Le Matérialisme contemporain/01

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Le Matérialisme contemporain
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 877-915).
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LE
MATÉRIALISME CONTEMPORAIN
EN ALLEMAGNE

L’ÉCOLE NATURALISTE.

I. Moleschott. Kreislauf des Lebens, première édition, 1852, quatrième édition, 1862. — II. Büchner. Kraft und Stoff, septième édition, 1862. — Natur und Geist, Francfort 1857. Aus Natur und Wissenschaft, Leipzig 1862. — III. Vogt. Bilder ans dem Thierleben, Francfort 1857. — Physioloyische Briefe, Giessen 1856. — Vorlesungen über den Menschen, seine Bildung in der Schöpfung und in der Geschichte, Giessen 1863. — IV. Löwenthal. System und Geschichte des Naturalismus, Leipzig 1863, quatrième édition. — V. Czolbe. Neue Darstellung des Sensualismus, Leipzig 1855.

« C’est un trait caractéristique du vrai philosophe, dit Feuerbach, de ne pas être professeur de philosophie. » Ce mot spirituel et mordant, qu’envierait M. Taine, nous apprend quelle révolution d’idées s’est faite en Allemagne depuis le temps où les grands professeurs, les Kant, les Fichte, les Schelling, les Hegel, les Herbart, inauguraient avec tant d’éclat la philosophie du XIXe siècle. Aujourd’hui ces grands noms, que nos radicaux retardataires présentent en France à notre admiration comme les modèles de la libre pensée et de l’audace généreuse, sont en Allemagne des noms surannés et à peine respectés. On les traite presque comme des philosophes officiels, et quelques-uns vont jusqu’à les appeler des charlatans. Écoutez le sombre et pessimiste Schopenhauer. celui-là même qui. dans notre Occident, dans la vieille ville active et commerçante de Francfort, a eu la fantaisie de renouveler le nirvana bouddhique; écoutez-le parler de Hegel et des philosophes de son école. « Le panthéisme, dit-il, est tombé si bas et a conduit à de telles platitudes, qu’on est arrivé à l’exploiter pour en faire un moyen de vivre, soi et sa famille. La principale cause de cet extrême aplatissement a été Hegel, tête médiocre, qui, par tous les moyens connus, a voulu se faire passer pour un grand philosophe, et est arrivé à se poser en idole devant quelques très jeunes gens d’abord subornés, et maintenant à jamais bornés. De tels attentats contre l’esprit humain ne restent pas impunis. » Le même philosophe appelle Fichte, Schelling et Hegel les trois sophistes, et il résume ainsi la recette de ces philosophes et de leurs disciples : « Diluez un minimum de pensée dans cinq cents pages de phraséologie nauséabonde, et fiez-vous pour le reste à la patience vraiment allemande du lecteur. » Ainsi parle Schopenhauer, l’un des philosophes les plus goûtés en Allemagne depuis dix ans.

Écoutez maintenant M. Büchner, l’auteur du livre Force et Matière (Kraft und Stoff), et l’un des adeptes les plus décidés et les plus populaires de l’école matérialiste. « Nous écarterons, dit-il, tout le verbiage philosophique par lequel brille la philosophie théorétique, notamment la philosophie allemande, qui inspire un juste dégoût aux hommes lettrés et illettrés. Les temps sont passés où le verbiage savant, le charlatanisme philosophique ou le batelage intellectuel étaient en vogue. » Le même écrivain parle avec le plus profond mépris de la « prétendue nouveauté » de la philosophie allemande. «Nos philosophes modernes, dit-il, aiment à nous réchauffer de vieux légumes en leur donnant des noms nouveaux pour nous les servir comme la dernière invention de la cuisine philosophique. » On le voit par ces grossières paroles, c’est partout le sort de ceux qui ont un instant régné d’être à leur tour méprisés et insultés; on voit que les maîtres panthéistes et idéalistes ne sont pas aujourd’hui plus respectés en Allemagne que les maîtres spiritualistes ne le sont en France.

Mais comment comprendre maintenant qu’en Allemagne, dans ce pays de la spéculation pure, de la pensée abstraite, et où les universités semblaient être jusqu’ici à la tête de tout mouvement scientifique, comment comprendre que l’on en soit venu à parler dans ces termes de ces grands philosophes, si idolâtrés naguère, et de l’enseignement universitaire, toujours si respecté? Ce n’est pas là un des symptômes les moins curieux de la tendance philosophique de notre temps. Il faut remonter plus haut.

I.

Lorsque Hegel est mort en 1832, jamais conquérant ne laissa un empire plus vaste et en apparence moins contesté. Il avait fait taire toutes les voix rivales, même celle de son maître et de son émule, l’illustre Schelling. Herbart seul avait pu sauver son indépendance, mais il n’était pas écouté; son temps n’était pas encore venu. Le profond et amer Schopenhauer commençait à protester à Francfort dans la solitude, et devait pendant longtemps braver l’indifférence du public, Humboldt plaisantait en petit comité de ce qu’il appelait la prestidigitation dialectique de Hegel; mais au dehors il se conduisait avec cette école comme il faisait avec les puissances, et lui témoignait un juste respect. Dans ce silence universel, l’école de Hegel avait tout envahi, les universités et le monde, l’église et l’état. Un formulaire commun régnait dans toutes les écoles. Il semblait qu’une nouvelle église fût fondée.

Cependant un credo philosophique n’a jamais été de longue durée, après un premier moment d’entente superficielle, où des esprits animés par des sentimens communs, et n’ayant pas encore creusé leurs idées, s’accordent sur les mots faute de fixer leur attention sur les choses, après ce premier étourdissement que cause à des esprits de second ordre l’autorité dominatrice du génie, chacun reprend peu à peu possession de soi-même, et cherche à se rendre compte de ce qu’il professe. Après la foi vient l’interprétation, et avec l’interprétation le prestige de l’unité disparaît; les hérésies commencent. C’est ce qui arriva bientôt à l’hégélianisme : on s’expliqua, et dès lors on ne s’entendit plus.

Trois interprétations différentes furent données par les disciples de Hegel de la philosophie du maître, l’une dans le sens spiritualiste et religieux, l’autre dans le sens naturaliste et athée, et entre les deux une école moyenne essaya de maintenir la haute pensée conciliatrice du maître lui-même, et de tenir la balance égale entre l’esprit et la nature. Le théisme, le panthéisme et l’athéisme, telles furent les trois doctrines qui se partagèrent l’héritage de Hegel. On appela ces trois divisions de l’école de noms empruntés à la langue de la politique, la droite, le centre et la gauche, qui eut bientôt son extrême gauche. Dès 18S3, ces schismes se préparèrent : en 1840, ils étaient consommés.

De ces trois fractions de l’école hégélienne la plus puissante, et celle qui remua le plus les esprits, ce fut évidemment la plus radicale, la plus énergique, à savoir la gauche et l’extrême gauche. La gauche, représentée d’abord par Michelet de Berlin et par le docteur Strauss, s’efforça surtout de s’expliquer sur la personnalité divine et sur l’immortalité de l’âme. Elle établit ces deux points de doctrine, devenus célèbres en Allemagne, que Dieu n’est personnel qu’en l’homme, et que l’âme n’est immortelle qu’en Dieu, ce qui revient à dire que Dieu n’est pas personnel, et que l’âme n’est pas immortelle. Cependant cette partie de l’école restait encore fidèle à l’esprit hégélien en distinguant l’idée et la nature, la logique et la physique, l’esprit et la matière. L’extrême gauche hégélienne s’attaquait à toutes ces distinctions scolastiques. — A quoi bon, disait-elle, cette logique de Hegel, qui ne fait qu’exprimer une première fois, sous une forme abstraite, ce que la nature réalise sous une forme concrète? Pourquoi distinguer l’idée et la nature? L’idée, c’est la nature même. — Une fois sur cette pente, rien n’empêchait plus les néo-hégéliens de revenir purement et simplement aux doctrines matérialistes et athées du XVIIIe siècle. C’est ce que fit l’extrême gauche hégélienne dans les écrits de MM. Feuerbach, Bruno Bauer, Max Stirner, Arnold Ruge[1]. Encore le premier conservait-il une sorte de religion analogue à celle de l’école positiviste, la religion de l’humanité. « L’homme seul, disait-il, est le Sauveur véritable ! L’homme seul est notre Dieu, notre juge, notre rédempteur! » Mais les disciples allaient plus loin, et ne voulaient pas même de ce dieu-humanité, et de ce culte qu’ils appelaient anthropolâtrie. M. Max Stirner combattait l’humanité de Feuerbach comme une dernière superstition, et il prêchait l’autolâtrie, le culte de soi-même : « Chacun est à soi-même son Dieu, » disait-il, quisquis sibi Deus. « Chacun a droit à tout, » cuique omnia. Un autre disciple de la même école, M. Arnold Ruge, fondateur des Annales de Halle, journal de la secte, disait que « l’athéisme est encore un système religieux : l’athée n’est pas plus libre qu’un juif qui mange du jambon. Il ne faut pas lutter contre la religion, il faut l’oublier. » Pour se faire une idée de cette sorte de rage anti-religieuse qui animait les néo-hégéliens, il faudrait relire quelques-uns des athées de notre XVIIIe siècle, un Naigeon, un Lalande, un Sylvain Maréchal.

On comprend que ce fanatisme d’impiété, dans un pays qui est encore profondément religieux, dut jeter un grand discrédit sur la philosophie et sur ses interprètes. En Allemagne, on aime la liberté de penser, mais on respecte les choses saintes. Il est permis d’y tout dire, pourvu que ce soit en formules hiéroglyphiques inaccessibles à la foule; mais précisément la jeune école hégélienne était lasse de ces formules, elle voulait parler franc et haut, appeler les choses par leur nom, et ne craignait pas d’employer le langage le plus grossier et le plus brutal. Ce n’est pas tout. En politique comme en philosophie, la jeune école professait les doctrines les plus radicales. 1848 arriva; l’extrême gauche hégélienne devint l’extrême gauche révolutionnaire; l’athéisme et le socialisme se donnèrent la main : par là s’augmenta encore la répulsion que l’hégélianisme inspirait, et dont la philosophie devait subir le contre-coup. La réaction de 1850 vint la frapper comme elle la frappa chez nous. L’opinion s’éloigna d’elle; le silence se fit autour des universités, occupées en général par des hommes de second ordre, dont quelques-uns cependant, dans la critique surtout, étaient éminens. Tous ces faits sont d’autant plus faciles à comprendre qu’ils ont eu leurs analogues parmi nous.

Mais le silence et la paix ne sont pas de ce monde. La philosophie, vaincue avec la révolution, contenue dans les universités, oubliée en apparence par le public, recommença bientôt à se réveiller. Ni l’esprit humain, ni l’Allemagne ne peuvent se passer de philosophie; mais le réveil se fit par un côté inattendu : il vint du côté des sciences naturelles. Ce phénomène doit avoir sa raison dans l’esprit de notre temps, car c’est aussi ce que nous avons vu chez nous. C’est en effet l’école positive qui a profité parmi nous de la pénitence infligée à la philosophie des écoles. En voulant contenir un libre spiritualisme, on a ouvert toute grande au matérialisme une voie large et sans combat.

Un des premiers symptômes du réveil de la philosophie en Allemagne fut le succès inattendu d’un philosophe déjà vieux, qui, depuis plus de trente ans, écrivait au milieu de l’indifférence publique, et dont nous avons cité quelques paroles pleines d’humour et de misanthropie : nous voulons parler de Schopenhauer. L’originalité incontestable de cet écrivain, son style plein de couleur et d’amertume, d’une netteté peu commune en Allemagne, ses invectives acerbes contre la philosophie de l’école, la bizarrerie de son caractère misanthrope et pessimiste, une sorte d’athéisme fier et hautain qui rappelle celui d’Obermann, ses qualités et ses défauts, convenaient assez à une époque de lassitude intellectuelle où ni la foi, ni la philosophie ne satisfaisaient plus personne, la première n’ayant pu se guérir des blessures du docteur Strauss, et la seconde discréditée par l’abus du formalisme scolastique. Les écoles allemandes, frappées d’abord par la réaction, l’étaient maintenant par la philosophie libre et individuelle; c’est encore ce qui s’est vu également en France, où les écoles, fières d’avoir été frappées par le parti rétrograde, se croyaient naïvement les dépositaires et les organes du libéralisme philosophique, lorsqu’elles se virent tout à coup attaquées du dehors par le mouvement critique et positiviste et par le mouvement hégélien, là-bas rétrograde, mais ici novateur; c’est ainsi que nous nous sommes vus contraints, nous spiritualistes français, de passer subitement et sans préparation de la gauche à la droite.

