Le Massacre des Amazones/Grosses chevilles/Daniel Lesueur

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Chamuel, éditeur (p. 62-72).

Mlle Jeanne Loiseau fait semblant de se cacher derrière un nom d’homme. Mais, lorsque Galatée ne réussit pas à se laisser apercevoir dans sa fuite, elle écarte elle-même le feuillage des saules trop protecteurs : Daniel Lesueur fait mettre devant ses poèmes son sourire de femme et son accoudement de penseuse. Daniel Lesueur est une travailleuse : outre des vers auxquels les parnassiens trouvent quelque mérite technique, elle a publié des romans irritants, elle a donné un drame à l’Odéon, un autre au Théâtre Féministe. Enfin elle a traduit Byron et Sterne, et elle chronique assidûment à la Fronde.

Il ne convient pas de la juger sur ses besognes de traductrice ou de journaleuse. Le théâtre d’une époque où les hommes, n’ayant aucune foi commune, ne peuvent ni rire ni s’émouvoir des mêmes choses profondes, est nécessairement un artifice superficiel et méprisable. Quand un écrivain a fait autre chose, j’ai l’indulgence d’oublier ses machines scéniques ; de cette pitié, je suis récompensé parfois par quelques beautés plus longuement savourées, toujours par de l’ennui évité.

Les romans de Daniel Lesueur appartiennent à un genre grossier qui passe pour élégant et que la critique n’a pas encore étiqueté : le feuilleton mondain. Il y a diverses populaces intellectuelles que servent des feuilletonistes également méprisables. Jules Lemaître lui-même admet que les Richebourg de nos concierges valent les Georges Ohnet qui flattent la vanité et la curiosité bébête des bourgeois ; et l’Académie française couronne indifféremment les uns et les autres. Les « gens du monde » portent d’autres cravates que les négociants de la rue du Sentier et ont soin de se baigner plus souvent ; mais leur sottise intellectuelle, plus satisfaite, n’est pas moindre, et les Henry Rabusson qui travaillent pour eux, malgré un métier différent et des prétentions plus grandes, ne peuvent passer pour des artistes qu’aux yeux de leurs ineptes clients. La sottise foncière des snobs qui se disent artistes ou lettrés est servie aussi par des feuilletonistes qui, à cette clientèle insuffisamment payante, ajoutent celle de quelques demi-mondaines. Mendès n’est-il pas le feuilletoniste des imbéciles de lettres nés vers 1845 et Paul Adam celui des esthètes de trente ans ? Le fécond Saint-Georges de Bouhélier, qui deviendra de plus en plus Lepelletier, me paraît destiné à tenir l’emploi chez nos plus jeunes nigauds.

Voici la formule d’après laquelle la maison Daniel Lesueur fabrique le feuilleton mondain. Un problème — le plus souvent ce que nos juristes appellent une question d’état — est posé. On espère nous y intéresser par des moyens puissamment nouveaux : le bonhomme dont la situation a quelque chose de louche est merveilleusement beau, merveilleusement élégant, merveilleusement héroïque, merveilleusement intelligent, merveilleusement amoureux et merveilleusement aimé par une jeune fille non moins merveilleuse. Bien supérieur aux ingénieurs et aux maîtres de forges de M. Ohnet, il porte le pantalon rouge de l’officier d’avenir. Lentement, par des artifices savants et idiots, on nous entraîne à une solution du problème. À peine la croyons-nous certaine, qu’on nous inquiète de nouveau. On nous mène sur une autre voie et, dès que nous marchons d’un pas assuré, on nous indique que nous faisons peut-être fausse route, on nous démontre que nous faisons sûrement fausse route. Et recommence pendant trois cents pages et plus le jeu fuyant et énervant qui nous entraîne à la conquête de rien, comme les coquetteries engageantes et refuseuses de quelque Bélise. D’ailleurs, j’avertis les vrais amoureux des Bélises — il y en a — qu’ils finiront par avoir satisfaction, et qu’après bien des agaceries et des reculades, bien des aguichements et des fuites, ils atteindront le dénoûment heureux où les jeunes officiers distingués épousent les héritières riches de beauté, d’intelligence et d’argent. Voulez-vous que nous nous amusions et nous irritions un instant à une de ces anecdotes élégamment grotesques ?

