Le Massacre des Amazones/Primées/Jacques Fréhel

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Chamuel, éditeur (p. 214-219).

« Parmi tant d’obscures réminiscences qui viennent solennellement, comme des vagues envahies par les ténèbres, battre avec un écho profond la terre de mes souvenirs, il en est un certain nombre qui ont résisté dans ma mémoire à d’innombrables oublis et qui se dressent aujourd’hui devant moi aussi significatives qu’en ces jours de commencement de vie, brillantes entre toutes, pareilles à ces étoiles ardentes qui font pâlir leurs compagnes et semblent plus près de nous par leur éclat. »

Cette première phrase de Déçue montre les défauts et, subtilement analysée, permettrait peut-être d’indiquer aussi les mérites de cet écrivain parfois admirable, parfois prétentieux qui signe Jacques Fréhel.

Elle a, celle-ci, la plénitude souple du rythme, la noblesse et la vivacité des images. Elle a aussi, — sous les recherches de sa grandiloquence magnifique et précieuse, et souvent confuse, — l’adorable frémissement de sincérité. Ses premiers pas sont, d’ailleurs, les plus solennels et les plus compassés. Plus tard elle aura le fréquent bonheur d’oublier ses vouloirs littéraires, et ses larges harmonies seront déchirées par des cris émouvants. Elle jaillira soudain en exclamations, en interrogations, en apostrophes ; et ces gestes violents, passés de mode, ne seront point ridicules, parce qu’ils s’élanceront irrésistibles, rapides mouvements de passion et non attitudes de rhétorique. Par ses efforts et par leurs soudaines défaites, par la lenteur de ses solennités voulues et par la brusquerie de sa vie spontanée, par la grâce flottante de ses phrases et par la fièvre de ses mots, elle se manifeste comme une nerveuse qui contient ses frémissements, et qui redresse sa taille, et qui se hausse sur la pointe des pieds ; comme une frêle Michelette qui s’applique à imiter l’ampleur de Chateaubriand.

Le xviie siècle hésite dans sa jeunesse entre Scarron et Corneille, se demande s’il sera un héros ou un bouffon. À l’école de Descartes, héros de la pensée, il devient un homme. Puis, — car les siècles sont plus longs qu’on ne pense , — il vieillit, grincheux et chicanier, avec Voltaire. Le siècle suivant est une femme : capricieuse et sensible avec Rousseau, cynique et sentimentale commère avec Diderot, vieille attendrie avec Michelet, et qui retombe en enfance dans les éblouissements baveurs et vagissants de nos petits naturistes. Il ne serait pas difficile de relever chez Mme Fréhel d’innombrables mouvements à la Michelet ou à la Diderot, et qui pourtant ne sont point imités. Car la grande avidité à boire la vie, et l’ivresse joyeuse au commencement de la coupe, et l’écœurement lorsqu’on rencontre la lie, toutes ces sensibilités et ces passivités ne frémiront nulle part plus poétiques que dans quelques livres de femmes sincères. Nous les avons déjà rencontrées singulièrement émouvantes dans la Fée des chimères et dans Cœur d’enfant. Mais, tandis que Max Lyan nous attendrit toujours par sa douceur résignée et par son effort à « se contenter des à peu près », Jacques Fréhel sort de la douleur d’aimer frémissante de toutes les révoltes et criant avec amertume « le malheur d’être femme ». Pourtant, après des sursauts plus violents, elle se reprend aussi ; elle aboutit, par un chemin plus long et plus cahoteux, à la même philosophie courageuse et à demi désenchantée, à la même constatation que la vie ne donne pas tout ce qu’on lui demande et que cependant il faut vivre sa vie :

« L’âge de la jeunesse est comme la saison des fleurs. Heureux qui sait à temps recueillir les corolles afin de préparer quelque fortifiante essence, quelque baume qui endorme les douleurs quand sera venu l’âge amer. » Et ailleurs : « Il est bon d’avoir mangé de tous les fruits de la vie, doux ou amers. »

Certes je pourrais relever dans son livre nombre de fautes et d’erreurs, des métaphores qui s’embrouillent, des périphrases solennellement bêtes. Mais ces herbes mauvaises s’agitent sous un grand vent de passion, parmi d’admirables fleurs.

La première partie du roman chante une enfance de petite fille. Elle est toute parfumée et souriante « de ces choses tendres et éphémères qui sortent de la bouche des enfants, comme la brise des lèvres du printemps ».

Ces pages ressemblent à je ne sais plus quelle fraîche joie qui fait dire à l’héroïne : « C’était comme le premier printemps de ma vie. Chaque objet était revêtu de riches couleurs et de formes enivrantes ; tout avait des mouvements plus suaves, des ondulations plus voluptueuses. » Et elle célèbre la nature « embellie, animée par un jeune cœur avide qui recevait de toutes les impressions un ébranlement profond de sensibilité ».

Elle restera, d’ailleurs, toujours « un de ces précieux instruments qui renferment des pleurs et des extases ». Des gens mourront qu’elle aime. Elle ne cessera point d’aimer leur compagnie, de leur demander le secret de leur cœur et de « parer les morts de tous leurs actes romanesques comme d’une guirlande flétrie, mais odorante encore ».

Elle passera par la grande douleur d’amour, mais elle sortira de l’épreuve plus noble, plus tendre et plus capable de secourir. « Ma peine, — dira-t-elle magnifiquement, — était comme une étole sacerdotale que je revêtais pour ouvrir ainsi qu’un tabernacle les portes des cœurs. »

Je ne puis m’attarder à citer les plus belles des images qui font sourire et briller chaque page. Je ne résiste pas cependant au plaisir d’écrire, en me la récitant tout haut, cette phrase dont j’aime et la vie lumineuse et le rythme chanteur :

« L’Ourse, que les Bretons nomment Ar-c’har kam, dirigeait vers le Nord son char boiteux, et la Voie lactée, que je connaissais mieux sous le nom de Chemin de Saint-Jacques, laissait deviner à travers un voile d’argent l’infinité de ses soleils, pressés comme des pèlerins. »

L’Académie a couronné ce prestigieux écrivain. Mais elle ignore le livre exalté et émouvant, et ses lauriers sont allés à Tablettes d’argile, recueil de contes assyriens et égyptiens, jeux d’érudit, froids, indifférents, souvent maladroits jusqu’au ridicule, où « la déesse Saf » devient le « premier bas-bleu du monde », et où nous voyons les scribes des pharaons « manger des sandwichs » cachées « dans les poches de leurs serviettes ».