Cependant le succès de la philosophie de Schopenhauer ne paraît avoir été en Allemagne qu’une crise passagère. Ce philosophe appartenait encore trop au mouvement qu’il combattait. C’est un idéaliste qui se rattache évidemment à Kant, et même à Fichte, et par ce côté ses doctrines sont évidemment surannées. Où est le temps où l’on pouvait écrire sérieusement et faire croire de pareils axiomes : « Je suis, parce que je veux être? » En outre il faut être profondément versé dans les mystères de la phraséologie philosophique de l’Allemagne pour comprendre la différence qui peut exister entre la volonté absolue, qui est, suivant ce philosophe, l’essence du monde, et l’idée absolue de l’école hégélienne. Une volonté sans conscience et une idée sans conscience me paraissent se ressembler beaucoup et ne sont autre chose que l’activité instinctive et immanente de l’être absolu.

C’est dans un ordre d’idées plus positives que l’Allemagne dut chercher une philosophie. Ce furent la physiologie et les sciences naturelles qui la lui fournirent. Pendant tout le temps qu’avait régné la philosophie de l’identité, les sciences s’étaient isolées et tenues sur la réserve. Quelques grands savans toutefois, OErsted, Oken, Burdach, Carus et même Müller, avaient évidemment été sous le prestige de l’idéalisme. Des réclamations s’étaient à ce propos élevées au nom de l’expérience, et Goethe lui-même, quoique poète, mais savant en même temps que poète, avait bien vu le vice de la méthode spéculative et de la science a priori. « Voici bientôt vingt ans, disait-il, que les Allemands font de la philosophie transcendante. S’ils viennent une fois à s’en apercevoir, ils se trouveront bien ridicules. » Cependant l’empire de la philosophie était si grand qu’elle s’arrogeait le droit de traiter avec le plus haut dédain les objections de l’empirisme. Si l’on reprochait à cette philosophie de ne pas pouvoir expliquer les faits particuliers, Michelet de Berlin répondait avec hauteur que « de pareilles explications n’étaient pas au-dessus du savoir, mais au-dessous. » On répond ainsi quand on est le plus fort, mais de pareilles réponses se paient nécessairement un jour ou l’autre. C’est ce qui est arrivé en Allemagne à la philosophie de la nature. «La défaveur de ce système est telle, dit Büchner, que le nom de philosophie de la nature n’est presque plus qu’un terme de mépris dans la science. » Les sciences naturelles et positives ont repris le sceptre que la philosophie idéaliste avait été contrainte de céder ; elles ont eu à leur tour leur philosophie, qui n’est autre, il faut le dire, que le plus pur matérialisme. Le chef et le propagateur de ce nouveau mouvement a été M. Moleschott.

Évidemment l’école de Moleschott donne la main à l’école de Feuerbach. Celle-ci a rendu l’autre possible ; mais il y a une grande différence entre elles deux, elles ont deux origines différentes. L’école de Feuerbach a une origine hégélienne ; elle est née de la dialectique; sans doute elle arrive aussi au matérialisme, mais c’est par la déduction, par l’entraînement logique des idées. C’est un matérialisme abstrait, accompagné de fanatisme athée et de passion politique mêlée d’illusion. M. Proudhon représente assez bien chez nous cette espèce de philosophie raisonneuse, violente et chimérique. Le matérialisme de Moleschott et de ses amis a un tout autre caractère : c’est un matérialisme physiologique fondé sur la science, sur les connaissances positives, sur l’expérience. L’école nouvelle ressemble plutôt à l’école de Cabanis, de Broussais et de Littré. Ce qui animait Feuerbach, c’était l’esprit révolutionnaire; ce qui anime Moleschott, c’est l’esprit positif, l’esprit des sciences. En un mot, c’est la revanche de l’empirisme contre la frénésie de la spéculation rationnelle a priori.

Le premier écrit où se trouvent exposées les doctrines de la nouvelle école est le livre de Moleschott intitulé le Cours circulaire de la vie (Kreislauf des Lebens) ouvrage dont la première édition est de 1852, et la dernière ou quatrième de 1862. C’est un recueil de lettres adressées au célèbre Liebig sur les principales matières de la philosophie : l’âme, l’immortalité, la liberté, les causes finales. Dans ce livre, Moleschott pose le principe du nouveau matérialisme : « Sans matière point de force, sans force point de matière. » Il soutient l’hypothèse d’une circulation indéfinie de la matière, qui passerait sans cesse du monde de la vie au monde de la mort, et réciproquement, et il exalte ce qu’il appelle la toute-puissance de ses transmutations (Allgewalt des Stoffenwechsels).

Le livre de Moleschott fit un grand bruit en Allemagne et secoua la léthargie philosophique des esprits; mais ce qui détermina surtout l’explosion du débat entre le matérialisme et le spiritualisme, ce fut le discours prononcé en 1854 à Goettingue, devant la réunion des médecins et naturalistes allemands, par M. Rodolphe Wagner, l’un des premiers physiologistes de l’Allemagne. Dans ce discours, intitulé de la Création de l’homme et de la substance de l’âme[2], M. Wagner examina cette question : « Où en est aujourd’hui la physiologie, d’après ses derniers résultats, par rapport à l’hypothèse d’une âme individuelle essentiellement distincte du corps? » Pour lui, il déclare que rien dans les résultats de la physiologie ne le conduit nécessairement à admettre une âme distincte, mais que l’ordre moral exige une telle hypothèse. Dans un autre écrit publié pour expliquer son discours et intitulé Science et Foi (Ueber Wissen und Glauhen), il distingue soigneusement ces deux domaines, et il dit : « Dans les choses de la foi, j’aime la foi simple et naïve du charbonnier; en matière scientifique, je me compte parmi ceux qui aiment à douter le plus possible. »

Cet appel à la foi du charbonnier provoqua une réponse vive et mordante d’un naturaliste distingué, élève d’Agassiz, M. Charles Vogt, l’un des membres du parti radical en Allemagne, siégeant à l’extrême gauche du parlement de Francfort, depuis exilé à Genève, où il est devenu professeur et membre du conseil d’état. Il raillait cette double conscience que le savant de Goettingue essayait de se procurer, l’une pour la science, l’autre pour la religion, et il qualifiait cet expédient de « tenue des livres en partie double. » Mais ce n’est pas seulement dans cette brochure accidentelle que Charles Vogt donna des gages au matérialisme; ce fut aussi dans des écrits plus scientifiques et plus étendus, dans ses Tableaux de la Vie animale (Bilder ans dem Thierleben) et dans ses Lettres physiologiques (Physiologische Briefe), et enfin dans un dernier morceau, plein d’esprit et de verve, qui vient de paraître il y a quelques semaines : Leçons sur l’Homme, sa place dans la création et dans l’histoire de la terre. M. Vogt s’est rendu surtout célèbre dans cette polémique par le commentaire qu’il a donné à la célèbre définition de Cabanis : « la pensée est une sécrétion du cerveau. » Vogt, se défiant de l’intelligence de son lecteur, a cru devoir renchérir sur cette brutale formule, et il nous apprend que « le cerveau sécrète la pensée, comme le foie sécrète la bile et les reins sécrètent l’urine, » proposition si manifestement fausse qu’un autre matérialiste, M. Büchner, a cru devoir la réfuter.

M. Büchner n’en est pas moins à son tour l’un des disciples les plus ardens de Moleschott et l’un des interprètes les plus décidés du nouveau matérialisme. Son livre intitulé Matière et Force (Kraft und Stoff) est de tous les écrits de cette école celui qui a eu le plus de succès; publié pour la première fois en 1856, il a eu en cinq ans sept éditions, et il vient d’être traduit dans notre langue par un ami et compatriote de l’auteur, qui, pour le dire en passant, aurait bien dû faire revoir sa traduction par quelqu’un qui sût le français. Quoi qu’il en soit, ce livre nerveux et concis, plein de faits, écrit avec rapidité et clarté, qualités toutes nouvelles dans un livre allemand, peut servir à résumer tous les autres, et contient en peu de pages tout le suc de la doctrine. C’est le vrai manuel du nouveau matérialisme.

Pour avoir une idée, sinon complète, au moins suffisante, de ce singulier mouvement philosophique, il faudrait mentionner encore M. Spietz, qui, dans sa Physiologie du système nerveux et dans sa dissertation sur les Conditions corporelles de l’activité de l’âme, a exposé une doctrine matérialiste qu’il combine d’une manière assez étrange avec la foi à la révélation, ce qui a fait donner à son système le nom de matérialisme croyant. Il faudrait y joindre encore le Système et l’histoire du naturalisme par Edouard Lowenthal, ouvrage qui a été loué comme original par Feuerbach, quoiqu’il ne paraisse contenir après tout que le vieux système atomistique. Ce que j’y vois de plus remarquable, c’est que l’auteur va plus loin encore que Moleschott et Büchner; il leur reproche d’être des matérialistes éclectiques, et cela à cause de leur principe de l’union de la matière et de la force. Pour lui, la force n’est pas une condition essentielle et primordiale de la matière : elle n’est qu’un résultat de l’agrégation. Citons aussi, mais avec quelque réserve, M. Czolbe, car il mérite plutôt d’être mentionné parmi les sensualistes que parmi les matérialistes, comme on peut le voir dans sa Nouvelle exposition du sensualisme (Neue Darstellung des Sensualismus). Le caractère commun de tous ces écrits que nous avons cités est de s’appuyer sur les sciences positives et d’abandonner presque entièrement la méthode psychologique ou métaphysique, qui avait jusqu’ici, soit en Allemagne, soit en France, soit en Angleterre, caractérisé la philosophie.

Si le matérialisme a suscité en Allemagne une école féconde et puissante, il faut reconnaître que le spiritualisme a élevé de son côté de nombreuses et d’importantes protestations. C’est surtout dans la philosophie proprement dite que le spiritualisme s’est recruté ; mais il a cependant rencontré aussi d’habiles défenseurs parmi les savans. Nous avons déjà dit que des débris de la droite hégélienne s’est formée une école spiritualiste d’un caractère très prononcé. L’un des principaux représentans de cette école est M. Fichte fils, qui porte avec honneur un nom célèbre dans la science. Dans son Anthropologie[3], ce philosophe soutient la doctrine d’une âme non corporelle, quoiqu’il semble admettre avec Leibnitz que l’âme n’est jamais sans un corps; mais ce livre tout spéculatif est antérieur (au moins par la première édition) à la querelle. M. Fichte s’y est mêlé d’une manière plus particulière dans son écrit sur la question de l’âme (Zur Seelenfrage), qui est une des pièces importantes du débat actuel. La doctrine spiritualiste est d’ailleurs défendue dans un recueil philosophique que M. Fichte a fondé avec deux de ses amis, MM. Ulrici et Wirth, et qui est le plus considérable organe périodique que la philosophie ait en Allemagne. C’est la Revue de philosophie et de critique philosophique (Zeitschrift fur Philosophie und philosophische Critik), publiée à Halle. Dans ce recueil, la nouvelle doctrine matérialiste a été exposée et combattue avec beaucoup de force dans plusieurs articles par M. Zéising. L’un des directeurs du recueil, M. Ulrici, professeur à Halle, a exposé également les idées spiritualistes au point de vue religieux dans son beau livre intitulé Dieu et Nature (Gott und Natur, Leipzig 1862). Le spiritualisme a trouvé aussi des recrues dans l’école de Herbart, dont M. Drobisch est aujourd’hui le principal représentant. On peut rattacher à la même doctrine, quoique non mêlés à la querelle actuelle, M. Ritter, le grand historien de la philosophie, et M. Trendelenbourg, l’un des adversaires les plus pénétrans de la philosophie hégélienne, et dont les Recherches logiques sont un des livres les plus remarquables qu’ait produits récemment la philosophie en Allemagne. Parmi les philosophes qui ont surtout attaqué directement MM. Moleschott, Büchner et Vogt, on doit nommer M. Julius Schaller, auteur de Corps et Ame[4], auquel il a depuis ajouté un ouvrage moins polémique et plus scientifique sur la Vie spirituelle de l’homme[5], M. Drossbach, auteur de l’Essence de l’immortalité individuelle, le docteur Michelis (le Matérialisme érigé en foi du charbonnier) M. Robert Schellwein de Berlin (la Critique du matérialisme) M. Tittmann de Dresde, M. Karl Fischer d’Erlangen, etc., puis, comme méritant une mention spéciale, ceux qui ont défendu la doctrine de l’âme, en se plaçant au point de vue des sciences positives, et parmi ceux-là, au premier rang, M. Lotze, physiologiste éminent, qui dans deux ouvrages célèbres, la Psychologie médicale[6] et le Microcosme[7], a défendu le point de vue spiritualiste. M. Lotze revient au dualisme cartésien, et semble disposé à accorder que les lois de la vie doivent se ramener aux lois de la physique, de la chimie et de la mécanique; mais il sépare la pensée du corps: il accorde à l’âme seule le pouvoir législatif, et au corps le pouvoir exécutif. Quant à l’explication de la matière elle-même, M. Lotze adopte l’hypothèse monadologique de Leibnitz et de Herbart, et essaie de la mettre au niveau de la science contemporaine. Ces quelques détails auront suffi pour montrer que les deux camps sont riches l’un et l’autre en défenseurs savans, passionnés, convaincus. Si l’on pouvait oublier un instant que ce sont les intérêts les plus chers de l’humanité qui sont ainsi livrés à d’éternelles disputes, on éprouverait une noble joie à voir d’aussi grandes questions exciter de part et d’autre tant d’hommes de science et de talent. Ces grands efforts pour résoudre d’aussi grands problèmes seront toujours comptés parmi les plus nobles emplois des facultés humaines. On a beau nous inviter à les oublier, ces immortels problèmes, on a beau nous dire de regarder à nos pieds et pas au-delà; on n’éteindra pas en nous la soif de l’invisible et de l’inconnu. Ceux-là mêmes qui réduisent tout à la matière ont encore la prétention de connaître le fond des choses et de pénétrer jusqu’aux premiers principes. L’Allemagne, en creusant, comme elle le fait depuis dix ans, le problème de l’esprit et de la matière, continue dignement la tradition philosophique où elle occupe depuis si longtemps le premier rang. Le temps des grandes constructions métaphysiques paraît passé, au moins quant à présent. La philosophie est aux prises avec le réel, avec l’esprit positif du siècle. Triomphera-t-elle ? parviendra-t-elle à maintenir l’idée de l’esprit dans un temps où la matière semble triompher de toutes parts? Voilà la question qui s’agite en Allemagne, et qui en même temps, sous une autre forme, s’agite en France. Il n’échappera en effet à personne que les phases que nous avons racontées ont d’assez grandes analogies avec celles que la philosophie française a traversées depuis 1848. Le progrès croissant du naturalisme parmi nous n’est plus un mystère pour personne. Cependant il est à propos de dire que, malgré la tendance irrésistible qui l’entraîne à ses conséquences ordinaires, le naturalisme français n’a pas encore osé arborer hardiment le drapeau du matérialisme, et qu’il s’en défend même avec hauteur. Il est manifeste que la philosophie française non spiritualiste en est à peu près où en était la gauche hégélienne en 1840. Michelet de Berlin, Strauss, Feuerbach même, ont aujourd’hui des représentans parmi nous qu’il est inutile de nommer. Quant à Moleschott et Buchner, on ne pourrait guère trouver leurs analogues que dans quelques enfans perdus du positivisme, qui affirment et tranchent avec audace là où le maître avait recommandé de s’abstenir absolument. Notre polémique s’adresse donc à l’Allemagne plus qu’à la France : chacun en fera les applications qu’il jugera à propos.

