Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/1

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Hachette (p. 1-8).


LE MAUVAIS GÉNIE




I


une dinde perdue


bonard.

Comment, polisson ! tu me perds mes dindons au lieu de les garder !

julien.
Je vous assure, m’sieur Bonard, que je les ai pourtant bien soignés, bien ramassés ; ils y étaient tous quand je les ai ramenés des champs.
bonard.

S’ils y étaient tous en revenant des champs, ils y seraient encore. Je vois bien que tu me fais des contes ; et prends-y garde, je n’aime pas les négligents ni les menteurs. »

Julien baissa la tête et ne répondit pas. Il rentra les dindons pour la nuit, puis il alla puiser de l’eau pour la ferme ; il balaya la cour, étendit les fumiers, et ne rentra que lorsque tout l’ouvrage fut fini. On allait se mettre à table pour souper. Julien prit sa place près de Frédéric, fils de Bonard.

Ce dernier entra après Julien.

bonard, à Frédéric.

Où étais-tu donc, toi ?

frédéric.

J’ai été chez le bourrelier, mon père, pour faire faire un point au collier de labour.

bonard.

Tu es resté deux heures absent ! Il y avait donc bien à faire ?

frédéric.

C’est que le bourrelier m’a fait attendre ; il ne trouvait pas le cuir qu’il lui fallait.

bonard.

Fais attention à ne pas flâner quand tu vas en commission. Ce n’est pas la première fois que je te fais le reproche de rester trop longtemps absent. Julien a fait tout ton ouvrage ajouté au sien. Il a bien travaillé, et c’est pourquoi il va avoir son souper complet comme nous ; autrement, il n’aurait

eu que la soupe et du pain sec.
madame bonard.

Pourquoi cela ? Il n’avait rien fait de mal, que je sache.

bonard.

Pas de mal ? Tu ne sais donc pas qu’il a perdu une dinde, et la plus belle encore ?

madame bonard.

Perdu une dinde ! Comment as-tu fait, petit malheureux ?

julien.

Je ne sais pas, maîtresse. Je les ai toutes ramenées, le compte y était. Frédéric peut le dire, je les ai comptées devant lui. N’est-il pas vrai, Frédéric ?

frédéric.

Ma foi, je ne m’en souviens pas.

julien.

Comment ? Tu ne te souviens pas que je les ai comptées tout haut devant toi, et que les quarante-huit y étaient ?

frédéric.

Écoute donc, je ne suis pas chargé des dindes, moi ; ce n’est pas mon affaire, et je n’y ai pas fait attention.

madame bonard.

Par où aurait-elle passé puisque tu n’as pas quitté la cour ?

julien.

Pardon, maîtresse, je me suis absenté l’espace d’un quart d’heure pour aller chercher la blouse de Frédéric, qu’il avait laissée dans le champ.

madame bonard.
As-tu vu entrer quelqu’un dans la cour, Frédéric ?
frédéric.

Je n’en sais rien ; je suis parti tout de suite avec le collier pour le faire arranger.

madame bonard.

C’est singulier ! Mais tout de même, je ne veux pas que mes dindes se perdent sans que je sache où elles ont passé. C’est toi que cela regarde, Julien. Il faut que tu me retrouves ma dinde ou que tu me la payes. Va la chercher dans les environs, elle ne doit pas être loin. »

Julien se leva et courut de tous côtés sans retrouver la bête disparue. Il faisait tout à fait nuit quand il rentra ; tout le monde était couché. Julien avait le cœur gros ; il monta dans le petit grenier où il couchait. Une paillasse et une couverture formaient son mobilier ; deux vieilles chemises et une paire de sabots étaient tout son avoir. Il se mit à genoux, tirant de son sein une petite croix en cuivre qui lui venait de sa mère.

« Mon bon Jésus, dit-il en la baisant, vous savez qu’il n’y a pas de ma faute si cette dinde n’est plus dans mon troupeau ; faites qu’elle se retrouve, mon bon Jésus. Que la maîtresse et M. Bonard ne soient plus fâchés contre moi, et que Frédéric se souvienne que mes dindes y étaient toutes quand je les ai ramenées ! Je suis seul, mon bon Jésus ; je suis pauvre et orphelin, ne m’abandonnez pas ; vous êtes mon père et mon ami, j’ai confiance en vous. Bonne sainte Vierge, soyez-moi une bonne mère, protégez-moi. »

Julien baisa encore son crucifix et se coucha ; mais il ne s’endormit pas tout de suite ; il



Le lendemain, Julien fut levé des premiers. (Page 7.)

s’affligeait de paraître négligent et ingrat envers

les Bonard, qui avaient été bons pour lui, et qui l’avaient recueilli quand la mort de ses parents l’avait laissé seul au monde.

De plus, il était inquiet de la disparition de cette dinde ; il ne pouvait s’expliquer ce qu’elle était devenue, et il avait peur qu’il n’en disparût d’autres de la même façon.

Le lendemain il fut levé des premiers ; il ouvrit les poulaillers, il éveilla Frédéric, qui couchait dans un cabinet de la maison, et remplit d’eau les seaux qui servaient à Mme Bonard pour les besoins du ménage.

Elle ne tarda pas à paraître.

madame bonard.

Eh bien, Julien, as-tu retrouvé la dinde ? Pourquoi n’es-tu pas venu donner réponse hier soir ?

julien.

Je n’ai rien trouvé, maîtresse, malgré que j’aie bien couru. Et je n’ai pas donné réponse parce que tout le monde était couché, et la maison était fermée quand je suis revenu.

madame bonard.

Tu es donc rentré bien tard ? C’est de ta faute aussi : si tu n’avais pas perdu une dinde, tu n’aurais pas eu à la chercher. Tâche que cela ne recommence pas ; je veux bien te le pardonner une première fois, mais, si tu en perds encore, tu la payeras. »

Julien ne répondit pas. Que pouvait-il dire ? Lui-même n’y comprenait rien. Il résolut de ne plus faire les commissions de Frédéric, et de ne plus quitter ses dindes jusqu’à ce qu’elles fussent rentrées pour la nuit ; en attendant l’heure de les mener dans les champs, il fit son ouvrage comme d’habitude et une partie de celui de Frédéric, qui était toujours le dernier au travail.