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Le Meneur de loups/Chapitre 20

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 254-267).


XX

fidèle au rendez-vous


Thibault, en quittant la comtesse, avait suivi l’itinéraire indiqué par lui-même, et était, sans accident, sorti du château d’abord et ensuite du parc.

Mais, arrivé là, pour la première fois de sa vie, Thibault se trouva sans savoir où aller. Sa chaumière était brûlée ; il n’avait pas un ami ; comme Caïn, il ne savait plus où reposer la tête.

Il gagna la forêt, son éternel refuge.

Puis il erra jusqu’au fond de Chavigny, et, comme le jour commençait à paraître, il entra dans une maison isolée et demanda à acheter du pain.

Une femme, en l’absence de son mari, lui donna ce pain et ne voulut pas en recevoir le prix.

Thibault lui faisait peur.

Sûr de sa nourriture pour toute la journée, Thibault regagna la forêt.

Il connaissait, entre Fleury et Longpont, un endroit de la forêt extrêmement épais.

Il résolut d’y passer la journée.

En cherchant un abri derrière un rocher, il vit au fond d’un ravin quelque chose qui reluisait.

La curiosité lui inspira l’idée de descendre.

Ce quelque chose qui reluisait, c’était la plaque argentée du baudrier d’un garde.

Ce baudrier était passé en sautoir autour du cou d’un cadavre ou plutôt d’un squelette, car les chairs du cadavre avaient été rongées, et les os en avaient été nettoyés comme pour un cabinet d’anatomie ou un atelier de peinture.

Ce squelette était tout frais et semblait de la nuit même.

– Ah ! ah ! dit Thibault, voilà, selon toute probabilité, de l’ouvrage de mes amis les loups. Il paraît qu’ils ont profité de la permission que je leur ai donnée.

Il descendit dans le ravin, car il était curieux de savoir à qui avait appartenu le cadavre, et sa curiosité était facile à satisfaire.

La plaque, qui sans doute n’avait point paru à messieurs les loups d’aussi facile digestion que le reste, était toujours sur la poitrine du squelette comme une étiquette sur un ballot.


J.-B. Lestocq,
garde particulier de M. le comte de Mont-Gobert.


– Bon ! dit Thibault en riant, en voilà un qui n’a pas porté loin la peine de son assassinat !

Puis, le front soucieux, à voix basse et sans rire cette fois, Thibault ajouta comme en se parlant à lui-même.

– Est-ce que, par hasard, il y a une Providence ?

La mort de Lestocq n’était point difficile à comprendre.

En se rendant la nuit de Mont-Gobert à Longpont, sans doute pour exécuter quelque ordre de son maître, le garde du comte avait été attaqué par les loups. Il s’était défendu d’abord avec le même couteau de chasse dont il avait frappé le baron Raoul, car Thibault retrouva ce couteau à quelques pas du chemin, à un endroit où la terre, puissamment égratignée, indiquait une lutte ; puis, désarmé de son couteau de chasse, Lestocq avait été entraîné par les animaux féroces dans le ravin, et, là, dévoré par eux.

Thibault devenait tellement insoucieux à toute chose, qu’il n’eut de l’événement ni plaisir ni regret, ni satisfaction ni remords ; il songea seulement que cela simplifiait les desseins de la comtesse, qui n’aurait plus à se venger que de son mari.

Puis il s’établit entre les rochers le plus à l’abri du vent qu’il lui fut possible, afin d’y passer tranquillement la journée.

Vers midi, il entendit le cor du seigneur Jean et les abois de sa meute.

Le grand veneur chassait, mais la chasse passa assez loin de Thibault pour ne pas le déranger.

La nuit vint.

À neuf heures, Thibault se mit en route.

Il retrouva sa brèche, suivit son chemin et arriva au hangar où l’avait attendu Lisette le jour où il y venait sous les traits du baron Raoul.

La pauvre fille était toute tremblante.

Thibault voulut suivre les traditions et commença par l’embrasser.

Mais elle fit un bond en arrière avec un effroi visible.

– Oh ! dit-elle, ne me touchez pas ou j’appelle.

– Peste ! la belle fille, dit Thibault, vous n’étiez pas si revêche l’autre jour avec le baron Raoul.

– Oui, dit la suivante ; mais il s’est passé bien des choses depuis l’autre jour.

– Sans compter celles qui se passeront encore, dit allègrement Thibault.

