Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/21

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Hachette (p. 251-260).


XXI


les adieux


Cinq à six jours après, Caroline apporta à M. Georgey une lettre timbrée de Lyon. Il la lut et appela Frédéric.

« Voilà, dit-il, c’était lé réponse du colonel. »

Frédéric prit la lettre et lut :

« Mon cher Georgey, envoyez-moi de suite le jeune homme dont vous me parlez, et auquel vous prenez un si vif intérêt. J’en aurai soin ; soyez tranquille sur son avenir. Il faudra qu’il passe six mois au dépôt du régiment. Après ce temps, je me le ferai envoyer en Algérie, où nous sommes pour quelques années encore. J’espère que vous n’oublierez pas la visite que vous m’avez promise. Vous trouverez ici de quoi satisfaire votre goût pour les manufactures de toute espèce. Adieu, mon ami ; mille amitiés reconnaissantes pour les services que vous m’avez rendus et que je n’oublierai jamais.

« Bertrand Duguesclin,
« Colonel du 102e chasseurs d’Afrique. »


m. georgey.

Demain, il fallait partir, Fridric.

frédéric.

Demain ! Déjà ! Julien, mon bon Julien, va dire à ma pauvre mère qu’elle vienne m’embrasser ce soir et demain encore.

m. georgey.

C’est moi qui allais dire à Madme Bonarde. Toi gardais pétite Juliène pour consolation. »

M. Georgey prit son chapeau et sortit.

« Comme il est bon, M. Georgey ! dit Frédéric d’un air pensif. C’est pour que je ne reste pas seul qu’il va lui-même parler à maman. Et moi qui le trompais, qui le laissais voler par ce mauvais Alcide !

julien.

Ne pense plus au passé, Frédéric ; tu sais qu’un soldat doit être courageux d’esprit et de cœur aussi bien que d’action. Tu vas partir pour nous revenir tout changé ; ainsi laisse tes vieux péchés, ne songe qu’à l’avenir.

frédéric.

Je tâcherai ; mais, Julien, avant de tout quitter, de tout oublier, il faut que j’écrive à mon père pour emporter son pardon. Apporte-moi de quoi faire mes lettres. »

Julien lui apporta papier, plume et encre, et se mit lui-même à faire un devoir pendant que Frédéric écrivait ce qui suit :

« Mon père, je pars pour signer un engagement ; le bon M. Georgey m’ayant assuré qu’à dix-huit ans votre permission n’était pas nécessaire, je me borne à vous demander votre pardon pour le passé, votre bénédiction pour l’avenir. Je serai malheureux tant que je ne me sentirai pas remonté dans votre affection et votre estime. Je vous réponds que désormais votre nom sera dignement porté par votre fils infortuné,

« Frédéric,
« Soldat au 102e chasseurs d’Afrique. »


Il écrivit une seconde lettre au bon curé, une autre à M. Georgey, pour leur exprimer une dernière fois son repentir et sa reconnaissance ; il écrivit enfin une lettre que Julien devait remettre après son départ à Mme Bonard.

Quelque temps se passa avant le retour de M. Georgey. Il arriva enfin ; l’heure du dîner l’avait rappelé.

m. georgey.

Madme Bonarde vénir après souper des animals. J’avais dit doucement, pour pas la faire trop surpris, trop affligée. J’avais dit comme ça :

« — Madme Bonarde, vous excellente créature ; vous très douce, pas murmurant à bon Dieu. Alors j’avais à dire une chose crouelle, mais pas encore ; faut laisser habituer vous au pensée cruel. »

« Madme Bonarde avait prié, avait pleuré, avait supplié moi lui apprendre chose cruelle. Mais moi, je regardais à l’horloge et je disais :

« — No, Madme Bonarde, c’était impossible ; je attendrai oune heure entier dé soixante minutes. »

« J’avais du chagrinement, du gros cœur dé voir les larmoiements terribles dé la povre Madme Bonarde ; mais jé voulais pas ; j’avais prévenu, oune heure. Et c’était oune heure.

« Quand l’horloge avait sonné, jé m’étais levé ; j’avais été debout devant Madme Bonarde, j’avais croisé lé bras, les deux, et j’avais dit :

« — Madme Bonarde. »

« Elle répondait rien. C’était très étonnant. Jé dis encore :

« — Madme Bonarde. »

« Elle répondait rien. Jé regardais, et jé voyais qu’elle pleurait si énormément fort, que pouvait pas dire un parole. Jé dis lé troisième fois :

« — Madme Bonarde, jé voulais, jé devais dire à vous qué Fridric, votre garçone,… devinez quoi ?

« — Est mort ! elle répondait.

« — No, no, jé dis pas morte, pas morte.

« — Il est très malade, elle dit.

« — No, no, pas malade, jé dis.

