Le Martyre de l'obèse/VI

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Albin Michel (p. 73-84).

VI

La suite de mon histoire ? Il n’y a pas de suite. Cependant certains détails… Ce sera pour un autre soir, monsieur, un soir que nous serons seuls. Sont-ce pas vos amis que j’aperçois, traversant la place Cantinelli et se dirigeant vers nous ? Ce sont eux. Ils viennent de ce pas vif et posé, avec ces visages studieux où l’observateur reconnaît, aux approches d’un café, un groupe de joueurs de manille.

Que vois-je ? Au bras de l’un d’eux, une dame, une triste dame. Sa légitime, dites-vous ? Bravo ! Cet homme a raison ; il respecte les coutumes. Avez-vous observé que, sur quatre hommes réunis autour d’un tapis de cartes, il en est toujours un que son épouse accompagne ? Un, vous dis-je, un seul, jamais deux ! Pourquoi ? On n’en sait rien, pas plus qu’on ne saura jamais pour quelles causes mystérieuses, invariables et singulières, les gens sans place portent toujours des parapluies, pourquoi les choristes d’opéra répètent avec leur pardessus sur le bras et pourquoi les cuisiniers des hôtels s’ornent la lèvre de moustaches tombantes. C’est comme cela, et nous le devons accepter.

Ainsi votre ami contribue au maintien des bons usages : il nous amène sa moitié. La pauvre ! comme elle baisse le front… La perspective d’une soirée d’ennui dans le brouhaha des soucoupes l’accable par avance. Cela aussi, c’est classique : la femme de votre ami a des sœurs par milliers sur les banquettes de tous les cafés, dans les quatre-vingt-six départements ; ces fidèles compagnes, ayant épluché des illustrés qu’elles connaissent par cœur bâillent à s’avaler les yeux ; puis, suivant leurs natures diverses, elles rêvent du cinéma, du dancing, des draps frais ou du cousin Léon. De temps à autre, l’époux passe le nez au-dessus de son jeu ouvert en éventail : « Désires-tu quelque chose, ma chérie ? » Si elle désire ! Tu le sauras trop tôt, malheureux ; joue ton manillon !

Mais chut ! les voici.

Messieurs, madame… Oui madame, le gros Parisien c’est moi. Garçon, un petit banc !… Moi, messieurs, jouer ? Jamais ! je ne priverai aucun de vous de son plaisir. Faites votre partie. En attendant, nous allons bavarder, n’est-ce pas, madame ?

Et cette ombrelle qui vous embarrasse… Souffrez que je vous en délivre. Vous portez à ravir, Madame, la plus charmante robe d’organdi. Je m’y connais. Bien souvent, il m’arrive de stationner devant les étalages des couturiers ; aussi mon compliment, pour humble qu’il soit, n’est-il pas tout à fait l’hommage d’un profane. Hélas ! je vois à votre sourire qu’il vous toucherait davantage s’il vous était rendu par un cavalier plus décoratif. Ne vous défendez pas ; je sais ce que vous pensez. Un compliment fait toujours plaisir. Encore est-il mieux venu d’un aimable complimenteur. Mais la galanterie d’un gros monsieur n’est guère agréable aux petites oreilles. Bah ! bah ! laissez donc, ne protestez pas, vous savez bien que je dis vrai. Et puis j’ai l’habitude : ni plaire ni déplaire, être tenu à l’écart des jeux du flirt, amuser les coquettes et rassurer les maris, c’est, à présent, notre sort à nous, les trop vastes galants, les bons gros que toutes aiment bien et qu’aucune n’aime tout court.

Tout cela est d’aujourd’hui, madame, tout cela c’est nouveau, soyez-en certaine. Il n’en fut pas toujours de même. Hé ! hé ! si nous avions vingt ans de plus… Je m’exprime mal : s’il nous était possible, comme dans les romans, de nous reporter à vingt ans en arrière, je gage que vous me trouveriez mieux fait !

Oui, madame.

Me permettrez-vous de vous apprendre que l’embonpoint des messieurs se trouvait fort bien porté aux environs de l’Exposition de 1900 ! C’est à ce moment en vérité, qu’il fût à la mode pour la dernière fois. Les tailleurs travaillaient à notre avantage. Le chic n’était pas alors, je vous en donne l’assurance, de montrer des épaules en goulot de Saint-Galmier ! De même que les femmes eussent rougi de paraître plates, les hommes tâchaient de ne pas avoir l’air dégingandés. Jamais la société n’a semblé si bien nourrie ; c’était le prince de Galles, l’appétissant Édouard VII qui donnait le ton, et non pas comme à présent vos danseurs argentins et serpentins. En ces temps bénis, il ne s’agissait pas d’égaler en plate longueur des métèques couleur de laitue ou de plonger dans les parquets luisants des dancings le reflet de jambes échassières. On aimait la rondeur au temps de la Grande-Roue ! Tous vos chéris, mesdames, les Carpentier comme les Charlie Chaplin, n’auraient pas pesé lourd quand les béguins allaient à Caruso et à Paul Pons. C’est de l’histoire, cela !

