Le Meneur de louves/07

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Mercvre de France (p. 167-191).
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VII

Elles étaient venues à pied de Poitiers sans avoir eu la commodité d’aucun cheval, en sorte qu’elles étaient épuisées et assez misérables.
grégoire de tours

L’aube en blanchissant le ciel perçait le dôme de la forêt de ses flèches brillantes. Ragnacaire s’avança hors de la grotte, le visage inquiet, cherchant à reconnaître l’astre. Était-ce le jour ? Était-ce la lune ? Il avait trop dormi et son sang épais lui brouillait la vue. Harog n’allait-il pas lui reprocher sa lourde paresse ? Harog qui méditait une grande expédition ! Il se tourne du côté de son compagnon dormant encore à poings fermés sans aucun souci de l’aube, la tête appuyée sur les flancs de sa chienne Méréra.

— A-og ! A-us ! grogna Ragnacaire dont c’était la coutume de s’éclaircir la voix par des jappements.

Méréra dressa les oreilles, mais ne bougea point, craignant d’éveiller son maître et elle regarda l’autre, le gardeur de porcs, d’un œil oblique, très méprisant. Elle restait couchée, plus blanche que la blancheur matinale, au fond de leur antre où elle mettait une lueur, s’étalant avec la volupté d’une bête qui se sait belle et préférée, offrant son ventre soyeux au repos de l’homme pauvre, du berger, lequel dormait dans sa fourrure comme entouré d’un manteau royal.

Harog étendu, paupières closes, paraissait calme. Ses lèvres riaient, retroussant ses moustaches brunes : il devait rêver de la grande expédition ; peut-être voyait-il Basine debout entre les bras de la croix de pierre de sa prison, prête à s’envoler jusqu’à leur caverne. Pour lui, il ne reviendrait à elle que les épaules chargées de butin. Il tiendrait son serment. Il saurait se battre… il tuerait !…

— Eréra ! gronda plus fort l’impatient Ragnacaire.

La chienne, redoutant la brusquerie du compagnon Ragna, tira sa langue rose, souple et courbe comme une flamme, lécha le front du dormeur, se penchant sur lui en tendre amoureuse.

— Nous serons là ! répondit Harog, s’éveillant de son rêve héroïque.

— Nous y serons ! A og ! rugit Ragna, soudainement joyeux.

Méréra eut un aboi de satisfaction, devinant que le maître approuvait son manque de respect. De loin, hors de la grotte, on entendit clamer six gueules vigilantes. Toute la troupe, à l’unisson, se félicitait de vivre. Harog, ses mèches noires emmêlées aux longues soies pâles de la chienne, semblait réfléchir.

— Nous arriverons près du camp dans le moment où les soldats prennent leur nourriture, expliqua-t-il, suivant son idée pendant que Méréra battait de la queue et faisait voler le sable. Les gardiens ne s’occuperont plus de leurs bêtes. Alors, nous approcherons…

— Nous étranglerons les gardiens et nous nous emparerons de quelques bons chevaux, déclara Ragna triomphant.

— De tous les chevaux ! fit Harog vivement. Il nous les faut tous.

Bouche béante, Ragna admirait son chef, car ce berger sorcier était vraiment né le chef. Comment, à leur tour, pourraient-ils nourrir tous ces chevaux ? Le gardeur de porcs n’osait pas le demander, mais il pensait bien que cela mûrirait en son temps.

— Je vais donc préparer nos provisions, dit-il, se soumettant d’avance aux plus humbles nécessités.

La grotte était vaste, toute tapissée de sable pur, tendue des peaux de loups de l’hiver, garnie de sacs de cuir pleins de pains et de viandes fumées. Ragna ouvrit un sac, posa sur une pierre plate qui leur servait de table à manger un quartier de chevreau rôti, des galettes, une petite outre de vin. C’était un jour ! On ne ménageait rien, car les hommes ont besoin de force pour entreprendre d’aussi grandes chasses. La victoire dépend quelquefois d’une âpre liqueur fermentée. Ragna contemplait l’outre en la caressant du doigt.

— Le sang de nos ennemis est là-dedans, A og !

— Nous n’avons pas d’ennemis, Ragna, murmura le berger croisant ses jambes sous lui et se taillant un large morceau du rôti. Où as-tu trouvé ce chevreau ? Il est cuit à point.

— On me l’a donné au monastère pour mes derniers gages. Il m’a fallu dire que je partais.