II.

Le principe de la nouvelle école matérialiste est ainsi exprimé par le docteur Büchner : « Point de force sans matière, point de matière sans force. » La force, selon Moleschott, n’est pas un dieu donnant l’impulsion à la matière; une force qui plane au-dessus de la matière est une idée absurde. La force est la propriété de la matière, et elle en est inséparable. Essayez de vous représenter une matière sans force, par exemple sans une force d’attraction ou de répulsion, de cohésion ou d’affinité : l’idée même de la matière disparaît, car il lui serait impossible alors d’être dans un état quelconque déterminé. Réciproquement, qu’est-ce qu’une force sans matière, — l’électricité sans particules électrisées, l’attraction sans molécules qui s’attirent? « Peut-on soutenir, dit Vogt, qu’il existe une faculté sécrétoire indépendante de la glande, une faculté contractive indépendante de la fibre musculaire? » Ce sont là de pures abstractions. En un mot, comme le dit ingénieusement un savant physiologiste de Berlin, M. Dubois-Raymond, « la matière n’est pas un coche auquel, en guise de chevaux, on mettrait ou on ôterait des forces. » Chaque molécule matérielle a ses propriétés inhérentes et éternelles, et les porte partout avec elle. « Une particule de fer, dit le même écrivain, est et demeure la même chose, qu’elle parcoure l’univers dans l’aérolithe, qu’elle roule comme le tonnerre sur la voie ferrée d’une locomotive, ou qu’elle circule dans le globule sanguin par les tempes d’un poète. » Il suit de ces principes que l’idée d’une force créatrice, d’une force absolue, séparée de la matière, la créant, la gouvernant suivant certaines lois arbitraires, est une pure abstraction. C’est une qualité occulte transformée en être absolu.

Ainsi la matière et la force sont inséparables, et l’une et l’autre existent de toute éternité. Immortalité de la matière, immortalité de la force, tel est le second principe de la philosophie que nous exposons. L’immortalité de la matière, soupçonnée depuis longtemps par la science, est devenue une vérité positive depuis les admirables découvertes de la chimie. La chimie a démontré que la même quantité de matière subsiste toujours, quelles que soient les combinaisons différentes où elle entre : c’est la balance qui nous a acquis ce grand résultat. Brûlez un morceau de bois, la balance du chimiste vous apprendra qu’aucune particule de matière n’a été perdue, et même que ce poids a été augmenté d’une certaine quantité perdue par l’air. Dans toutes les compositions ou décompositions de la chimie, il y a toujours équation entre les élémens et les produits, et réciproquement. La chimie démontre en outre que les diverses substances conservent toujours les mêmes propriétés. Ainsi la matière ne périt jamais, mais elle est dans un mouvement perpétuel; c’est, comme le disait Héraclite d’Ephèse, un jeu toujours vivant, un jeu que Jupiter joue éternellement avec lui-même. C’est une circulation incessante de matériaux, dont chaque combinaison accidentelle commence et finit; mais ces matériaux se retrouvent toujours sons une forme ou sous une autre. « Le corps du grand César, dit Hamlet, sert à bouclier un mur. » Ainsi rien ne vient du néant, rien ne retourne au néant. L’antique axiome de la philosophie atomistique est démontré.

Il en est de la force comme de la matière, elle est immortelle; elle se transforme, elle ne périt pas. « Ce qui disparait d’un côté, dit l’illustre Faraday, reparaît nécessairement d’un autre. » L’une des plus belles et des plus éclatantes applications de ce principe est la transformation de la chaleur en mouvement, et réciproquement. Par le frottement, on obtient du feu; par de la vapeur d’eau, on obtient du mouvement. La quantité de mouvement perdue se retrouve en quantité de chaleur; la quantité de chaleur perdue se retrouve en quantité de mouvement. Ainsi la force se conserve comme la matière, et il est facile de le prévoir d’avance. De ces considérations, on doit conclure que la matière et la force n’ont pas été créées, car ce qui ne peut pas être anéanti ne peut pas être créé. Réciproquement tout ce qui commence doit finir. Ainsi la matière est éternelle, mais elle seule est éternelle : sortis de la poussière, nous retournerons à la poussière. La matière n’est pas seulement éternelle, elle est infinie. Elle est infinie en petitesse et en grandeur. Le microcosme et le macrocosme sont l’un et l’autre infinis. Ici M. Büchner parle comme Pascal, quoique avec moins d’éloquence. Qui ne se rappelle ce magnifique passage sur les deux infinis, où Pascal a déployé toutes les richesses et toutes les grandeurs de sa merveilleuse éloquence? Qui n’a présens à la pensée d’une part cette sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part, et de l’autre ce ciron qui contient des mondes à l’infini? La nouvelle philosophie allemande se distingue de l’ancien matérialisme en ce qu’elle admet la divisibilité à l’infini. L’atome n’est qu’une représentation de l’imagination. Ni l’observation, ni la raison ne peuvent conduire à l’atome. Cette idée d’une division infinie épouvante notre esprit; mais qu’y faire? Il faut se résigner à l’incompréhensible.

La matière étant éternelle et infinie, il s’ensuit manifestement que ses lois sont universelles et immuables. C’est ce qui est évident par ce qui précède, car les lois de la matière résultent de ses propriétés. « Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » Or les propriétés de la matière sont éternelles comme elle; ainsi ses lois sont immuables. Si ses lois changeaient, c’est que la matière changerait de propriétés, ou qu’elle prendrait des propriétés contraires à son essence : ce qui est impossible. Au reste, l’expérience le démontre. Jamais les lois de la nature n’ont souffert le moindre changement. Les miracles n’ont lieu que pour les ignorans et devant les ignorans. Les hordes sauvages, les populations des montagnes, les classes peu éclairées voient des miracles ; les siècles éclairés, les grandes villes, les centres de civilisation et d’incrédulité n’en voient pas. Ainsi point d’intervention surnaturelle, point d’action accidentelle et contingente d’une cause suprême.

Je ne sais qui a dit : « Les cieux ne racontent plus la gloire de Dieu; ils ne racontent que la gloire de Newton et de Laplace. » M. Büchner accepterait volontiers cette maxime ; selon lui, plus la science du monde a fait de progrès, plus l’idée d’une force créatrice, surnaturelle, providentielle, a été refoulée partout dans les cieux; nous ne voyons plus aujourd’hui qu’une loi mécanique, mathématique, loi résultant de la nature même de la matière, et qui explique tous les phénomènes conformément aux principes de la géométrie et de la mécanique.

Du ciel, passons à la terre. Ici encore nulle intervention immédiate de la Divinité : la science tend à démontrer de plus en plus que les grandes révolutions qui ont agité la surface du globe ont été produites par des causes semblables à celles que nous connaissons aujourd’hui. C’est le temps qui est ici le grand créateur. On voit que le docteur Büchner admet comme parfaitement démontré le système géologique de M. Lyell, le système des actions lentes. Les journées de création ne sont plus que les évolutions insensibles d’une action continue. Tout au plus pourrait-on admettre qu’à certains momens les actions de forces qui nous sont connues se sont déployées avec une plus grande puissance. Voici maintenant le grand problème : n’y a-t-il pas eu un moment sur ce globe où une force absolument nouvelle a apparu, la force de la vie? Comment expliquer la génération primitive ? Tout se réunit pour nous faire admettre que la vie n’est qu’une combinaison particulière de la matière, et que cette combinaison a eu lieu aussitôt que les circonstances favorables ont été produites. En effet, aussitôt que ces circonstances ont lieu, la vie se manifeste, et à chaque changement de milieu correspond un changement équivalent et proportionné dans les formes de la vie. A chaque couche terrestre correspond par gradation un monde vivant : aux couches les plus anciennes, les formes les plus imparfaites; aux couches les plus récentes, les formes les plus compliquées. Lorsque la mer couvrait partout les continens, il n’y avait que les poissons et les plantes aquatiques qui pussent exister. Le continent, à mesure qu’il s’est formé, s’est couvert de forêts qui ont absorbé la masse d’acide carbonique nécessaire aux plantes, nuisible aux animaux qui remplissait l’air; l’air, dépouillé de ce gaz perfide, est devenu propre à la respiration des animaux. Ainsi tout semble indiquer que les formes organiques sont les résultantes du milieu et des conditions extérieures où elles sont placées.

Le docteur Büchner et l’école allemande en général admettent donc sans hésiter les générations spontanées. Là où l’air, la chaleur et l’humidité combinent leur activité, là se développe avec une certaine rapidité ce monde infini d’animaux microscopiques que l’on appelle les infusoires. Cependant M. Büchner est un peu ébranlé par les nombreuses et très fortes raisons qui militent contre les générations spontanées. Il s’en tire par une hypothèse. — Suivant lui, on pourrait supposer que les germes de tous les êtres vivans existent de toute éternité, et ont attendu pour se développer la production des circonstances favorables, que ces germes, dispersés dans l’espace, sont descendus sur la terre après la formation de la couche solide, et ont éclos lorsqu’ils ont trouvé les milieux qui leur étaient nécessaires.

Partisan peu déguisé, malgré cette hypothèse, des générations spontanées, le docteur Büchner l’est également, on doit le prévoir, de la transformation des espèces, car quelque part que l’on soit disposé à accorder aux puissances génératrices de la matière, il est difficile de soutenir que la nature ait pu produire spontanément un homme, un cheval, un éléphant, surtout lorsqu’on professe que la nature n’a jamais mis en jeu que des forces semblables à celles que nous connaissons. C’est pourquoi, lorsqu’on est décidé à écarter l’hypothèse d’une puissance créatrice et d’une intervention providentielle, on est amené à supposer que toutes les formes organiques naissent les unes des autres par des modifications insensibles. L’auteur s’appuie principalement sur ces deux faits : — le germe de toutes les espèces se ressemble, et l’animal, à mesure qu’il se développe, passe par toutes les formes inférieures du règne animal, ou du moins il représente, aux différens degrés de son développement, les types principaux de la série ; — les animaux fossiles paraissent n’être autre chose que les embryons des animaux actuels. Agassiz l’a démontré pour les poissons, et il conjecture la même vérité pour toutes les autres classes d’animaux. D’après ces deux faits, pourquoi ne pourrait-on pas conjecturer que le règne animal a commencé par les formes les plus générales et les plus embryonnaires, et que peu à peu, sous les influences des circonstances extérieures, ces formes générales se sont modifiées et diversifiées? Le livre du docteur Büchner est antérieur au livre célèbre du docteur Darwin sur l’origine et la transformation des espèces, sans quoi il n’aurait pas manqué de s’en servir pour défendre son hypothèse; mais il le cite avec admiration dans une note de la dernière édition, et nous dit qu’il ne se doutait pas que la science viendrait si vite confirmer ses conjectures et lui apporter les preuves les plus convaincantes à l’appui de ses assertions. Darwin lui sert surtout à résoudre le problème difficile de l’appropriation des formes au milieu, en d’autres termes le problème des causes finales.