« — Alors, quoi donc ? Dites, parlez ; vous me faites mourir ! »

« Fridric, jé dis, il allait très bien, il était très excellente ; mais il devait partir demain pour soldat ; aller très loin ; lui voulait vous vénir lé voir, lui donner les embrassements, lé bénédictions, lé consolations, cé soir et encore demain. »

« Elle pleurait pas, elle disait :

« — Quoi encore ?

« — Rien », jé dis.

« Et puis elle mé disait j’étais oune cruel, j’avais méchanceté ; elle très colère. Moi jé disais :

« — Quoi vous avez ? J’avais fait exprès. Fridric s’en aller pour lé guerre, pour lé boulète, c’était affreux ! »

« Moi lui dire rien, c’était un tourmentement terrible ; elle croire Fridric morte.

« Pas du tout. Fridric seulement partir.

« Madme Bonarde alors content, parfaitement heureux. Vous voyez, les deux, j’avais fait parfaitement.  »

Frédéric et Julien qui, dans le commencement du récit de M. Georgey, s’étaient sentis irrités contre lui, se mirent à rire à la fin, et n’eurent pas le courage de lui reprocher d’avoir fait souffrir inutilement Mme Bonard. Frédéric le remercia même et attendit avec impatience l’arrivée de sa mère. Elle vint plus tôt qu’il ne l’espérait, parce que son mari avait été au loin pour une vente de foin qu’il devait terminer en soupant chez son acheteur. Elle demanda à M. Georgey la permission de dîner chez lui pour rester le plus longtemps possible avec Frédéric.

m. georgey.

Et votre mari, Madme Bonarde ? lui pas venir ?

madame bonard.

Non, Monsieur je n’ai pas osé lui en parler.

m. georgey.

J’étais étonné, très étonné. Master Bonarde faisait mal ; et jé croyais il faisait toujours bien.

madame bonard.

Il attend peut-être une demande de Frédéric.

frédéric.

C’est à quoi j’ai pensé, maman, et je lui ai écrit une lettre que vous lui remettrez ce soir, n’est-ce pas ? La voici.

madame bonard.

Tu as bien fait, mon enfant ; je la lui remettrai certainement aussitôt qu’il sera rentré. »

Mme Bonard était si contente d’avoir été rassurée sur son fils après la terrible inquiétude que lui avait causée l’ingénieuse idée de M. Georgey, qu’elle éprouvait plus de joie que de tristesse ; le souper fut assez gai. Frédéric et Julien étaient heureux de la voir si résignée. Caroline avait soigné le repas ; le vin était bon ; M. Georgey, fidèle à sa promesse, n’en but qu’une bouteille et n’en laissa boire qu’une à ses convives. Ce jour-là tout le monde mangea ensemble, car c’était le dernier repas que faisait Frédéric avec sa mère et avec Julien.

Le soir, ils reconduisirent Mme Bonard chez elle. M. Georgey était reparti pendant qu’elle faisait ses adieux à Frédéric, en lui promettant une dernière visite pour le lendemain de bonne heure avant son départ. Julien demanda à Frédéric s’il ne voulait pas faire un tour dans les champs.

« Non, répondit Frédéric, je retrouverais partout des souvenirs d’Alcide et des mauvaises actions qu’il m’a fait commettre ; rejoignons M. Georgey, et revenons avec lui par la route ordinaire. »

La nuit fut agitée pour Frédéric et pour Julien.


Julien accompagna son nouvel ami. (Page 259.)

Le lendemain de bonne heure, Caroline leur apporta

à déjeuner. Quand ils eurent mangé, Frédéric alla faire ses adieux à M. Georgey, qui lui serra la main, mit dedans un petit rouleau de pièces d’or, et lui promit d’aller le voir pendant sa visite à son ami le colonel Duguesclin, en Algérie. Frédéric lui adressa un dernier remerciement, lui baisa la main et sortit les yeux pleins de larmes. Il trouva en bas sa mère qui arrivait.

« Et mon père ? demanda-t-il.

madame bonard, hésitant.

Ton père te remercie de ta lettre ; il a voulu venir avec moi, mais au dernier moment il n’a plus voulu. Il a dit qu’il craignait de s’emporter ; qu’il sentait bien qu’il avait tort, mais que c’était plus fort que sa volonté. Il m’a chargée de te dire qu’il te pardonnait, qu’il t’envoyait sa bénédiction. »

Frédéric fut consolé par ces dernières paroles et embrassa sa mère plus de dix fois. Les adieux furent pénibles. Julien accompagna son nouvel ami jusqu’à la ville et ne le quitta qu’à la gare du chemin de fer, au moment où il montait en wagon. Il revint tout triste ; M. Georgey lui donna congé jusqu’au soir pour consoler la pauvre Mme Bonard.