Le Meneur de louves/09

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Mercvre de France (p. 213-233).
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IX

Nous sommes reine et nous ne rentrerons pas dans notre monastère que l’abbesse n’en soit premièrement chassée.
grégoire de tours

Ragnacaire, l’ancien gardeur de porcs, pénétrait sous la voûte du monastère pour la première fois depuis qu’il gardait des chevaux.

L’automne s’achevait dans une série d’orages qui ravinaient les libres écuries de la forêt. On ne pouvait plus tenir les hommes immobiles au fond des cavernes et les bêtes souffraient de la froideur des nuits pluvieuses. D’ailleurs, hommes et bêtes sachant maintenant leur métier, il fallait bien se décider au combat, puisque les grands chefs militaires, à bout de ressources, ne risquent pas mieux.

Ragna, l’envoyé de son supérieur Harog le Sorcier, venait pour prendre les ordres de Basine. Admis enfin au conseil de guerre il sentait son importance.

Il portait, précieusement roulé dans sa poitrine, un brin de paille et un fer de lance noués d’un galon d’or qu’il montrerait de loin à la fille des rois. Elle dirait oui ou non, d’un signe que le sorcier Harog interpréterait en faveur de l’une ou l’autre alternative. mais lui, Ragna, ne faiblirait point devant l’éclair de ce regard de princesse qu’on lui avait dit flamber de tant d’orgueil. Ragna se sentait digne d’un pareil message. Vêtu comme un soldat, il montait fièrement la rampe des cloîtres faisant sonner sur les dalles la pointe d’une framée monstrueuse dont le tranchant mesurait six pouces. Les mèches rousses de ses cheveux, lui balayant la face, masquaient la nuance de ses yeux. Il s’était foncé les joues avec de l’argile de briquetier et un jus d’herbe brunissait ses bras puissants, jadis plus maigres au service de Leubovère. Qui oserait reconnaître pour un ancien gardeur de porcs cet homme d’aspect plus redoutable que les gens d’armes de Maccon, comte de Poitiers ? Avait-il seulement jamais mis le pied à l’intérieur du monastère du temps de son servage ? Dès la porte de clôture des appartements religieux, il fut étonné de ne rencontrer aucune esclave. Sur son passage, de vieilles nonnes se voilèrent d’épouvante.

Comme il allait franchir le seuil de la chapelle, trouvant à toutes choses un air d’abandon, il se heurta brusquement à une nonne, plus vieille encore, tâtonnant de la béquille dans l’obscurité. Il s’arrêta saisi de respect. Oui, c’était bien là leur abbesse, la dame de Leubovère elle-même, celle qu’on appelait dans tout le Poitou la riche marchande de blé. Elle se traînait douloureusement, les jambes emmaillotées, les vêtements malpropres, le voile déchiré, des traces de cendres sur sa tête, le visage ravagé par la maladie. Autour d’elle flottait l’odeur âcre d’une salle où l’on n’entrait plus, un vague relent de l’encens passé mêlé à la senteur des moisissures. Des toiles d’araignées décoraient l’autel où l’on ne chantait plus de messes et la chasse de la Vraie Croix, naguère étincelante de cires allumées, s’accroupissait dans l’ombre d’un caveau comme un cercueil maudit.

— Qui êtes-vous ? demanda Leubovère d’une voix tremblante.

Elle tenait le battant du portail contre elle, crispant ses mains molles sur le verrou, prête à se barricader si l’homme du roi lui voulait courir sus. Ce ne pouvait être qu’un envoyé du roi Childebert, ce guerrier magnifique !

Alors Ragnacaire se remémora tout ce qu’il devait dire pendant qu’elle ajoutait :

— Je demeure soumise aux volontés de mon évêque, le Seigneur Marovée, qui m’a enjoint de garder ma maison.

— Je suis envoyé par un prince pour te saluer de sa part. Une sainte abbesse n’a rien à craindre de ma framée. Rassure-toi.

— Quel prince ? murmura Leubovère, dont l’accent balbutiait comme celui d’un enfant de chèvre. Est-ce du roi Guntchramm ou du roi Childebert ? Je ne relève que de Dieu et mon âme ne songe point aux cruautés des hommes tant que Marovée me protège. Je reste ici selon mon droit, qui est le droit divin.