– Oh ! répondit la chambrière d’un air sombre, je crois que maintenant le plus fort est fait.

Puis, marchant la première :

– Si vous voulez venir, dit-elle, suivez-moi.

Thibault la suivit.

Sans prendre aucune précaution, Lisette traversa tout l’espace libre qui séparait le massif du château.

– Oh ! oh ! dit Thibault, tu es bien brave aujourd’hui, la belle fille, et, si l’on nous voyait…

Mais elle, secouant la tête :

– Il n’y a plus de danger, dit-elle : tous les yeux qui pouvaient nous voir sont fermés.

Quoiqu’il ne comprît pas ce que voulait dire la jeune fille, l’accent dont elle prononça ces paroles fit tressaillir Thibault.

Il la suivit en silence, s’engagea avec elle dans l’escalier tournant et monta au premier étage.

Mais, au moment où Lisette mettait la main sur la clef de la chambre, il l’arrêta.

La solitude et le silence du château l’effrayaient. On eût dit d’un château maudit.

– Où allons-nous ? demanda Thibault sans trop savoir ce qu’il disait.

– Mais vous le savez bien.

– Dans la chambre de la comtesse ?

– Dans la chambre de la comtesse.

– Elle m’attend ?

– Elle vous attend.

Et Lisette ouvrit la porte.

– Entrez, dit-elle.

Thibault entra ; Lisette referma la porte et resta dans le corridor.

C’était bien la même chambre ravissante ; éclairée de la même façon, embaumée de la même odeur.

Thibault chercha des yeux la comtesse.

Il s’attendait à la voir paraître par la porte du cabinet de toilette.

La porte du cabinet de toilette restait fermée.

Aucun bruit ne se faisait entendre dans cette chambre, si ce n’est le tintement de la pendule en porcelaine de Sèvres et le battement du cœur de Thibault.

Il commença de regarder autour de lui avec un effroi dont il ne pouvait se rendre compte.

Ses yeux s’arrêtèrent sur le lit.

La comtesse était couchée.

Elle avait à la tête les mêmes épingles de diamant, au cou le même fil de perles, au corps la même robe de chambre de taffetas rose, aux pieds les mêmes mules de drap d’argent qu’elle avait pour recevoir le baron Raoul.

Thibault s’approcha.

La comtesse ne fit pas un mouvement à son approche.

– Vous dormez, belle comtesse ? dit-il en se penchant vers elle pour la regarder.

Mais tout à coup il se redressa, l’œil fixe, les cheveux hérissés, la sueur au front.

Il commençait de soupçonner la vérité terrible.

La comtesse dormait-elle du sommeil de ce monde ou du sommeil éternel ?

Thibault alla prendre un candélabre sur la cheminée, et, d’une main tremblante, l’approcha du visage de l’étrange dormeuse.

Le visage était pâle comme de l’ivoire et marbré aux tempes.

Les lèvres étaient violettes.

Une goutte de cire rose tomba toute brûlante sur ce masque de sommeil.

La comtesse ne se réveilla point.

– Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ? dit Thibault.

Et il posa sur la table de nuit le candélabre, que ne pouvait plus soutenir sa main tremblante. Les deux bras de la comtesse étaient allongés contre son corps ; dans chacune de ses mains elle semblait enfermer quelque chose.

Thibault, avec effort, ouvrit la main gauche.

Il y trouva le flacon que la comtesse avait tiré la veille de son écrin.

Il ouvrit l’autre main.

Il y trouva un papier sur lequel étaient écrits ces seuls mots : Fidèle au rendez-vous.

Fidèle jusqu’après la mort, en effet.

La comtesse était morte.

Les illusions de Thibault lui échappaient les unes après les autres, comme les rêves du dormeur échappent à l’homme au fur et à mesure qu’il se réveille.

Seulement, dans les rêves des autres hommes, les morts se relèvent.

Les morts de Thibault, eux, restaient couchés.

Il s’essuya le front, alla à la porte du corridor, la rouvrit, et trouva Lisette agenouillée en priant.

– La comtesse est donc morte ? demanda Thibault.

– La comtesse est morte, et le comte est mort.

– Des suites des blessures qu’il avait reçues dans son combat avec le baron Raoul ?

– Non, du coup de poignard que lui a donné la comtesse.