On prévoit que le matérialisme moderne, comme le matérialisme ancien, doit s’élever avec beaucoup d’énergie contre les causes finales, contre l’hypothèse d’un prétendu dessein dans la nature. On prétend que, dans la nature, tout a été fait pour l’usage de l’homme! Mais alors à quoi bon les animaux nuisibles? Les théologiens de tous les temps se sont torturé l’esprit de la façon la plus comique pour expliquer l’existence de pareils êtres. A quoi bon la maladie, et tous les maux physiques en général? Les théologiens disent que la maladie est le résultat du péché; mais c’est une erreur causée par l’ignorance. La maladie est aussi ancienne que la vie organique; la paléontologie nous montre beaucoup d’ossemens d’animaux changés par la maladie. Les couleurs des fleurs, dit-on, sont faites pour charmer les yeux; mais combien de fleurs se sont épanouies et s’épanouiront sans que l’œil de l’homme les ait jamais vues! On insiste sur l’utilité des organes et leur appropriation à une fin; mais l’anatomie comparée nous fait connaître un grand nombre d’organes inutiles et rudimentaires qui, utiles pour une espèce, sont tout à fait inutiles dans d’autres espèces, par exemple les mamelles rudimentaires de l’homme, les dents de la baleine, etc. Il y a des animaux hermaphrodites qui possèdent les organes des deux sexes, et ne peuvent cependant se féconder eux-mêmes. A quoi bon cette complication? Les monstruosités sont encore une preuve décisive contre les causes finales. Il y a des animaux parfaitement conformés qui naissent sans tête, et par conséquent dont la vie est impossible. N’est-il pas absurde que la nature se donne la peine d’achever de pareilles formes, qui sont parfaitement inutiles? On invoque la vis medicatrix ; mais à quoi bon les médecins, si la nature se guérit toute seule? Et combien de fois ceux-ci ne voient-ils pas dans les maladies, dans les blessures, la nature agir à contre-sens, et mettre en péril la vie du malade? Pourquoi, dit M. Littré, la nature ne nous avertit-elle pas quand nous avalons un poison? Pourquoi ne le rejette-t-elle pas? Pourquoi l’introduit-elle dans la circulation, comme si c’était un aliment utile? Pourquoi enfin, lorsque le poison est absorbé, détermine-t-elle des convulsions qui ne servent.de rien au malade, et qui l’emportent? Mais, s’il n’y a pas dans la nature de puissance qui agisse conformément à un but, comment se produisent ces appropriations qui nous émerveillent? Selon Büchner, c’est l’énergie des élémens et des forces de la matière qui, dans leur rencontre fatale et accidentelle, ont dû donner naissance à d’innombrables formes, lesquelles devaient se limiter mutuellement, et se répondre en apparence les unes aux autres, comme si elles étaient faites l’une pour l’autre. Parmi toutes ces formes, celles-là seules ont survécu qui se sont trouvées appropriées d’une manière quelconque aux conditions du milieu. Que de tentatives malheureuses ont dû être faites et ont avorté parce qu’elles n’ont pas rencontré les conditions nécessaires à leur existence!

C’est ici que le livre de Darwin vient heureusement à l’appui du docteur Büchner pour lui fournir le principe dont il a besoin pour expliquer la disparition de certaines espèces, la conservation des autres. Le système de Darwin repose sur deux principes, le principe de l’élection naturelle, le principe de la concurrence vitale. Toutes les races vivantes se disputent la nourriture, toutes combattent les unes contre les autres pour la conservation et pour l’empire. Cet état de guerre, que Hobbes rêvait seulement entre les hommes primitifs, c’est la loi universelle de la vie animale. Dans cette lutte, les moindres avantages peuvent servir à donner la supériorité aux uns sur les autres, à assurer la conservation de certaines formes et la disparition de celles qui étaient moins favorisées. La conformité du but n’est donc qu’un résultat, et non une intention; c’est le résultat de certaines causes naturelles, qui ont amené accidentellement ces diverses appropriations.

Après avoir cherché à établir que la force active de la nature ne peut pas être séparée de la nature elle-même, les matérialistes emploient les mêmes argumens pour présenter cette autre force que nous appelons âme comme une simple fonction de l’organisation. Suivons encore ici les raisonnemens de l’école.

S’il y a une proposition évidente pour le physiologiste et le médecin, c’est que le cerveau est l’organe de la pensée, et que l’un est toujours en proportion de l’autre. La grandeur de l’intelligence est en rapport avec la grandeur, la forme, la composition chimique du cerveau. Parlons d’abord de la grandeur. Les animaux qui n’ont pas de cerveau, ou qui n’en ont que des rudimens, sont placés au plus bas degré de l’échelle intellectuelle. Si quelques animaux paraissent avoir un plus grand cerveau que l’homme, c’est surtout par le développement des parties qui président aux fonctions de relation et de sensation ; mais celles qui président aux fonctions propres de la pensée sont plus petites que chez l’homme. La forme du cerveau n’est pas moins intéressante à étudier que sa grandeur. On a trouvé aussi dans les anfractuosités ou circonvolutions cérébrales les causes de la diversité des intelligences. Le professeur Huschke a démontré que l’intelligence des races animales était en proportion du nombre des sinuosités cérébrales. Suivant le célèbre Wagner, qui a disséqué le cerveau de Beethoven, ce cerveau présentait des anfractuosités plus profondes et plus nombreuses que celles des cerveaux ordinaires. Les stries du cerveau, à peine visibles chez l’enfant, augmentent chez l’adulte, et l’activité intellectuelle augmente avec elles. Les observations sur la démence, l’idiotisme et la folie confirment ces données. Selon le docteur Parchappe, le poids du cerveau diminue en raison du degré plus ou moins fort de la démence. Le crétinisme provient toujours d’une déformation du cerveau. La plupart des médecins sont d’accord pour reconnaître que dans la plupart des cas de folie on trouve des altérations morbides dans le cerveau, et si on ne peut les constater dans tous les cas, c’est sans doute à cause de l’imperfection de nos moyens anatomiques. Mêmes observations pour la comparaison des races humaines : quelle différence entre le crâne d’un nègre et le crâne noble et développé de la race européenne! Si l’intelligence est en raison directe du cerveau, la réciproque n’est pas moins vraie. Le développement et l’exercice de l’intelligence développent le cerveau, comme l’exercice du lutteur développe les muscles. Si l’on compare les crânes modernes aux crânes antiques, il est indubitable que le crâne des Européens a considérablement grandi en valeur. Plus le type est ancien, plus le crâne est développé dans la partie occipitale, plus il est plat dans la partie frontale. Les chapeliers savent par expérience que les classes cultivées ont besoin de plus grands chapeaux que les classes du bas peuple.

Quant à la composition chimique du cerveau, elle est beaucoup moins simple qu’on a pu le croire, et il contient des substances complexes qu’on ne rencontre nulle part ailleurs, telles que la cérébrine, etc. Certaines matières grasses paraissent avoir une importance considérable dans la composition cérébrale. Le rôle du phosphore y est aussi très important, et Moleschott a pu dire : « Sans phosphore, point de pensée. »

Tout en admettant que l’âme, la pensée, est et n’est autre chose qu’une fonction organique, le docteur Büchner combat cependant la célèbre doctrine de Cabanis que « la pensée est une sécrétion du cerveau, » doctrine qu’un autre écrivain matérialiste a cru devoir rajeunir en ces termes : « Il y a le même rapport entre la pensée et le cerveau qu’entre la bile et le foie, l’urine et les reins. » M. Büchner veut bien reconnaître que cette comparaison n’est pas heureuse. « car, dit-il avec raison, l’urine et la bile sont des matières palpables, pondérables et visibles; ce sont en outre des matières excrémentielles que le corps a usées et qu’il rejette, tandis que la pensée n’est pas une matière que le cerveau produit et rejette, c’est l’action même du cerveau. L’action de la machine à vapeur ne doit pas être confondue avec la vapeur rejetée par la machine. » La pensée est la résultante de toutes les forces réunies dans le cerveau; cette résultante ne peut pas être vue, elle n’est, selon toute apparence, que l’effet de l’électricité nerveuse. « Il y a, dit Huschke, le même rapport entre la pensée et les vibrations électriques des filamens du cerveau qu’entre la couleur et les vibrations de l’éther. » C’est à Moleschott qu’il appartient de résumer profondément cette doctrine en ces mots : « La pensée est un mouvement de la matière. »

Telles sont les grandes lignes du système du docteur Büchner et les principales raisons du nouveau matérialisme allemand, il est assez inutile d’insister sur les derniers chapitres du livre Matière et Force, chapitres qui traitent des idées innées de l’immortalité de l’âme, de la différence de l’homme et de l’animal : ces chapitres sont tellement dénués d’aperçus nouveaux, les solutions et les idées sont tellement prévues par tous ceux qui ont quelque habitude de ces questions, que ce serait perdre notre temps que de nous y arrêter davantage. Tels qu’ils sont, ils achèvent et complètent l’exposition du système matérialiste le plus net, le plus franc et le plus lumineux qui ait paru en Europe depuis le fameux Système de la Nature. L’auteur ne peut prétendre assurément à aucune invention, à aucune originalité; mais il a rassemblé ce qui était épars, lié ce qui était incohérent, dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, et cela dans un livre court, rapide, clair, bien composé. Il nous rend un vrai service en nous donnant un adversaire à combattre au lieu de ces fantômes insaisissables qui, flottant sans cesse entre le matérialisme et le spiritualisme, ne permettent de les atteindre en aucun endroit.


III.

Tout esprit philosophique, en lisant l’exposition précédente du système du docteur Büchner, aura sans doute été frappé d’une étrange lacune : c’est que l’auteur, qui explique tout par l’existence de la matière, a entièrement oublié de nous dire ce que c’est que la matière et ce qu’il entend par ce mot. Ce n’est pourtant pas là une question de peu d’importance, et elle a occupé pendant des siècles des hommes qui n’étaient ni des fous ni des enfans. Ne sait-on pas que, dans l’idée de ce que nous appelons corps et matière, il entre deux élémens bien différens : l’un qui vient de nos sensations, et qui n’est autre chose que l’ensemble des diverses modifications de nos organes; l’autre qui vient du dehors, et est réellement distinct et indépendant de nos impressions? Or, lorsqu’on soutient que la matière est le principe des choses, on parle évidemment de la matière telle qu’elle est en soi, et non telle qu’elle nous apparaît; car, si l’analyse venait à démontrer que l’idée de la matière n’est composée que de nos sensations et ne contient rien d’extérieur, la matière disparaîtrait par cela même, n’étant plus qu’une modification de notre esprit, et le matérialisme se changerait en idéalisme. Il est donc de toute évidence que la première condition d’un système matérialiste est de faire le partage de ce qui vient de nous-mêmes et de ce qui vient du dehors dans la notion de corps ou de matière; mais ce partage est très difficile, comme le prouve l’histoire de la science. M. Büchner s’en est entièrement dispensé, et son système pèche dès lors par la base.

