Le Massacre des Amazones/Les Cygnes noirs/Rachilde

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Chamuel, éditeur (p. 16-20).

Si je voulais faire un groupe de madame de la Vaudère et de Rachilde, je montrerais la petite Jane à genoux, admiratrice, balbutiant, en grande émotion hésitante, les mots : « Maître !… maîtresse !… » cependant que Rachilde, droite, méprisante, hausserait la tête en un orgueil qui ne serait pas tout à fait grotesque.

Car Rachilde a reçu des dons considérables et, malgré les circonstances déformantes et enlaidissantes, elle conserve de beaux restes.

Rachilde a le malheur d’être perdue au milieu des petites-maîtresses du Mercure de France. Il fallait un mâle à toutes ces parfumées. Rachilde, plus virile que ces chaussettes-roses, fut condamnée à être l’homme de la bande, le pacha du harem.

Malgré le rôle burlesque qui lui est imposé, il y en a de plus ridicules dans sa troupe.

Rachilde a cette éloquence passionnée, abondante, quoique faite de cris rapides et sans suite, qui est le fond de beaucoup de talents féminins. Le génie de la femme semble surtout lyrique ; je veux dire puissant, mais court et désordonné.

La femme, même supérieure, s’ignore presque toujours elle et les limites de ses forces. Bavarde, elle prend l’abondance verbale pour la fécondité mentale et elle aspire à produire des œuvres longues. Voyez plutôt Catulle Mendès et ses inepties diffuses.

Certes, Mme  Rachilde est moins femme que Mendès : elle a beaucoup moins de souplesse, un peu moins de verbosité, peut-être aussi un peu plus de solidité et de pensée. Mais elles ont des points communs : perversité réelle et pose de perversité ; imagination amusante parfois, souvent absurde ; romantisme fougueux dans le mot, dans la phrase, dans la composition. Catulle m’apparaît la souillon de Hugo. Rachilde, déjà à moitié folle avant la rencontre de cette poésie trop forte pour elle, coucha peut-être une nuit entre Edgar Poë et Baudelaire. J’espère mieux pour leur prochaine existence : je rêve Mendès femme de Rachilde.

L’expression, chez Rachilde, est souvent évocatrice. Elle excelle à certains tableaux moitié de réalité, moitié de cauchemar et telles de ses pages sont des puissances frissonnantes, quoique l’artifice toujours soit visible. Il lui arrive de nous secouer d’une émotion brusque, presque mélodramatique et pourtant presque poétique.

Même les subtilités de sa pensée, indifférentes le plus souvent, ne sont pas toujours absolument méprisables.

Mais pourquoi cette lyrique sombre, qui pourrait écrire de belles proses concentrées, s’applique-t-elle à fabriquer des romans ? Je préfère ses contes, encore qu’ils soient des imitations trop directes et trop vides d’Edgar Poë. Je crois que j’aimerais tout à fait — si elle les essayait aujourd’hui, avec son talent formel, assoupli et fortifié — de courtes proses où elle chanterait « tout le cynisme naïf de sa nature de poète » ; où elle dirait « de quelles haines se forme l’amour » ; où tout serait « lourd, violent, et cependant d’une merveilleuse perversité de tons ; » où parfois elle courberait « au-dessus de la complication des odeurs artificielles et des gestes de comédie, l’exquise simplicité d’une branche de mimosa ».

Hélas ! la dernière histoire qu’elle nous conte, les Hors Nature, a près de quatre cents pages de texte compact, et quelques morceaux joliment pervers sont reliés par la plus puérilement perverse de toutes les fables. Je n’ai pas le courage d’analyser cette corruption délayée d’une œuvre célèbre où René, au lieu d’avoir une sœur, a un frère. Ce long rêve d’inceste unisexuel est déplaisant et nullement troublant.

La composition du livre ne vaut pas mieux que sa conception générale. C’est plein d’épisodes inutiles, dont quelques-uns, mis à part, seraient intéressants. C’est plein aussi de détails ridicules. On y voit des gens embrasser les étoffes trop fort et « sombrer jusqu’au spasme en pleine illusion ». On y méprise des femmes, mais on y couche avec leur chevelure coupée. Un frère sublime dit à une petite servante : « Cesse de résister à mon frère, et je t’épouse, et je t’apporte, avec le titre de baronne, trois millions de fortune. » Naturellement, la petite servante, peu éblouie, repousse titre et fortune. Elle cède pour la seule joie de céder. Puis, elle se venge en brûlant le château dont elle ne voulut point être souveraine, et l’homme dont elle refusa le nom, et l’homme dont elle accepta le baiser. Je crois que, sans l’affolement d’un large édifice à construire, Rachilde éviterait plusieurs de ces sottises. Amusant sculpteur de statuettes, pourquoi refais-tu l’architecte ?

Ah ! la mode est au roman, et essayez d’écarter une femme de la mode !

L’œuvre énorme de Rachilde s’effrite d’elle-même en fragments, dont quelques-uns restent debout dans notre esprit. Il y a de jolies choses dans ces ruines. Il y a aussi une uniformité noire, ennuyeuse et trop voulue.

Oui, Rachilde, vous êtes un oiseau rare ; oui, vous êtes un cygne noir. Mais pourquoi vous imaginez-vous réaliser une harmonie supérieure en vous faisant cirer le bec et les pattes ?