Le Martyre de l'obèse/VIII

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Albin Michel (p. 99-122).


VIII


Nous voici donc seuls, cher monsieur. Ce sont ces soirées-là que je préfère.

Vous raconter mes voyages ? Non monsieur, non. Ce n’est pas qu’ils aient manqué de cette diversité et de cet imprévu que l’on goûte principalement dans les récits de cette espèce. Vous vous doutez bien que la course d’un sphérique tel que moi, poussé par les vents du hasard, d’un pays à l’autre, au-dessus des océans et des frontières, n’alla point sans péripéties.

Pure vérité. Bien que nous ne vivions plus au temps des coches et des postillons, les relais galants ne manquent ni d’imprévu, ni de variété. Le sleeping a ses hasards, et, pour l’agrément pittoresque, le palace d’aujourd’hui vaut bien l’auberge d’autrefois.

Il y eut, c’est certain, dans mon raid de voyageur malgré lui, un convenable mélange de palpitant et de grotesque. On en pourrait, je pense, tirer un film du genre à la mode, c’est-à-dire sentimental et badin, et qui, sur bien d’autres, aurait les avantages de la vérité.

Toutefois, ce n’est pas l’envie de briller qui m’a fait vous prendre pour confident. Non. C’est le besoin que j’éprouve de me consulter moi-même à voix haute, devant un honnête et patient interlocuteur. Jamais, monsieur, je ne vous rendrai grâces comme il faut de votre attention. Mais souffrez qu’à mes remerciements je joigne un conseil et une observation.

Prenez bien garde que ce qui m’arrive pourrait vous arriver. Tous les hommes se valent, au ventre près. Je vous dis que, si vous deviez un jour détaler tout au long de dix mille lieues, devant un mari jaloux, opiniâtre, agile et fort malin, et si, pour vous reposer de vos jours impétueux, vous n’aviez que des nuits obsédées par le rêve lascif et le cauchemar libidineux, je vous réponds que vous ne songeriez pas à tenir un journal de vos explorations.


Une fois — c’était sur les bords du Rhin, dans un pré, par un de ces matins couleur de miel comme on n’en voit se lever qu’au pied de ces burgs rhénans — j’ai brusquement savouré le calice amer de mon infortune. Ce matin-là eût gonflé de soupirs le cou d’un saint de bois… Nous nous promenions, sous des cerisiers tout fleuris de papillotes roses, et la bien-aimée s’appuyait sur mon bras. Des insectes jaillissaient de l’herbe que nous foulions, les eaux du fleuve faisaient un bruit de soie contre les berges ; tout le paysage était rempli de calme et de soleil blond. La belle minute !

Je sentais sur mon bras la douce pression d’une main gantée, je la pris, cette main, pour la porter à mes lèvres. Ma compagne s’alanguissait, se penchait sur mon épaule, je tendais le bras vers sa taille pour la soutenir — hélas !

Nous étions tournés vers la gare de ce gros bourg allemand, monsieur, une gare jaune et vert pomme, avec une porte ogivale de château fort. Cette porte s’ouvrit, laissant passer un homme d’allure dégagée et, si j’ose dire, de coupe bien française. Il portait une casquette de voyage, un pardessus brun, une jumelle en bandoulière, des gants couleur paille. C’était le mari. Il se dirigea, très vite, sans nous voir, vers l’unique hôtel… Devinez la suite ?

Nous avons filé, monsieur, par un raccourci, jusqu’à la gare suivante, à deux lieues de là, d’où nous sommes partis sans bagages, par un train omnibus, vers je ne sais plus quel embranchement de voies ferrées. Il me fallut ensuite une semaine et cent coups de téléphone pour obtenir qu’on expédiât nos malles, nos passeports, la facture acquittée de l’aubergiste, que sais-je ? Vous pouvez imaginer cela.

Mais ce qui ne saurait être décrit, ce fut la brusque transformation de mon amie lorsqu’à nos regards parut son animal d’époux ! Quel changement ! La belle rêveuse, la passagère attendrie, quasi défaillante, s’était redressée. Son front, ses yeux, sa bouche d’enfant, tout son visage prit une expression volontaire, et, en quelque façon, sportive : « Filons ! » dit-elle. Nous filâmes. Et j’ai tout de suite compris (car les gros hommes ont pour la perception de certaines choses une sensibilité de juifs ou de bossus) qu’un précédent irrévocable venait de s’établir entre elle et moi, et que, toujours, toujours, dans les heures de défaillance, dans ces troubles et éphémères instants dont un amant doit savoir faire son profit, l’image de la casquette, du pantalon, de la lorgnette et de la petite gare d’Obervesel se dresserait entre nous.

