Le Matin (Jean-Christophe)/II Otto

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 69-115).

II

OTTO


Un dimanche que Christophe avait été invité par son Musik Direktor à venir dîner dans la petite maison de campagne, que Tobias Pfeiffer possédait à une heure de la ville, il prit le bateau du Rhin. Sur le pont, il s’assit auprès d’un jeune garçon de son âge, qui lui fit place avec empressement. Christophe n’y prêta aucune attention. Mais au bout d’un moment, sentant que son voisin ne cessait de l’observer, il le dévisagea. C’était un blondin aux joues roses et rebondies, avec une raie bien sage sur le côté de la tête et une ombre de duvet à la lèvre ; il avait la mine candide d’un grand poupon, malgré les efforts qu’il faisait pour paraître un gentleman ; il était mis avec un soin prétentieux : costume de flanelle, gants clairs, escarpins blancs, nœud de cravate bleu pâle ; et il tenait à la main une petite badine. Il regardait Christophe du coin de l’œil, sans tourner la tête, le cou raide, comme une poule ; et quand Christophe le regarda à son tour, il rougit jusqu’aux oreilles, tira un journal de sa poche, et feignit de s’y absorber d’un air important. Mais quelques minutes après, il se précipita pour ramasser le chapeau de Christophe, qui était tombé. Christophe, surpris par tant de politesse, regarda de nouveau le jeune garçon, qui de nouveau rougit ; il remercia sèchement ; car il n’aimait pas cet empressement obséquieux, et il détestait qu’on s’occupât de lui. Toutefois, il ne laissait pas d’en être flatté.

Bientôt il n’y pensa plus ; son attention fut prise par le paysage. Depuis longtemps, il n’avait pu s’échapper de la ville ; aussi jouissait-il avidement de l’air qui fouettait sa figure, du bruit des flots contre le bateau, de la grande plaine d’eau et du spectacle changeant des rives : berges grises et plates, buissons de saules baignant jusqu’à mi-corps, villes couronnées de tours gothiques et de cheminées d’usines aux fumées noires, vignes blondes et rochers légendaires. Et comme il s’extasiait tout haut, son voisin timidement, d’une voix étranglée, hasarda quelques détails historiques sur les ruines qu’on voyait, savamment restaurées et revêtues de lierre : il avait l’air de se faire un cours à lui-même. Christophe, intéressé, le questionna. L’autre se hâtait de répondre, heureux de montrer sa science ; et, à chaque phrase, il s’adressait directement à Christophe, en l’appelant : « Monsieur le Hof Violonist ».

— Vous me connaissez donc ? demanda Christophe.

— Oh ! oui ! dit le garçon, d’un ton de naïve admiration, qui chatouilla la vanité de Christophe.

Ils causèrent. Le jeune garçon voyait souvent Christophe au concert ; et son imagination avait été frappée par tout ce qu’il avait entendu raconter de lui. Il ne le disait pas à Christophe ; mais Christophe le sentait, et il en était agréablement surpris. Il n’avait pas l’habitude qu’on lui parlât sur ce ton de respect ému. Il continua d’interroger son voisin sur l’histoire des pays qu’on traversait ; l’autre faisait étalage de ses connaissances toutes fraîches ; et Christophe admirait sa science. Mais ce n’était là que le prétexte de leur entretien : ce qui les intéressait l’un et l’autre, c’était de se connaître eux-mêmes. Ils n’osaient aborder franchement ce sujet. Ils y revenaient de loin en loin par de gauches questions. Enfin ils se décidèrent ; et Christophe apprit que son nouvel ami se nommait « monsieur Otto Diener », et était fils d’un riche commerçant de la ville. Il se trouva naturellement qu’ils avaient des connaissances communes, et peu à peu, leur langue se délia. Ils causaient avec animation, quand le bateau arriva à la ville, où Christophe devait descendre. Otto y descendait aussi. Ce hasard leur parut surprenant ; et Christophe proposa, en attendant l’heure de son dîner, de faire quelques pas ensemble. Ils se lancèrent à travers champs. Christophe avait pris familièrement le bras d’Otto, et lui contait ses projets, comme s’il le connaissait depuis sa naissance. Il avait été tellement privé de la société des enfants de son âge, qu’il sentait une joie inexprimable à se trouver avec ce jeune garçon, instruit et bien élevé, qui avait de la sympathie pour lui.

Le temps passait, et Christophe ne s’en apercevait pas. Diener, tout fier de la confiance que lui témoignait le jeune musicien, n’osait lui faire remarquer que l’heure de son dîner était déjà sonnée. Enfin il se crut obligé de le lui rappeler ; mais Christophe, qui s’était engagé dans une montée au milieu des bois, répondit qu’il fallait d’abord arriver au sommet ; et quand ils furent en haut, il s’allongea sur l’herbe, comme s’il avait l’intention d’y passer la journée. Après un quart d’heure, Diener, voyant qu’il ne semblait pas disposé à bouger, glissa de nouveau, timidement :

— Et votre dîner ?

Christophe, étendu tout de son long, les mains derrière la tête, fit tranquillement :

— Zut !

Puis il regarda Otto, vit sa mine effarée, et se mit à rire :

— Il fait trop bon ici, expliqua-t-il. Je n’irai pas. Qu’ils m’attendent !

Il se souleva à moitié :

— Êtes-vous pressé ? Non, n’est-ce pas ? Savez-vous ce qu’il faut faire ? Nous allons dîner ensemble. Je connais une auberge.

Diener aurait bien eu des objections à faire, non que personne l’attendît, mais parce qu’il lui était pénible de prendre une décision à l’improviste, quelle qu’elle fût : il était méthodique et avait besoin de s’y préparer à l’avance. Mais la question de Christophe était posée d’un ton qui n’admettait guère la possibilité d’un refus. Il se laissa donc entraîner, et ils se remirent à causer.

À l’auberge, leur feu tomba. Ils étaient préoccupés tous deux de la grave question de savoir qui offrait le dîner à l’autre ; et chacun, en secret, mettait son point d’honneur à ce que ce fût lui : Diener, parce qu’il était le plus riche, Christophe, parce qu’il était le plus pauvre. Ils n’y faisaient aucune allusion directe ; mais Diener s’évertuait à affirmer son droit, par le ton d’autorité qu’il essayait de prendre, en commandant le menu. Christophe comprenait son intention ; et il renchérissait sur lui en commandant d’autres plats recherchés ; il voulait lui montrer qu’il était à son aise, autant que qui que ce fût. Et Diener ayant fait une nouvelle tentative, en tâchant de s’attribuer le choix des vins, Christophe le foudroya du regard, et fit venir une bouteille d’un des crus les plus cher que l’on eût à l’auberge.