— Tu n’as pas dit plus ?

— Mes porcs sont en sûreté. Ils m’attendront à l’étable.

— Il nous faudrait tous les porcs ! songea le berger qui rongeait un os. Méréra s’insinua doucement et prit l’os.

— Pourquoi tous les porcs ? demanda Ragna, laissant tomber son pain.

— Il sera utile de nourrir nos gens, notre armée. Comprends-tu ?

La clarté du matin glissait maintenant jusqu’aux deux compagnons et faisait luire les yeux ardents de Méréra. Elle prit également le pain de Ragna, mais d’une gueule moins délicate. La grotte s’illuminait peu à peu. Un vent froid secouait le rideau des ronces de son entrée. Assis devant l’ouverture du palais de Méréra, les six chiens attendaient qu’on daignât s’occuper d’eux après le repas de la reine.

— Nous irons dans les carrefours appeler des mendiants. Il y a des serfs qui se sont révoltés ou enfuis, des maîtres plus pauvres que leurs esclaves parce que, durant les guerres de Neustrie, on a brûlé leur maison. Je connais ceux-là.

— Tu ne les a jamais vus, Harog ?

— Il n’est pas besoin de voir pour savoir, dit Harog buvant, la tête renversée.

Méréra, d’un coup de dent, saisit le chevreau.

— Chienne de Satan, s’exclama Ragnacaire. Un si fin morceau pour ton nez de fouine !

— Laisse, Ragna, laisse ! Il convient de bien manger aujourd’hui car demain chacun de nous aura cruellement mordu. Les dents doivent s’aiguiser d’abord. Laisse venir tous nos chiens et qu’ils aient tous de la bonne viande fraîche, les plus vieux les premiers.

Méréra, qui se trouvait la plus jeune, ayant fini le chevreau, Ragna dut éventrer un sac de viandes fumées pour les autres. Ce fut un solennel repas. Les os craquaient, avec un bruit de blé sous la meule. On sentait que ces animaux, fiers de leur importance, comprenaient leur mission. Ils aiguisaient leurs armes naturelles du meilleur de leur force, ramassant leur échine, fouettant de la queue, les oreilles en arrière, les ongles en avant.

Harog tâtait les côtes et, soufflant sur le poil rude, il examinait d’anciennes blessures, l’air attendri ; cependant ces yeux sombres gardaient leur secret : on ne savait toujours pas pourquoi on allait se battre. Quand la pierre à viande fut nette, les chiens s’assirent, formant le cercle. Ragna passait son pouce sur le fil des couteaux.

— Il faut graisser nos jambes, dit encore Harog.

Ils frottèrent leurs pieds et les lanières de cuirs tenant leurs sandales avec une grosse tranche de lard. Ragna pour aller plus vite sciait le lard de ses cordons fauves. Puis chacun, soigneusement, croisa les lanières qui, échauffées par la marche, communiqueraient leur souplesse à la chair sans la meurtrir. Harog se ceignit les reins d’une ceinture faite d’une peau de serpent retournée. Ragna enroula autour de sa haute taille de Gaulois roux des cordes d’écorces tressées, une écharpe de laine teinte, des bandes de toile, leurs plis compliqués dissimulant une petite hache et des fers de lance. Il prit le soin de se peigner, c’est-à-dire qu’il renvoya sur ses deux tempes sa chevelure couleur de rouille, séparée en deux tronçons de glaives qu’il tordit pour les fixer le long de ses joues. Sa moustache dorée, coulant de sa bouche jusqu’à sa poitrine, lui donnait l’aspect d’un monstre farouche prêt aux pires combats. Cependant, ses bons yeux naïfs rayonnaient de gaieté. Toute l’aurore marcherait avec lui pour de nobles luttes. Il exciterait ses chiens et défendrait son ami. Le secret de l’affaire se révélerait plus tard. D’ailleurs, si Harog savait, cela suffisait bien. On parlait depuis longtemps de cette chasse. Il fallait se décider et il était heureux de quitter les porcs du monastère de Radegunde pour un harnais de guerre.

— Nous emporterons deux sacs, fit Harog soucieux. Ce serait trop de trois.

Et les chiens ?

— Ils ont mangé. Mes bras ont besoin de demeurer libres.