Le lieutenant Jean Valdret, une perfection mâle, aime une perfection de sexe différent, Mlle Odette de Ribeyran, fille du colonel de Jean. Hélas ! cet admirable garçon est sans fortune et — obstacle poétique et nouveau — on ignore qui peut bien être son papa.

Cependant les choses, semble-t-il, pourront s’arranger, car le colonel estime son subordonné pour qui Mme de Ribeyran a une affection et une admiration maternelles. Mais voici que des indices légers, bientôt corroborés par de graves indices, désignent le colonel comme le père de Jean. Diable ! un inceste en perspective ; voilà qui est excitant. Demandez plutôt à Mendès, notable fabricant de drogues aphrodisiaques, et à toutes les femmes qui, depuis Zo’har, ont rêvé des Hors nature et des Incestes d’âmes. Et, vous savez, ça y est. Une cousine, qui a des tuyaux sérieux, affirme. Et Jean et Odette, liés d’un trop Invincible charme, ne réussissent pas à ne plus s’aimer d’amour. Les mondains, qui trouvent l’inceste intéressant, puisque pour leur sottise c’est un crime, ont, quelques pages durant, de délicieux frissons le long de la moelle. Et ils courent, ces voyeurs, vers l’élégante ignominie qu’on leur promet… Ça devient plus amusant. De nouveaux indices contredisent les premiers. Nous ne savons plus du tout. Quelle chance ! Le doute est un doux oreiller pour un inceste bien fait. Nous aurons peut-être, nous les heureux contemporains des demi-vierges et des demi-sexes, un demi-inceste de plus. Et nous ignorons encore sa séduisante formule. Jean et Odette, innocents au milieu d’un baiser coupable, se possèderont-ils en frères qui ne croient pas à leur fraternité ? Ou bien, se croyant frères et ne l’étant pas, commettront-ils coupablement la plus légitime et la plus innocente des actions ? L’horreur grandit encore, et la terreur. Non, Jean n’est pas le frère d’Odette. Mais, cette Française, cette fille du plus brave des colonels, du plus intransigeant des patriotes, aime peut-être un Prussien. Oui, Jean, — oh ! mon Dieu, ça devient de plus en plus probable, — doit être le fils d’un de ces viols qui comptent parmi les menues contributions de guerre… Je ne me vengerai pas plus longtemps sur mes lecteurs des quatre cents pages durant lesquelles Invincible Charme m’a agacé… L’Édit de Nantes n’a pas été révoqué pour rien, et le patriotisme du Daniel Lesueur que l’Académie couronna pour cette rime riche :


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La France !
On dirait, n’est-ce pas ? l’écho du mot souffrance…


est capable de quelque subtilité. La situation vraie de Jean de Cantri dit Jean Valdret est résumée en cette phrase du brave colonel : « Tu es le fils d’un officier allemand, MAIS de descendance française et portant un nom français. » Malgré cet énorme mais, M. de Ribeyran refuse encore sa fille. Jean remplit tout son devoir : il court à Madagascar et se fait tuer en héros. À la terrible nouvelle, Odette menace de s’enterrer dans un couvent, si on ne la fiance au mort. On lui accorde la satisfaction paradoxale et anodine. Vous vous doutez bien qu’il y a là une ruse de la Providence et de Daniel Lesueur. Jean était mort pour de rire, et le brave colonel n’est pas homme à manquer à sa parole. Le Rocambole de l’épaulette se marie donc, et nous espérons qu’il fera beaucoup de petits-fils à « l’Allemand de descendance française ».

Chez Daniel Lesueur, le poète est moins méprisable que le romancier. Peut-être même serait-il intéressant, s’il était un moins parfait disciple. Mais il imite trop correctement et trop froidement les menues psychologies de Sully-Prud’homme, les grandes historiettes de Leconte de Lisle, et même les petites histoires de l’illustre prosopoète François Coppée :


Un garde de Paris, par le froid étonné,
Se tient, raide et muet, et grave, sur sa selle.


Quelquefois aussi elle bouche soigneusement de l’eau dans des bouteilles de champagne et de froids raisonnements dans la strophe romantique de douze vers ; ou, écoutant deux voix, celle de Paris et celle de l’Océan, elle nous sert du Hugo refroidi et banalisé. D’autres jours, à cheval et cravache à la main, elle débite, d’un ton délibéré, du Musset mondain trop richement rimé.