Attablés devant un repas considérable, ils en furent intimidés. Ils ne trouvaient plus rien à se dire ; et ils mangeaient du bout des dents, gênés et étriqués dans leurs mouvements. Ils s’apercevaient brusquement qu’ils étaient des étrangers l’un pour l’autre, et ils se surveillaient. Ils firent de vains efforts pour ranimer la conversation : elle retombait aussitôt. La première demi-heure fut d’un ennui mortel. Heureusement, le repas fit bientôt son effet ; et les deux convives se regardèrent avec plus de confiance. Christophe surtout, qui n’était pas accoutumé à de pareilles bombances, devint singulièrement loquace. Il raconta les difficultés de sa vie ; et Otto, sortant de sa réserve, avoua qu’il n’était pas heureux non plus. Il était faible et timide, et ses camarades en abusaient. Ils se moquaient de lui, ils ne lui pardonnaient pas de désapprouver leurs manières communes, ils lui jouaient de méchants tours. — Christophe serra les poings, et dit qu’il ne ferait pas bon pour eux recommencer en sa présence. — Otto était également incompris des siens. Christophe connaissait ce malheur ; et ils s’apitoyèrent sur leurs communes infortunes. Les parents de Diener voulaient faire de lui un commerçant, le successeur de son père. Mais lui voulait être poète. Il serait poète, quand bien même il devrait s’enfuir de sa ville, comme Schiller, et affronter la misère ! (D’ailleurs, la fortune de son père lui reviendrait tout entière, et elle était considérable.) Il avoua, en rougissant, qu’il avait déjà écrit des vers sur la tristesse de vivre ; mais il ne put se décider à les dire, malgré les prières de Christophe. À la fin, cependant, il en cita deux ou trois, en bredouillant d’émotion. Christophe les trouva admirables. Ils échangèrent leurs projets : plus tard, ils travailleraient ensemble ; ils écriraient des drames, des Liederkreise. Ils s’admiraient mutuellement. Outre sa réputation musicale, la force de Christophe, sa hardiesse de façons en imposait à Otto. Et Christophe était sensible à l’élégance d’Otto, à la distinction de ses manières, — tout est relatif en ce monde, — et à son grand savoir, ce savoir qui lui manquait totalement et dont il avait soif.

Engourdis par le repas, et les coudes sur la table, ils parlaient et s’écoutaient parler l’un l’autre, avec des yeux attendris. L’après-midi s’avançait. Il fallait partir. Otto fit un dernier effort pour s’emparer de la note ; mais Christophe le cloua sur place d’un regard mauvais, qui lui enleva tout désir d’insister. Christophe n’avait qu’une inquiétude : c’est qu’on lui demandât plus que ce qu’il possédait ; il eût donné sa montre et tout ce qu’il avait sur lui, plutôt que d’en rien avouer à Otto. Mais il n’eut pas besoin d’en venir là ; il se contenta de dépenser pour ce dîner à peu près tout son argent du mois.

Ils redescendirent la colline. L’ombre du soir commençait à se répandre à travers le bois de sapins ; les cimes flottaient encore dans la lumière rosée ; elles ondulaient gravement, avec un bruit de houle ; le tapis d’aiguilles violettes amortissait le son des pas. Ils se taisaient tous deux. Christophe sentait son cœur pénétré d’un trouble étrange et doux, il était heureux, il voulait parler, une angoisse l’oppressait. Il s’arrêta un moment, et Otto fit comme lui. Tout était silencieux. Des mouches bourdonnaient très haut, dans un rayon de soleil. Une branche sèche tomba. Christophe saisit la main d’Otto, et demanda, d’une voix qui tremblait :

— Est-ce que vous voulez être mon ami ?

Otto murmura :

— Oui.

Ils se serrèrent la main ; leur cœur palpitait. Ils osaient à peine se regarder.

Après un moment, ils se remirent en marche. Ils étaient à quelques pas l’un de l’autre, et ils ne se dirent plus rien jusqu’à la lisière du bois : ils avaient peur d’eux-mêmes et de leur mystérieux émoi ; ils allaient très vite et ne s’arrêtèrent plus, qu’ils ne fussent sortis de l’ombre des arbres. Là, ils se rassurèrent et se reprirent la main. Ils admiraient le soir limpide qui tombait, et ils parlaient par mots entrecoupés.

Sur le bateau, assis à l’avant, dans l’ombre lumineuse, ils essayèrent de causer de choses indifférentes ; mais ils n’écoutaient pas ce qu’ils disaient ; ils étaient baignés d’une lassitude heureuse. Ils n’éprouvaient le besoin, ni de parler, ni de se donner la main, ni même de se regarder : ils étaient l’un près de l’autre.

Près d’arriver, ils convinrent de se retrouver le dimanche suivant. Christophe reconduisit Otto jusqu’à sa porte. À la lueur du bec de gaz, ils se sourirent timidement, et se balbutièrent un au revoir ému. Ils furent soulagés de se quitter, tant ils étaient las de la tension où ils vivaient depuis quelques heures, et de la peine que leur coûtait le moindre mot qui rompait le silence.

Christophe revint seul dans la nuit. Son cœur chantait : « J’ai un ami, j’ai un ami ! » Il ne voyait rien. Il n’entendait rien. Il ne pensait à rien autre.

Il tombait de sommeil, et s’endormit, à peine rentré. Mais il fut réveillé deux ou trois fois dans la nuit, comme par une idée fixe. Il se répétait : « J’ai un ami », et se rendormait aussitôt.


Le matin venu, il lui sembla qu’il avait rêvé tout cela. Pour s’en prouver la réalité, il entreprit de se rappeler les moindres détails de la journée précédente. Il s’absorbait encore dans cette occupation, pendant qu’il donnait ses leçons ; l’après-midi même, il était si distrait à la répétition d’orchestre, que c’est à peine si, en sortant, il se souvenait de ce qu’il avait joué.

Dès son retour à la maison, il vit une lettre qui l’attendait. Il n’eut pas besoin de se demander d’où elle venait. Il courut s’enfermer dans sa chambre pour la lire. Elle était écrite sur du papier bleu pâle, d’une écriture appliquée, longue, indécise, avec des paraphes très corrects :


« Cher monsieur Christophe, — oserai-je dire : très honoré ami ?


« Je pense beaucoup à notre partie d’hier, et je vous remercie immensément de vos bontés pour moi. Je vous suis tellement reconnaissant de tout ce que vous avez fait, et de vos bonnes paroles, et de la ravissante promenade, et du dîner excellent ! Je suis fâché seulement que vous ayez dépensé tant d’argent pour ce dîner. Quelle superbe journée ! N’est-ce pas qu’il y a quelque chose de providentiel dans cette étonnante rencontre ? Il me semble que c’est le Destin lui-même qui a voulu nous réunir. Comme je me réjouis de vous revoir dimanche ! J’espère que vous n’aurez pas eu trop de désagréments, pour avoir manqué le dîner de monsieur le Hof Musik Director. Je serais si fâché que vous eussiez des contrariétés à cause de moi !


