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Le Meneur de loups/Chapitre 22

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Michel Lévy frères (p. 284-291).


XXII

le dernier souhait de thibault


Bien que poursuivie par une terreur profonde et ayant hâte d’arriver au village où elle avait laissé son mari, Agnelette, justement à cause de la rapidité de sa course, était obligée de s’arrêter de temps en temps : l’haleine lui manquait.

Dans ces moments de halte, pendant lesquels elle essayait de ressaisir sa raison, elle se disait qu’elle était folle d’attacher tant d’importance à des paroles impuissantes, dictées par la jalousie et la haine, que le vent avait déjà emportées ; et cependant, malgré cela, dès qu’elle était parvenue à reprendre sa respiration, dès que la force lui revenait, elle poursuivait sa route de la même course précipitée, car elle sentait qu’elle ne serait tranquille que lorsqu’elle aurait revu son mari.

Bien qu’elle eût à traverser une demi-lieue à peu près des triages les plus solitaires et les plus sauvages de la forêt, elle ne songeait plus aux loups, qui étaient la terreur de toutes les villes et de tous les villages à dix lieues à la ronde. Elle n’avait qu’une peur : c’était de rencontrer sous ses pas le corps inanimé d’Engoulevent.

Plus d’une fois, lorsque son pied heurta un caillou ou une branche, sa respiration s’arrêta tout à coup comme si son dernier soupir se fût exhalé, un froid aigu lui entra jusqu’au fond du cœur, ses cheveux se dressèrent sur son front et une sueur froide inonda son visage.

Enfin, au bout du sentier qu’elle suivait, et au-dessus duquel les arbres, en se croisant, formaient une voûte, elle aperçut la campagne doucement argentée par les rayons de la lune.

Au moment où elle entrait dans la plaine et passait de l’obscurité à la lumière, un homme qu’elle n’avait point aperçu, caché qu’il était derrière un buisson du fossé qui séparait la plaine de la forêt, se jeta au-devant d’Agnelette et la prit entre ses bras.

– Oh ! oh ! dit-il en riant, où allez-vous à cette heure de nuit, madame, et de ce pas-là encore ?

Agnelette reconnut son mari.

– Étienne ! oh ! mon cher petit Étienne ! s’écria la jeune femme en lui jetant les deux bras autour du cou, que je suis donc aise de te revoir, et de te revoir bien vivant ! Mon Dieu ! je vous remercie !

– Oh ! oh ! dit Engoulevent, tu croyais donc, pauvre Agnelette, que Thibault, le meneur de loups, avait dîné de mes os ?

– Ah ! ne prononce pas le nom de Thibault, Étienne ; fuyons, mon ami, fuyons du côté des maisons !

– Allons, fit en riant le jeune piqueur, voilà que tu vas faire dire aux commères de Préciamont et de Vez qu’un mari n’est bon à rien, pas même à rassurer sa femme.

– Tu as raison, Étienne ; mais, moi qui tout à l’heure ai eu le courage de traverser ces grands vilains bois, je ne sais pourquoi, maintenant que je devrais être rassurée puisque tu es près de moi, je ne sais pourquoi je tremble de peur.

– Que t’est-il donc arrivé ? Voyons, dis-moi cela, fit Étienne en donnant un baiser à sa femme.

Agnelette raconta alors à son mari comment, en revenant de Vez à Préciamont, elle avait été attaquée par un loup, comme Thibault l’avait arrachée à ses griffes, et ce qui s’était passé entre elle et ce dernier.

Engoulevent écouta avec la plus grande attention.

– Écoute, dit-il à Agnelette, je vais te conduire à la maison, je t’y renfermerai bien soigneusement avec la grand-mère pour qu’il ne t’arrive point malheur ; puis je monterai à cheval et j’irai prévenir le seigneur Jean de l’endroit où se tient Thibault.

– Oh ! non, non ! s’écria Agnelette, tu serais obligé de traverser la forêt, et il pourrait y avoir du danger.

– Je ferai un détour, dit Étienne, et, au lieu de passer par la forêt, j’irai par les fonds de Coyolles et de Value.

Agnelette poussa un soupir et secoua la tête, mais elle n’insista pas davantage. Elle savait que sur ce point elle n’obtiendrait rien d’Engoulevent, et, d’ailleurs, elle se réservait de renouveler ses prières une fois rentrée à la maison.

Et, en effet, ce que comptait faire le jeune piqueur était tout simplement l’accomplissement d’un devoir.