Hélas ! monsieur, voilà bien de mes histoires d’amour. Ici ou là, toutes se ressemblent. Et qu’importe, je vous le demande, que de semblables tableaux se profilent sur le fond bleu de la Riviera, devant le rideau mouvant du désert ou bien sous l’ouate argentée des fjords ? Croyez-moi : le cœur humain est insensible aux variations du thermomètre. Ce que je vous raconte est de toutes les époques et de tous les continents. N’y eut-il pas toujours, et en tous lieux, des bonshommes pas malins, bernés par des femmelettes pas méchantes ?

Auriez-vous l’ingénuité de croire que les femmes et l’amour subissent l’influence des climats ? Chansons, monsieur, chansons ! C’est sous le ciel de l’Italie que j’ai reçu en plein visage les plus jaillissants éclats de rire de cette douce personne. Votre M. Paul Bourget en a de bonnes. Je voudrais le tenir un moment, là, entre quatre yeux, et lui demander où il a vu ce qu’il nous raconte dans ses bouquins. L’Italie, ah ! là là !

Mince avantage, monsieur, que celui de promener un amour déçu aux quatre coins de la terre. Il faudrait être plus stupide qu’un mulet d’excursion et plus mal renseigné qu’une agence de tourisme pour garder une âme de touriste dans de pareilles conditions. J’ai parcouru le monde avec un bandeau sur les yeux. Vous en doutez ? Je suis sûr que vous m’enviez ; vous vous dites : « À sa place, j’aurais tout de même profité de l’occasion et, puisqu’il n’en coûtait pas davantage, j’aurais, faute de mieux, possédé l’univers. » Peut-être me prenez-vous pour un sot. Sur ce point, vous pourriez avoir raison. Mais pour ce qui est des plaisirs du voyage, non. C’est plutôt à moi de vous envier. Vous croyez, c’est certain, au plaisir de courir le monde. On vous a fait croire qu’il y a, de l’autre côté de la mer et à l’autre bout des tunnels, quelque chose de merveilleux et d’attirant comme une peinture à demi effacée ou comme une musique que l’on entend mal. Vous le croyez, et vous croyez aussi probablement qu’il suffit de passer la douane pour vivre d’une autre vie. Les heureuses gens qui n’ont pas voyagé ressemblent aux pèlerins d’autrefois, qui, posant le pied sur la terre étrangère, s’étonnaient d’y trouver des maisons semblables à leurs maisons et des champs où l’herbe croissait verte comme l’herbe de leur pays.

Heureux homme ! Écoutez… Mais buvons d’abord.

Ne voyagez pas, monsieur, il ne faut pas voyager. Je sais que vous avez l’imagination vive. Mais seriez-vous plus inapte à former de beaux songes que ne l’est un ministre de l’Agriculture ou un ingénieur des poudres, je vous dirais encore : « Ne voyagez pas, conservez intacts, emportez dans votre tombe les tableaux ensoleillés, tout pleins de coupoles, de ponts, de palais, de navires, de canaux, de cortèges et de fumées, qui s’éclairent devant vos paupières closes, quand vous prononcez le nom d’une cité lointaine et pleine de prestige… » J’en puis parler, moi, le ballon captif de l’amour baladeur, qui ai jeté l’ancre dans toutes les capitales ! Restez chez vous, laissez mentir qui vient de loin, et tenez pour sincère l’avis que vous donne le plus expérimenté des touristes.

Celui qui vous parle a subi le supplice des paquebots, des wagons-lits et des Anglais. Moi, l’homme des nuits montmartroises, le couche-tard endurci, j’ai dû insérer, dans les cabines des transatlantiques, mon pauvre lard harcelé par une incessante privation de sommeil. Des ladies plates et glapissantes, qui se levaient avec l’aube, me jetaient par leurs cris au bas de la couche où je venais à peine de m’endormir. Dans les hôtels c’était pis encore. Là, les maris et les frères de ces dames entreprenaient chaque jour, dès le matin, ces championnats de claquements de portes qui sont dans l’univers entier les plus remarquables manifestations du tact et du savoir-vivre anglo-saxons.