« Je suis pour toujours, très cher monsieur Christophe, votre très dévoué serviteur et ami


« Otto Diener »


« P. S. — Ne venez pas, s’il vous plaît, dimanche, me prendre à la maison. Il vaut mieux, si vous le permettez, que nous nous rencontrions au Schlossgarten. »


Christophe lut cette lettre, les larmes aux yeux ; il la baisa ; il éclata de rire ; il fit une cabriole sur son lit. Puis il courut à sa table et prit la plume pour répondre sur le champ. Il n’aurait pu attendre une minute. Mais il n’avait pas l’habitude d’écrire ; il ne savait comment exprimer ce qui lui gonflait le cœur ; il crevait le papier avec sa plume et noircissait d’encre ses doigts ; il trépignait d’impatience. Enfin, après avoir tiré la langue et usé cinq ou six brouillons, il réussit à écrire, en lettres difformes qui s’en allaient dans tous les sens, et avec d’énormes fautes d’orthographe :


« Mon âme ! Comment oses-tu parler de reconnaissance, parce que je t’aime ? Ne t’ai-je pas dit combien j’étais triste et seul avant de te connaître ? Ton amitié m’est le plus grand des biens. Hier, j’ai été heureux, heureux ! C’est la première fois de ma vie. Je pleure de joie en lisant ta lettre. Oui, n’en doute pas, mon aimé, c’est le Destin qui nous rapproche ; il veut que nous soyons amis, pour accomplir de grandes choses. Amis ! Quel mot délicieux ! Se peut-il que j’aie enfin un ami ? Oh ! tu ne me quitteras plus, n’est-ce pas ? Tu me resteras fidèle ? Toujours ! Toujours !… Comme il sera beau de grandir ensemble, de travailler ensemble, de mettre en commun, moi mes lubies musicales, toutes ces bizarres choses qui me trottent par la tête, et toi ton intelligence et ta science étonnante ! Combien tu sais de choses ! Je n’ai jamais vu un homme aussi intelligent que toi. Il y a des moments où je suis inquiet : il me semble que je ne suis pas digne de ton amitié. Tu es si noble et si accompli, et je te suis si reconnaissant d’aimer un être grossier comme moi !… Mais non ! je viens de le dire, il ne faut point parler de reconnaissance. En amitié, il n’y a ni obligés, ni bienfaiteurs. De bienfaits je n’en accepterais pas ! Nous sommes égaux, puisque nous nous aimons. Qu’il me tarde de te voir ! Je n’irai pas te prendre à ta maison, puisque tu ne le veux pas, — quoique, à vrai dire, je ne comprenne pas toutes ces précautions ; — mais tu es le plus sage, tu as certainement raison…

Un mot seulement ! Ne parle plus jamais d’argent. Je hais l’argent : le mot, et la chose. Si je ne suis pas riche, je le suis toujours assez pour fêter mon ami ; et c’est ma joie de donner tout ce que j’ai pour lui. Ne ferais-tu pas de même ? Et, si j’en avais besoin, ne serais-tu pas le premier à me donner ta fortune tout entière ? — Mais cela ne sera jamais ! J’ai de bons poings et une bonne tête, et je saurai toujours gagner le pain que je mange. — À dimanche ! — Mon Dieu ! Toute une semaine sans te voir ! Et, il y a deux jours, je ne te connaissais point ! Comment ai-je pu vivre si longtemps sans toi ?

Le batteur de mesure a essayé de grogner. Mais ne t’en soucie pas plus que moi ! Que me font les autres ? Je méprise ce qu’ils pensent et ce qu’ils penseront jamais de moi. Il n’y a que toi qui m’importes. Aime-moi bien, mon âme, aime-moi comme je t’aime ! Je ne puis te dire combien je t’aime. Je suis tien, tien, tien, de l’ongle à la prunelle. À toi pour jamais.

« Christophe »


Christophe se rongea d’attente pendant le reste de la semaine. Il se détournait de son chemin et faisait de longs crochets pour venir rôder du côté de la maison d’Otto, — non qu’il pensât le voir ; mais la vue de sa maison suffisait à le faire pâlir et rougir d’émotion. Le jeudi, il n’y tint plus et envoya une seconde lettre, encore plus exaltée que la première. Otto y répondit, avec sentimentalité.

Le dimanche vint enfin, et Otto fut exact au rendez-vous. Mais il y avait près d’une heure que Christophe se dévorait d’impatience, en l’attendant sur la promenade. Il commençait à se tourmenter de ne pas le voir venir. Il tremblait qu’Otto fût malade ; car il ne supposait pas un instant qu’Otto pût lui manquer de parole. Il répétait tout bas : « Mon Dieu ! faites qu’il vienne ! » Et il frappait les petits cailloux de l’allée avec une baguette ; et il se disait que s’il manquait trois fois son coup, Otto ne viendrait pas, mais que s’il touchait juste, Otto paraîtrait aussitôt. Et, malgré son attention et la facilité de l’épreuve, il venait de manquer son but trois fois, lorsqu’il aperçut Otto qui arrivait de son pas tranquille et posé : car Otto restait toujours correct, même quand il était le plus ému. Christophe courut à lui, et, la gorge sèche, lui dit bonjour. Otto répondit : bonjour ; et ils ne trouvèrent plus rien à se dire, sinon que le temps était fort beau, et qu’il était dix heures cinq, ou six, à moins que ce ne fût dix heures dix, parce que l’horloge du château était toujours en retard.

Ils allèrent à la gare, et prirent le chemin de fer pour une station voisine, qui était un but d’excursion pour la ville. En route, ils ne parvinrent pas à échanger dix mots. Ils essayèrent d’y suppléer par des regards éloquents : cela ne réussit pas mieux. Ils avaient beau vouloir se dire ainsi quels amis ils étaient : leurs yeux ne disaient rien du tout, ils jouaient la comédie. Christophe s’en aperçut avec humiliation. Il ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait point à exprimer, ni même à sentir tout ce qui lui remplissait le cœur, une heure auparavant. Otto ne se rendait peut-être pas compte aussi clairement de cette malchance, parce qu’il était moins sincère et regardait en lui avec plus d’égards pour lui-même ; mais il éprouvait un pareil désappointement. La vérité est que les deux enfants avaient, depuis huit jours, en l’absence l’un de l’autre, monté leurs sentiments à un diapason tel, qu’il leur était impossible de les y maintenir dans la réalité, et qu’en se retrouvant, leur première impression devait être nécessairement une déception : il en fallait rabattre. Mais ils ne pouvaient se résoudre à en convenir.

Ils errèrent tout le jour dans la campagne, sans réussir à secouer la contrainte maussade qui pesait sur eux. C’était jour de fête : les auberges et les bois étaient remplis d’une foule de promeneurs, — des familles de petits bourgeois, qui faisaient grand bruit et mangeaient dans tous les coins. Cela ajoutait à leur mauvaise humeur ; ils attribuaient à ces importuns l’impossibilité où ils étaient de retrouver l’abandon de la dernière promenade. Ils parlaient cependant, ils se donnaient grand mal pour trouver des sujets de conversation ; ils avaient peur de s’apercevoir qu’ils n’avaient rien à se dire. Otto étalait sa science d’école. Christophe entrait dans des explications techniques sur les œuvres musicales et le jeu du violon. Ils s’assommaient l’un l’autre. Ils s’assommaient eux-mêmes en s’entendant parler. Et ils parlaient toujours, tremblant de s’arrêter ; car il s’ouvrait alors des abîmes de silence qui les glaçaient. Otto avait envie de pleurer ; et Christophe fut sur le point de le planter là et de se sauver à toutes jambes, tant il avait de honte et d’ennui.