Ce disant, Harog sortit de la grotte afin d’étudier le ciel, la terre et le vent. Dans une coupe bleue nageait, très haut, la croix du monastère, vision lointaine. Un frisson agitait les arbres. Des oiseaux chantaient. Le soleil ne franchissait pas encore le seuil du bois prolongé en puits de nuit devant le berger, mais on sentait poindre le jour dans les sombres voûtes ; c’était çà et là comme des fissures d’où la lumière suintait en gouttes d’or.

Harog mouilla la paume de sa main droite et la leva en l’air. Ensuite il cueillit un brin d’herbe qu’il lança par-dessus son épaule.

— Nous pouvons partir ! déclara-t-il, se répondant à lui-même.

Méréra se rangea sur sa gauche pendant que les six chiens suivaient en file. Ragnacaire assujettissait les deux sacs sur son dos.

— Je prends les sacs pour épargner tes bras, dit-il résolument. Celui qui dirige doit demeurer le plus libre.

Harog vérifia la solidité du manche de son couteau sans le remercier d’un regard. Il paraissait plus grave maintenant que le sort en était jeté. Peut-être acceptait-il un poids plus lourd que celui des sacs : toute la responsabilité de l’expédition.

— Nous irons vers le soleil et contre le vent, nous marcherons jusqu’à midi en passant sous la Grande Pierre, Ragna.

— A-og !

— Nous laisserons là nos sacs de provision pour gagner le camp du milieu des bois où sont les chevaux.

— A us !

— Et nous ramènerons ceux que nous aurons pris sous la Grande Pierre… Si les chiens reviennent seuls, ils auront de quoi manger ce soir.

— Nos chiens ne reviendront pas seuls, grogna Ragnacaire, que cette réflexion ennuyait.

— Ce sont des bêtes, et l’on dit que la Grande Pierre attire tout ce qui est vivant !

— Alors, songea tout haut Ragnacaire, la Grande Pierre va nous garder nous et nos chiens ?

— Elle ne gardera pas les esprits libres. Nous sommes des hommes !

— A og ! Nous sommes les enfants de la vieille mère. Tu as raison.

Et comme une poule sauvage traversait le sentier, Méréra se précipita dans les taillis. Tous les chiens, pour donner une juste idée de leur vaillance, galopèrent à sa suite, ivres du plaisir de chasser sans permission.

Ils cheminèrent ainsi durant la longue matinée qui ne sembla pourtant commencer qu’au sortir des profondeurs du bois. Les arbres, de noirs troncs, tout humides à cause de leur sève travaillant, les regardaient passer du haut de leurs branches convulsées par le désespoir de demeurer immobiles. C’était l’armée des guerriers chevelus d’un autre âge, maintenant enracinée à la terre pour avoir voulu escalader les cieux. Quand l’ombre s’effaça l’espace d’une clairière, les deux compagnons eurent l’impression de se réveiller d’un nouveau sommeil. Ils connaissaient bien les maléfices de la forêt qui endort les mâles volontés dans ses bras verts jaloux du mouvement et des preuves de la force ! Les chiens eux-mêmes, devenus silencieux, marchaient le nez sur leur talon, troupe sévère, méfiante, ayant eu de sournoises aventures avec les épines, les couleuvres, quelque taciturne hérisson défendant l’obscurité.

Ragna se mit à japper.

— A og ! A us ! Le soleil est un ami.

— Nous avons tourné la ville, dit Harog, nous allons rencontrer la Grande Pierre du côté de son levant, près de la route de Tours, qu’il nous faudra traverser.

— Ce sera l’heure de boire.

— Nous boirons, Ragna. Il y a une source derrière la table du dieu.

Ils cheminèrent encore, d’un pas plus allègre, les yeux au ciel, qui ne cessait pas d’être pur.

— Un jour de fête ! affirma Ragna, faisant sauter ses sacs de provisions d’un coup d’épaule.

— Le jour ne se Termine qu’à la nuit. Le dieu sera peut-être contre nous ce soir, Ragna.

— Je ne crains ni la nuit ni les dieux ! fit Ragna orgueilleusement, parce qu’il était en plein soleil.

Brusquement, la Grande Pierre se dressa au-dessus des arbres. Elle parut quelqu’un qui se lève et va sinistrement au devant des voyageurs. Les arbres se firent plus petits, plus jeunes, se tassèrent comme des enfants autour d’une aïeule. La Grande Pierre se recoucha parmi eux, disparut, reparut, montant et descendant avec les vallonnements. Les deux hommes s’arrêtèrent au bout du sentier comme pétrifiés à leur tour, nains respectueux en face de la géante. Ils étaient au pied du dolmen.

