Le Martyre de l'obèse/XIX

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Albin Michel (p. 213-220).

XIX

Hier, regagnant mon lit, à l’hôtel du Faisan, j’ai vu passer un rais de lumière sous la porte de mon amie. Je toussai en passant. La porte s’ouvrit ; on m’appela.

Monsieur, elle était debout, accoudée à la cheminée en peignoir de soie, ses beaux cheveux déroulés sur ses épaules. La glace réverbérait son profil à contre jour. Pour me voir entrer, elle penchait la tête ; elle souriait et je n’apercevais de ses yeux qu’un petit trait noir, sous le cerne bleu de ses paupières. — Je vous attendais, dit-elle. Comme vous rentrez tard…

— Que se passe-t-il ?

— Rien ; je vous attendais. Je suis si seule !…

— Je vous croyais couchée…

— Venez près de moi. Asseyez-vous.

J’ignore si, connaissant mon histoire, la suite vous étonnera. Quant à moi, j’en demeure confondu. Monsieur, la femme que j’idolâtre est une petite carne. Et je pèse mes paroles.

Elle me fit asseoir, et non pas dans un fauteuil, mais sur un petit canapé, dans le coin, le plus faiblement éclairé de la pièce où je m’amoncelais en roulant de gros yeux. Aussitôt, elle vint se placer à côté de moi.

De quel parfum s’était-elle imprégnée ? Je crois qu’un parfumeur, fut-il Arabe, voire Syrien, se consumerait les narines, à force de renifler, sans démêler le secret de ce baume-là ! Un saint en aurait perdu la tête. Que dis-je, un saint ? Un eunuque ! Vous pouvez imaginer l’état où je me trouvais, moi, dévoré d’amour, seul avec elle, à minuit, dans un hôtel où tout dormait de l’heureux sommeil provincial. La coquette s’arrangea de toutes manières pour me rendre fou. Il y a des choses qu’un galant homme ne saurait exprimer autrement que par allusion. Je dirai seulement que, dès le début de cet entretien, ma vue ne fut pas moins comblée que mon odorat.

Par l’échancrure de son peignoir, qui était couleur de printemps, mes yeux plongeaient vers le demi-jour d’un vert ambré, où ses seins palpitaient ainsi que deux oiseaux sous un transparent rideau de feuillage. Ce que je voyais m’aidait à imaginer le reste, tandis que, chauffé par l’ardeur secrète de son corps, le parfum de la bien-aimée s’exhalait avec plus de finesse et de force capiteuse.

L’homme est ainsi fait que ses sens, malgré lui, se piquent entre eux d’une constante émulation. La vue se réjouissait, l’odorat se délectait ; le toucher voulut bientôt sa part en affaire. J’allongeai doucement le bras, le long du canapé. Ma main contournait une épaule demi-nue ; bientôt, avec une tendre douceur, je tâtais, sous la soie, l’un de ces objets que la nature a moulés, croirait-on, pour remplir la main d’un honnête homme.

Pour un succès, ce fut un succès. La gifle qui me tomba du ciel me fit non seulement voir trente-six chandelles et lâcher prise, mais sauter sur mes jambes, ainsi qu’un donneur tiré d’un rêve voluptueux par un seau d’eau ou par la poigne d’un agent :

— Madame, dis-je en me tâtant la joue, voilà un soufflet que je n’attendais pas !

Cette imbécile réflexion eût fait la joie d’une partenaire moins enjouée. Quant à ma voisine, elle se renversa sur le canapé en riant aux larmes. Elle me montrait du doigt, puis prenait sa poitrine à deux mains sans pouvoir rattraper son souffle. Elle y mit tant de cœur qu’à la fin son hilarité me gagna. Et je me mis à pouffer comme elle, sans avoir les mêmes raisons. Cela dura un petit moment ; après quoi, nous nous trouvions debout l’un en face de l’autre, dans cet état de lassitude et de tristesse qui suit également les excès de l’amour et les convulsions du rire.

— Allons, c’est fini, asseyons-nous, dit-elle.

— Non, répondis-je d’un ton décidé. Je rentre chez moi ; pour ce soir, je vous ai, j’espère, assez amusé.

Elle prit son air sérieux, arrangea sa coiffure et donna quelques pichenettes aux dentelles de sa robe d’intérieur.

— C’est bien, dit-elle, à la fin. Je ne vous attache pas, mais je vous trouve bien susceptible.

J’ouvris la bouche pour me récrier. Mais elle continuait vivement :

— Vous êtes extraordinaire ! Je vous demande de passer quelques instants près de moi… dans ma chambre, cela pour la première fois. Aussitôt vous vous conduisez comme un hussard. Cela vous ressemble si peu, mon cher, que j’ai été surprise et que, ma foi…

— Oui, grommelai-je, cela me ressemble peu. Mais je suis las, au bout du compte, de cette vie que vous me faites mener, las d’être un bonhomme de baudruche qu’une coquette emporte dans ses bagages et dont elle tire pour se désennuyer des soupirs et des plaintes. Je me dégonfle, belle dame, je me replie et me réexpédie moi-même à Paris, où j’irai, une bonne fois, me renfermer dans ma propre boîte.

En parlant ainsi, je m’éloignai de quelques pas et je saisis mon chapeau.

— Et cet homme ose prétendre qu’il m’aime, murmura-t-elle.

Je ne répondis rien. À ce moment, je m’en flatte, mon parti était pris : en finir une bonne fois avec une histoire qui, de jour en jour, me plaçait dans une posture plus déraisonnable et plus humiliante, Il était une heure du matin… un train partait à trois heures pour Paris… Elle lut, d’un seul regard, mon projet dans mes yeux.

— Restez, dit-elle.

Je fis un pas vers la porte.

— Restez, si vous m’aimez !

Je me retournai. Elle s’était avancée vers moi et elle se tenait très droite, au milieu de la pièce, sous la lumière du plafonnier. Son air me surprit. C’est ordinairement, vous ai-je dit, une drôle de petite femme, tout en rires et en frisettes, une vraie gosse qui, lâchant son mari et abandonnant ses malles dans un hôtel de Londres, n’avait tout de même pas oublié la poupée qu’elle traîne partout et qu’elle couche à côté d’elle, dans son lit. Je ne la reconnaissais plus. C’était une femme sérieuse, presque grave, qui me regardait posément et qui répétait :

— Restez, si vous m’aimez.

Je haussai les épaules. J’étais à ce point où un homme n’en croit plus ses yeux. Toute ma nigauderie dans cette aventure, ma vie de six mois, m’apparaissaient en pleine clarté comme un tableau où la naïveté du détail ne nuisait à rien, je vous en donne mon billet, à la superbe absurdité de l’ensemble. Derechef, je haussai les épaules et j’ouvris la porte.

Je sentis alors une petite main me saisir nerveusement par le poignet. Mon chapeau tomba. Je me penchai pour le ramasser. Aussitôt elle me jeta autour du cou ses bras parfumés, se haussa sur la pointe de ses mules et, très vite, me posa sur la bouche ses lèvres brûlantes. Après quoi elle me roula dehors, d’une poussée, comme un tonneau.