Une heure seulement avant de reprendre le train, ils se dégelèrent. Au fond du bois, un chien donnait de la voix ; il chassait pour son compte. Christophe proposa de se cacher sur le parcours, pour tâcher de voir la bête poursuivie. Ils coururent au milieu des fourrés. Le chien s’éloignait et se rapprochait. Ils allaient à droite, à gauche, avançaient, revenaient sur leurs pas. Les aboiements devenaient plus forts ; le chien s’étranglait d’impatience dans son cri de carnage ; il arrivait vers eux. Christophe et Otto, couchés sur les feuilles mortes, dans l’ornière d’un sentier, attendaient, ne respirant plus. Les aboiements se turent ; le chien avait perdu la piste ; on l’entendit japper encore une fois, au loin ; puis, le silence descendit sur les bois. Plus un bruit : seul, le grouillement mystérieux des millions d’êtres, des insectes et des vers, qui rongent sans répit et détruisent la forêt, — souffle régulier de la mort, qui ne s’arrête jamais. Les enfants écoutaient, et ils ne bougeaient pas. Juste au moment où, découragés, ils se relevaient pour dire : « C’est fini. Il ne viendra pas », — un petit lièvre pointa hors des fourrés ; il venait droit sur eux : ils le virent en même temps et poussèrent un hurlement de joie. Le lièvre bondit sur place et sauta de côté : ils le virent plonger dans les taillis, cul par dessus tête ; le frôlement des feuilles froissées s’effaça comme un sillage sur la surface de l’eau. Bien qu’ils eussent regret d’avoir crié, cette aventure les mit en joie. Ils se tordaient de rire, en pensant au bond effarouché du lièvre, et Christophe l’imita d’une façon grotesque. Otto fit de même. Puis ils se poursuivirent. Otto faisait le lièvre, et Christophe le chien ; ils dévalèrent les bois et les prés, passant à travers les haies et sautant par dessus les fossés. Un paysan vociféra contre eux, parce qu’ils s’étaient lancés au milieu d’un champ de seigle ; ils ne s’arrêtèrent pas pour l’entendre. Christophe imitait les aboiements enroués du chien avec une telle perfection, que Otto pleurait de rire. Enfin, ils se laissèrent rouler le long d’une pente, en criant comme des fous. Quand ils ne purent plus articuler un son, ils s’assirent et se regardèrent avec des yeux rieurs. Ils étaient tout à fait heureux maintenant et satisfaits d’eux-mêmes. C’est qu’ils n’essayaient plus de jouer aux amis héroïques ; ils étaient franchement ce qu’ils étaient : deux enfants.

Ils revinrent bras dessus, bras dessous, en chantant des chansons dénuées de sens. Toutefois, au moment de rentrer en ville ils jugèrent bon de reprendre leur rôle ; et, sur le dernier arbre du bois, ils gravèrent leurs initiales enlacées. Mais leur bonne humeur eut raison de leur sentimentalité ; et dans le train de retour, ils éclataient de rire, chaque fois qu’ils se regardaient. Ils se quittèrent, en se persuadant qu’ils avaient passé une journée « colossalement ravissante » (kolossal entzückend) ; et cette conviction s’affirma dès qu’ils se retrouvèrent seuls.


Ils reprirent leur œuvre de construction patiente et ingénieuse, plus que celle des abeilles ; car ils parvenaient à façonner avec quelques bribes de souvenirs médiocres une image merveilleuse d’eux-mêmes et de leur amitié. Après s’être idéalisés toute la semaine, ils se revoyaient le dimanche ; et malgré la disproportion qu’il y avait entre la vérité et leur illusion, ils s’habituaient à ne point la remarquer et à déformer les choses dans le sens de leur désir.

Ils s’enorgueillissaient d’être amis. Le contraste même de leurs natures les rapprochait. Christophe ne connaissait rien d’aussi beau que Otto. Ses mains fines, ses jolis cheveux, son teint frais, sa parole timide, la politesse de ses manières et le soin méticuleux de sa mise le ravissaient. Otto était subjugué par la force débordante et l’indépendance de Christophe. Habitué par une hérédité séculaire au respect religieux de toute autorité, il éprouvait une jouissance mêlée de peur à s’associer à un camarade aussi irrévérencieux de nature pour toute règle établie. Il avait un petit frisson de terreur voluptueuse, en l’entendant fronder toutes les réputations de la ville et contrefaire impertinemment le grand-duc en personne. Christophe s’apercevait de la fascination qu’il exerçait ainsi sur son ami ; et il outrait son humeur agressive ; il sapait, comme un vieux révolutionnaire, les conventions sociales et les lois de l’État. Otto écoutait, scandalisé et ravi ; il s’essayait timidement à se mettre à l’unisson ; mais il avait soin de regarder autour de lui si personne ne pouvait entendre.

Christophe ne manquait jamais, dans leurs courses ensemble, de sauter les barrières d’un champ, aussitôt qu’il voyait un écriteau qui le défendait, ou bien il cueillait les fruits par dessus les murs des propriétés. Otto était dans les transes qu’on ne les surprît ; mais ces émotions avaient pour lui une saveur exquise ; et le soir, quand il était rentré, il se croyait un héros. Il admirait craintivement Christophe. Son instinct d’obéissance trouvait à se satisfaire dans une amitié où il n’y avait qu’à acquiescer aux volontés de l’autre. Jamais Christophe ne lui donnait la peine de prendre la moindre décision : il décidait de tout, décrétait l’emploi des journées, décrétait même déjà l’emploi de la vie, faisant pour l’avenir d’Otto, comme pour les siens, des plans qui ne souffraient point de discussion. Otto approuvait, un peu révolté parfois d’entendre Christophe disposer de sa fortune, pour construire plus tard un théâtre de son invention. Mais il ne protestait pas, intimidé par l’accent dominateur de son ami, et convaincu par sa conviction, que l’argent amassé par M. le Commerzienrath Oscar Diener ne pouvait trouver un plus noble emploi. Christophe n’avait pas un moment l’idée qu’il pût faire violence à la volonté d’Otto. Il était despote d’instinct et n’imaginait pas que son ami pût vouloir autrement que lui. Si Otto avait exprimé un désir différent du sien, il n’eût pas hésité à lui sacrifier ses préférences personnelles. Il lui eût sacrifié bien davantage. Il était dévoré du désir de s’exposer pour lui. Il souhaitait passionnément qu’une occasion se présentât de mettre son amitié à l’épreuve. Il espérait, dans ses promenades, rencontrer quelque danger et se jeter au devant. Il fût mort avec délices pour Otto. En attendant, il veillait sur lui avec une sollicitude inquiète, il lui donnait la main dans les mauvais pas, comme à une petite fille, il avait peur qu’il ne fût las, il avait peur qu’il n’eût chaud, il avait peur qu’il n’eût froid ; il enlevait son veston pour le lui jeter sur les épaules, quand ils s’asseyaient sous un arbre ; il lui portait son manteau, quand ils marchaient ; il l’eût porté lui-même. Il le couvait des yeux, comme un amoureux. Et à vrai dire, il était amoureux.