La clairière où se trouvait la table du dieu se veloutait d’une herbe fine et drue, si douce aux sandales qu’on glissait malgré soi. Harog connaissait bien cette impression de sol fuyant sous l’orteil. Il se mit à marcher en prenant des précautions d’animal rampant. Ragna baissa les yeux, cherchant des traces. Une humidité emperlait la mousse, le gazon, toutes les feuilles, et donnait à l’air une saveur d’eau fraîche. Il y avait par là une source où quelqu’un pleurait depuis tant de siècles !

Sur trois énormes rochers, la pierre s’allongeait d’une forme indécise, celle d’un corps humain, peut-être d’une femme. Elle portait à peine sur le côté qui regardait la route et avait l’aspect d’une énorme créature ligotée devant se lever un jour, se mettre debout en basculant sur son plus ferme point d’appui. D’une matière grise se colorant de bleu foncé aux endroits humides, elle semblait une étrangère tombée là, sans aucune parenté avec les roches voisines. Derrière elle, le cercle des arbres se rompant, on apercevait la route, un espace blanc se déroulant dans les lointains, le grand chemin, toujours foulé par les gens d’armes, les serfs et les troupeaux, qui menait de Poitiers à Tours.

Les chiens poussèrent à l’unisson un hurlement de mort.

— Ces bêtes ont soif ! murmura Ragna, qui disait chaque fois la même chose pour essayer de s’expliquer son émotion.

— Elles ont peur ! Elles saluent la Pierre du dieu, répondit Harog, souriant d’un méchant sourire.

Les chiens se couchèrent, le museau entre leurs pattes, attendirent que le pain sortît du sac. Dès qu’ils avaient avoué leur terreur, ils pensaient à autre chose.

Méréra suivait Harog. Il s’installa sous la table immense, le dos au roc du milieu. Là on était bien, dans la mollesse de l’herbe, à l’ombre sous une voûte épaisse qui défiait la foudre.

Ragna déballait ses provisions tout en chantant un refrain de combat. Mais son accent tremblait.

Frappons fort ! Frappons longtemps !
Que nos lances connaissent le goût du sang,
Et que rougisse la face du soleil !

— Ragna, cria le berger, tu es plus lâche que nos chiens !

Il éclata d’un rire mauvais qui fit sonner les échos de la Pierre. Ragna, courbé sur un sac, se redressa fulgurant, ses cheveux tordus en arrière comme les oreilles d’un puissant chien roux.

— Tu as dit ?

— J’ai dit !

Ragnacaire tenait un couteau. Il s’avança sur le pilier du milieu. On aurait cru, en voyant sa face ardente rougir à l’image du soleil dont il parlait qu’il venait clouer son compagnon contre la Grande Pierre, mais tout proche, il s’arrêta, fit saillir les muscles de son bras en tendant le poing, se blessa lui-même, et recueillant les gouttes pourpre il les lança du côté de la forme allongée où l’on pouvait soupçonner une tête, l’indication d’un front voilé de lourds plis.

— Ragnacaire le Gaulois porte un défi aux dieux ennemis du vrai Dieu, s’exclama-t-il, subitement fou de colère.

Il attendit, planté bien droit devant le mystérieux colosse.

Harog, de son côté, grattait le roc avec sa lame frottée de l’herbe des douleurs. Il aiguisait son arme tranquillement, ne cessant pas de rire.

— Ragna, tu t’en prends à plus bénit que toi. Tu n’as reçu que l’eau du baptême, toi, et la Pierre pleure une eau sacrée qui guérit les aveugles.

— Elle est la Table du démon.

— Qui le sait ?

— Nos évêques, l’abbesse Leubovère, la mère des nonnes.

— Et tu te dis Gaulois ? Tu n’es qu’un Franc pillard et mercenaire.

— Mais toi-même ?… interrogea anxieusement le gardeur de porcs.

Harog se leva. Il tenait un peu de poudre dans sa main qu’il vint semer sur la blessure de son ami.

— Ceci chassera les humeurs de tes veines. Écoute ! Il ne faut pas insulter qui ne peut répondre. Guéris-toi de ton respect pour nos évêques et notre abbesse. Je t’en donne le conseil.

— Harog ? Ma raison n’entend plus ta raison.