Essayons de faire ce qu’il n’a pas fait, montrons par l’analyse combien la notion de matière est obscure et imparfaite, combien peu elle se suffit à elle-même, combien elle s’évanouit et se disperse à l’examen. « C’est un je ne sais quoi, dit Fénelon, qui fond en mes mains dès que je le presse. »

Il faut rechercher d’abord ce qu’on entend vulgairement par un corps. Un corps est une masse solide, colorée, résistante, étendue, mobile, odorante, chaude ou froide. En un mot, c’est un objet qui frappe mes sens, et je suis tellement habitué à vivre au milieu de tels objets, à m’en servir, à en jouir, à les craindre, à les espérer, qu’ils me paraissent ce qu’il y a de plus réel au monde; je ris de ceux qui les mettent en doute, et si je veux me représenter par l’imagination mon propre esprit, je lui donne la forme d’un corps. Qu’y a-t-il de solide et de fidèle dans cette sorte de représentation de la matière? La philosophie, pour répondre à cette question, commence par distinguer l’apparence de la réalité. Cette distinction, les sciences les plus exactes et les plus positives nous l’ont rendue familière. En astronomie, tout repose sur la distinction des mouvemens réels et des mouvemens apparens. Si nous consultons les apparences, le soleil paraît se mouvoir d’orient en occident, entraînant avec lui les planètes. Dans la réalité, c’est la terre qui se meut et qui possède deux mouvemens que nous ne ressentons ni l’un ni l’autre, l’un de rotation sur elle-même, l’autre de translation autour du soleil. Il faut distinguer aussi dans les astres la grandeur apparente et la grandeur réelle, la situation apparente et la situation réelle. Pour avoir la hauteur vraie d’un astre dans l’espace, les astronomes sont obligés de tenir compte de la déviation des rayons lumineux à travers l’atmosphère, c’est-à-dire de la réfraction. Toute l’optique en général nous apprend à ne pas confondre les apparences visibles avec la vraie forme, la vraie grandeur, la vraie position, le vrai mouvement des objets,

Nous sommes autorisés, par tous ces faits et par d’autres bien connus, à nous demander si, dans la notion que nous nous faisons des corps, il n’y a pas une part qu’il faut attribuer à l’observateur lui-même, qui vient de lui et qui disparaît avec lui. Parmi les qualités que nous attribuons à la matière, il y en a deux surtout qui nous paraissent animer la nature, et sans lesquelles elles nous semblerait livrée à la mort : c’est la lumière et le son. Eh bien! demandons aux physiciens ce que c’est que le son, ce que c’est que la lumière. Voici ce qu’ils nous répondent : le son et la lumière sont des vibrations, c’est-à-dire des mouvemens. Arrêtons-nous quelques instans sur cette belle théorie physique qui a jeté un si grand jour sur la question de la perception extérieure.

Si l’on pince une corde tendue, on lui communique un mouvement de va-et-vient et d’oscillation que nos sens peuvent saisir: le toucher la sent frémir sous le doigt; la vue, à la place d’une ligne très nette, perçoit une corde reniée vers le milieu et beaucoup moins lumineuse, dont le renflement va sans cesse en diminuant jusqu’à ce qu’elle soit revenue à l’état de repos. Cette sorte de mouvement est ce qu’on appelle une vibration, et c’est de ce fait élémentaire qu’est sortie toute la théorie vibratoire, si considérable dans la physique moderne, et qui est appelée à un si grand avenir. Or, tant que dure la vibration, tant que le doigt sent frémir la corde, nous entendons un son. Le son commence et finit avec la vibration. Il y a plus, les expériences les plus exactes et les calculs les plus précis établissent un rapport rigoureux entre la hauteur des sons produits et le nombre des vibrations, nombre qui lui-même est en relation constante avec la longueur des cordes, la tension, etc. Il est donc permis d’affirmer que la cause unique du son ou de la sensation sonore est un mouvement. Ce mouvement se communique par l’air, qui lui-même est un corps vibrant, jusqu’à l’oreille, instrument mécanique disposé pour rassembler et transmettre les vibrations aériennes au nerf acoustique. C’est là, là seulement, que cesse le son mécanique et qu’il est remplacé par le son sensible. C’est là que ce mouvement se transforme en sensation, phénomène inexpliqué et peut-être absolument inexplicable.

Ce qu’il y a de certain, c’est que jusqu’au moment où le nerf acoustique entre en jeu, il n’y a absolument autre chose en dehors de nous qu’un mouvement vibratoire, de telle sorte que si nous supposons un instant que l’auditeur disparaisse, que le nerf capable de percevoir le son soit détruit ou paralysé, qu’il n’y ait sur la terre ou dans l’espace aucun animal capable d’entendre, il n’y aura rien en dehors de nous, absolument rien qui ressemble en quoi que ce soit à ce que nous appelons un son.

Il a fallu bien du temps, bien des expériences, bien des raisonnemens pour appliquer à la lumière cette théorie des vibrations. Les vibrations sonores peuvent être perçues par les sens, les vibrations lumineuses ne le sont pas; le milieu élastique qui transmet le son est également perçu par les sens, c’est l’air; le milieu élastique qui est censé transmettre la lumière ne tombe sous aucun de nos sens, c’est l’éther. Il suit de là que pour le son la théorie vibratoire est immédiatement donnée par l’expérience, et n’est que le résumé des faits; pour la lumière au contraire, la théorie vibratoire est une hypothèse conçue par l’esprit, et qui peut être plus ou moins vérifiée par l’expérience : de là la lenteur avec laquelle cette théorie s’est introduite et les difficultés qu’elle a rencontrées. Quoi qu’il en soit, elle est aujourd’hui définitivement admise par les physiciens, et ici encore on a pu dire : Considérée hors de nous, hors du sujet sentant, hors de l’œil qui la voit, la lumière n’est qu’un mouvement. La sensation lumineuse est un phénomène propre à l’œil vivant, qui ne peut avoir lieu qu’en lui et par lui.

Mais voici qui est bien plus extraordinaire et qui prouve d’une manière décisive à quel point nos sensations sont subjectives et dépendantes de nos organes, et combien nos idées sur la matière, telle que les sens nous la donnent, doivent être rectifiées par l’esprit : c’est l’identité à peu près admise aujourd’hui par tous les physiciens entre la chaleur et la lumière. Quoi de plus différent, au point de vue de la sensation, que ces deux ordres de phénomènes? Ils paraissent même très souvent séparés. Je puis avoir chaud dans l’obscurité, par exemple dans les mines, et froid par une lumière éclatante. Malgré ces oppositions superficielles et apparentes, les expériences de Melloni ont tellement multiplié les analogies entre les deux agens que la science n’hésite guère à conclure à leur identité. La chaleur[8], comme la lumière, se meut en ligne droite et avec la même vitesse; elle se réfléchit comme la lumière; comme elle, elle se réfracte et selon les mêmes lois; elle se transmet à travers les corps, ainsi que la lumière elle-même; enfin on sait que par l’addition de deux lumières on peut produire de l’obscurité. Eh bien ! en combinant deux sources de chaleur, on peut produire du froid : c’est ce qu’a prouvé une remarquable expérience de M. Foucault. Pour conclure avec un remarquable traité de physique tout récent : « Jamais, quand on s’est adressé à un rayon simple, on n’a trouvé une variation de lumière sans une variation correspondante de chaleur. Une telle concordance de résultats donne à penser que la chaleur et la lumière ne sont peut-être que les manifestations différentes d’un seul et même rayonnement; la différence ne résulterait que de l’espèce de modification que peut subir l’objet frappé. Sur la vue, ce rayonnement donnerait l’impression de lumière; sur le toucher, l’impression serait toute différente[9]. »

En dehors de nous, en dehors du sujet sentant, il n’y a donc pas deux choses, chaleur et lumière, mais une seule, qui se diversifie dans nos organes de sensation. La chaleur, c’est la lumière perçue par les nerfs tactiles, et la lumière, c’est la chaleur perçue par le nerf optique. Enfin, comme nous avons vu que la lumière n’est qu’un mouvement, la chaleur aussi n’est qu’un mouvement. Ainsi, pour résumer toute cette théorie, abstraction faite du sujet sentant ou vivant, de l’animal en un mot, il n’y a dans la nature ni chaud, ni froid, ni lumière, ni obscurité, ni bruit, ni silence; il n’y a que des mouvemens variés, dont la mécanique détermine les lois et les conditions.

La physiologie vient à l’appui de la physique pour démontrer la subjectivité de nos sensations. Voici la loi fondamentale de nos sensations suivant Muller, le grand physiologiste allemand : «La même cause peut produire des sensations différentes dans les diverses espèces de nerfs; les causes les plus différentes produisent une même sensation dans chaque catégorie de nerfs. » C’est ainsi que l’électricité mise en contact avec chacun de nos sens détermine dans chacun d’eux des sensations spéciales : dans l’œil des phénomènes lumineux, dans l’oreille des sons, dans la bouche des saveurs, dans les nerfs tactiles des picotemens. Les narcotiques produisent également des phénomènes internes d’audition et de vision, de bourdonnemens dans les oreilles, de flamboiemens dans les yeux, de fourmillemens dans les nerfs tactiles. Réciproquement la sensation lumineuse est produite dans l’œil par les vibrations de l’éther, par des actions mécaniques, par un choc, un coup, par l’électricité, par des actions chimiques. Il en est de même de chacun des autres sens. » Müller conclut de ces faits que les sens ont chacun leurs énergies distinctes et déterminées, qui en sont comme les qualités vitales, et il approuve cette belle théorie d’Aristote, anticipation de tout ce que nous venons de dire, à savoir que la sensation est « l’acte commun du sensible et du sentant. »

Je suis loin de vouloir affirmer qu’il n’y a rien d’extérieur et, comme on dit, d’objectif dans nos perceptions, et que tout se réduit aux divers états du sujet sentant. Rien de plus éloigné de ma pensée qu’une telle supposition. On peut donner d’excellentes raisons pour établir la réalité du monde extérieur, et la meilleure sans doute est que nous ne pouvons pas nous empêcher de l’admettre. Il n’y a donc pas lieu de douter de la réalité des choses extérieures, et un pareil doute sera toujours frivole ; mais ce qui n’est pas frivole, c’est la difficulté où nous sommes de déterminer avec précision ce qui est extérieur et ce qui ne l’est pas, difficulté à laquelle est suspendue toute l’hypothèse matérialiste.

Pour ne pas trop prolonger ce débat, je suppose que l’on ait démontré par l’analyse et par le raisonnement que ce qu’il y a d’extérieur dans la matière, c’est tout ce que nous concevons pouvoir subsister en l’absence du sujet sentant, par exemple l’étendue, le mouvement, l’impénétrabilité. Ici les difficultés cessent d’être psychologiques ; elles deviennent métaphysiques. J’en signalerai seulement deux de la plus haute importance : la divisibilité à l’infini et la coexistence de la force et de l’étendue.

M. Büchner, abandonnant sur ce point la tradition matérialiste, renonce à l’hypothèse des atomes, et admet la divisibilité à l’infini de la matière ; mais par là même il me paraît laisser échapper tout ce qu’il y a de positif et de clair dans le concept de la matière. Par la divisibilité à l’infini, la matière s’évanouit et se disperse, sans qu’on puisse saisir et retenir un seul instant son image. Imaginez en effet un composé, soit, par exemple, un monceau de sable : qu’y a-t-il de réel dans cet objet ? Ce sont évidemment les grains de sable dont il est composé, car le composé lui-même n’est quelque chose que pour mon esprit : il n’est que la somme de ses parties ; s’il n’y avait pas de parties, il ne serait pas. On peut donc dire en toute rigueur qu’un composé n’a de réalité que celle qu’il doit à ses particules intégrantes : c’est une forme qui n’est rien sans la matière à laquelle elle s’applique. Le monceau de sable n’ayant de réalité que celle des grains de sable qui le composent, supposons maintenant que le grain de sable lui-même soit un composé : ce grain de sable n’aura, comme le monceau lui-même, qu’une réalité provisoire et relative, subordonnée à la réalité de ses particules constituantes. Supposez la même chose de ces mêmes parties : elles ne seront pas encore elles-mêmes la réalité que nous cherchons, et, poursuivant cette recherche jusqu’à l’infini, puisqu’il n’y a pas de dernier terme, nous ne trouverons jamais ce qui constitue la réalité de la matière. Nous dirons donc de la matière en général ce que nous disons de chaque composé en particulier, qu’elle n’est qu’un être provisoire et relatif, subordonné à quelque condition absolue que nous ignorons.

Le même raisonnement peut s’appliquer à la force comme à la matière, ces deux choses étant inséparables, suivant MM. Moleschott et Büchner. Si la matière est divisible à l’infini, la force l’est également; mais nous dirons, comme tout à l’heure, qu’une force composée n’a d’autre réalité que celle des forces composantes dont elle résulte. La force d’un attelage de deux chevaux n’est que la somme de deux forces inhérentes à ces chevaux. Dans la réalité, ce qui existe, ce n’est pas la résultante que le mathématicien considère, ce sont deux forces distinctes et associées. S’il en est ainsi, la force générale répandue dans un morceau de matière doit se ramener aux forces élémentaires inhérentes aux particules du tout; mais, si ces particules elles-mêmes sont composées, les forces qui y adhèrent le sont aussi, et par conséquent ne sont pas encore les vraies forces que nous cherchons. Enfin, si toute force est divisible à l’infini, nous ne trouverons jamais la dernière force, cet atome de force sans lequel la force composée n’est rien de réel. Ainsi la force s’évanouit comme la matière même.

Essayez maintenant de concevoir cet infini divisible (matière et force) comme un absolu qui existe par soi-même, vous n’y parviendrez pas. Qu’y a-t-il, que peut-il y avoir d’absolu dans un composé? Ce sont les élémens, car personne ne dira, par exemple, que cet arbre, cette pierre, possèdent l’existence absolue. Ces êtres ne sont que des formes accidentelles produites par la rencontre des élémens. Le tout lui-même, le cosmos, n’est que la forme des formes, la somme de toutes les foi-mes antérieures. La nécessité absolue de la matière ne peut donc résider que dans les élémens de la matière, et c’est là que les matérialistes l’ont toujours placée. Mais s’il n’y a pas d’élémens, où réside alors la nécessité absolue? Et comment la matière pourrait-elle être conçue comme existant par elle-même?