Que faut-il donc de plus pour que l’âme se grise ?
Un bon cheval, un soir embaumé, vaporeux,
Un charmant tête-à-tête obtenu par surprise,
Un horizon lointain qui pâlit et s’irise,
Et la rouge bruyère au bord du chemin creux.


Le plus souvent, elle fabrique du parnasse historique, et surtout du parnasse philosophique, sages dissertations bien correctes, bien plates, où les abstractions sont exprimées directement, sans même l’élégance de quelque symbole sully-prud’hommesque. Elle est d’autant plus coupable qu’elle sent ce qu’a de ridiculement prosaïque son effort d’« enchâsser des pensées dans des vers : »


Hélas ! mes durs sonnets les tiennent oppressées ;
Elles perdent en eux leur sève et leurs senteurs.


Elle continue pourtant à chanter, inharmonieuse, « l’homme, astre humble »,


L’atome obéissant aux forces despotiques.



et,


Dans l’organisme obscur la cellule captive.


Elle met Darwin en alexandrins, rime richement une tardive chronique sur la déesse Raison ou nous apprend en un quatorzain que l’Histoire n’a pas rempli toute sa mission quand elle nous a montré « d’une plume fringante » les événements extérieurs, mais qu’elle doit encore, très grave, s’efforcer d’en déterminer les causes.

Cette endormante philosopheuse est une femme : elle a publié des vers d’amour auxquels, malgré leurs défauts pédantesques, je trouve parfois une demi-saveur de sincérité et de charme. Je suis même tenté de croire que la froideur des dissertations philosophiques et des récits barbares ou antiques, la tiédeur surtout de beaucoup de poésies amoureuses, sont des crimes de l’amant autant que de Leconte de Lisle. Cet homme m’apparaît, à travers les éloges enthousiastes de Jeanne grotesquement pédant, et ennuyeux, et fat. À chaque instant, qu’on soit inspirée ou non, monsieur, la coquette exige qu’on lui fasse des vers ; de sorte que stances et sonnets, tout comme les calembours de Trissotin, ont un papa et une maman :


Vous lui devez la vie, ô strophes cadencées,
Il vous fit naître en moi.

Plus heureux que Jean Valdret, ces « fruits d’un hymen sublime » ! La maman peut leur dire :


Votre naissance est haute, et pure, et légitime.

Le papa les flatte moins, car il tient à avoir des enfants sérieux. Même, il fait les gros yeux, dès que la maman sourit :


Ami, qui raillez mon sourire,

Préférez-vous donc à mon rire

Mes pleurs ?

Il paraît que ce vilain veut mettre « un masque aux fleurs », et je l’ai entendu leur tenir de bien sévères discours :


Fleurs, il faut être philosophe,
Votre âme est de bien mince étoffe.


La pauvre fleur obéit, admiratrice, et s’efforce d’être « philosophe », et archéologue, et même chimiste :


Peut-être, — c’est, je crois, ce qu’apprend la chimie.


Et voilà l’infortuné calice qui se rêve cornue et qui bavarde combinaisons et mélanges.

Dès que la fleur a ânonné sa leçon, elle est condamnée à entendre un nouveau cours :


Parfois vous m’expliquez votre philosophie.


Mais je n’en finirais pas d’énumérer les crimes de l’amoureux transi et érudit qui est sûr du sens des hiéroglyphes et qui garde un sourire sceptique devant les protestations les plus tendres. Quelques détails gracieux et même quelques jolies pièces ont échappé à sa sévérité ; rien n’a échappé à son influence. Les meilleures pages manquent de lyrisme et de spontanéité, sont trop ingénieuses. En voici une, par exemple, qui s’appelle la Nature et l’Amour, et qui chante, non sans charme parfois, la nature vue par des yeux heureux. Mais on nous fait remarquer, dès les premiers vers, qu’il y a là une nouveauté intéressante et que les poètes antérieurs ont tous chanté la nature consolatrice des douleurs. Le départ littéraire et l’originalité étudiée gâtent une inspiration qui serait heureuse si le sentiment était moins pensé.