Ragna regardait, au travers de ses mèches rousses, cette infirme toute tremblante prononçant des paroles de dignité. Il s’agissait de gagner du temps, car il ne comprenait rien à son langage ni à sa posture de femme effrayée qui s’attend aux pires événements. La sainte abbesse avait peur et elle ne semblait pas protégée. Pourquoi les portes de clôture étaient-elles restées ouvertes ? Pourquoi ne rencontrait-on que des nonnes chevrotantes, les jeunes, en une saison, avaient-elles vieilli si vite ? Et pourquoi le chemin de ronde, où l’on voyait flotter des voiles de lin au printemps, s’encombrait-il tellement de ronciers et d’avoines folles ? Le jardin paraissait complètement désert. Il y régnait partout un silence mortel.

— Je suis, répondit Ragna, un soldat de Chilpéric envoyé vers toi avec l’ordre de te présenter les vœux d’un père pour sa fille. Si tu ne peux me laisser parler à Basine à cause de la règle, permets-moi seulement de lui faire mon salut derrière la grille de sa cellule. Je n’apporte rien de défendu et s’il te convient d’ordonner qu’on me fouille…

— Je ne tiens pas à savoir ce que tu apportes, grommela Leubovère, hostile à tout message royal. Soriel, ma servante, va te fournir de quoi te reposer, puisque tu arrives de loin.

L’abbesse désirait, elle aussi, gagner du temps. De ses petits yeux rougis elle vrillait le grand soldat, cet homme robuste aux armes imposantes. Il fallait cependant lui répondre.

Ragnacaire ne se souciait pas de passer devant la servante Soriel, qui le connaissait mieux que Leubovère, lui ayant jadis payé ses gages. Il fit le délicat.

— Abbesse, je n’ai point besoin de me reposer. Il me faut voir Basine sur-le-champ, car mes compagnons sont pressés. Nous ne pouvons différer notre départ pour le camp. Tu me fais un honneur que je ne mérite pas. Je ne te demande qu’une chose : contempler de loin ta brebis préférée, afin que je témoigne de sa bonne mine.

Leubovère laissa échapper un mouvement de colère.

— As-tu voulu nommer ma louve rugissante ! s’écria-t-elle, toute vibrante d’indignation. Puis elle reprit à voix basse :

— Celle que Chilpéric a mise au monde, n’est-ce pas ! Va donc dire à ton maître que l’abbesse Leubovère n’a plus qualité pour garder les bêtes échauffées de mâle rage.

Et elle frappa de sa béquille les dalles du cloître qui rendirent un son lugubre. Ahuri, l’envoyé d’Harog comprenait de moins en moins.

— Si vraiment tu es un soldat de Chilpéric, murmura l’abbesse, je veux bien t’annoncer l’effroyable nouvelle…

— Elle est morte ! s’écria Ragnacaire terrifié, en songeant au désespoir d’Harog.

— Plût à Dieu, déclara Leubovère… mais entrons dans la chapelle, car je ne me soucie pas de me confier à cette emmurée qui nous écoute là bas.

Elle entraîna Ragnacaire, lui serrant le bras fortement.

Dans cette obscurité religieuse, le messager d’Harog eut un regret de détresse. De quoi serait-il juge et qu’allait-il entendre ! Le souvenir des scènes de la forêt lui remontait au cerveau. La sauvage saison des libertés disparaissait sous les ombres de ce cachot, de cet endroit bénit où des recluses priaient pour les péchés des hommes. Et le pauvre Ragna sentit courir sur ses larges épaules comme des frôlements de chauves-souris.

L’abbesse poussa un profond soupir, souffla et toussa.

— Cette année de malheur je n’ai pu engranger ni vendanger, mon ami, à cause de la grêle et des orages. Si tu viens avec des idées pillardes, tu sauras, dès maintenant, que nos celliers et nos greniers sont vides ! Puis-je te croire sur serment ? Tu es devant Dieu ?

Elle s’assit péniblement sur les marches de l’autel, sa béquille à ses pieds. Ragna tira de sa poitrine des objets qu’il y remit après en avoir ôté un lacet brillant.

— Ceci, dit-il, est un bandeau royal de la maison de Chilpéric. Je jure devant ton Dieu que je ne mens pas.

Leubovère repoussa d’un geste d’horreur le galon doré.