Ainsi la divisibilité infinie de la matière, si elle était admise comme véritable, devrait conduire l’école allemande à admettre quelque principe différent de la matière qui, donnant quelque consistance à cette fluidité absolue, lui permettrait d’exister. En un mot, une étude plus approfondie du problème ramènera la nouvelle école du matérialisme à l’idéalisme.

Ce n’est pas tout. MM. Moleschott et Büchner ont posé comme principe évident par soi-même la coexistence nécessaire de la matière et de la force; mais si dans les corps vous faites abstraction de la force, de laquelle dérivent déjà le mouvement et l’impénétrabilité, que reste-t-il pour constituer la matière? Rien autre chose que l’étendue. La matière est donc une chose étendue, douée de force. Cette chose étendue se meut, c’est-à-dire qu’elle se déplace dans l’espace : elle se distingue donc de l’espace qui la contient. Or c’est ici précisément que le matérialisme a toujours été très embarrassé, car comment distinguer cette particule étendue de la particule d’espace à laquelle elle correspond, et qu’elle remplit? L’imagination, qui prend ici la place de l’entendement, nous représente bien une espèce de grain de poussière flottant dans l’air. C’est ainsi que les atomes d’Épicure flottaient dans le vide. Mais commencez par dégager ce grain de poussière de tout ce que la vue ou les autres sens nous en font connaître, réduisez-le à l’étendue et à la force, n’oubliez pas que la force est une propriété de la matière, et par conséquent de l’étendue, et dites-vous que cet atome, considéré en soi, n’est pas autre chose qu’une portion d’étendue. Il n’a donc aucun caractère par lequel il puisse se distinguer de la portion d’espace correspondante qu’il est censé habiter. Ne dites pas qu’il s’en distingue par la force qui l’anime, car alors ce serait la force qui constituerait la matière; la matière se perdrait dans la force, ce qui est le contraire de votre système et l’abandon du principe matérialiste. Si au contraire vous admettez une matière essentiellement étendue, vous la confondrez, comme Descartes, avec l’espace, et alors essayez de comprendre le mouvement, la figure, la diversité, dans cet espace infini, homogène et plein !

Mais une telle discussion est d’une nature trop abstraite et trop délicate pour être prolongée longtemps. J’en ai dit assez pour établir que le nouveau matérialisme allemand a montré dès son début une assez grande ignorance des questions en posant comme principe la coexistence de la force et de la matière sans donner aucune définition ni de l’une ni de l’autre, et sans montrer par quels liens elles s’unissent. L’insuffisance démontrée du principe se manifeste dans toutes les conséquences qu’on en a pu tirer. Deux exemples nous suffiront pour le prouver : ce sont les idées des matérialistes sur le principe de la vie et le principe de la pensée.


IV.

L’un des problèmes les plus obscurs de la science humaine, et devant lequel une philosophie circonspecte aimera toujours à garder le silence plutôt que de proposer des hypothèses si difficiles à vérifier, est le problème de l’origine de la vie sur le globe terrestre. S’il y a une vérité démontrée en géologie, c’est que la vie n’a pas toujours existé sur notre terre, et qu’elle y est apparue à un jour donné, sans doute sous la forme la plus élémentaire, car tout porte à croire que la nature, dans son développement, suit la loi de la gradation et du progrès; mais enfin, à un jour donné, la vie est apparue. Comment? D’où venait-elle? Par quel miracle la matière brute est-elle devenue vivante et animée? C’est là, je le répète, un grand mystère, et tout esprit sage aimera toujours mieux se taire que d’affirmer ce qu’il ne sait pas.

Pour M. Büchner, il n’y a pas là de difficulté. La vie est une certaine combinaison de matière qui est devenue possible le jour où elle a rencontré des circonstances favorables. S’il se bornait à ces termes, il serait difficile de le réfuter, car qui peut savoir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas? Mais l’auteur allemand va beaucoup plus loin. Pour lui, il n’y a jamais eu dans la nature apparition d’une force nouvelle. Tout ce qui s’est produit dans le passé a du se produire par des forces semblables à celles que nous connaissons aujourd’hui. Par là, il s’engage à soutenir qu’aujourd’hui même encore nous assistons au miracle de l’origine de la vie, que la matière est apte à produire spontanément des organismes vivans. En portant la discussion sur ce terrain, il fournit une base solide à la discussion, car nous pouvons alors nous demander ce que la science nous apprend de l’origine actuelle des êtres vivans, en un mot quel est aujourd’hui l’état de la science sur la vieille et célèbre question de la génération spontanée.

On appelle génération spontanée ou hétérogénie la formation de certains êtres vivans, sans germes préexistans, par le seul jeu des forces physiques et chimiques de la matière. Dès la plus haute antiquité, on a cru à la génération spontanée. « On voit, dit Lucrèce, des vers tout vivans sortir de la boue fétide lorsque la terre, amollie par les pluies, a atteint un suffisant degré de putréfaction. Les élémens mis en mouvement et rapprochés dans des conditions nouvelles donnent naissance à des animaux. » Cette croyance durait encore au XVIe et au XVIIe siècle. Van-Helmont décrit le moyen de faire naître des souris, d’autres auteurs l’art de produire des grenouilles et des anguilles. Une expérience décisive de Redi porta un coup mortel à toutes ces ridicules superstitions. Il montra que les vers qui viennent de la viande ne sont que des larves d’œufs de mouche, et qu’en enveloppant la viande dans une gaze légère on empêchait la naissance de ces larves; plus tard, on reconnut les œufs déposés sur cette gaze, et le mystère fut expliqué. Cependant la découverte du microscope ouvrit une voie nouvelle aux partisans de la génération spontanée. Les animaux microscopiques qui apparaissent dans les infusions des matières animales et végétales paraissaient se produire en dehors de toutes conditions sexuelles et sans germes préexistans. Les belles expériences de Needham semblèrent donner gain de cause à cette opinion; celles de Spallanzani la firent reculer sans la vaincre définitivement. Au commencement de notre siècle, une expérience capitale de Schwann fit faire un pas décisif à la question, dans un sens contraire à la génération spontanée. La science semblait avoir abandonné ce problème, lorsque M. Pouchet le remit à la mode par des expériences qui ont fait du bruit, et qui, suivant lui, étaient démonstratives de la génération sans germes. Les anti-vitalistes triomphaient quand un autre savant, un de nos chimistes les plus éminens, M. Pasteur, a repris la question et l’a poussée à peu près aussi loin qu’on peut aller aujourd’hui : dans les expériences les plus délicates, les plus ingénieuses et les plus solides, il a réfuté tous les argumens des hétérogénistes, et je crois pouvoir dire que, dans ce grand débat, l’Académie des sciences et la grande majorité des savans lui ont donné raison.

Il nous serait difficile ici d’entrer dans le détail des discussions expérimentales qui ont eu lieu. Contentons-nous de donner une idée générale et philosophique de la question. Ainsi c’est déjà un fait remarquable et une présomption défavorable à la génération spontanée que les partisans de cette hypothèse aient été peu à peu refoulés jusque dans le domaine de l’infiniment petit, dans la sphère de l’invisible pour ainsi dire, là où les expériences sont si difficiles, où l’œil est si facilement trompé. Si un tel mode de génération était possible, on ne voit pas pourquoi il n’aurait pas lieu dans d’autres sphères de l’animalité, et pourquoi il serait précisément réduit au monde microscopique.

M. Büchner dit à la vérité que ce sont là les organismes les plus imparfaits, et que par conséquent on conçoit qu’ils puissent se produire par le mode de génération le plus simple et le plus élémentaire; mais il reste à se demander si la perfection des organismes est précisément en raison de leurs dimensions, et si les plus petits sont toujours les plus imparfaits : or c’est ce qui évidemment n’est pas. Si l’on admet avec M. Milne Edwards que la perfection d’un animal est en raison de ce qu’il appelle la division du travail, c’est-à-dire la division des organes et des fonctions, il est facile de voir que cette division est tout à fait indépendante de la taille de l’animal. Ainsi les insectes par exemple, qui sont généralement très petits, sont des animaux, très supérieurs aux mollusques par le nombre et la division des fonctions, et cependant très inférieurs par les dimensions. L’homme, le plus parfait des animaux, n’en est pas le plus grand. On ne peut donc pas conclure de la petitesse à l’imperfection, et par conséquent l’imperfection prétendue des infusoires n’explique pas pourquoi la génération spontanée n’aurait lieu que dans le monde de l’infiniment petit. J’ajoute que l’organisation des infusoires n’est point du tout, comme on serait tenté de le croire, une organisation simple : elle est au contraire très complexe, et l’illustre micrographe Ehrenberg a démontré que ces petits animaux presque invisibles sont aussi parfaits et aussi richement organisés que beaucoup d’animaux plus élevés[10]. M. Büchner nous dit lui-même que le rotifère, qui n’a que le vingtième d’une ligne, a une bouche, des dents, un estomac, des glandules intestinales, des vaisseaux et des nerfs.

On invoque encore en faveur des générations spontanées le raisonnement suivant : « S’il n’y avait, dit-on, qu’un seul mode de génération, la génération par sexe, on comprendrait qu’on fût disposé à rejeter comme une pure illusion contraire à la loi générale les productions spontanées dans certaines espèces; mais l’expérience nous apprend qu’il y a des modes très variés de génération : pourquoi l’un de ces modes, au plus bas degré de l’animalité, ne serait-il pas l’hétérogénie? » Les grands travaux de la science moderne sur la génération des animaux inférieurs ont répondu à cette objection, et l’opinion qui semble prévaloir aujourd’hui dans les sciences naturelles, les argumens, les recherches sur lesquels elle s’appuie ont été plus d’une fois exposés dans la Revue par M. de Quatrefages[11]. C’est lui-même qui a résumé en quelques lignes d’une netteté rigoureuse les données acquises sur ce point par la science moderne. « Médiatement ou immédiatement, a-t-il dit, tout animal remonte à un père et à une mère (appareil mâle et femelle). Et ce que nous disons en ce moment s’applique également aux végétaux... Un père et une mère, c’est-à-dire un mâle et une femelle, telle est l’origine de tout être vivant. L’existence des sexes, dont la nature inorganique ne présente pas même la trace, se montre donc comme un caractère distinctif de la matière organisée, comme une de ces lois primordiales dont nous devons renoncer à trouver la raison. »

Cette restauration de l’élément sexuel dans la génération des animaux est évidemment un coup fatal porté à la génération spontanée. Cette théorie a subi encore d’autres échecs non moins curieux. Pendant longtemps par exemple, elle avait pu invoquer en sa faveur un fait vraiment étrange et inexplicable en apparence : c’était l’existence des entozoaires ou vers intestinaux. « Aujourd’hui, disait J. Müller, c’est par la considération des vers intestinaux qu’il est le plus permis de soutenir l’hypothèse de la conversion d’une matière animale non organisée en animaux vivans. » L’existence de ces vers qui naissent jusque dans les tissus les plus secrets, jusque dans l’intérieur des muscles, dans l’intérieur du cerveau, semblait un véritable mystère : eh bien! ce mystère est aujourd’hui expliqué, et l’origine de ces êtres étranges est ramenée aux lois ordinaires de la reproduction : seulement elle nous offre un des cas les plus merveilleux et les plus étranges de la théorie des métamorphoses. C’est ce qui est décidément établi par les beaux travaux de M. Van Beneden. Qui se fût douté, avant ce savant, qu’un ver parasite fût destiné à passer une partie de sa vie dans un animal, et l’autre partie dans un autre, qu’il dût vivre à l’état fœtal dans un animal herbivore, à l’état adulte dans un animal carnivore? C’est pourtant ce qui arrive. Ces animaux changent en quelque sorte d’hôtelleries. Ainsi le lapin loge et nourrit un ver parasite qui ne deviendra adulte que dans le chien; le mouton nourrit le cœnure, qui dans le loup devient un ténia. Tout ver parasite passe par trois phases : la première est celle de l’œuf pondu dans l’intestin du carnivore et rejeté par celui-ci; — la seconde, celle de l’embryon: l’œuf est avalé par l’herbivore, avec l’herbe qu’il broute, et il éclôt dans son estomac; — la troisième est celle de l’adulte. Celle-ci a lieu dans le corps du Carnivore qui se nourrit d’herbivores[12]. Tout le mystère est expliqué sans génération spontanée. D’ailleurs la découverte des sexes et des œufs dans les entozoaires tranche évidemment la question.