Ah ! cette existence des grands hôtels, tous les halls construits de Stockholm à Ispahan par le même architecte et l’éclairage toujours le même sur les mêmes gueules de rastas, faites en séries, comme ces colonnes, ces verrières et ces tables d’acajou !

Et les visites aux antiquaires, monsieur, d’où je revenais avec des petites tasses entre mes grosses pattes gantées… Me les a-t-elle fait renifler les poussières de la brocante… Chère gosse ! Et combien de fois m’a-t-elle fait asseoir chez les modistes des capitales, chez ces Irma et ces Paulette, qui se disent toutes de Paris… ni plus ni moins que les gentilshommes cabaretiers répandus sur la croûte terrestre, afin que tous les étudiants, tous les placiers et tous les matelots du monde puissent se faire une petite idée de Montmartre.

Les peuples se ressemblent surtout par leurs plaisanteries. J’en puis parler. Je sais, mon ami, comment on raille l’obésité dans toutes les langues. Un ventru, ça ne peut être que rigolo, et il n’y a pas sur terre un seul pays où l’on n’ait trouvé un sobriquet pour nous l’accrocher à hauteur du nombril. En Angleterre on dit Big-Ben, en Allemagne : fettleibig, en Hollande : dick vent. L’Italien nous surnomme pingue ou boccale, le Portugais : baricca, l’Espagnol : barrigudo, l’Arabe : tak-r’hinn, le Russe : tolstopouzeï, le Hongrois : protrohos, le Turc : buïuk quàrinlu, le Chinois : pang-jên. En latin — oui, monsieur, j’ai été moqué en latin, par les valets ecclésiastiques du Vatican, dans les antichambres de la Curie, où m’avait conduit je ne sais quel caprice de mon amie — en latin, cela se dit venter obesus.

Ah ! les phrases que tous ces coquins me lâchaient dans le dos ! J’en devenais enragé. Heureusement, le mari survenait toujours à temps. Nous bouclions nos valises, et en route. Il y avait, dans notre itinéraire, quelque chose d’un peu fou. Nous passions, par exemple, le printemps au pays du soleil et nous trouvions ailleurs de froids débuts d’été ; cela nous faisait vivre au rebours des gens et des saisons ; je confondais l’emploi du chapeau de paille et du pardessus. Je débarquais avec mon ombrelle sous des pluies battantes ou bien le soleil faisait de mon imperméable une chose puante et gluante ; tandis que les naturels se gardaient des insolations, je passais mon temps à éternuer, et vice versa.

Avec cela, les impressions se bousculaient dans mon esprit. Je pense à notre premier voyage, celui dont je vous ai parlé le soir où je vous fis la confidence de mon aventure… vous savez bien, le voyage en Orient… Ah ! l’Orient, monsieur, une poignée de confetti qu’on reçoit dans les yeux, alors qu’on n’a même pas débarqué, et que la chaloupe aux rameurs coiffés de turbans danse sur la mer. Une poignée, deux poignées de confetti ! La première là-haut, dans le soleil, sur les pierres du quai, où se débattent les mille bras nus et rôtis des Arabes, dans le fouillis des galabiehs, des tarbouches et des sandales. La seconde vous la recevez en bas, dans le flot battant des brise-lames, dans cette eau frétillante où se dispersent des braises roses, des écailles dorées, des cassures d’ardoise et des morceaux de ciel. Si mon aversion pour les voyages devait fléchir un jour, ce serait en souvenir de ce pays-là.

C’est là-bas que j’ai connu toutes les rigueurs et les heureuses surprises du fanatisme culinaire. Quand vous avez une fois avalé, par mégarde, un hachis au suif de kébab, c’est un goût que vous n’oubliez jamais. Rien que d’y penser, monsieur, il faut que je m’essuie la langue… Mais il y a les crèmes à la rose. Ah ! ah ! les crèmes à la rose, oui, qui vous font couler dans la bouche les fontaines et les ruisseaux d’un jardin persan…

D’ailleurs, l’arrivée du mari vint bientôt mettre fin à mes expériences. Je me souviens encore de l’instant où j’appris son arrivée au Caire. C’était par un soir torride, au bar du Shephaerd’s. Devant le comptoir d’acajou, il y avait un colonel anglais ivre à tomber, un juif cairotte en habit, deux Russes inexplicables et deux autres Anglais dont l’un ressemblait à Pickwick adolescent. Ce cosmopolis buvait sous les ordres d’un barman italien qui parlait un si grand nombre de langues qu’il les confondait toutes.