Harog attira le grand Gaulois près de la Pierre, il le fit asseoir à ses côtés.

— Nous mangerons quand j’aurai parlé, commença-t-il de sa voix rauque, impérieuse. Tu sais bien que la Pierre était avant les évêques, avant les abbesses, avant Jésus-Christ ? Elle était de toute éternité, Ragna, car la terre est couchée sous nos pas depuis l’éternité et elle gémit de nous sentir si oublieux, nous ses enfants sortis de son sein noir ! Ragna, des paroles inconnues gonflent ma poitrine quand je touche la terre et que je vois répandre autour de moi ses os calcinés qui sont les pierres ! Ragna, si tu dois demeurer mon frère, il faut me suivre aveuglement ou guérir de ta cécité ? Le veux-tu ?

Ragna passa son bras blessé au col du jeune pasteur.

— Pour la vie et pour la mort ! gronda-t-il.

Méréra, gravement, comme accomplissant un rite, flairait la Grande Pierre du côté de la route. Avec insolence elle s’accroupit. Successivement, tous les chiens flairèrent et passèrent, la patte haute.

Ragna s’esclaffa, se frappant les cuisses de son poing libre.

— A og ! A us ! Gombaud ! Gerbaud ! Ah ! Les sept chiens d’enfer !

Harog reprit, souriant d’un sourire étrange :

— L’homme fort doit se guérir de tous les respects, Ragna ! Notre mère la terre nous enseigne que le fumier fait pousser le blé. Nous ne pesons pas plus que des chiens sur elle et elle ne nous en veut pas d’être des hommes. Nous accomplirons de grandes choses bientôt, Ragna. Il ne faudra ni t’étonner ni te plaindre. Souviens-toi ; les évêques, les abbesses et nos rois passeront, la pierre ne passera pas, malgré les chiens méprisants. Attachons-nous à la puissance de ce qui sort des entrailles de la vérité. Je vais faire ici une écurie pour mes chevaux. C’est ici que nous les ramènerons soumis aux lois nouvelles.

Le jeune Gaulois contemplait Harog, à la fois curieux et effrayé de ses paroles.

— La sainte Croix, bégaya-t-il.

— La croix fut tirée d’un arbre. Elle est plus ancienne que le Christ et c’est pour cela qu’elle l’a étouffé dans ses bras. Les hommes n’auraient pas pu le tuer puisqu’il était Dieu. Il fallait un ordre de la terre.

Ragna baissa le front, méditant. Il avait souvent pensé qu’Harog, ce petit pâtre trouvé sous un chêne, devait être un enfant de la nuit impure. Les mères barbares de ces temps de religion passionnée exposaient dans les bois les enfants conçus la nuit suivant le jour dominical. Quiconque forgeait une clé le jour du dimanche voyait sa dextre se contracter jusqu’à ce que les ongles en perçassent le dos. Et la femme ayant eu le malheur de concevoir aux époques prohibées n’hésitait pas, plus tard, à répudier le produit des coupables caresses pour lui épargner pire[1].

Ragna murmura, convaincu :

— Les enfants qui naissent de ces embrassements sont perclus ou lépreux ? Tu n’es pas malade, toi ?

— Je suis l’enfant d’une nuit du dimanche, veux-tu dire ? Eh bien ? Quand cela serait ? Un sorcier ne devient pas un saint, puisqu’il est maudit.

Et Harog sourit railleusement.

Une paix profonde régnait autour deux. Tous les chiens somnolaient, heureux de ce bon repos dans une magique fraîcheur. Si le soleil dardait on ne le sentait pas trop, la source qui berçait leur outre de vin à voix basse répandait partout son haleine. Les arbres jetaient sur le gazon des ombres légères comme des étoffes transparentes. La pierre, elle-même, s’azurant de place en place, à la lumière de midi, semblait briller d’une paisible joie. Un dieu caché, peut-être une déesse, souriait, doucement moqueur, avec une tendre cruauté à l’enfant du dimanche.

Ragna eut un haussement d’épaules.

— Mangeons ! conclut-il.

