Aller au contenu

Le Merveilleux autrefois et aujourd’hui

La bibliothèque libre.
Le Merveilleux autrefois et aujourd’hui
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 347-370).

LE MERVEILLEUX
AUTREFOIS ET AUJOURD’HUI

I. Histoire du Merveilleux dans les temps modernes, par M. Louis Figuier ; 4 vol. in-18, 1860. — II. La Magie et l’Astrologie dans l’antiquité et au moyen âge, etc., par M. Alfred Maury, 1 vol. in-8o, 1860.

Il y a bien des gens qui ne croient pas à la magie, et il est difficile de ne pas penser qu’ils ont raison ; mais beaucoup d’autres, et qui semblaient très sages, y ont cru cependant, jusqu’à témoigner de leur confiance aux approches de la mort, au milieu des tourmens, et leurs juges, souvent instruits et justes, étaient crédules comme eux. Dès l’antiquité, des hommes ont vu des prodiges et les ont attribués tantôt à la Divinité, tantôt à d’autres hommes possesseurs d’un pouvoir mystérieux. Peu de faits historiques sont aussi bien prouvés que les oracles et les merveilles de la Grèce et de l’Italie. Plus tard beaucoup de récits paraissent justifier la croyance au surnaturel, et de nos jours les prédictions, les apparitions et les esprits ne sont pas si rares qu’on l’imagine : il n’est pas démontré pour tout le monde que nulle révélation ne puisse nous venir d’au-delà du tombeau, et que la seule cause de tous les phénomènes possibles puisse être découverte par l’étude des lois physiques et naturelles. Au moyen âge, la croyance contraire était commune, et les procès de sorcellerie, les épidémies de merveilleux se comptent par milliers. Si nous avons vu disparaître l’illusion contemporaine des tables tournantes, d’autres subsistent pour le passé ou pour le présent. Ce que nous ne croyons pas avoir vu aujourd’hui, nous n’en doutons pas pour hier, et les prodiges que nous avons vainement tenté d’entrevoir nous semblent certains, dès qu’un autre les raconte. Ils sont nombreux, les gens qui consentent à ne pas admettre le surnaturel moderne pour ajouter pleine confiance au merveilleux d’autrefois. Cependant les hommes sont les mêmes, et les lois du monde, depuis des siècles, n’ont pas varié. On conçoit donc que c’est une tentative respectable et utile de donner quelques idées justes sur ce point, même à une génération très sage ; car les illusions ne sont pas éteintes, et l’histoire des sciences enseigne que lorsqu’une erreur a disparu, il se trouve toujours quelqu’un qui la ressuscite. C’est donc rendre un service à la raison et à la science que de ne pas craindre de retracer tant de faiblesses, tant d’erreurs et tant de crimes, dût-on dire quelques lieux-communs aux yeux de ceux qui croient qu’en ce monde tout est soumis à des lois générales et permanentes, et aux yeux des autres quelques paradoxes contraires à mille expériences incontestables, à des événemens qui ont influé sur la vie, la fortune, le caractère, les affections des citoyens, présidé à la destinée des rois et décidé du sort des empires.

Il faut distinguer ce qui est singulier, extraordinaire, incompréhensible, merveilleux ou surnaturel. Dans la conversation et même dans les livres, beaucoup de mots sont confondus qui ont des sens divers. Si ce qui n’est pas compris était toujours merveilleux, ce dernier mot aurait eu autant de significations qu’il y a eu de progrès dans la science humaine. Il serait aussi variable que la mode elle-même ; le merveilleux de l’un ne serait pas le merveilleux de l’autre. Celui d’un siècle serait naturel cent ans plus tard. En soi, tout même serait merveilleux, car la cause première de tous les phénomènes, l’essence des forces de la nature, nous est cachée. Néanmoins, si beaucoup de ces forces ont longtemps été inconnues, si nous ne les connaissons pas toutes, elles sont pourtant incontestables, éternelles, et elles ont toujours gouverné le monde. Quelle qu’en soit l’origine, quelque impossible qu’il soit de les connaître en elles-mêmes, il est permis de les appeler naturelles. Expliquer un fait, c’est le rapporter à une de ses forces. Un fait inexplicable, extraordinaire, est un fait que nous ne pouvons rapporter à aucune des forces connues ; un fait merveilleux serait celui qui, étant en contradiction avec l’une d’elles, serait un arrêt dans le jeu de ces causes que toute la science, toute l’observation des hommes conduit à croire immuables. Les phénomènes les plus complexes sont naturels, s’ils peuvent être ramenés à une cause générale, c’est-à-dire, expliqués. Un fait très simple serait merveilleux, s’il était contradictoire avec l’une d’elles. Bien plus, par une assimilation très raisonnable, le phénomène dont la cause nous est inconnue, s’il est très commun, très ordinaire, doit être considéré comme un phénomène naturel. Nous ne pouvons, il est vrai, le rattacher à aucune loi générale ; mais, s’il est permanent, on peut, en bonne logique, espérer de l’y rattacher un jour. Telles sont, par exemple, l’union de l’âme et du corps, ou l’action de la volonté sur les muscles ; telles étaient autrefois la foudre et ses effets. Comprendre, c’est nommer une cause, montrer son action dans plusieurs cas, démontrer qu’elle agit toutes les fois qu’elle doit agir. Au temps où l’on ne connaissait pas la gravitation ni ses lois, la chute d’une pomme était pourtant un phénomène naturel, quoique inexplicable, tant il était permanent. Sans doute beaucoup d’erreurs ont été commises, et l’on a eu trop souvent recours à des interventions divines ; mais ordinairement on ne s’y est pas trompé. D’un autre côté, qu’un fauteuil, sans nulle cause physique, fût élevé de quelques centimètres au-dessus du parquet, comme M. Hume l’exécute journellement, ce ne pourrait être qu’en vertu d’un pouvoir surnaturel. La simplicité et l’inutilité du résultat n’y font rien ; mais que l’homme puisse se trouver dans cet état singulier où il voit et entend des mots et des personnes insaisissables pour les gens qui sont à côté de lui, où il pense tout autrement qu’à l’ordinaire et souvent plus vite et mieux, où il croit faire des gestes tandis qu’il est immobile, où il peut vivre d’une existence particulière tout en restant lui-même, en conservant son individualité, à tel point que plus tard il ne sache plus distinguer ce qu’il a fait de ce qu’il a rêvé, que ce phénomène si complexe soit singulier, inexplicable si l’on veut, c’est hors de doute ; mais il est le résultat d’une propriété éternelle et nécessaire des êtres vivans. On ne peut le qualifier de surnaturel ni de merveilleux, puisque chacun de nous peut l’observer au moins six heures sur vingt-quatre.