Il ne le savait pas, ne sachant pas encore ce que c’était que l’amour. Mais par instants, quand ils étaient ensemble, ils étaient pris d’un trouble étrange, — le même qui l’avait étreint, le premier jour de leur amitié, dans le bois de sapins ; — et des bouffées lui montaient à la face, lui mettaient le rouge aux joues. Il avait peur. D’un accord instinctif, les deux enfants s’écartaient craintivement l’un de l’autre, se fuyaient, restaient en arrière, en avant, sur la route ; ils feignaient d’être très occupés à chercher des mûres dans les buissons ; et ils ne savaient pas ce qui les inquiétait.

Mais c’était surtout dans leurs lettres que ces sentiments s’exaltaient. Ils ne risquaient pas d’être contredits par les faits ; et rien ne venait gêner leurs illusions, ni les intimider. Ils s’écrivaient maintenant, deux ou trois fois par semaine, dans un style d’un lyrisme passionné. À peine s’ils parlaient des événements réels et des choses familières. Ils agitaient de graves problèmes sur un ton apocalyptique, qui passait sans transition de l’enthousiasme au désespoir. Ils s’appelaient « mon bien, mon espoir, mon aimé, mon moi-même ». Ils faisaient une consommation effroyable du mot : « âme ». Ils peignaient avec des couleurs tragiques la tristesse de leur sort, et s’affligeaient de jeter dans l’existence de leur ami le trouble de leur destinée.

— Je t’en veux, mon amour, écrivait Christophe, de la peine que je te cause. Je ne puis supporter que tu souffres : il ne le faut pas, je ne le veux pas. (Il soulignait les mots, d’un trait qui crevait le papier.) Si tu souffres, où trouverai-je la force de vivre ? Je n’ai de bonheur qu’en toi. Oh ! sois heureux ! Tout le mal, je le prends joyeusement sur moi ! Pense à moi. Aime-moi ! J’ai un besoin extrême qu’on m’aime. Il me vient de ton amour une chaleur qui me rend la vie. Si tu savais comme je grelotte ! Il fait hiver et vent cuisant dans mon cœur. J’embrasse ton âme.

— Ma pensée baise la tienne, répliquait Otto.

— Je te prends la tête entre mes mains, ripostait Christophe ; et ce que je n’ai point fait et ne ferai point des lèvres, je le fais de tout mon être : je t’embrasse comme je t’aime. Mesure !

Otto feignait de douter :

— M’aimes-tu autant que je t’aime ?

— Oh ! Dieu ! s’écriait Christophe, non pas autant, mais dix, mais cent, mais mille fois davantage ! Quoi ! Est-ce que tu ne le sens pas ? Que veux-tu que je fasse, qui te remue le cœur ?

— Quelle belle amitié que la nôtre ! soupirait Otto. En fut-il jamais une semblable dans l’histoire ? C’est doux et frais comme un rêve. Pourvu qu’il ne passe point ! Si tu allais ne plus m’aimer !

— Comme tu es stupide, mon aimé, répliquait Christophe. Pardonne, mais ta crainte pusillanime m’indigne. Comment peux-tu me demander si je puis cesser de t’aimer ! Vivre, pour moi, c’est t’aimer. La mort ne peut rien contre mon amour. Toi-même, tu ne pourrais rien, si tu voulais le détruire. Quand tu me trahirais, quand tu me déchirerais le cœur, je mourrais en te bénissant de l’amour que tu m’inspires. Cesse donc, une fois pour toutes, de te troubler et de me chagriner par ces lâches inquiétudes !

Mais, une semaine après, c’était lui qui écrivait :

— Voici trois jours entiers que je n’entends plus aucune parole sortir de ta bouche. Je tremble. M’oublierais-tu ? Mon sang se glace à cette pensée… Oui ! Sans doute… L’autre jour, j’avais déjà remarqué ta froideur envers moi. Tu ne m’aimes plus ! Tu penses à me quitter !… Écoute ! Si tu m’oublies, si tu me trahis jamais, je te tue comme un chien !

— Tu m’outrages, mon cher cœur, gémissait Otto. Tu m’arraches des larmes. Je ne le mérite point. Mais tu peux tout te permettre. Tu as pris sur moi des droits tels, que, me briserais-tu l’âme, un éclat vivrait toujours pour t’aimer !

— Puissance céleste ! s’écriait Christophe. J’ai fait pleurer mon ami !… Injurie-moi ! Bats-moi ! Foule-moi aux pieds ! Je suis un misérable ! Je ne mérite pas ton amour !

Ils avaient des façons spéciales d’écrire leur adresse sur la lettre, de poser le timbre-poste, renversé, obliquement, dans un coin de l’enveloppe en bas, et à droite, pour distinguer leurs lettres de celles qu’ils écrivaient aux indifférents. Ces secrets puérils avaient pour eux le charme de doux mystères d’amour.


Un jour, en revenant d’une leçon, Christophe aperçut dans une rue voisine Otto en compagnie d’un garçon de son âge. Ils riaient et causaient familièrement ensemble. Christophe pâlit et les suivit des yeux, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu au détour de la rue. Ils ne l’avaient point vu. Il rentra. C’était comme si un nuage avait passé sur le soleil. Tout était assombri.

Quand ils se retrouvèrent, le dimanche suivant, Christophe ne parla de rien d’abord. Mais après une demi-heure de promenade, il dit d’une voix étranglée :

— Je t’ai vu, mercredi, dans la Kreuzgasse.

— Ah ! dit Otto.

Et il rougit.

Christophe continua :

— Tu n’étais pas seul.

— Non, dit Otto, j’étais avec quelqu’un.

Christophe avala sa salive, et demanda d’un ton qui voulait être indifférent :

— Qui était-ce ?

— Mon cousin Franz.

— Ah ! dit Christophe.

Et, après un moment :

— Tu ne m’en avais pas parlé.

— Il habite à Rheinbach.

— Est-ce que tu le vois souvent ?

— Il vient quelquefois ici.

— Et toi, est-ce que tu vas aussi chez lui ?

— Des fois.

— Ah ! répéta Christophe.

Otto, qui n’était pas fâché de détourner la conversation, fit remarquer un oiseau, qui donnait des coups de bec dans un arbre. Ils parlèrent d’autre chose. Dix minutes après, Christophe reprit brusquement :

— Est-ce que vous vous entendez ensemble ?

— Avec qui ? demanda Otto.

(Il savait parfaitement avec qui.)

— Avec ton cousin ?

— Oui. Pourquoi ?

— Pour rien.

Otto n’aimait pas beaucoup son cousin, qui le harcelait de mauvaises plaisanteries. Mais un instinct de malignité bizarre le poussa à ajouter, après quelques instants :

— Il est très aimable.

— Qui ? demanda Christophe.

(Il savait très bien qui.)

— Franz.

Otto attendit une réflexion de Christophe ; mais celui-ci semblait n’avoir pas entendu : il taillait une baguette dans un noisetier. Otto reprit :

— Il est amusant. Il sait toujours des histoires.

Christophe siffla négligeamment.

Otto surenchérit :

— Et il est si intelligent… et distingué !…

Christophe haussa les épaules, avec l’air de dire :

— Quel intérêt cet individu peut-il bien avoir pour moi ?