Ils mangèrent et firent manger leurs chiens. Puis ils burent du vin frais, l’un sur l’autre appuyés, s’assoupirent un instant et le charme errant dans la nature enchanta leurs esprits. Quand ils reprirent leur course ils se crurent des géants, se sentirent invincibles. Vers le soir, les deux jeunes hommes traversèrent une route encombrée de chariots, de gens d’armes. Ils étaient enfin arrivés au camp réservé du roi Chilpéric. Alors ils renvoyèrent leurs chiens, les menaçant du geste, car, pour ce qu’ils voulaient tenter, il leur fallait le plus complet silence…

Pour le moment, le roi Chilpéric ne guerroyait point. Il vivait loin de ses soldats, à l’ombre d’un palais d’été rempli de clercs, tout occupé d’ouvrages religieux. Après avoir brûlé des villes, massacré sa propre famille, il élucidait des questions de casuistique et découvrait que la Sainte Trinité pouvait s’appeler Dieu tout simplement, sans distinction de personne, le Père, le Fils, le Saint-Esprit n’en formant plus qu’une à ses yeux de brutal capitaine, éblouis par les subtilités des lettres. — Ainsi chaque créature coupable, du petit berger au grand roi, échappe aux remords par de savantes combinaisons religieuses n’ayant, du reste, aucun rapport avec la naïveté des combinaisons guerrières. Les soldats du camp réservé gardaient donc les chevaux très sagement, comme des pasteurs n’ayant jamais eu de sang sur les mains et le soir tombait, les enveloppant de douceur, durant qu’un petit berger guettait l’occasion de leur ravir leur fortune…

Harog et Ragna, dissimulés derrière un chariot, examinaient le pâturage, une vaste prairie où mûrissait un foin embaumé. Le croissant de la lune se levait dans une échancrure de colline dominant les forets de sa faucille d’argent orgueilleusement brandie, coupant du même éclair la cime des chênes et les menues fleurs des foins. Au fond de la prairie, sous les tentes, les soldats prenaient leur nourriture, on les entendait rire, tandis que des cris d’esclaves, répondant à leurs appels, couraient le long des feux rougeoyants.

— Combien sont-ils ? questionna Ragna. Tu vois mieux que moi le soir.

Harog répondit :

— Ils sont un pour toi et un pour moi. Le premier, là, vers les auges, garde les chevaux libres. Le second, du côté des bêtes entravées, est assis par terre devant un cheval blanc. Il t’appartient.

Les chevaux libres formaient des ondulations mouvantes dans l’immense mer de verdure. Ils s’agitaient, galopaient, bondissaient et, tout à coup, l’on voyait déferler une crinière pâle s’argentant à la lune comme l’écume d’une vague. Animaux puissants dressés pour la guerre, ils avaient de brusques mouvements de seigneurs qui foulent d’innocents cadavres. Ils hennissaient aux cris aigus des esclaves, se précipitaient féroces à l’apparition d’une torche et frappaient du sabot violemment. Tous très beaux, ils représentaient le luxe des princes guerriers, portant haut le panache de leurs queues touffues, secouant dans leurs crinières des boules de métal qui sonnaient clair.

Harog souffla.

— Il faut m’amener le cheval blanc. Si c’est une pouliche les autres suivront. Les bêtes entravées doivent être des femelles.

Ragna passa son couteau ouvert sous son bras en le serrant de l’aisselle et se mit à ramper dans les hautes herbes. Harog se glissa jusqu’au gardien, debout près des auges où l’on faisait boire les chevaux. Sur la faux scintillante de la lune il y eut l’ombre d’une tête, deux bras épouvantés battirent les airs, une sorte de hennissement retentit, mais bien plus faible que le hennissement d’un cheval, et le poids d’une chose molle s’enfonça dans l’eau du baquet. Le couteau d’Harog, frotté de substances mystérieuses, était entré si vite qu’Harog ne l’avait pas senti pénétrer. Vraiment cela ne faisait pas de mal de tuer un homme ! Il se pencha… l’auge reprenait son reflet tranquille. Il ne distinguait plus qu’un croissant d’argent, une couronne auréolant cette figure blafarde qu’il ne connaissait pas. Comme il essuyait son couteau dans l’herbe, il perçut le souffle bruyant de Ragna toujours vautré là-bas devant le cheval blanc. Ragna étranglait le second gardien pour le rendre muet. Il le fallait bien puisque les soldats sauteraient sur leurs armes à la moindre alerte. Quand Ragna eut terminé son travail, il chercha son couteau, qu’il avait laissé tomber, et coupa les liens de ce cheval blanc, d’aspect très docile.

— C’est une femelle, dit-il en l’amenant au berger.