— Je le reconnais… elle en portait de semblables. Assieds-toi ! Je n’oublie pas les devoirs de l’hospitalité. Prends ce billot, là-bas, près de la châsse. J’ignore ton dessein, mais j’ai des comptes à te rendre. Basine et Chrodielde sont parties de chez moi. Aidées de jeunes filles qu’elles ont eu l’audace de relever de leurs vœux, elles ont brisé les portes de clôture une nuit et se sont enfuies au nombre de quarante dans la forêt, prenant la route de Tours pour aller plaider leur cause auprès du savant Grégorius, évêque de cette ville. Il y a de cela bientôt cinq lunes. J’ai caché tant que j’ai pu cette honteuse désertion des servantes du Christ, mais tu m’interroges au nom de ton roi qui est le père d’une des rebelles… je t’instruis. Dans la ville de Poitiers personne d’autre que notre évêque et le seigneur Maccon ne sait mon malheur. Une lettre du saint Grégorius de Tours à Marovée l’avertit que Chrodielde est partie pour la résidence du prince Guntchramm. Ce que veulent ces filles de Satan est la pire injure pour moi. « Nous sommes reines et nous ne rentrerons pas dans notre monastère que l’abbesse n’en soit premièrement chassée. »

Elles ont fait la route sans la commodité d’aucun cheval, partant par une belle nuit de lune ; elles ont eu, les jours qui suivirent, des pluies torrentielles et cependant elles sont arrivées saines et sauves chez leurs parents, comme soutenues par les ailes des mauvais anges. À ce moment même, elles errent au milieu de toutes les embûches du siècle. Elles sont sollicitées par les tentations mondaines, quelques-unes, si tendres encore dans le mal, vont s’engager certainement dans les liens du mariage, d’autres plus hardies succomberont à l’épreuve des plaisirs défendus, elles sont toutes et pour toujours déshonorées. (Ici l’abbesse Leubovère se couvrit le front de ses grandes manches.) Que leur ai-je fait ? Où est mon crime ? Je te le demande, ô homme d’armes, ajouta-t-elle en étouffant ses pleurs ?

Ragnacaire l’écoutait, pétrifié, tourmentant le bois de sa framée. Ce qu’on lui disait ne ressemblait point à son message. Il était venu dans la ferme intention de déclarer la guerre et il trouvait la maison déserte, une religieuse vieille et malade pleurant sur des ruines ! Harog s’était-il trompé autrefois en voyant des recluses martyres au lieu et place de ces révoltées batailleuses qui brisaient les clôtures, sautaient les murailles d’une forteresse et couraient, tout voile en arrière, le long de la grand’route ? On leur préparait des défenseurs et au moment de donner l’assaut on apprenait que ces faibles victimes d’une règle trop sévère avaient elles-mêmes brisé leurs chaînes !

— Ma mère, affirma, Ragna, s’attendrissant malgré le sang dont il s’était souillé en leur honneur, j’ai compassion de ta misère et ta douleur me pèse. Si je t’ai bien comprise, il y a cinq lunes déjà que Basine et Chrodielde t’ont quittée… au temps de la Pâque.

L’abbesse eut un hochement du front.

Ragna respirait difficilement. Cette ombre de l’église commençait à lui glacer les veines. Des reflets pâles couraient autour de la châsse au fond du chœur et luisaient en gestes de fantôme sous un linceul. Il ne voulait pas se montrer brutal, mais il aimait mieux s’en aller puisque aussi bien sa mission se terminait là. Basine, oubliant la ferveur d’Harog ou méprisant sa chétive naissance, chargerait des viguiers de la besogne… Une fille de roi ne confie pas sa défense à un berger, fût-il sorcier ! Harog le comprendrait aisément.

— Il y a déjà un été, murmurait Ragna, écartant ses cheveux roux, essayant de se souvenir d’une nuit toute pareille où il y avait des fantômes rôdant, des femmes voilées… et des ombres épaisses, les ombres du sommeil ou déjà mort…

Tout à coup il fit un cri.

— Je les ai vues en rêve, je les ai vues… dans la réalité. Une nuit que la fatigue me liait les membres. Elles passaient sur la route de Poitiers à Tours… elles allaient traînant des voiles, ou du brouillard… Il y en avait une qui était rousse, car sa chevelure lui faisait une couronne, et une autre qui était brune, très belle…

Il s’arrêta, effrayé de son aveu, baissa la tête, inspectant d’un œil anxieux les coins sombres de la chapelle. Plus superstitieux depuis qu’il avait tué, il s’imagina que le Dieu de l’abbesse lui donnait l’ordre de se confesser tout haut :

— A-og ! rugit-il, par nos chiens, je ne vais pas coucher dans cette église qui sent le cadavre !