Et comme Otto, piqué, se disposait à continuer, il lui coupa brutalement la parole, et lui assigna un but pour y courir.

Ils ne touchèrent plus à ce sujet de tout l’après-midi ; mais ils se battaient froid, tout en affectant une politesse exagérée, inaccoutumée entre eux, surtout de la part de Christophe. Les mots lui restaient dans la gorge. Enfin il n’y tint plus, et, au milieu du chemin, se retournant vers Otto qui suivait à cinq pas, il lui saisit les mains avec impétuosité, et se débonda d’un coup :

— Écoute, Otto ! Je ne veux pas, je ne veux pas que tu sois si intime avec Franz, parce que… parce que tu es mon ami ; et je ne veux pas que tu aimes quelqu’un mieux que moi ! Je ne veux pas ! Vois-tu, tu es tout pour moi. Tu ne peux pas… tu ne dois pas… Si je ne t’avais plus, je n’aurais plus qu’à mourir. Je ne sais pas ce que je ferais. Je me tuerais. Je te tuerais. Non. Pardon !…

Les larmes lui jaillissaient des yeux.

Otto, ému et effrayé par la sincérité d’une douleur, qui grondait de menaces, se hâta de jurer qu’il n’aimait et n’aimerait jamais personne autant que Christophe, que Franz lui était indifférent, et qu’il ne le verrait plus, si Christophe le voulait. Christophe buvait ses paroles, son cœur renaissait. Il riait et respirait très fort. Il remerciait Otto avec effusion. Il avait honte de la scène qu’il avait faite ; mais il était soulagé d’un grand poids. Ils se regardaient tous deux, plantés l’un en face de l’autre, immobiles et se tenant la main ; ils étaient très heureux et très embarrassés de leur personne. Ils revinrent silencieusement ; puis ils se remirent à parler, et ils retrouvèrent leur gaieté : ils se sentaient plus unis que jamais.

Mais ce ne fut pas la dernière scène de ce genre. Maintenant que Otto sentait son pouvoir sur Christophe, il était tenté d’en abuser ; il savait quel était le point sensible, et il avait une envie irrésistible d’y mettre le doigt. Non pas qu’il eût plaisir aux colères de Christophe : au contraire ; il n’en était pas rassuré. Mais il se prouvait sa force, en faisant souffrir Christophe. Il n’était pas méchant : il avait l’âme d’une fille.

Il continua donc, malgré ses promesses, à se montrer bras dessus, bras dessous, avec Franz, ou avec quelque autre camarade ; ils faisaient grand bruit ensemble, et il riait de façon affectée. Quand Christophe lui faisait des réflexions, il ricanait et n’avait pas l’air de les prendre au sérieux, jusqu’à ce que, voyant les yeux de Christophe changer et ses lèvres trembler de colère, il changeât de ton aussi, pris de peur, et promît de ne plus recommencer. Il recommençait le lendemain. Christophe lui écrivait des lettres furibondes, où il l’appelait :

— Gredin ! Que je n’entende plus parler de toi ! Je ne te connais plus. Que le diable t’emporte, toi, et tous les chiens de ton espèce !

Mais il suffisait d’un mot larmoyant d’Otto, ou, comme il fit une fois, de l’envoi d’une fleur symbolisant sa constance éternelle, pour que Christophe se fondît en remords, et écrivît :

— Mon ange ! Je suis un fou. Oublie mon imbécillité. Tu es le meilleur des hommes. Ton petit doigt vaut mieux à lui seul que le stupide Christophe tout entier. Tu as des trésors d’ingénieuse et délicate tendresse. Je baise ta fleur avec des larmes. Elle est là, sur mon cœur. Je l’enfonce dans ma peau, à coups de poing. Je voudrais qu’elle me fit saigner, pour que je sente plus fort ta bonté exquise et mon infâme idiotie !…

Cependant ils commençaient à se lasser l’un de l’autre. Il est faux de prétendre que les petites brouilles entretiennent l’amitié. Christophe en voulait à Otto des injustices que Otto lui faisait commettre. Il essayait bien de se raisonner, il se reprochait son despotisme. Sa nature loyale et emportée, qui, pour la première fois, faisait l’épreuve de l’amour, s’y donnait tout entière et voulait qu’on se donnât tout entier, sans réserver une parcelle de son cœur. Il n’admettait pas le partage en amitié. Étant prêt à tout sacrifier à l’ami, il trouvait légitime, et même nécessaire, que l’ami lui sacrifiât tout, et se sacrifiât lui-même. Mais il commençait à sentir que le monde n’était pas bâti sur le modèle de son caractère inflexible, et qu’il demandait aux choses ce qu’elles ne pouvaient pas donner. Alors il cherchait à se soumettre. Il s’accusait durement, il se traitait d’égoïste, qui n’avait pas le droit de porter atteinte à la liberté de son ami, d’accaparer son affection. Il faisait des efforts sincères, pour le laisser tout à fait libre, quoi qu’il lui en coûtât. Il s’imposait même, par esprit d’humiliation, d’engager Otto à ne pas négliger Franz ; il affectait de se persuader qu’il était bien aise de lui voir trouver plaisir dans d’autres sociétés que la sienne. Mais quand Otto, qui n’était point dupe, lui obéissait malicieusement, il ne pouvait s’empêcher de lui faire grise mine ; et brusquement, il éclatait de nouveau.

À la rigueur, il eût pardonné à Otto de lui préférer d’autres amis ; mais ce qu’il ne pouvait lui passer, c’était le mensonge. Otto n’était pas faux, ni hypocrite : il avait une difficulté naturelle à dire la vérité, comme un bègue à articuler les mots ; ce qu’il disait n’était jamais, ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux ; soit timidité, soit incertitude sur ses propres sentiments, il parlait rarement d’une façon tout à fait nette, ses réponses étaient équivoques ; et surtout, il faisait à propos de tout, des cachotteries et des mystères, qui mettaient Christophe hors de lui. Quand on le prenait en faute, — ou en ce qui, d’après les conventions de leur amitié, constituait une faute, — au lieu de la reconnaître, il s’obstinait à nier, et racontait des histoires absurdes. Un jour, Christophe, exaspéré, le gifla. Il crut que c’était fini de leur amitié et que jamais Otto ne lui pardonnerait. Mais après avoir boudé quelques heures, Otto revint à lui, comme si rien ne s’était passé. Il n’avait nulle rancune des violences de Christophe ; peut-être même ne lui déplaisaient-elles point, et y trouvait-il un charme. Tandis qu’il savait mauvais gré à Christophe de se laisser duper et d’avaler, bouche bée, toutes ses inventions ; il l’en méprisait un peu et se croyait son supérieur. Christophe, de son côté, en voulait à Otto d’accepter ses rebuffades sans révolte.