— Et l’homme ?…

— C’était un homme, affirma de nouveau Ragnacaire, hochant gravement la tête.

Au fond de la prairie, les soldats riaient en heurtant leurs gobelets pleins et l’on apercevait la silhouette d’un mouton rôti se profilant sur un feu de fagots.

— Maintenant il faut appeler nos chiens, dit Harog, les dents serrées.

Il siffla en mettant son index au coin de sa bouche et le son qui s’en échappa eut la stridence d’un cri de vipère. La pouliche blanche s’ébroua. Les autres chevaux frappèrent furieusement du pied. Mais que pouvaient les nobles coureurs du roi de Neustrie ? Leurs gardiens étaient morts, ensevelis’ honteusement, l’un dans un baquet, l’autre sous les herbes. Ils ne boiraient plus de cette eau, ne mangeraient plus de ce foin. De nouveaux maîtres surgissaient du sol où ils rampaient tout à l’heure, montaient vers la lune, s’allongeaient en colonnes noires comme de grandes ombres vengeresses.

Une folie les saisit. Ils se mirent à tourner autour de la pouliche, oubliant le danger, ne songeant qu’à leur caprice de princes lâchés subitement en pleine sauvagerie.

Harog les attendait là ; il siffla d’une manière humaine, ne redoutant plus d’éveiller l’attention des soldats, car les chevaux se massant lui formaient un rempart.

Ragna peinait beaucoup à retenir la pouliche, laquelle ruait et se cabrait, tout éperdue de se voir tant d’amoureux.

— Voici nos chiens ! dit Harog triomphant.

Une nuée blanche s’abattit sur le pré : Méréra, et le torrent sombre des six chiens fidèles suivit en cascade. Aucun n’aboyait, ils fondirent sur leurs maîtres, ivres de joie. Harog les reçut avec le même geste de menace qui les avait chassés. Ils comprirent que l’heure devenait grave, s’aplatirent, râlant tout bas leur soumission.

— Faut-il étrangler la jument, demanda Ragnacaire ému ? Je ne puis plus la tenir.

— La chienne va te remplacer, répondit Harog dont les yeux luisaient. Saute, Méréra ! Tiens bon et va chez nous ! (Il ajouta dans un clappement de langue singulier :) À la pierre ! À la pierre, fille de la lumière ! Eréra ! Eréra !…

La chienne, d’un bond énorme, fut sur le dos de la jument. S’accroupissant et s’étendant jusqu’à son encolure de neige toute blanche sur une plus blanche qu’elle, lui faisant une bosse prodigieuse, elle parut géante comme le monstre de granit à qui on la renvoyait. Bousculant ses amoureux, la jument, se sentant mordue au col, s’élança vigoureusement, traversa la prairie, franchit les barrières de buissons dans un galop effréné, les naseaux fumants et, tandis que les six chiens leur happaient les jarrets, tous les chevaux prirent le même chemin ventre à terre.

Là bas des soldats allumaient des torches aux brasiers de leur cuisine. Quand ils vinrent s’enquérir du bruit, la prairie était déserte, les voleurs avaient disparu. On trouva le gardien mort dans l’auge, rougissant les reflets de la lune de lueurs pourpres, et l’autre, tout vert dans le foin.

Cette nuit de bataille, Harog et Ragna dormirent sous la Grande Pierre entourés de leurs chevaux fourbus. Les chiens, meilleurs soldats, veillaient et les deux vainqueurs eurent un rêve étrange, un rêve pareil pour tous les deux. Ils virent, au loin, sur la route de Poitiers menant à Tours, une longue procession de femmes qui portaient des voiles blancs. (Était-ce la crinière de la pouliche ? Était-ce l’oreille soyeuse de Méréra ?) Ces femmes allaient, allaient à l’infini, traînant des vêtements de lin.

Harog murmura :

— Je vois une femme rousse ! C’est Basine, j’en jurerais…

Ragna grommela en s’étirant :

— Je vois une femme brune que je ne connais pas.

Mais ils se rendormirent malgré le sourd aboi d’un chien, parce qu’ils étaient vraiment épuisés de fatigue.

  1. « Prenez garde, ô hommes, vous par qui sont scellés les derniers liens du mariage ; si des époux unissent leurs embrassements en ce jour (le dimanche) les enfants qui en naîtront seront ou perclus, ou épileptiques, ou lépreux. » — Miracles de saint Martin, IV.