Leubovère, effrayée à son tour, se leva en soufflant.

— Comment as-tu rencontré ces nonnes… au camp de Chilpéric. Tu m’as donc menti, soldat !

— Je ne suis pas un saint, l’abbesse, répondit rudement Ragna, et je n’ai pas le temps d’écouter tes histoires. Celui qui m’a envoyé m’avait chargé de saluer la fille de Chilpéric. Puisqu’elle l’a oublié, il l’oubliera. Nous sommes des hommes !

Et Ragna, exaspéré en songeant qu’ils volaient des chevaux pendant que les nonnes allaient à pied jusqu’à Tours, se dirigea vers la porte de la chapelle.

— Que Notre Seigneur Jésus-Christ te pardonne tes mauvaises intentions, gémit Leubovère. Serais-tu un soldat pillard ? Tâche de te souvenir, toi, que mes greniers et mes caves sont vides. Quel que puisse être le maître qui t’envoie, dis-lui que l’abbesse du couvent de Radegunde n’a même pas pu t’offrir un gobelet de vin, car Soriel, ma servante, n’en découvrirait pas une goutte à ton usage. Nous traversons de dures épreuves !…

Ragna descendit deux marches. Une sueur froide lui mouillait les tempes. Il avait beau être un homme, un sauvage que son amitié pour Harog damnerait, il n’en redoutait pas moins les maléfices d’une vieille abbesse.

— D’un coup de ma framée, j’en ferai mille morceaux ! grondait-il intérieurement, et il allongeait le pas sans vouloir regarder derrière lui. Il allait sans trop choisir son chemin. Quand il fut au milieu du verger plein de tombes, il s’orienta, leva sa framée pour abattre puérilement une branche de rosier.

— Je suis dans le jardin des morts. Par où passerai-je ! Il n’y a plus que des murailles.

L’abbesse avait refermé la porte de son oratoire, ne se souciant pas de s’exposer aux brutalités de cet irritable étranger. Aucune esclave ne paraissait… c’était la solitude dans un cimetière.

Alors Ragna, dont les oreilles bourdonnaient, entendit très distinctement une voix l’appelant du fond des entrailles du sol.

— Où vas-tu ? Si je prends mon épée qui est la foudre, si je prends en main le jugement : je me vengerai de mes ennemis et je leur rendrai haine pour haine !

Il perdit le peu de raison qui lui restait et bondit comme un lion en vociférant des blasphèmes.

Une servante arriva, grande fille maigre à tête rase, de visage triste.

— Tu as troublé les prières de notre recluse, l’homme d’armes. Que te faut-il ?

— C’est une nonne qui m’a parlé, Soriel ?

Il avait reconnu l’esclave favorite de l’abbesse, cette étrange créature qu’on aurait prise pour un homme tant elle était forte.

— Tu sais mon nom ? dit Soriel étonnée, et elle se mit à examiner attentivement Ragna.

Il balbutia, très embarrassé :

— Où est cette recluse qui parle du fond des tombes ?

Soriel haussa ses robustes épaules et, désignant la muraille d’enceinte :

— Là, et s’il plaît à Dieu elle rachètera en jeûnant les péchés de celles qui sont revenues aux vanités du monde. Il faudrait emmurer toutes les femmes pour en obtenir fidélité… Toi, Ragnacaire, va-t’en ! Ta présence ici est une honte. Un porcher n’a pas besoin d’un harnais de guerre… pour trahir. À tes porcs, Ragna !

Cela fut dit d’un ton tellement dédaigneux que Ragna brandit sa framée, oubliant toute prudence. Mais d’un vigoureux revers de bras Soriel le repoussa.

— À tes porcs, Ragnacaire, passe notre seuil, entends-tu, pour la dernière fois ! Tu viens de la part de Satan. Et je sais, à présent, qui a volé nos bêtes les plus grasses.

Ragna, paralysé par la surprise de constater tant de virilité chez une femme, se laissa mener jusqu’au seuil. Là, d’un simple effort, Soriel lui claqua la porte sur les reins.