Une battue formidable devait avoir lieu le lendemain, justement dans la partie de la forêt opposée à celle où Agnelette venait de rencontrer Thibault.

Il était du devoir d’Étienne d’aller sans retard prévenir le seigneur Jean du lieu où Agnelette avait rencontré le meneur de loups.

Il n’y avait pas trop du reste de la nuit pour changer les dispositions de la battue.

Cependant, en approchant de Préciamont, Agnelette, qui avait gardé le silence un instant, jugea sans doute que, pendant cet instant, elle avait amassé un nombre suffisant de bonnes raisons, car elle reprit ses sollicitations avec plus d’ardeur que jamais.

Elle représenta à Étienne que Thibault, tout loup-garou qu’il était, avant de lui faire aucun mal, lui avait sauvé la vie ; qu’au lieu d’abuser de sa force, quand il la tenait en sa puissance, il lui avait donné la liberté de venir rejoindre son mari. Dire où était Thibault après cela, dénoncer sa retraite à son ennemi mortel, le seigneur Jean, ce n’était plus accomplir un devoir, c’était ourdir une trahison : c’était vouloir que Thibault, qui ne pouvait manquer d’être instruit de cette trahison, ne fît plus désormais grâce à personne en pareille circonstance.

La jeune femme plaidait la cause de Thibault avec une véritable éloquence. Mais, en épousant Engoulevent, elle ne lui avait pas plus fait mystère de ses premiers engagements avec le sabotier que de ce qui s’était passé dans leur dernière entrevue.

Quelle que fût la confiance qu’il eût dans sa femme Engoulevent n’en était pas moins accessible à la jalousie.

D’ailleurs, il existait une vieille haine entre lui et Thibault, haine qui avait pris naissance le jour où Engoulevent avait déniché le sabotier sur un arbre et l’épieu du sabotier dans le buisson voisin.

Aussi tint-il bon et continua-t-il, tout en écoutant les prières d’Agnelette, à se diriger vivement vers Préciamont.

Ils arrivèrent en discutant, et chacun soutenant son dire, jusqu’à cent pas des premières haies.

Pour combattre, autant que possible, les incursions soudaines et inattendues que Thibault faisait dans les villages, les paysans avaient établi des espèces de patrouilles nocturnes et se gardaient comme on se garde en temps de guerre.

Étienne et Agnelette étaient si préoccupés de leur discussion, qu’ils n’entendirent pas le qui-vive de la sentinelle embusquée derrière la haie, et qu’ils continuèrent de s’avancer vers le village.

La sentinelle, apercevant dans l’ombre une apparence à laquelle sa préoccupation prêtait une forme monstrueuse et qui, ne répondant point à son qui-vive, continuait de s’avancer vers lui, prépara son fusil.

En levant les yeux, le jeune piqueur aperçut tout à coup la sentinelle à la lumière de la lune qui, pareille à un éclair, se reflétait sur le canon du fusil.

Tout en répondant ami, il se jeta au-devant d’Agnelette, l’enlaçant de ses bras et lui faisant un rempart de son corps.

Mais le coup de feu partit au même instant, et le malheureux Étienne, poussant un soupir, tomba sur celle qu’il étreignait, sans faire entendre une seule plainte.

La balle lui avait traversé le cœur.

Lorsque les gens de Préciamont, avertis par le bruit du coup de feu, arrivèrent sur le sentier qui conduit du village à la forêt, ils trouvèrent Engoulevent mort et Agnelette étendue sans connaissance sur le cadavre de son mari.

On transporta la pauvre Agnelette dans la cabane de sa grand-mère.

Mais elle ne revint à elle que pour tomber dans un désespoir qui touchait au délire.

Lorsqu’elle fut sortie de la torpeur des premiers jours, le délire atteignit les proportions de la folie.

Elle s’accusait de la mort de son mari ; elle l’appelait, elle demandait grâce pour lui à des esprits invisibles qui obsédaient jusqu’aux courts instants de sommeil que l’exaltation de son cerveau lui permettait de prendre.

Elle prononçait le nom de Thibault et s’adressait au maudit avec des supplications qui tiraient les larmes des yeux de tous ceux qui l’entendaient.

Comme dans tout ce que racontait sa folie, malgré l’incohérence des paroles, les faits réels se faisaient jour, on comprenait que le meneur de loups était mêlé au funeste événement qui avait causé la mort du pauvre Étienne. En conséquence, on accusait l’ennemi commun d’avoir jeté un sort sur les deux malheureux enfants, et l’animadversion que l’on portait à l’ancien sabotier s’en était encore accrue.