Après avoir montré où en est le débat sur la génération spontanée, il nous suffirait, pour emporter la conviction du lecteur, d’exposer avec quelque détail les expériences si belles et si lumineuses de M. Pasteur sur ce difficile sujet; mais comment résumer des expériences dont l’art réside avant tout dans la précision extrême du détail, et dans une sagacité qui ne laisse échapper aucune cause d’erreur? Contentons-nous d’indiquer trois points principaux des travaux de M. Pasteur. Il a établi d’abord que l’air contient en suspension des corpuscules organisés, tout à fait semblables à des germes, et il a pu les recueillir avec abondance par une méthode qui lui est propre; il a montré que le nombre de ces corpuscules diminuait à mesure que l’on s’élevait dans l’atmosphère, en vertu des lois de la pesanteur, qui les attire vers la terre, et en effet, exposant divers liquides à l’air libre à différentes hauteurs de l’atmosphère, il obtenait d’autant moins de générations dites spontanées qu’il s’élevait plus haut : faits parfaitement conformes à l’hypothèse de la dissémination des germes. La seconde série de ses expériences a consisté à empêcher la production des générations spontanées en écartant tout germe extérieur et en brûlant par la chaleur les germes qui peuvent exister dans un liquide fermentescible: cette seconde série d’expériences est ce qu’il y a de moins original dans les travaux de M. Pasteur : c’est au fond la célèbre expérience de Schwann renouvelée dans des conditions d’exécution plus parfaite. Enfin la troisième série d’expériences, et la plus intéressante, consiste à obtenir à volonté des productions d’infusoires en réintroduisant les germes, c’est-à-dire les corpuscules organisés déjà recueillis par la première méthode[13].

Au reste, dans les sciences expérimentales, aucune démonstration n’a jamais de valeur absolue, et l’autorité d’une conclusion ne peut être que relative au nombre des faits observés. Aussi ne faut-il pas dire que la génération spontanée est impossible : il faut dire que, dans l’état actuel de la science, il n’existe aucun fait constaté de génération spontanée; il faut dire que, toutes les fois qu’on a pris les précautions nécessaires, de pareils faits ne se sont pas produits; il faut dire enfin que tous les argumens qu’on faisait valoir en faveur de cette doctrine ont succombé devant l’expérience. Si limitées que soient ces affirmations, elles sont encore d’une haute importance, car elles condamnent à soutenir une hypothèse gratuite ceux qui les nient. L’hypothèse est sans doute permise dans les sciences spéculatives, là où il est impossible de toucher du doigt les choses elles-mêmes; mais l’hypothèse ne doit jamais être gratuite et reposer simplement sur un besoin et un désir de notre esprit. Or le matérialisme, en affirmant la génération spontanée par la seule raison qu’il en a besoin pour étayer son système, fait une hypothèse toute gratuite, dont les faits, tels qu’ils sont, ne lui fournissent pas les élémens.

Pour échapper aux difficultés précédentes, M. Büchner propose une conjecture : « On pourrait supposer, dit-il, que les germes de tout ce qui vit, doués de l’idée de l’espèce, ont existé de toute éternité. » Mais qui ne verra dans cette hypothèse une contradiction manifeste avec le système général de l’auteur? Car comment ces germes se sont-ils formés? Par quelle force les élémens de la matière se sont-ils réunis pour former un germe, et un germe qui contienne virtuellement l’espèce? C’est là un point de vue tout à fait idéaliste. Remarquez en effet qu’on ne peut pas supposer deux espèces de matières, l’une qui serait vivante et l’autre inerte. L’hypothèse de Buffon sur une matière propre aux êtres organisés a été réfutée par les découvertes de la chimie organique. La matière qui entre dans le corps vivant est la même que celle des minéraux et des corps bruts. Ce n’est donc point par ses élémens que le corps vivant se distingue du corps brut, c’est par sa forme. Or cette forme, si vous n’admettez pas la génération spontanée, suppose une force spéciale distincte de la matière même. D’ailleurs cette idée de l’espèce qui serait inhérente au germe est un principe qui dépasse toutes les données du matérialisme. Le nouveau système est donc convaincu d’impuissance dans ses propositions sur l’origine de la vie : est-il plus heureux quand il essaie d’expliquer la pensée?


V.

Au premier abord, l’hypothèse qui réduit la pensée à n’être qu’une fonction du cerveau semble se présenter avec certains avantages, et n’être autre chose qu’une application rigoureuse de la méthode scientifique, car voici sur quoi elle s’appuie. Partout où l’on observe un cerveau, dit-on, on rencontre un être pensant, ou tout au moins intelligent à quelque degré; partout où manque le cerveau, l’intelligence et la pensée manquent également; enfin l’intelligence et le cerveau croissent et décroissent dans la même proportion; ce qui affecte l’un affecte l’autre en même temps. L’âge, la maladie, le sexe, ont à la fois sur le cerveau et sur l’intelligence une influence toute semblable. Or, d’après la méthode baconienne, quand une circonstance produit un effet par sa présence, qu’elle le supprime par son absence ou le modifie par ses changemens, elle peut être considérée comme la vraie cause de cet effet. Le cerveau réunit ces trois conditions dans son rapport avec la pensée : il est donc la cause de la pensée.

Mais je ferai remarquer d’abord que la science a encore beaucoup à faire avant d’avoir démontré rigoureusement les trois propositions que je viens de mentionner. Sans parler des deux premières, qui ne sont pas absolument incontestables, c’est surtout la démonstration de la troisième qui laisse à désirer. Avant d’établir que les changemens de la pensée sont proportionnels aux changemens du cerveau, il faudrait savoir à quelle circonstance tient précisément dans le cerveau le fait de la pensée : c’est ce qu’on ignore encore, car les uns invoquent le volume, les autres le poids, les autres les circonvolutions, les autres la composition chimique, les autres enfin une certaine action dynamique invisible qu’il est toujours facile de supposer. Or d’après l’avis des physiologistes les plus éminens, la physiologie du cerveau est encore d’ans l’enfance, et les rapports du cerveau et de la pensée sont profondément inconnus[14]. Par exemple, l’état du cerveau dans la folie est une des pierres d’achoppement les plus redoutables de l’anatomie pathologique. Les uns trouvent quelque chose, et les autres ne trouvent rien, absolument rien. Suivant M. Leuret, l’un des plus éminens aliénistes, on ne trouve d’altération dans le cerveau d’un aliéné que lorsque la folie est jointe à quelque autre maladie, telle que la paralysie générale. De plus, les altérations trouvées sont tellement différentes les unes des autres, ont si peu de constance et de régularité, qu’on n’a aucune raison de les considérer comme des causes véritables. On peut tout aussi bien y voir des effets, la folie pouvant à la longue amener ces altérations. Dans ce cas, elles ne seraient, pour parler comme les médecins, que consécutives et non essentielles. Enfin une dernière difficulté se tire de la différence de l’homme et de l’animal. Cette différence s’explique-t-elle suffisamment par la différence du cerveau? Il ne le paraît pas, puisque certains naturalistes insistent sur l’identité du cerveau de l’homme et du cerveau du singe pour prouver que l’homme a pu être singe, ou du moins dériver, avec le singe, d’une souche commune. Ici les matérialistes sont assez embarrassés, car tantôt ils sont intéressés à prouver que l’homme diffère du singe, et tantôt qu’il n’en diffère pas. Veulent-ils prouver que l’homme n’est pas une espèce à part dans la nature, et qu’il a pu, à l’origine, se confondre avec les espèces inférieures : ils montrent les analogies. Veulent-ils expliquer la différence incontestable qui existe entre l’homme actuel et le singe actuel : ils insistent sur les différences. Mais ces analogies, ces différences, sur lesquelles on dispute, et que quelques-uns ne veulent pas reconnaître, sont-elles assez grandes pour expliquer l’abîme qui sépare les deux espèces? On invoque des intermédiaires, d’une part les nègres, et de l’autre les gorilles, très populaires depuis les voyages de M. du Chaillu. Or, je le demande, les gorilles seraient-ils capables de fonder la république d’Haïti ou la république de Libéria? Seraient-ils même capables de remplacer les nègres pour le travail de la canne à sucre ? Proposez cette solution aux planteurs d’Amérique; ils seront bien obligés de reconnaître que les nègres ne sont pas tout à fait des animaux. Plus il y aura de l’analogie entre la constitution de leur cerveau et celle du singe, plus il sera démontré que la différence d’intelligence tient à quelque condition que les sens ne nous montrent pas.

J’ajoute que, ces trois propositions fussent-elles démontrées, le matérialisme ne serait pas plus avancé, car il suffit d’admettre que le cerveau soit la condition de la pensée sans en être la cause pour que les faits mentionnés s’expliquent dans une hypothèse comme dans l’autre. Supposez en effet un instant que la pensée humaine soit de telle nature qu’elle ne puisse exister sans sensations, sans images et sans signes (il n’est pas démontré qu’il ne puisse pas y avoir d’autre pensée que celle-là) ; supposez, dis-je, que telle soit la condition de la pensée humaine : ne comprend-on pas qu’il faudrait alors un système nerveux pour rendre la sensation possible, et un centre nerveux pour rendre possibles la concentration des sensations, la formation des images et des signes? Le cerveau serait dans cette hypothèse l’organe de l’imagination et du langage, sans lesquels il n’y aurait point de pensée pour l’esprit humain. Il résulterait de là que, de même qu’un aveugle privé de la vue manque d’une source de sensations, et par conséquent d’une source d’idées, de même l’esprit auquel manquerait une certaine partie du cerveau, ou qui serait atteint dans les conditions cérébrales nécessaires à la formation des images et des signes, deviendrait incapable de penser, puisque la pensée pure, sans liaison aucune avec le sensible, paraît impossible dans les conditions actuelles de notre existence finie. On voit que les relations du cerveau avec la pensée se conçoivent aussi bien dans l’hypothèse spiritualiste que dans l’hypothèse contraire, et même les difficultés que présente celle-ci disparaîtraient dans celle-là. Par exemple, d’où viendrait la différence de l’homme et de l’animal? Elle aurait sa cause non plus dans la différence des cerveaux, mais dans la différence de la force interne, de la force pensante, qui dans l’animal ne saurait combiner qu’un petit nombre d’images, et qui ne saurait transformer les signes naturels en signes artificiels. Les conditions physiques de la pensée seraient identiques dans l’un et l’autre cas; les conditions tout immatérielles de la force pensante seraient seules modifiées. Il en serait de même dans les cas de folie qui pourraient avoir pour cause tantôt des altérations organiques qui atteindraient l’organe de l’imagination et des signes, tantôt des altérations toutes morales qui mettraient l’âme hors d’état de gouverner ses sensations, de combiner les images et les signes, qui la feraient passer de l’état actif à l’état passif. Si l’on admet avec certains physiologistes un dynamisme cérébral, et si l’on explique la folie ou l’imbécillité par des variations d’intensité dans les forces cérébrales, pourquoi n’admettrai-je pas un dynamisme intellectuel et moral résidant dans une substance élémentaire et indivisible, et qui est susceptible également de certaines variations d’intensité, dont la cause est tantôt en elle et tantôt hors d’elle? Ce n’est donc qu’en se plaçant à un point de vue tout superficiel, et pour n’avoir pas suffisamment examiné tous les aspects de la question, que le matérialisme a cru pouvoir s’autoriser de ce fait, que le cerveau est indispensable à la production de la pensée, pour en conclure que le cerveau est le sujet même de la pensée. Mais il ne suffit pas de montrer que les faits cités par les matérialistes s’expliquent aussi, et peut-être mieux, dans l’hypothèse contraire, car il en résulterait seulement que l’esprit doit rester indifférent et suspendu entre les deux hypothèses. Il y a plus : il y a certains faits décisifs selon nous, certains caractères éminens de la pensée qui paraissent absolument inconciliables avec le matérialisme. On sait quels sont ces faits. Quiconque a un peu étudié cette question devine que nous voulons parler de l’identité personnelle et de l’unité de la pensée. J’insisterai principalement sur le fait de l’identité personnelle, en essayant d’en presser les conséquences un peu plus qu’on n’a l’habitude de le faire.

On ne définit pas l’identité personnelle, mais on la sent. Chacun de nous sait bien qu’il demeure lui-même à chacun des instans de la durée qui composent son existence, et c’est là ce qu’on appelle l’identité. Elle se manifeste bien clairement dans trois faits principaux : la pensée, la mémoire, la responsabilité. Le fait le plus simple de la pensée suppose que le sujet qui pense demeure le même à deux momens différens. Toute pensée est successive; si on le conteste du jugement, on ne le contestera pas du raisonnement; si on le conteste du raisonnement sous la forme la plus simple, on ne le contestera pas de la démonstration, qui se compose de plusieurs raisonnemens. Il faut admettre évidemment que c’est le même esprit qui passe par tous les momens d’une démonstration. Supposez trois personnes dont l’une pense une majeure, l’autre une mineure, l’autre une conclusion : aurez-vous une pensée commune, une démonstration commune? Non, il faut que les trois élémens se réunissent en un tout dans un même esprit. La mémoire nous conduit à la même conclusion. Je ne me souviens que de moi-même, a très bien dit M. Royer-Collard : les choses extérieures, les autres personnes n’entrent dans ma mémoire qu’à la condition d’avoir déjà passé par la connaissance; c’est de cette connaissance que je me souviens, et non de la chose elle-même. Je ne pourrais donc pas me souvenir de ce qu’un autre que moi a fait, dit ou pensé. La mémoire suppose un lien continu entre le moi du passé et le moi du présent. Enfin nul n’est responsable que de lui-même : s’il l’est des autres, c’est dans la mesure où il a pu agir sur eux ou par eux. Comment pourrais-je répondre de ce qu’un autre a fait avant que je fusse né? Ainsi pensée, mémoire, responsabilité, tels sont les témoignages éclatans de notre identité. C’est là un des faits capitaux qui caractérisent l’esprit.