— A-og ! A-us ! fit Ragna, tout étourdi. Je sors de l’enfer ! Quel est ce saint asile où les morts vous menacent et où les femelles ont la poigne d’un mâle ? Je suis moulu.

Très honteux de sa défaite, Ragna dégringola le raide sentier des roches en dissimulant sa framée derrière son dos.

Il existe des lieux maudits qui se défendent tout seuls en inspirant la frayeur aux plus vaillants caractères, pensait-il.

Ce ne fut qu’au crépuscule que Ragnacaire rejoignit leur troupe près de la caverne des sapins, l’endroit le plus caché de la forêt. Les mendiants dormaient. Les brigands jouaient aux dés.

Harog, impatient, se précipita vers lui avec des yeux de fièvre.

— Tu l’as vue ? demanda-t-il, la voix basse et ardente.

Ragna laissa tomber sa framée d’un geste désolé.

— Je n’ai vu qu’une vieille avare pleurant ses trésors perdus et des tombes ! Mais le démon rôde là-dedans sous la forme d’une femme dont les bras sont ceux d’un puissant guerrier. Je crois la forteresse imprenable.

— Et elle, Basine, la princesse que nous voulons servir ?

Alors, Ragna raconta mélancoliquement ce que l’abbesse Leubovère lui avait dit au sujet de la révolte des nonnes. Il rappela leur songe bizarre sur la Grande Pierre, le soir du rapt des chevaux neustriens.

— Ainsi, murmura Harog bouleversé, c’était bien elle, Basine, qui marchait en tête de leur procession blanche. Nous n’avions pas rêvé, Ragna, et nous aurions dû les suivre au lieu de nous reposer !

— C’était bien Chrodielde, la belle femme brune que je ne reconnaissais pas. Elles sont dans la ville de Tours, peut-être plus loin, cherchant fortune auprès des rois leurs parents…

— Car nous ne sommes, nous, que des bergers, malgré que nous ayons tenté un crime de rois : faire la guerre ! ajouta le pauvre Harog, serrant les poings avec une rage désespérée.

Et il y eut, dans la nuit des sapins, un sanglot d’homme.

Cette année-là, dès la clôture des fêtes de Pâques, il était tombé une si énorme quantité de pluie mêlée de grêle que, dans l’espace de deux ou trois heures, les moindres creux des vallons semblaient être devenus les lits de grands fleuves. Des arbres ne fleurirent qu’en automne et produisirent des fruits avortés. Au neuvième mois parurent des roses couleur de sang. Les rivières et les ruisseaux grossirent outre mesure, en sorte que, se répandant par-dessus leurs bords et couvrant des lieux que d’ordinaire ils n’atteignaient jamais, ils causèrent aux terres ensemencées un dommage qui ne fut pas peu de chose.

Ces phénomènes avaient rendu la troupe d’Harog toute semblable à une bande de loups. D’abord habitués aux exercices faciles, aux victuailles abondantes, aux festins nocturnes quand la chaleur humide se développait partout comme une langueur de fièvre, ils se rongèrent de dépit au fond des cavernes durant les nouvelles pluies de l’automne.

— Pourquoi, disaient-ils, nous tient-on en haleine sur ce couvent de nonnes et cette basilique de Saint-Hilaire ? Les riches sont aussi pauvres que nous maintenant et si nous voulions piller à la Sainte-Croix nous ne trouverions plus aucun trésor. L’abbesse, tout avare qu’elle puisse être, a dû manger son grain ! Et le bruit court que ses jeunes ouailles affamées se sont enfuies du bercail pour chercher ailleurs leur provende. Alors, rejetons-nous sur les marchands qui traversent la forêt. Il faut vivre ou nous serons saisis par les gens d’armes du seigneur de Poitiers et les soldats du camp de Chilpéric.

L’Aveuglé-né, chef des mendiants, parla au nom de ses malades.

Boson-le-Boucher, l’homme jaune, déclara que des esclaves avaient l’envie de retourner chez leur maître, aux risques des pires tortures.

Brodulphe-l’Adultère ne suffisait plus à la garde des chevaux, dont quelques-uns boitaient d’une carie au pied.

Il fallait aviser promptement ou la petite armée qu’on avait formée à grand’peine se dissoudrait, fondrait sous les averses comme les récoltes de ces campagnes malheureuses.