Mes précautions étaient prises. Dès que l’homme que nous fuyions montrerait son nez, on devait me prévenir. Ce fut un domestique barbarin, en robe blanche ceinturée de rouge, qui se jeta sur moi, dans le bar, pour m’annoncer que le « missié » venait d’arriver, qu’il occupait la chambre n°214 et faisait sa toilette… Quelle fuite ! monsieur ! Nous riions cependant, elle et moi, comme des enfants, dans la victoria qui nous emportait vers Mena House, au pied des pyramides. Un jeu, mon bon monsieur, c’était un jeu, un vrai jeu de femme, dont la mâtine se régalait sans la moindre pudeur. Elle prenait, à voir courir ses deux coqs, le maigre chassant le gras, un plaisir enfantin et compliqué que nous autres, hommes, ne pouvons pas comprendre…

Les pyramides, les bédouins, les chameaux couverts de tapis, les petits ânes et leurs bâts à pompons, j’ai vu tout cela à travers le flot de sueur qui me coulait du front dans les yeux, par-dessus le pauvre barrage des sourcils. Quelle lumière ! quelle chaleur ! J’ai fait là, les pieds dans les sables du désert de Lybie, d’étonnantes observations sur la propriété qu’a le saindoux de se liquéfier et de reprendre corps. Le soleil me posait aux cuisses et aux omoplates des briques de four ; les maigres Arabes me regardaient cuire à grand feu. Je souffrais en silence, par fierté ; mais j’étais si malheureux, que je m’étonnais qu’à la vue d’un si injuste martyre le sphinx ne se dressât point sur ses pattes de derrière.

Le mari retint le soir même, par téléphone, une chambre à Mena House. Un portier que je comblais de bakchiches me l’apprit à temps. Nous eûmes la bonne idée de nous enfuir en tramway, mêlés à la foule bariolée des fellahs et des étudiants arabes. L’autre, qui accourait en auto, nous rencontra sans nous voir… Une heure plus tard, le train nous emportait vers la mer. Le mari était sur nos talons. Mais, par chance, nous trouvâmes place sur un courrier d’Extrême-Orient qui relâchait pour quelques heures à Port-Saïd. À l’instant où l’on relevait la passerelle une victoria, attelée de deux chevaux qu’un arbagui fouettait et injuriait, fit son entrée sur le quai Halbas-Hilmi. Notre homme s’y tenait debout, furieux, sa valise à bout de bras. La voiture s’arrêta près du bord, au milieu des bruns portefaix. Déjà le navire virait avec lenteur. D’un coup d’œil, l’animal nous reconnut parmi les passagers alignés tout au long des bastingages. Jamais, depuis des mois, nous ne nous étions entreregardés de si près : trois mètres d’une eau huileuse et profonde nous séparaient, mais le bateau enroulant ses amarres mouillées se trouvait aussi loin de lui que si, déjà, nous touchions à Syracuse. Il était hors de sens, comme enragé. Il dansait d’un pied sur l’autre en criant de toutes ses forces. Je crois bien que je n’ai, de toute ma vie, été insulté avec un pareil entrain. Les Arabes du port riaient ; les voyageurs du bateau riaient et je pris le parti de rire avec eux.

Nous cinglâmes, l’idée que j’allais vivre enfin quelques jours sans me retourner sans cesse me combla d’un bonheur nouveau. Les joues réjouies par le vent du large, je passai mon temps sur le rouf, tandis que la chère gosse, en béret à pompon et blouse de traversée, fatiguait le piano du bord et que d’atroces Anglaises appuyées sur les cavaliers à gueules de clergymen tournaient au rythme luxurieux des tangos et des shimmys.