Il y a de même dans le corps humain un fait capital et caractéristique, mais qui est le contraire du précédent : c’est ce que l’on appelle le tourbillon vital, ou l’échange perpétuel de matière qui s’opère entre les corps vivans et le monde extérieur. Ce fait se manifeste par la nutrition. Nous savons que les corps organisés ont besoin de se nourrir, c’est-à-dire d’emprunter aux corps étrangers une certaine quantité de matière pour réparer les pertes qu’ils font continuellement. Si en effet les corps vivans conservaient toute la matière acquise et en introduisaient sans cesse de nouvelle, on devrait voir leurs dimensions croître continuellement : c’est bien ce qu’on voit jusqu’à un certain âge; mais ce mouvement de croissance s’arrête, et le corps reste stationnaire dans ses dimensions. Il est donc évident par là même qu’il perd à peu près autant qu’il gagne, et que la vie n’est qu’une circulation. Au reste, les plus grands naturalistes ont reconnu le fait. Je citerai surtout les belles paroles de Cuvier : «Dans les corps vivans, dit-il, aucune molécule ne reste en place; toutes entrent et sortent successivement: la vie est un tourbillon continuel, dont la direction, toute compliquée qu’elle est, demeure constante, ainsi que l’espèce de molécules qui y sont entraînées, mais non les molécules individuelles elles-mêmes. Au contraire, la matière actuelle du corps vivant n’y sera bientôt plus, et cependant elle est dépositaire de la force qui contraindra la matière future à marcher dans le même sens qu’elle. Ainsi la forme de ces corps leur est plus essentielle que leur matière, puisque celle-ci change sans cesse tandis que l’autre se conserve. »

Sans insister sur un fait dont on trouvera la confirmation dans tous les physiologistes, disons que le problème pour les matérialistes est de concilier l’identité personnelle de l’esprit avec la mutabilité perpétuelle du corps organisé. Or il faut reconnaître que les matérialistes ne se sont jamais donné beaucoup de mal pour résoudre ce problème, et le docteur Büchner ne le signale même pas. Il ne va pas de soi cependant que l’identique puisse résulter du changement, ni l’unité de la composition. Si cela est, encore faut-il expliquer comment cela peut être.

La première explication que l’on pourrait donner est celle qui est indiquée dans le passage de Cuvier cité plus haut. Ce tourbillon vital, dira-t-on, a une direction constante; dans le changement de la matière, il y a quelque chose qui demeure toujours, c’est la forme. Les matériaux se déplacent et se remplacent, mais toujours dans le même ordre et dans les mêmes rapports. Ainsi les traits du visage restent toujours à peu près les mêmes malgré le changement des parties; la cicatrice reste toujours, quoique les molécules blessées aient disparu depuis longtemps. Ainsi le corps vivant possède une individualité abstraite en quelque sorte, qui résulte de la persistance des rapports et qui est le fondement de l’identité du moi.

Une telle explication pourtant ne peut satisfaire que ceux qui ne se rendront pas bien compte des conditions du problème, car en supposant qu’on puisse expliquer cette fixité du type soit individuel, soit générique, par un simple jeu de la matière, par les actions chimiques ou mécaniques, il ne faut pas oublier qu’une identité ainsi produite ne sera jamais qu’une identité apparente et tout extérieure, semblable à celle de ces pétrifications où toutes les molécules végétales sont peu à peu remplacées par des molécules minérales, sans que la forme de l’objet vienne à changer. Je dis qu’un tel objet n’est pas réellement identique, et surtout qu’il ne l’est pas pour lui-même, et que dans une telle hypothèse vous ne trouverez aucun fondement à la conscience et au souvenir de l’identité, car, je le demande, où placerez-vous le souvenir dans cet objet toujours en mouvement? Sera-ce dans les élémens, dans les molécules elles-mêmes? Mais puisqu’elles disparaissent, celles qui entrent ne peuvent pas se souvenir de celles qui sortent. Sera-ce dans le rapport des élémens? Il le faudrait, car c’est la seule chose qui dure véritablement; mais qu’est-ce qu’un rapport qui se pense soi-même, qui se souvient, qui est responsable ? Ce sont là autant d’abstractions inintelligibles dont nous faisons grâce à nos lecteurs.

On pourrait se retourner vers l’hypothèse suivante. On pourrait dire : A mesure que les molécules entrent dans le corps, par exemple dans le cerveau, elles viennent se placer là où étaient les molécules précédentes; elles se trouvent donc dans un même rapport avec les molécules avoisinantes, elles sont entraînées dans le même tourbillon que celles qu’elles remplacent. Eh bien! si, par hypothèse, la pensée est une vibration des fibres cérébrales puisqu’on explique tout aujourd’hui par des vibrations, chaque molécule nouvelle viendra à son tour vibrer exactement comme la précédente; elle donnera la même note et vous croirez entendre le même son; ce sera donc la même pensée que tout à l’heure, quoique la molécule ait changé. Ayant les mêmes pensées, l’homme sera le même individu. Une telle explication néanmoins n’a encore rien qui puisse satisfaire, car l’identité de la personne n’est pas attachée à l’identité des pensées. Je puis être ballotté entre les idées et les sentimens les plus contraires sans cesser d’être moi-même : deux hommes pensant la même chose à la fois, la série des nombres par exemple, ne deviendront pas pour cela un seul et même homme; plusieurs cordes donnant la même note ne sont pas une seule corde. Ainsi l’identité des vibrations n’explique pas plus que la persistance de la forme la conscience de l’identité personnelle.

On peut encore répliquer : Vous raisonnez dans une hypothèse qui n’est pas la vraie. Vous avez l’air de croire que le cerveau humain change totalement de minute en minute, de seconde en seconde. Il n’en est pas ainsi : le cerveau ne change que successivement. D’un autre côté, le moi est-il donc immobile? Ne change-t-il pas aussi, lui, d’instant en instant? Est-ce que le jeune homme est le même que l’homme, l’homme que le vieillard? Ainsi ni le changement n’est absolu dans le corps, ni l’immobilité dans l’âme. Ne pourrait-on pas se rapprocher? La conscience de l’identité correspondrait en nous à la partie durable du cerveau, et la conscience du changement à la partie changeante. De la sorte se réuniraient dans l’homme, selon l’expression de Platon, l’un et le plusieurs, le même et l’autre. C’est là, je crois, ce que l’on peut dire de plus profond en faveur du matérialisme; mais je ne crois pas qu’il se soit jamais donné la peine d’aller aussi loin dans sa justification : c’est nous qui prenons la peine de lui fournir des armes. Quoi qu’il en soit, ce dernier biais ne me satisfait pas plus que les précédens. Il y aurait d’abord quelque chose d’étrange, c’est que l’homme perdrait à chaque instant une partie de soi-même, et qu’il se recompléterait à chaque instant. Au bout d’un certain temps, je n’aurais plus que les trois quarts de moi-même, puis la moitié, puis le quart, puis rien. Est-ce bien là le tableau fidèle de ce que nous éprouvons quand nous nous sentons changer? Les phénomènes changent, mais nous les attribuons toujours au même individu : il y a des variations d’intensité dans la conscience de ce moi permanent, des renversemens, des révolutions, mille accidens, mais l’être persiste et se retrouve toujours après les défaillances, après les excitations et les troubles de toute nature auxquels il est en proie.

Et d’ailleurs ces changemens organiques, pour s’opérer plus lentement, n’en produisent pas moins à la fin les mêmes effets. Au bout de plusieurs années, un nouveau moî aurait succédé au précédent. Supposons que le renouvellement se fasse en quatre temps correspondant aux quatre âges de la vie : il y aura donc un moi enfant, un moi jeune homme, un moi dans la maturité, un autre dans la vieillesse! Mais ce sont là quatre hommes différens, qui héritent en quelque sorte l’un de l’autre. Comment se réunissent-ils pour en former un seul, et un seul se possédant soi-même, ayant conscience et souvenir de son identité? Ce ne sera là encore qu’une identité apparente, semblable à celle d’une fonction publique remplie successivement par des hommes suivant les mêmes erremens que leurs prédécesseurs, mais au fond différens d’eux. Je me lasse à poursuivre des conséquences subtiles et frivoles qui répugnent à tout bon sens.

Après cet exposé et cette discussion des nouvelles doctrines allemandes, il ne reste plus qu’à se demander quelle cause scientifique peut expliquer cette recrudescence du matérialisme déjà si éclatante en Allemagne, et dont les progrès sont frappans parmi nous. Dirons-nous avec le docteur Büchner que cette cause c’est le retour à l’expérience, à l’observation des faits, en un mot à la vraie méthode scientifique? Non sans doute, car l’expérience immédiate ne prononce rien sur le matérialisme : ce n’est pas à elle qu’il appartient de sonder les premiers principes, et pour affirmer le matérialisme, il faut employer le raisonnement, l’hypothèse et l’induction, tout au moins autant que dans la doctrine contraire. Non, ce qui explique le succès du matérialisme, c’est un penchant naturel à l’esprit humain, et qui est aujourd’hui extrêmement puissant dans les esprits : le penchant à l’unité. On veut expliquer toutes choses par une seule cause, par un seul phénomène, par une seule loi. C’est là sans doute un penchant utile et nécessaire, sans lequel il n’y aurait pas de science; mais de combien d’erreurs un tel penchant n’est-il pas la cause! Combien d’analogies imaginaires, combien d’omissions capitales, combien de créations chimériques a produites en philosophie l’amour d’une vaine simplicité! Qui peut nier sans doute que l’unité ne soit au dernier fond des choses, au commencement et à la fin? Qui peut nier qu’une même harmonie gouverne le monde visible et le monde invisible, les corps et les esprits? Mais qui nous dit que ces harmonies, ces analogies qui unissent les deux mondes soient de l’ordre de celles que nous pouvons imaginer? Sur quoi nous fondons-nous pour forcer la nature à n’être autre chose que l’éternelle répétition de soi-même, et, comme le dit Diderot, un même phénomène indéfiniment diversifié? Illusion et orgueil! Les choses ont de plus grandes profondeurs que n’en a notre esprit. Sans doute la matière et l’esprit doivent avoir une raison commune dans la pensée de Dieu : c’est là qu’il faudrait chercher leur dernière unité; mais quel œil a pénétré jusque-là? Qui pourra croire avoir expliqué cette origine commune à toute créature? Qui le pourrait, sinon celui qui est la raison de tout? Mais surtout quelle faiblesse et quelle ignorance de limiter l’être réel des choses à ces fugitives apparences que nos sens en saisissent, de faire de notre imagination la mesure de toutes choses, et d’adorer, comme les nouveaux matérialistes, non pas même l’atome, qui avait au moins quelque apparence de solidité, mais un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue, et que l’on pourrait appeler la poussière infinie!


PAUL JANET.

  1. M. Saint-René Taillandier est le premier qui ait fait connaître en France cette curieuse déviation de l’hégélianisme. Voyez la Revue du 15 juillet 1847.
  2. Menschenschöpfung und Seelensubstanz, Goettingue 1854.
  3. Anthropologie, die lehre des Menschlichen Seele, Leipzig, deuxième édition, 1861.
  4. Leib und Seecle, troisième édition, Weimar 1858.
  5. Das Seelesleben des Menschen, Weimar 1860.
  6. Leipzig 1852.
  7. Leipzig 1858.
  8. Voyez sur les travaux de Melloni l’étude de M. Jamin, Revue du 15 décembre 1854.
  9. Traité élémentaire de physique, par MM. d’Almeida et Boutan.
  10. Ehrenberg, Organisation der Infusions Thierchen.
  11. Voyez la Revue du 1er et 15 avril 1855, du 1er et 15 juin, du 1er juillet 1856.
  12. Flourens, Journal des Savans, mai 1861.
  13. Voir le mémoire de M. Pasteur, les Corpuscules organisés répandus dans l’atmosphère ; Paris 1862.
  14. Voyez sur cette question l’Anatomie comparée du système nerveux, par MM. Leuret et Gratiolet.