Ah ! les femmes de 1900 ! Elles ne dédaignaient pas le biceps, les pectoraux, l’encolure. Quand un homme plaisait, elles ne disaient pas de lui, comme vous dites maintenant : « Il a le genre américain ». On disait tout simplement : « C’est un bel homme ».

Un bel homme, cela signifiait : un homme un peu là ; poil vainqueur, gilet bombé, chaîne de montre comme le petit doigt, gibus incliné, œil farce — et fume-cigare en bataille. Cela signifiait qu’un gaillard solide, bon buveur, un peu vulgaire, ne faisait pas peur à des dames fières elles-mêmes d’un corsage ferme et bombé. Elles avaient de la hanche et du téton ! Les médecins ne leur avaient pas encore persuadé que le vin est un poison. Et, quant aux mâles, on admirait partout, même dans les salons, ceux auxquels trois nuits de noce, de débauches et de baccarat laissaient des yeux brillants, un teint rosé et des reins solides…

Vous souriez ! Le passé fait toujours sourire. Mais ce portrait qui vous amuse, ô jeunesse, c’était il y a quelques lustres celui de Don Juan, et tout le monde trouvait cela très bien, surtout les gros messieurs. Ah ! vos gringalets ont pris leur revanche. Mais alors il fallait les voir chez le tailleur ! Il fallait les entendre gémir : « Étoffez-moi ce veston, garnissez les épaules, capitonnez la poitrine… » On voyait, dans les gares, des panoramas de stations balnéaires ou climatériques, célébrant les « cures de développement ». Les personnes pâles se gavaient de pilules. Tout le monde voulait ressembler à Tarride ou à Dumény, qui n’avaient pas ces figures en lame de couteau de votre Signoret et de votre André Brulé ! Et les petits crevés d’alors se donnaient autant de mal, pour s’arrondir, que les enflés d’à présent s’en donnent pour entrer dans les complets étriqués à un bouton sur le ventre.

Je ne dis pas cela pour votre mari, qui est un galant homme et fort bien tourné. Mais une femme doit me comprendre si je prétends que la mode devrait bien changer de temps à autre, pour nous comme pour elle. Chacun son tour, que diable !

Tenez, sous Louis XIV… oui madame, sous Louis XIV, un gentilhomme dépourvu de rondeurs était une espèce de déshérité. Le mot : svelte n’existait pas ; on disait : décharné. Décharné ! Ah ! la juste, la belle, la vengeresse expression. Décharné ! Notez je vous prie, qu’en ce temps-là les mots avaient tout leur sens. Si personne, ni la Cour ni la Ville ne donnait du gracieux, du charmant, du suave aux galants dénués d’ampleur c’est que ceux-ci n’avaient point leur place au temple du goût. En vérité, cette époque glorieuse honnissait les aztèques. Ceux qui donnaient le ton, c’étaient les gens de guerre ; il leur fallait, madame, des cuirasses énormes comme des proues de frégates ; et ils allaient se faire emporter la tête devant leurs carrés, sur des percherons gros comme des muids et boursouflés comme des perruques. C’étaient de beaux militaires et des gens altérés. Souffrez, madame, que je commande de la bière.

Voyez-vous, madame, je vous parle d’une époque où tout le monde était gras, sauf les poètes et les pendus. N’était-ce pas beau, ça ? Pour moi je ne puis regarder un portrait du Roi-Soleil ni contempler son beau ventre bourbonnien, sans que les larmes m’en viennent aux yeux. On ne m’ôtera jamais de l’idée, que c’est le regret de cette mode-là qui décida la vocation royaliste de M. Léon Daudet…

Si j’étais historien… Je sens que vous allez bâiller. Allons, l’historien se retire, et voici l’avocat : dites à vos amies qu’il ne faut pas croire les chats de gouttières quand ils s’en prennent trop méchamment aux gros matous. Vous m’entendez ? Un jour ou l’autre on reviendra au goût des solides gaillards. Je crains, malheureusement, qu’en ce qui me touche il ne soit trop tard…

Je lis dans vos yeux, chère dame, qu’on vous a renseignée. Cela ne m’offense point, au contraire, et c’est tout à l’éloge de votre mari. J’aime ces ménages, où l’on n’a l’un pour l’autre rien de secret.

Voyez-le, cet excellent époux. Il nous sourit. Il voit bien que nous parlons de lui. Cela ne l’empêche pas de bien tenir ses cartes et d’observer ses adversaires. La manille est le soutien du foyer ; si j’étais femme, je voudrais que mon mari y fût de première force, et j’aimerais, comme vous, qu’il me menât au café ; et, comme vous, je sourirais pendant qu’il ferait sa partie.

La sienne, justement, s’achève. J’espère, madame, que nous aurons d’autrefois l’occasion de bavarder, si tant est que vous ne m’ayez pas trouvé trop importun.


J’espère, monsieur, que vous n’y verrez point d’empêchement… Parbleu, vous souriez. Ah ! vous me faites trop sentir que je ne suis pas de ceux dont un jaloux peut prendre ombrage. Ne vous y fiez pas !

Que dites-vous, monsieur ?

Ah ! ah ! votre question me plaît. Je vais y répondre. Commandez à boire. Le temps de bourrer une dernière pipe et je vous tiendrai tête. J’entends la plaisanterie.

Oyez plutôt.