filles, blanches de peau, brunes de toison, rouges de lèvres et provocantes de croupe, ce qu’on appelle le type bordelais. Telle était, précisément, l’ordinaire compagne de mes jeux, mon affectueuse et facile maîtresse, celle qui, à son tour, après bien d’autres, attendait en joyeuse compagnie et sans impatience mon retour au bercail…

Or, la nerveuse petite dame que j’avais devant moi était blonde et rose, toute en sucre et en fossettes, avec des yeux d’un bleu de pastel. Jolie, certes, et désirable, mais enfin pas mon type. Comment diable avais-je pu ?…

Eh bien, monsieur, vous êtes libre de me croire, les choses se passèrent comme je vous le dis : elle pencha la tête vers son épaule, ferma les yeux à demi, sourit en me regardant… Et je partis.

Je partis. Il pleuvait. Je traversai la Cité comme un imbécile, le dos rond sous l’averse, parlant tout haut dans les rues. Les grands autobus écarlates me frôlaient. Les passants, enveloppés de waterproofs jaunes, se retournaient sur moi,