On eut beau appeler le médecin de Villers-Cotterêts et celui de la Ferté-Milon, l’état d’Agnelette ne fit qu’empirer : ses forces s’en allèrent décroissant ; sa voix, au bout de quelques jours, devint plus faible et plus brève, quoique son délire demeurât toujours aussi violent, et tout faisait croire, même le silence des médecins, que la pauvre Agnelette ne tarderait point à suivre son mari dans la tombe.

La voix de la vieille aveugle avait seule le pouvoir de diminuer sa fièvre. Lorsqu’elle entendait parler la grand-mère, Agnelette se calmait, ses yeux fixés et hagards s’adoucissaient et s’humectaient de larmes ; elle passait sa main sur son front comme pour en chasser une pensée importune, et un triste sourire se dessinait rapide et fugitif sur ses lèvres.

Un soir, à la tombée de la nuit, Agnelette reposait d’un sommeil plus agité et plus pénible encore que d’habitude.

La chaumière, faiblement éclairée par une lampe de cuivre, était dans une demi-obscurité ; la grand-mère, assise devant les pierres de l’âtre, gardait dans sa physionomie cette immobilité sous laquelle les sauvages et les paysans cachent leurs plus vives émotions.

Des deux femmes que le seigneur Jean payait pour garder la veuve de son serviteur, l’une récitait son chapelet agenouillée au pied du lit où Agnelette gisait si pâle et si blanche, que, n’eût été le mouvement régulier de sa poitrine oppressée, on eût pu la croire déjà morte ; l’autre filait silencieusement sa quenouille.

Tout à coup, la malade, qui depuis quelques moments frissonnait par intervalles, parut se débattre contre un rêve horrible et poussa un cri d’angoisse.

Au même instant, la porte s’ouvrit. Un homme, dont la tête semblait entourée d’un cercle de flammes, s’élança dans la chambre, bondit jusqu’au lit d’Agnelette, étreignit la mourante entre ses bras, appuya, avec des cris de douleur, ses lèvres sur le front de la malade, puis, s’élançant vers une porte qui donnait sur la campagne, l’ouvrit et disparut.

L’apparition avait été si rapide, que l’on eût pu croire à une hallucination de la jeune femme, qui, essayant de repousser un objet invisible, criait :

– Éloignez-le ! Éloignez-le !

Mais les deux veilleuses avaient vu cet homme et avaient reconnu Thibault ; mais on entendait de grandes clameurs, où le nom de Thibault était mêlé.

Ces clameurs s’approchaient de la maison d’Agnelette, et bientôt ceux qui les poussaient parurent sur le seuil.

Ils poursuivaient le meneur de loups.

Thibault avait été vu rôdant autour de la chaumière d’Agnelette, et les habitants de Préciamont, prévenus par leurs sentinelles, s’étaient armés de fourches et de bâtons, pour lui donner la chasse.

Thibault, qui connaissait l’état désespéré d’Agnelette, n’avait pu résister au désir de la voir une dernière fois.

Au risque de tout ce qui pouvait lui arriver, il avait traversé le village, se fiant à la rapidité de sa course, avait ouvert la porte de la cabane et était allé revoir la mourante.

Les deux femmes indiquèrent aux paysans la porte par laquelle Thibault était sorti, et ceux-ci, comme une meute qui en revoit, s’élancèrent sur ses traces en redoublant de menaces et de clameurs.

Thibault, bien entendu, échappa à ses ennemis, et disparut dans la forêt.

Mais, après la secousse effroyable qu’Agnelette venait de recevoir de la présence et du contact de Thibault, l’état de la malade devint si alarmant, que l’on dut, dans le courant de cette même nuit, aller chercher le prêtre.

Il était évident qu’Agnelette n’avait plus que quelques heures à souffrir.

Vers minuit, le prêtre entra, suivi du sacristain qui portait la croix, et des enfants de chœur qui portaient l’eau bénite.

Ces derniers s’agenouillèrent au pied du lit, tandis que le prêtre s’approchait du chevet.

Alors, Agnelette parut ranimée par une force mystérieuse.

Elle parla longtemps bas avec le prêtre, et, comme on savait bien que la pauvre enfant n’avait pas si longtemps à prier pour elle, on comprit qu’elle priait pour un autre.

Cet autre, quel était-il ?

Dieu, le prêtre et elle le savaient seuls.