Trois jours plus tard, nous apercevions le Vésuve. Une économique fumée s’en échappait, pour fondre aussitôt dans un ciel peint à neuf. Nous ne traînâmes pas dans Naples, où nous vîmes cependant l’extraordinaire spectacle d’une mendiante, qui avait appris à dormir les mains ouvertes et tendues. Ce miracle ne suffit point à nous retenir. Un piroscafo des messageries italiennes était attendu, apportant notre gaillard. Nous étions à Venise quand il mit pied sur le quai du Porte Mercante.

Venise… j’ai bien cru que je touchais au but. Un soir, surtout, dans le silence mat d’un carrefour d’eau, elle s’appuya contre mon épaule. Je n'ai qu’à fermer les yeux pour revoir cela. Une petite mercerie plongeait dans la calle des reflets multicolores qui se tordaient au fond de l’eau et fondaient comme un sucre de clartés. La lune éclairait des façades de crème malade, où des linges pendaient. On voyait passer au loin de petites lueurs vertes, et notre passage battait d’un invisible clapotis, les marches des palais. Mais je fis un mouvement, et la gondole bousculée se mit à danser en assenant sur l’eau de la calle des claques retentissantes. Le charme était rompu.

Furieux, je regagnai ma chambre du Danieli, et, le lendemain, ma compagne jugea prudent de gagner un moins troublant séjour. L’austère Helvétie nous reçut. Nous n’y pûmes demeurer. Notre homme trouvait là, dans la police privée, une trop habile auxiliaire. Je vis le moment où il allait non seulement nous atteindre, mais nous devancer.

Sans compter que nous ne voyageâmes jamais à loisir. Toujours la crainte d’une surprise. Vous pensez bien qu’il ne prenait pas la peine de nous annoncer par dépêche l’heure de son arrivée. Cette attente nerveuse nous faisait des âmes de caissiers fugitifs. Le pas incertain, le regard en coulisse, nous foulions distraitement le pavé des capitales. Malgré son angoisse, ma compagne prenait une espèce de plaisir à dépister notre infatigable et diabolique poursuivant. Quant à moi cette galopade de cinéma me faisait suffoquer de colère. Dix fois par jour, je grommelais que, puisque tôt ou tard nous devions nous laisser surprendre, mieux valait en finir tout de suite, paroles dont l’unique résultat fut d’effrayer un peu plus la pauvre enfant. Elle ne voulait plus sortir. Nous en vînmes à vivre enfermés dans nos appartements, le nez aux carreaux comme si nous subissions en tous lieux d’interminables semaines de pluie.

Que vous dirai-je ? Après un pays, c’en était un autre, puis d’autres encore. Je finissais par plaindre le mari comme si nous le traînions de force à notre suite, au lieu de galoper devant lui. Oui, je le plaignais. Certes, devant sa femme, je ne me faisais point faute d’attribuer à sa persévérance le mobile le moins flatteur, celui de l’orgueil blessé. Je ne pouvais tenir un autre langage. L’amour et l’équité ne sont point mêmes choses. Et ce n’était pas après deux cents jours de tracas, de fureur et de concupiscence que j’allais dire à l’objet de mes désirs : « Madame, votre époux vous adore et je suis venu de Stockholm à Port-Saïd, avec ma valise et ma couverture de voyage, à seule fin de vous réconcilier, d’atténuer vos torts respectifs et réciproques, de vous bénir en répandant des larmes et de tenir à votre chevet une chandelle dont vos soupirs énamourés feront vaciller la flamme. »

Hein ? voyez-vous cela ?

Mais au dedans de moi je plaignais mon opiniâtre rival. Je me disais qu’aux tourments d’une vie errante la jalousie venait en lui s’ajouter. Peut-être me trompais-je. Mais l’indifférence aux maux d’autrui n’est pas mon fait.

Toutefois, cette pitié que j’éprouvais pour le mari n’entamait point ma résolution de le faire cocu. Le cœur humain a de ces contradictions que les psychologues expliquent à merveille — en quoi ces spécialistes perdent leur temps et leurs lumières, car les hommes se moquent complètement de savoir les raisons de leurs absurdités.

Voici que je fais des maximes. À ce trait vous pouvez juger que l’heure s’avance et qu’il est temps d’aller dormir, non sans avoir lampé le dernier des derniers.

Et moi qui vous refusais de parler de mes voyages ! Voyez-vous, monsieur, les voyageurs sont comme les chasseurs et les anciens militaires : il ne fait pas bon les hisser sur leurs dadas.