– Oh ! oh ! fit Thibault essayant de grimacer le rire au milieu de ce sombre drame, c’est toute une histoire nouvelle et que je ne connais pas.

Cette histoire, la femme de chambre la lui raconta.

Elle était simple, mais terrible.

La comtesse était restée couchée une partie de la journée, écoutant sonner les cloches du village de Puiseux, qui annonçaient le départ du corps de Raoul pour le château de Vauparfond, où il devait être inhumé dans le caveau de ses ancêtres.

Vers quatre heures de l’après-midi, les cloches cessèrent de sonner.

Alors la comtesse s’était levée ; elle avait pris le poignard sous son oreiller, l’avait caché dans sa poitrine et s’était acheminée vers la chambre de son mari.

Elle trouva le valet de chambre tout joyeux.

Le médecin venait de sortir : il avait levé l’appareil et répondait de la vie du comte.

– Madame conviendra que c’est bien heureux ! dit le valet de chambre.

– Oui, c’est bien heureux, en effet.

Et la comtesse entra dans la chambre de son mari. Cinq minutes après elle en sortit.

– Le comte dort, dit-elle ; il faudra n’entrer chez lui que lorsqu’il appellera.

Le valet de chambre s’inclina en signe d’obéissance et s’assit dans l’antichambre afin d’être prêt au premier signal de son maître.

La comtesse rentra chez elle.

– Déshabillez-moi, Lisette, dit-elle à sa femme de chambre, et donnez-moi les vêtements que j’avais la dernière fois qu’il est venu.

La soubrette obéit. On a vu la fidélité avec laquelle elle avait revêtu ce costume dans ses moindres détails. Alors la comtesse écrivit quelques mots qu’elle plia et garda dans sa main droite. Puis elle se coucha sur son lit.

– Madame ne prendra-t-elle point quelque chose ? demanda la chambrière.

La comtesse ouvrit la main gauche et montra un flacon qu’elle y tenait enfermé.

– Si fait, Lisette, dit-elle, je vais prendre ce qu’il y a dans ce flacon.

– Comment ! dit Lisette, pas autre chose ?

– C’est assez, Lisette ; car, lorsque je l’aurai pris, je n’aurais plus besoin de rien.

Et, en effet, portant le flacon à sa bouche, la comtesse l’avait vidé d’un seul trait.

Puis elle avait dit :

– Vous avez vu l’homme qui nous a attendues sur la route, Lisette ; j’ai rendez-vous avec lui ce soir, de neuf à dix heures, dans ma chambre. Vous irez l’attendre où vous savez et le conduirez vers moi… Je ne veux point, ajouta-t-elle tout bas, que l’on dise que je n’ai pas été fidèle à ma parole, même après ma mort.

Thibault n’avait rien à dire : ce qui avait été arrêté avait été tenu.

Seulement, la comtesse s’était chargée seule de sa vengeance.

C’est ce que l’on sut lorsque le valet de chambre, inquiet du sort de son maître, entrouvrit la porte de la chambre, entra sur la pointe du pied, et trouva le comte couché sur le dos, un poignard dans le cœur.

Alors, on était accouru pour annoncer la nouvelle à madame, et l’on avait trouvé madame morte de son côté.

Le bruit de la double mort s’était aussitôt répandu dans la maison, et tous les domestiques avaient fui en disant que l’ange exterminateur était entré dans le château. Seule, la chambrière était restée pour accomplir les dernières volontés de sa maîtresse.

Thibault n’avait plus rien à faire dans la maison. Il laissa la comtesse sur son lit, Lisette près d’elle, et descendit.

Comme l’avait dit la chambrière, il n’avait plus à craindre de rencontrer ni maîtres ni domestiques. Les domestiques s’étaient enfuis, les maîtres étaient morts.

Thibault reprit le chemin de la brèche. Le ciel était sombre, et, si l’on n’eût été au mois de janvier, on l’eût dit orageux.

À peine si l’on voyait dans le parc la trace du sentier.

Deux ou trois fois Thibault s’arrêta, prêtant l’oreille ; il lui semblait avoir entendu à sa droite et à sa gauche craquer les branches sous des pas qui semblaient se régler sur le sien.

Arrivé à la brèche, Thibault entendit distinctement une voix qui disait :

– C’est lui !