Ils ne se voyaient plus avec les yeux des premiers jours. Leurs défauts à tous deux apparaissaient en pleine lumière. Otto trouvait moins de charme à l’indépendance de Christophe. Christophe était un compagnon gênant, en promenade. Il n’avait aucun souci du savoir-vivre. Il se mettait à l’aise, enlevait sa veste, ouvrait son gilet, entrebâillait son col, relevait ses poignets de chemise, plantait son chapeau sur le bout de son bâton, et se dilatait à l’air. Il remuait les bras en marchant, il sifflait, il chantait à tue-tête ; il était rouge, suant et poudreux ; il avait l’air d’un paysan, qui retourne de la foire. L’aristocratique Otto était mortifié d’être rencontré en sa compagnie. Quand il apercevait une voiture sur la route, il s’arrangeait de façon à rester à dix pas en arrière, et il feignait de se promener seul.

Christophe n’était pas moins embarrassant, lorsqu’à l’auberge, ou dans le wagon, au retour, il se mettait à parler. Il causait bruyamment, disait tout ce qui lui passait par la tête, traitait Otto avec une familiarité révoltante ; il exprimait les opinions les plus dénuées de bienveillance sur le compte de personnages connus de tous, ou même sur le physique des gens assis à quelques pas de lui ; ou bien il entrait dans des détails intimes sur sa santé et sa vie domestique. Otto avait beau rouler les yeux et faire des signes effarés : Christophe n’avait pas l’air de s’en apercevoir, et ne se gênait pas plus, que s’il avait été seul. Otto surprenait des sourires sur les visages de ses voisins : il eût voulu rentrer sous terre. Il trouvait Christophe grossier ; il ne comprenait pas comment il avait pu être séduit par lui.

Le plus grave était que Christophe continuait d’en user avec la même désinvolture à l’égard de toutes les haies, barrières, clôtures, murailles, défenses de passer, menaces d’amende, Verbot de toute sorte, et de tout ce qui prétendait limiter sa liberté et garantir contre elle la sainte propriété. Otto vivait dans une peur de tous les instants, et ses observations ne servaient de rien : Christophe faisait pis par bravade.

Un jour que Christophe, avec Otto sur les talons, se promenait comme chez lui au travers d’un bois particulier, en dépit, ou à cause des murs crénelés de tessons de bouteilles, qu’il leur avait fallu franchir, ils se trouvèrent nez à nez avec un garde, qui les accabla d’injures, et après les avoir tenus quelque temps sous la menace d’un procès-verbal, les mit dehors de la façon la plus ignominieuse. Otto ne brilla point dans cette épreuve : il se croyait déjà en prison et larmoyait, protestant niaisement qu’il était entré par mégarde et qu’il avait suivi Christophe sans savoir où il allait. Quand il se vit sauvé, au lieu de se réjouir, il fit d’aigres reproches à Christophe ; il se plaignit que Christophe le compromît. L’autre l’écrasa du regard, et l’appela : « Capon ! » Ils échangèrent des paroles vives. Otto se fut séparé de Christophe, s’il avait su comment revenir seul : il fut forcé de le suivre ; mais ils affectaient d’ignorer qu’ils étaient ensemble.

Un orage se préparait. Dans leur colère, ils ne le virent pas venir. La campagne brûlante bruissait de cris d’insectes. Tout à coup, tout se tut. Ils ne s’aperçurent du silence qu’après quelques minutes : leurs oreilles bourdonnaient. Ils levèrent les yeux : le ciel était sinistre ; d’énormes nuages lourds et livides l’avaient rempli ; ils arrivaient de tous côtés, comme un galop de cavalerie. Ils semblaient tous courir vers un point invisible, aspirés par un gouffre du ciel. Otto, angoissé, n’osait dire ses craintes à Christophe ; et celui-ci prenait un malin plaisir à ne vouloir rien remarquer. Ils se rapprochèrent pourtant, sans se parler. Ils étaient seuls dans la plaine. Silence. Pas un souffle d’air. À peine un frisson de fièvre, qui faisait frémir par moments les petites feuilles des arbres. Soudain, un tourbillon de vent souleva la poussière, tordit les arbres et les fouetta furieusement. Et le silence retomba, plus sinistre qu’avant. Otto, d’une voix tremblante, se décida à parler :

— C’est l’orage. Il faut rentrer.

Christophe dit :

— Rentrons.

Mais il était trop tard. Une lumière aveuglante et brutale jaillit, le ciel mugit, la voûte des nuages gronda. En un instant, ils furent enveloppés par l’ouragan, affolés par les éclairs, assourdis par le tonnerre, trempés des pieds à la tête. Ils se trouvaient en rase campagne, à plus d’une demi-heure de toute habitation. Dans le tourbillon d’eau, dans la lumière morte, rougeoyaient les lueurs énormes de la foudre. Ils avaient envie de courir ; mais leurs vêtements collés par la pluie les empêchaient de marcher, leurs souliers clapotaient, l’eau ruisselait sur tout leur corps. Ils respiraient avec peine. Otto claquait des dents, et il était fou de colère ; il disait des choses blessantes à Christophe ; il voulait s’arrêter, il prétendait qu’il était dangereux de marcher, il menaçait de s’asseoir dans le chemin, de se coucher par terre, au milieu des champs labourés. Christophe ne répondait pas ; il continuait sa marche, aveuglé par le vent, la pluie et les éclairs, ahuri par le bruit, un peu inquiet aussi, mais se gardant bien de l’avouer.

Et soudain, ce fut fini. L’orage était passé, comme il était venu. Mais ils étaient tous deux en un piteux état. À la vérité, Christophe était si débraillé, à l’ordinaire, qu’un peu plus de désordre ne le changeait guère. Mais Otto, si soigné, si soigneux de sa mise, faisait triste figure ; il semblait sortir tout habillé du bain ; et quand Christophe se retourna vers lui, il ne put, en le voyant, réprimer un éclat de rire. Otto était dans un tel affaissement, qu’il n’eut même pas la force de se fâcher. Christophe en eut pitié, il lui parla gaiement. Otto lui répondit d’un coup d’œil furieux. Christophe le fit entrer dans une ferme. Ils se séchèrent devant un grand feu et burent du vin chaud. Christophe trouvait l’aventure plaisante, il essaya d’en rire. Mais elle n’était pas du goût d’Otto, qui garda un morne silence, le reste de la promenade. Ils revinrent en boudant, et ne se tendirent pas la main, au moment de se quitter.

À la suite de cette équipée, ils ne se virent plus d’une semaine. Ils se jugeaient sévèrement l’un l’autre. Mais après s’être punis eux-mêmes, en se privant d’un de leurs dimanches de promenade, ils s’ennuyèrent tellement que leur rancune tomba. Christophe fit les premières avances, selon son habitude. Otto daigna les accepter ; et ils firent la paix.

