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Le Massacre des Amazones/Quelques Mères Gigognes/Georges de Peyrebrune

La bibliothèque libre.
Chamuel, éditeur (p. 106-110).

Georges de Peyrebrune écrivit jadis de jolies choses, frêles et mièvres, comme les Frères Colombe ou même les Roses d’Arlette et des études d’un réalisme sain et solide comme Victoire la Rouge. Depuis elle a compliqué, pédantisé et spiritualisé sa manière et elle est devenue le premier écrivain de notre temps pour les vrais amateurs de phébus et de fin du fin. Le plus caractéristique de ses livres s’appelle les Aimées. C’est l’histoire d’un « esthète » génial qui jouit surtout de ses souffrances et des souffrances voisines. Pour créer de la douleur en lui-même et en l’adorée, Emmanuel fait semblant d’être marié. Un jour, fatigué de cette comédie, il avoue tout à sa blonde maîtresse : la merveilleuse brune qui passait pour sa femme et dont la beauté attisa de si atroces jalousies, est sa sœur. Malédiction ! la bien-aimée s’est fatiguée un jour avant lui ; elle est mariée depuis vingt-quatre heures. Au lieu de jouir délicieusement de ce malheur imprévu, l’esthète génial devient fou. Ne le plaignons pas trop : le délire lui permet de prendre la brune pour la blonde, et la bonne sœur lui rend publiquement son premier « baiser d’amant » en se déclarant « décidée à tout pour le sauver ».

L’admiration que m’inspirent ces aventures originales est décuplée par l’écriture d’une élégance riche. Ces trois cents pages constituent la plus étonnante anthologie de gongorismes qu’on puisse rêver. Deux ou trois fleurs pour boutonnières d’esthètes, voulez-vous ?

Ne dites plus, précieux esthètes : le mystère féminin. Dites : « L’obscur dédale en lequel l’homme se perd dès qu’il veut pénétrer dans la syringe où se tient enfermée l’âme impénétrable de la créatrice des races. »

Rougissez-vous d’avoir laissé échapper, après Peyrebrune, cette lapalissade trop visible : « Tout bonheur n’est parfait que s’il est complet ? » Hâtez-vous de traduire en langage plus abstrus : « L’orbe des sensations ne doit être fragmenté. » Continuez avec un geste solennel : « De la cime perdue de nos effluves sensoriels effilés vers l’astral, à la base charnelle de notre corps, lourde argile qui retient, hors du vol éternel, notre vague de vie… »

Si vous avez fait une déclaration et qu’on vous réponde mariage, donnez-vous le temps d’inventer quelque empêchement absolu et esthétique en vous écriant : « Le mot que vous venez de prononcer rétrécit l’envergure de mon envolement. Je sens qu’il faut redescendre pour vous parler comme un homme, non comme un dieu. Soit ! »

Voulez-vous exprimer qu’une de ces dames de la Fronde vous sembla uniquement occupée de pensée pure ? Déclarez : « Elle paraissait avoir transporté la mobilisation de sa vie sur le plan d’une intellectualité ardente qui suffisait au prétexte de son évolution. »

Cause-t-on devant vous de Joris-Karl Huysmans, chantre de la Cathédrale, ou du ridicule charlatan Mérovack, « l’homme des cathédrales », appliquez-leur ces belles paroles de Peyrebrune sur la construction intellectuelle de son héros :

« Assez solidement équilibré en son raisonnement, malgré les superfétations d’une ornementation bizarre qui donnaient à la figuration de son intellect l’aspect d’un édifice aux assises purement architecturales, surmonté d’une forêt de dômes, clochetons, campaniles, beffrois, aiguilles, tours, obélisques, flèches, mâts, s’enchevêtrant les uns aux autres en s’escaladant jusqu’à percer les nues, Emmanuel consentait volontiers à suivre la voie des déductions logiques que les bases de sa raison lui fournissaient. »

À propos d’un monsieur qui, ayant passé une mauvaise nuit, fut content de voir revenir le jour, les réflexions suivantes vous procureront un succès :

« La planète, en tournant, le ramena vers des clartés solaires. Réellement il avait vogué à travers l’infini, puisqu’il se voyait, point matériellement infime, mais géant par l’idée, piqué sur l’avant du navire terrien dont un feu intérieur alimente la chaudière, de laquelle s’échappent les vapeurs condensées qui se heurtent et se frottent aux courants sidéraux pour constituer l’engrenage rotatif ; il se voyait mesurant l’étendue et calculant les basses, l’œil sur sa boussole cervicale… »

Vous pourrez aussi vous rendre intéressant en reprenant pour votre compte tels vœux du pauvre esthète qui finira par perdre la « boussole cervicale » :

« Il se souhaita aveugle en un monde désert, pour jouir pleinement de la vérité des choses. »