Au même instant, deux gendarmes embusqués en dehors de la brèche, sautèrent au collet de Thibault, tandis que deux autres l’attaquaient par-derrière. Cramoisi, qui, dans sa jalousie contre Lisette, veillait et rôdait une partie des nuits, avait vu, la veille, entrer et sortir par des chemins détournés un homme inconnu et l’avait dénoncé au brigadier de la gendarmerie.

La dénonciation devint encore plus grave lorsque l’on sut les nouveaux malheurs arrivés au château.

Le brigadier envoya quatre hommes avec ordre d’arrêter tout rôdeur suspect.

Deux des quatre hommes, guidés par Cramoisi, s’embusquèrent à la brèche ; les deux autres suivirent pas à pas Thibault dans le parc.

On a vu comment, au signal de Cramoisi, tous les quatre s’étaient jetés sur lui.

La lutte fut longue et opiniâtre.

Thibault n’était point un homme que quatre gendarmes pussent abattre ainsi sans difficulté.

Mais il n’avait pas d’armes ; sa résistance fut inutile.

Les gendarmes y avaient mis d’autant plus de persistance qu’ils avaient reconnu Thibault, et que Thibault, recommandé par les différents malheurs qu’il avait traînés à sa suite, commençait à avoir une détestable réputation dans la contrée. Thibault fut terrassé, garrotté et mis entre deux chevaux.

Les deux autres gendarmes marchèrent l’un devant, l’autre derrière.

C’était plutôt par amour-propre que pour autre chose que Thibault avait lutté.

Sa puissance pour faire le mal était, on le sait, indéfinie.

Il n’avait qu’à souhaiter la mort de ses quatre assaillants, et ses quatre assaillants fussent tombés morts.

Mais il serait toujours temps d’en arriver là. Fût-il au pied de l’échafaud, tant qu’il lui resterait un souhait à faire, il était sûr d’échapper à la justice des hommes.

Thibault garrotté, avec des cordes aux mains, des entraves aux pieds, marchait donc entre ses quatre gendarmes avec une résignation apparente.

Un des gendarmes tenait le bout de la corde qui le liait.

Eux plaisantaient et riaient, demandant au sorcier Thibault comment, ayant le pouvoir qu’il avait, il s’était laissé prendre.

Et Thibault répondait à leurs plaisanteries par le proverbe si connu : « Rira bien qui rira le dernier. »

Les gendarmes espéraient bien que ce seraient eux qui les derniers riraient.

On dépassa Puiseux et on entra dans la forêt.

Le temps était devenu de plus en plus sombre. On eût dit que les nuages, comme un immense voile noir, étaient supportés par la cime des arbres. On ne voyait point à quatre pas autour de soi.

Thibault voyait, lui.

Il voyait de tous côtés des lumières passer rapides dans les ténèbres et se croiser en tous sens.

Ces lumières se rapprochaient de plus en plus et étaient accompagnées d’un piétinement dans les feuilles sèches.

Les chevaux, inquiets, reculaient en aspirant le vent de la nuit et frissonnant sous leurs cavaliers.

Les gendarmes, qui riaient d’un gros rire, se taisaient peu à peu.

Thibault se mit à rire à son tour.

– De quoi ris-tu ? lui demanda un gendarme.

– De ce que vous ne riez plus, dit Thibault.

À la voix de Thibault, les lumières se rapprochèrent encore et les piétinements devinrent distincts.

Puis on entendit un bruit sinistre, un bruit de mâchoires dont les dents claquaient les unes contre les autres.

– Oui, oui, mes amis les loups, dit Thibault, vous avez goûté de la chair humaine, et cela vous a semblé bon !

Un petit grognement d’approbation, qui tenait à la fois du chien et de l’hyène, lui répondit.

– C’est cela, dit Thibault, je comprends : après avoir mangé du garde-chasse, vous ne seriez pas fâchés de goûter du gendarme.

– Oh ! oh ! dirent les cavaliers, qui commençaient à frissonner, à qui parles-tu donc ?

– À ceux qui me répondent, dit Thibault.

Et il poussa un hurlement. Vingt hurlements lui répondirent. Il y en avait qui n’étaient qu’à dix pas, il y en avait qui étaient fort loin.

– Hum ! fit un des gendarmes, quels sont donc ces animaux qui nous suivent ainsi, et dont ce misérable semble parler la langue ?