Malgré leurs désaccords, il leur était impossible de se passer l’un de l’autre. Ils avaient bien des défauts, ils étaient égoïstes tous deux. Mais cet égoïsme était naïf, il ne connaissait pas les calculs de l’âge mûr, qui le rendent si repoussant, il ne se connaissait pas lui-même : il était presque aimable, et il ne les empêchait pas de s’aimer sincèrement. Ils avaient in tel besoin d’amour et de sacrifice ! Le petit Otto pleurait sur son oreiller, en se racontant des histoires de dévouement romanesque, dont il était le héros ; il inventait des aventures pathétiques, où il était fort, vaillant, intrépide, et protégeait Christophe, qu’il s’imaginait adorer. Christophe ne voyait rien, n’entendait rien de beau ou de curieux, sans qu’il pensât : « Si Otto était là ! » Il mêlait l’image de son ami à sa vie tout entière ; et cette image se transfigurait, prenait une telle douceur, qu’en dépit de ce qu’il savait de lui, il en était comme enivré. Certains mots d’Otto, qu’il se rappelait longtemps après, et qu’il embellissait, le faisaient tressaillir d’émotion. Ils s’imitaient mutuellement. Otto singeait les manières, les gestes, l’écriture de Christophe. Christophe était irrité parfois de cette ombre qui répétait chaque mot qu’il avait dit et lui resservait ses propres pensées, comme des pensées neuves. Mais il ne s’apercevait pas qu’il contrefaisait lui-même Otto, copiant sa façon de s’habiller, de marcher, de prononcer certains mots. C’était une fascination. Ils étaient pénétrés l’un de l’autre, ils avaient le cœur inondé de tendresse. Elle débordait de toutes parts comme une source. Ils s’imaginaient chacun que son ami en était la cause. Ils ne savaient pas que c’était l’éveil de leur adolescence.


Christophe, qui ne se défiait de personne, laissait traîner ses papiers. Cependant une pudeur instinctive lui faisait serrer les brouillons de lettres, qu’il griffonnait à Otto, et les réponses de celui-ci. Mais il ne les enfermait pas sous clef ; il les mettait simplement entre les feuilles d’un de ses cahiers de musique, où il se croyait sûr qu’on n’irait pas les chercher. Il comptait sans la malice de ses frères.

Il les voyait depuis quelque temps rire et chuchoter en le regardant : ils se récitaient à l’oreille des fragments de discours, qui les jetaient dans des convulsions de gaieté. Christophe ne parvenait pas à entendre leurs paroles ; et d’ailleurs, suivant la tactique dont il usait à leur égard, il feignait une parfaite indifférence pour tout ce qu’ils pouvaient dire ou faire. Quelques mots éveillèrent son attention ; il crut les reconnaître. Bientôt il n’eut plus de doute que ses frères n’eussent lu ses lettres. Mais quand il apostropha Ernst et Rodolphe, qui s’appelaient : « ma chère âme », avec un sérieux bouffon, il ne put rien en tirer. Les gamins firent semblant de ne pas comprendre, et dirent qu’ils avaient bien le droit de s’appeler comme ils voulaient. Christophe, qui avait retrouvé toutes ses lettres à leur place, n’insista pas davantage.

Peu après, il prit Ernst en flagrant délit de vol : le petit drôle fouillait dans le tiroir de la commode où Louisa renfermait l’argent. Christophe le secoua rudement et il profita de l’occasion pour lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur ; il énumérait, en termes qui manquaient de courtoisie, les méfaits de Ernst, dont la liste n’était pas courte. Ernst prit mal la semonce ; il répliqua avec arrogance que Christophe n’avait rien à lui reprocher ; et il laissa entendre sur l’amitié de son frère avec Otto des choses équivoques. Christophe ne comprit pas ; mais quand il entendit qu’on mêlait Otto à leur querelle, il somma Ernst de s’expliquer. Le petit ricanait ; puis, lorsqu’il vit Christophe blêmir de colère, il eut peur, et ne voulut plus parler. Christophe comprit qu’il n’en tirerait rien ainsi ; il s’assit, en haussant les épaules, et affecta un mépris profond pour Ernst. Celui-ci, piqué, reprit son effronterie ; il s’appliqua à blesser son frère, et lui dit une kyrielle de choses plus cruelles et plus viles les unes que les autres. Christophe se tenait à quatre pour ne pas éclater. Quand il finit par comprendre, il vit rouge : il bondit de sa chaise, Ernst n’eut pas le temps de crier. Christophe s’était jeté sur lui, avait roulé avec lui au milieu de la chambre, et lui frappait la tête contre les carreaux. Aux cris effrayants de la victime, Louisa, Melchior, toute la maison accourut. On dégagea Ernst en fort mauvais état. Christophe ne voulait pas lâcher prise : il fallut le rouer de coups. On l’appela bête brute ; et il en avait bien l’air. Les yeux lui sortaient de la tête, il grinçait des dents, il ne pensait qu’à se jeter de nouveau sur Ernst ; quand on lui demandait ce qui s’était passé, sa fureur redoublait, et il criait qu’il le tuerait. Ernst se refusait aussi à parler.

Christophe ne put ni manger, ni dormir. Il tremblait de fièvre et pleurait dans son lit. Ce n’était pas seulement pour Otto qu’il souffrait. Il se faisait en lui une révolution. Ernst ne se doutait guère du mal qu’il avait pu causer à son frère. Christophe était d’une intransigeance de cœur toute puritaine, qui ne pouvait admettre les souillures de la vie, et les découvrait peu à peu avec horreur. À quinze ans, avec une vie libre et de forts instincts, il était resté étrangement naïf. Sa pureté naturelle et son travail sans trêve l’avaient tenu à l’abri. Les paroles de son frère lui ouvrirent des abîmes. Jamais il n’eût imaginé de lui-même ces infamies ; et maintenant que l’idée en était entrée en lui, toute sa joie d’aimer et d’être aimé était gâtée. Non seulement son amitié pour Otto, mais toute amitié était empoisonnée.

Ce fut bien pis, quand quelques allusions sarcastiques lui firent croire, à tort peut-être, qu’il était en butte à la curiosité malsaine de la petite ville, et surtout, quand Melchior, à quelque temps de là, lui fit des observations au sujet de ses promenades avec Otto. Melchior, probablement, n’y voyait pas malice ; mais Christophe, averti, lisait le soupçon dans toutes les paroles ; et il se croyait presque coupable. Otto, au même moment, passait par une crise analogue.

Ils essayèrent encore de se voir en cachette. Mais il fut impossible de retrouver l’abandon des entretiens passés. La franchise de leurs relations était altérée. Ces deux enfants, qui s’aimaient d’une tendresse si craintive, qu’ils n’avaient jamais osé se donner un baiser fraternel, et qu’ils n’imaginaient pas de plus grand bonheur que de se voir, de s’entendre, et de partager leurs rêves, se sentaient salis par le soupçon des cœurs malhonnêtes. Ils en arrivaient à voir le mal dans les actes les plus innocents : un regard, un serrement de main ; ils rougissaient, ils avaient de mauvaises pensées. Leurs rapports devenaient intolérables.

Sans se donner le mot, ils se virent moins souvent. Ils essayèrent de s’écrire ; mais ils surveillaient toutes leurs expressions. Leurs lettres devinrent froides et insipides. Ils se découragèrent. Christophe prétexta son travail, Otto ses occupations, pour cesser leur correspondance. Bientôt après, Otto partit pour l’Université ; et l’amitié qui avait illuminé quelques mois de leur vie, s’obscurcit tout à fait.

Aussi bien, un nouvel amour, dont celui-ci n’était qu’un avant-coureur, s’emparait du cœur de Christophe, et y faisait pâlir toute autre lumière.