Le Massacre des Amazones/Les Frondeuses/Marie-Anne de Bovet

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Chamuel, éditeur (p. 204-207).

Marie-Anne de Bovet perd à être trop connue. La brusquerie de son allure, son « dédain superbe pour la morale bourgeoise et pour les petites vertus », toutes les apparences d’une brutale franchise la font prendre d’abord pour une nature énergique, en dehors, point toujours « commode », mais toujours sincère et parfois cruellement spirituelle, une sorte d’Alceste aux jupons verts. On s’intéresse à lui voir démolir les préjugés et étaler les contradictions qui composent « la morale factice ». On s’égaie avec elle quand, causant avec des mondains, elle « s’amuse à leur dire des choses énormes, ou du moins qui leur paraissent telles, car les énormités, ce sont tout simplement des vérités ».

Mais, on s’en aperçoit bientôt, ce qui l’irrite dans le « monde », c’est uniquement l’hypocrisie des paroles, nullement l’ignominie des pensées et des actes ; et l’accord qu’elle conseille entre ce qu’on pense et ce qu’on dit, ce n’est point l’harmonie de la vertu, c’est l’insolence du cynisme.

Régine de Sylveréal vient d’exposer la doctrine de Mlle de Bovet sur le mariage. Elle suppose une objection et elle y répond : « Alors vous faites du mariage un marché ! — Parfaitement, et vous aussi. Seulement moi je l’avoue, voilà toute la différence. » La différence me paraît insuffisante.

Et ce sont toutes les infamies mondaines qu’adopte ainsi cette grande réformatrice, qu’elle proclame légitimes, et qu’elle encourage à se montrer au grand jour. La vertu qu’elle vante, c’est l’impudeur.

La seule préoccupation de cette nature sans générosité, c’est la crainte d’être dupe. Or elle est dupe à rebours, car elle généralise ce qu’elle voit dans son pauvre monde factice et, inepte sédentaire de la pensée, elle nie l’amour et l’amitié, comme elle nierait l’Océan et la montagne si son corps n’avait voyagé. Elle raille « ces amours factices et ces amitiés exaltées, au moyen desquelles tant de femmes oisives trompent le néant de leur cœur et l’inutilisation de leurs énergies ». Mais les sentiments qu’elle proclame sincères manquent vraiment trop d’exaltation. « L’amitié — affirme-t-elle — est purement et simplement de la camaraderie, autrement dit une intimité d’occasion et de surface. » Montaigne, autrement habile pourtant à distinguer les mensonges et les faux-semblants, doit dire à La Boétie que certains sceptiques sont de parfaits imbéciles. La Fontaine, à qui on n’en faisait guère accroire non plus, doit plaindre cette pauvre demoiselle qui, n’ayant point trouvé le Monomotapa au faubourg Saint-Germain, nie tranquillement l’existence de la lointaine et douce contrée.

Cette personne, dont le myope bon sens prend des airs si agressifs, est d’ailleurs le plus ridicule des snobs. Elle croit à « l’âme de l’armée », le pantalon rouge l’émeut et un titre de duc l’éblouit. Une des héroïnes qui la représentent est aux anges d’épouser l’ex-amant d’une grande dame, délire de joie à l’idée de « succéder à une princesse ».

L’esprit de Marie-Anne de Bovet amuse un instant, à la première rencontre. L’idée d’une seconde conversation est redoutable. Nulle ne se répète davantage. Les « énormités » qu’elle lance à la tête des gens sont peu nombreuses et chacune lui a servi une bonne dizaine de fois. On retrouve tout le stock dans chacun de ses prétendus romans, et elle les détailla en chroniques dans la Fronde. Parfois elle se recopie textuellement. Quand elle a l’hypocrisie de se démarquer, la seconde version a moins de verve que la première, la troisième est plus ennuyeuse que la seconde.

Elle n’a que deux personnages. D’abord elle, sous des noms divers : une fille garçonnière, paradoxalement cynique, et qui espère étonner toujours en rabâchant éternellement les mêmes agressions. Et puis le contraire d’elle, celle dont elle rit, la petite oie sentimentale qui fait, à force de sentiment, toutes sortes de sottises et même toutes sortes d’inconscientes vilenies. Le troupeau des scandalisées manque de vie, absolument, ainsi que les hommes qui traversent la platitude de ces anecdotes et de ces philosophailleries.

Voulez-vous connaître quelques-uns des noms dont elle étiquette ses marionnettes. La collection vaut bien celle d’Armand Sylvestre, l’inepte papa de Lekelpudubec. Dans le salon de Marie-Anne de Bovet, « le président de Vielmanyère, cette vieille panne de Beurrans, Mme de Poulquipon » et ses six enfants, « Mme de la Gardemeur, la femme du général », des héritières comme « Gisèle de Grossac » et « Yvonne de Lescarcelle », et deux braves marins, « le commandant Dartimon, l’amiral de Beaupré » causent du « mariage de Mme de Foljambe avec M. de Latour-Quicrac ».