Le Martyre de l'obèse/XXII

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Albin Michel (p. 235-242).

XXII

Posez là cette valise. Revenez à minuit lorsqu’on fermera le café… oui, mon garçon, je prendrai le train de trois heures. Vous pouvez vous retirer.

Monsieur. Je suis content de me trouver seul, afin de vous faire mes adieux et mes dernières confidences : ce ne sera pas long. Après cela, vous n’entendrez plus parler de moi, jamais.

Tel que vous me voyez, ce soir, je suis un autre homme et, sans vanité, un homme comme il y en a peu, car je me vois tel que je suis. Cela n’est pas gai… Tout autre que vous ferait des gorges chaudes de ce que je vais vous raconter. Écoutez cela.

Elle dort, monsieur, sur un oreiller trempé de ses larmes et je m’en vais sans l’avoir prise quand elle s’est offerte à moi ! N’ouvrez pas ainsi les yeux. Je vous dis une chose humaine et vous allez voir que cela ne pouvait pas se passer autrement.

Elle est entrée dans ma chambre à cinq heures de l’après-dîner. J’allais sortir. L’état où je me trouvais, vous le connaissez. Cela s’était seulement aggravé, et à ce point que j’envisageais toutes les possibilités, y comprise celle d’un viol. Oui, j’en étais là lorsqu’elle parut.

Elle portait une robe de tennis blanche, avec une blouse de marin, fermée par des boutons de nacre, un petit béret en molleton, une ombrelle. Il n’y a qu’un instant de cela. Mais je sens que le détail ne m’en échappera jamais, et que ma vie entière n’en usera pas en moi le souvenir. Quand elle eut elle-même refermé la perte et tiré les rideaux, je la vis poser sur un guéridon au fond de la chambre, son béret, son ombrelle, son sac à main. Du bout des doigts, elle fit bouffer ses cheveux sur les tempes, me regarda longuement, puis, toujours sans un mot, elle commençait à se dévêtir. La blouse ôtée, ce fut bientôt fait. Sa jupe en effet, ne tenait sur les hanches que par trois pressions. Ce fut un éblouissement. Je dus m’appuyer sur le pied du lit. Je tremblais : je dus pâlir d’un coup, changer de couleur comme un acteur sous un changement de lumière au projecteur.

La femme que j’aimais était en chemise devant moi. Mon regard fixe la gênait ; elle ne faisait plus un mouvement et tenait, par contenance, sa poitrine à deux mains.

Trois rais de soleil entraient par les fissures d’une jalousie, et l’un d’eux, dardé au centre de la pièce, contre le corps de mon amie, lui appliquait sur les hanches et sur la croupe un caparaçon d’or. Il faisait très chaud, dans cette chambre d’un luxe vieillot et calfeutré ; et le parfum qui rôdait, portait vers moi, dans l’air immobile, une odeur de femme blonde, tandis qu’un épais silence nous encourageait au plaisir.

Je la désirais tellement qu’à la voir ainsi, devant moi, à portée de ma main, j’éprouvais une convoitise presque animale, un besoin d’elle qui me séchait la bouche et m’enfiévrait ainsi que doit le faire au pèlerin assoiffé l’approche d’une murmurante oasis. Mes mains tremblaient et je me sentais des piqûres à la racine des cheveux. Par un miracle de l’amour, j’éprouvais le trouble inoubliable et délicieux du collégien qui, avec l’aide d’une amie de sa mère, va couronner ses études.. À mon âge, monsieur, et après quinze ans de bars, de petites cabotes et de restaurants nocturnes ! Ah ! la belle minute !

Par malheur, les femmes même en chemise ne connaîtront jamais le prix du silence. Celle-ci parla ; et non point pour me vanter son passé, jusqu’alors irréprochable, ni pour appréhender que je ne la méprisasse ensuite, ni pour m’adjurer de l’aimer jusqu’à la mort. Cela ne m’eût point étonné ; je m’y attendais, mes réponses étaient prêtes, bien en ordre ; déjà je pensais jeter à l’assaut du dernier réduit les irrésistibles serments, le bataillon de choc des promesses éternelles… Soudain, j’entendis la voix de la bien-aimée. Et cette voix murmurait :

— Sois heureux, mon gros !

Pas un mot de plus. Pas un mot de moins.

De même qu’il suffit d’une brève ondée pour éteindre l’incendie qui dévore une forêt, de même, cette petite phrase de rien du tout mit fin, dans l’espace d’un soupir, à l’embrasement d’un citoyen du poids remarquable et contrôlé de cent sept kilos huit cents.

Une seconde, pas davantage ! J’étais refroidi. Ce « mon gros » avait tout gâté ! Oh ! non pas, assurément, que ces mots eussent touché le point sensible de mon amour-propre. Ne me croyez point si sot ! Mais ils m’avaient, hélas ! tout à coup rappelé au sentiment de ma disgrâce ; une clairvoyance malencontreuse me montrait, comme je l’eusse pu voir au fond d’une glace, mon propre individu dans l’appareil de la volupté ; je me voyais en imagination dépouillé d’un ajustement destiné à dérober ce qu’il se pouvait de mon ampleur aux regards d’autrui. Enfin, je redoutais la surprise de mon amoureuse — et son rire donc ! — à la vue d’un caleçon mauve, tendu à craquer sur les sphères bouffonnes de ma panse et de mon postérieur.

Voilà pourquoi je reboutonnai très vite mon gilet ; et, en trois pas, sans un mot, je quittai la chambre.

Tout est fini. Jamais une femme ne pardonne un affront de ce genre. Peut-être, si je ne craignais de la blesser davantage, lui écrirais-je pour lui apprendre la vérité. Elle ne la comprendrait point. Ne vaut-il pas mieux qu’elle me croie un peu fou ? C’est toujours, au demeurant, la punition de ceux qui se montrent trop raisonnables.

Maintenant, monsieur, nous allons nous séparer, pour toujours. Je ne viendrai plus m’asseoir à votre côté. Quel regret pour moi. Voici l’heure, justement, où votre café des Trois-Maures me plaisait le mieux. Il ne reste, sur les banquettes en ottomane, que des personnages bien sympathiques.

Tel est ce fumeur que l’on voit de profil, et qui semble gonfler un ballon bleu ; tels sont, à la table infernale, entre les colonnes, les coqs de la ville, ces trois jeunes gens qui dévisagent, avec une naïve hardiesse, les voyageuses de passage, les belles inconnues. Telles sont encore vos deux patientes courtisanes : Emma, qui, avec une extase d’oie gavée, écoute parler son ami, l’adjudant ; et Margot, aux bandeaux poétiques, qui boit de l’éther et découpe les feuilletons du Petit Journal. Tel est enfin le rédacteur du Démocrate, rose comme une praline, et sa femme, blanche comme une dragée.

Ah ! voici le premier coup de minuit. Comme chaque soir, le garçon fait, sur le plancher, des huit avec son arrosoir, et le sommelier qui le suit, armé d’un balai, les efface soigneusement. Voilà l’image de la vie !

Garçon, un dernier bock. Quoi ? la bière est fermée ? Tant mieux ! cela me fera moins de mal…

Au revoir, monsieur. Si vous passez par Paris, sonnez chez moi : voici ma carte.

Si nous ne nous revoyons plus jamais, ne gardez pas de moi un trop mauvais souvenir. Soyez heureux. Au revoir, au revoir… Et ne raillez pas les gros hommes.

FIN