– Ah ! dit le sabotier, vous faites prisonnier Thibault le meneur de loups, vous le conduisez par les bois pendant la nuit, et vous demandez quels sont ces lumières et ces hurlements qui le suivent !… Entendez-vous, amis ? cria Thibault, ces messieurs demandent qui vous êtes. Répondez-leur tous ensemble, afin qu’ils n’aient plus aucun doute.

Les loups, obéissant à la voix de leur maître, poussèrent un hurlement unanime et prolongé. Le souffle des chevaux devint bruyant ; deux ou trois se cabrèrent. Les gendarmes firent ce qu’ils purent pour calmer leurs montures en les flattant de la main et de la voix.

– Oh ! dit Thibault, ce n’est rien ; il faudra voir cela tout à l’heure, quand chaque cheval aura deux loups en croupe et un à la gorge !

Les loups passèrent sous les jambes des chevaux et vinrent caresser Thibault.

L’un d’eux se dressa contre sa poitrine comme pour lui demander ses ordres.

– Tout à l’heure, tout à l’heure, dit Thibault ; nous avons le temps ; ne soyons pas égoïstes et donnons aux camarades le loisir d’arriver.

Les gendarmes n’étaient plus maîtres de leurs chevaux, qui se cabraient, faisaient des écarts, et, tout en marchant au pas, se couvraient de sueur et d’écume.

– N’est-ce pas, dit Thibault aux gendarmes, que vous feriez bien maintenant une affaire avec moi ? Ce serait de me rendre la liberté, à la condition que chacun de vous couchera cette nuit dans son lit.

– Au pas, dit un des gendarmes ; tant que nous marcherons au pas, nous n’avons rien à craindre.

Un autre tira son sabre.

Au bout de quelques secondes, on entendit un hurlement de douleur.

Un des loups avait saisi le gendarme à la botte, et celui-ci l’avait traversé d’outre en outre avec son sabre.

– Ah ! dit Thibault, voilà ce que j’appelle une imprudence gendarme ; les loups se mangent, quoi qu’en dise le proverbe, et, quand ils vont avoir goûté du sang, je ne sais pas si, moi-même, je pourrai les retenir.

Les loups se jetèrent tous ensemble sur leur camarade blessé. Au bout de cinq minutes, il n’en restait plus que les os.

Les gendarmes avaient profité de ces cinq minutes de répit pour gagner du chemin, ne lâchant pas Thibault et le forçant de courir avec eux. Mais ce qu’avait prédit Thibault arriva.

On entendit tout à coup comme un ouragan.

C’était la meute qui arrivait au grand galop.

Les chevaux, lancés au trot, refusèrent de reprendre le pas, effrayés par le piétinement, l’odeur et le hurlement des loups.

Ils se mirent au galop, malgré les efforts de leurs cavaliers.

Celui qui tenait Thibault par la corde n’ayant pas trop de ses deux mains pour maîtriser son cheval, lâcha le prisonnier.

Les loups bondirent les uns sur la croupe, les autres à la gorge des chevaux.

Dès que ceux-ci sentirent les dents aiguës de leurs adversaires, ils s’élancèrent dans toutes les directions.

– Hourra, les loups ! hourra ! cria Thibault.

Mais les terribles animaux n’avaient pas besoin d’être encouragés. Outre les deux ou trois qu’il avait après lui, chaque cheval en eut bientôt six ou sept à sa poursuite.

Chevaux et loups disparurent dans toutes les directions, et l’on entendit bientôt, s’affaiblissant dans l’éloignement les cris de détresse des hommes, les hennissements de douleur des chevaux et les hurlements de rage des loups.

Thibault était resté libre.

Seulement, il avait les mains garrottées par une corde et des entraves aux pieds. Il essaya d’abord de couper ses liens avec ses dents. Impossible.

Il essaya de les briser par la force des muscles. Ce fut inutile.

Les efforts qu’il tenta firent que les cordes lui entrèrent dans les chairs ; voilà tout.

Ce fut à lui à son tour de rugir de douleur, d’angoisse et de rage.

Enfin, las de tordre ses bras garrottés :

— Oh ! loup, noir, mon ami, dit-il en levant au ciel ses deux poings fermés, fais tomber ces cordes qui me lient. Tu sais bien que c’est pour faire le mal que je veux avoir les mains libres.

Au même instant, les cordes rompues tombèrent aux pieds de Thibault, qui battit l’air de ses mains avec un rugissement de joie.