Dieu voulait pousser aux enfers ces damnés promis à Satan depuis certaine nuit de pleine lune. À moins que les ténébreuses puissances des forêts eussent le mystérieux dessein de les engloutir tous sous un éboulement de rocs.

— Il faut prendre un parti, décida Ragnacaire un soir. Nous ne pouvons redevenir, toi simple chasseur et moi simple berger. Que ces hommes nous abandonnent et nous serons pendus aux arbres qui nous abritent en ce moment. On fera de nous un exemple pour les voleurs à venir.

Harog hésitait. Il attendait, espérait un retour de ces nonnes qui cherchaient des gens d’armes et se feraient sûrement excommunier en les cherchant. Les murmures des esclaves ne l’intimidaient point.

Aller à Tours serait téméraire. La ville contenait des soldats en plus grand nombre qu’à Poitiers. Demeurer dans les bois en rêvant d’y rencontrer ces femmes égarées n’était que folie furieuse.

Pressé par la troupe tout entière, Harog demanda encore un jour de réflexion en la solennelle présence de la Grande Pierre.

— Nous nous ferons massacrer quelque soir d’orage, répétait Ragna, dont l’âme semblait torturée par toutes les superstitions de la peur.

Harog se roula dans son manteau, appuya sa tête lourde sur les flancs de sa chienne et ne répondit rien. Il se sentait accablé par les dieux gaulois qu’il avait eu l’audace de braver, lui le chétif enfant de la nuit impure.

Mais la Grande Pierre lui envoya, de nouveau, un songe extraordinaire, qu’il fut bien forcé, une fois encore, de reconnaître pour la très convaincante réalité.

Il dormait enveloppé de peaux de mouton qui ne le garantissaient point de l’humidité des mousses. Des gouttes de pluie chues des branches mouillaient son front déjà moite de sueur. Il reposait confiant en la vaillance de sa chienne, car Ragna, écroulé près de lui, sans armes, n’était plus qu’une loque rousse, toute tordue par les coliques de l’effroi, lorsqu’il entendit gronder, au loin, le tonnerre et aussitôt le grondement de sa chienne lui répondit.

— Voici qu’il tonne de nouveau ! Qu’allons-nous devenir ? pensa le chef des vagabonds qui se couchait maintenant à la belle étoile, redoutant les entreprises de ses gens surexcités. Qu’as-tu donc, Méréra, prends-tu la peur du dieu à ton tour ?

Ragna soupirait profondément, mais ne se réveillait point.

La chienne, d’une brusque détente de ses quatre pattes blanches, se mit debout, culbutant presque son maître. Quelqu’un venait. Elle flairait un danger certain, car on ne la leurrait point de vaines paroles. Le tonnerre et tous les dieux du monde ne sauraient l’effrayer plus qu’un passant de chair humaine. Quelqu’un passait, entrait dans la zone sacrée de la Grande Pierre, et ce n’était ni un mendiant ni un voleur.

Ragna se réveilla maugréant, se retourna du dos sur le ventre, tandis que son compagnon, saisissant sa chienne par son collier de cuir :

— Tais-toi, Eréra ! Je suis averti. Ne te lance pas contre l’assassin, car il t’en cuirait.

Harog lirait son couteau, ses yeux luisants de vaillance. Mieux valait disputer chèrement sa vie puisqu’il espérait toujours la revoir… Esclave de cette Basine traîtresse, il ne se déliait point de son serment parce qu’elle était parjure.

Devant lui, par le sentier menant à la ville, apparaissait une ombre grise ; elle se mouvait dans un lent balancement comme un haillon que la brise pousserait. Il pleuvait de grosses gouttes qui faisaient plus de bruit que ses pas. Et du front pâle de ce berger-sorcier coulaient aussi de grosses gouttes… il frissonnait, malgré lui d’une horreur surnaturelle. Ragna ouvrant les yeux se signa d’instinct.

— Qui va dans la nuit sans parler ? demanda-t-il d’un accent rauque.

Et, très bas, une voix semblant sortir des entrailles de la terre, lui répliqua, comme à l’oreille :

— Si je prends mon épée qui est la foudre, si je prends en main le jugement, je me vengerai de mes ennemis et je leur rendrai haine pour haine.

À ce même instant un éclair sillonna les nues, les arbres parurent d’or vert et un jet de soufre illumina l’effroyable fantôme pendant que Méréra hurlait à la mort.