La difficulté est grande souvent de s’armer contre une certaine crédulité, un besoin d’imagination qui porte à voir et à aimer les prodiges ; plusieurs même confondent ce besoin avec l’idée religieuse. Il n’en est rien pourtant, et nulle croyance ne se rattache à la possibilité du merveilleux dans la vie ordinaire, en dehors des miracles. Les philosophes y doivent être aussi indifférens que les croyans, et les musulmans que les catholiques. La toute-puissance divine est plus compatible avec des lois générales qu’elle-même s’est imposées, que personne ne peut méconnaître, auxquelles n’a pu commander nulle de ces puissances intermédiaires que l’humanité a toujours recherchées et aimées. La philosophie, la religion et la science s’accordent à reconnaître que tout ici-bas est soumis à des lois qu’il faut bien appeler naturelles. Il n’est aucun homme qui, cent fois par jour, ne risque sa vie et ce qu’il a de plus cher, confiant dans l’éternité de ces lois. En bateau, en voiture, dans une maison, nous ne craignons jamais que, la pesanteur cessant tout à coup d’agir, le bateau s’enfonce, la voiture s’envole, la maison s’écroule. Nous ne nous inquiétons même que de savoir si notre sécurité n’est pas compromise par un oubli de ces lois. L’inertie et la solidité de la matière, l’affinité chimique, sont des protecteurs qui ne nous ont jamais trompés.

À côté de cette confiance naturelle, de ce besoin d’ordre instinctif et raisonné, l’imagination, la poésie, quelques qualités même de l’esprit, font naitre une crainte, parfois une espérance de voir ces lois violées ou suspendues. Cela nous amuserait tout au moins. On ne peut se figurer le monde tout autre qu’il n’est, ni remplacer par des forces nouvelles les forces de la nature ; la faculté d’invention s’applique alors à les imaginer renversées où contrariées. De même que les poètes n’auraient su inventer un oiseau, un poisson, un quadrupède, s’ils n’eussent pas existé, ni même un sens nouveau, tandis qu’ils aiment à créer des êtres qui tiennent de l’oiseau, du quadrupède et du poisson, dont tous les sens sont aiguisés à l’excès, ou qui vivent au contraire privés d’un organe, sans yeux, sans tête ou sans mains, de même nous rêvons des êtres pour qui les lois naturelles n’existent pas. Les plus séduisantes fictions nous y ont aidés, et si nous n’en avons pas vu, nous nous plaisons du moins à croire que d’autres ont été plus heureux. La plupart des histoires du temps passé ont fait naître dans quelques esprits la certitude, dans la plupart le doute. Qu’en est-il en réalité ? Un seul de ces faits, raconté sérieusement, sans parti-pris et sans faiblesse, démontre-t-il clairement que dans cette multitude d’oracles, de transformations, de magiciens, de sorciers, de possédés et de procès, le surnaturel a joué un rôle incontestable ? Non, répondent sans hésiter M. Maury et M. Figuier. L’un s’est servi de sa vaste érudition pour résumer ce qu’ont pensé, vu, écrit les anciens sur ce sujet difficile, et a tenté de le rapporter aux découvertes de la science moderne. L’autre a raconté avec détails toutes les épidémies qui, au moyen âge, au XVIIIe siècle et de nos jours, ont, avec des succès divers et pour des causes variées, entretenu la croyance au surnaturel et le goût des prodiges. Ses récits, depuis les procès en sorcellerie de Gaufridi et de Grandier jusqu’à l’invasion des tables tournantes, depuis la baguette divinatoire jusqu’aux opérations de l’abbé Paramelle, forment une lecture instructive. La conclusion des deux ouvrages est que l’illusion est ancienne et la vérité nouvelle. Ces histoires du merveilleux démontrent qu’il n’y a pas de merveilleux.


I

On a beaucoup discuté sur l’origine de la magie dans l’antiquité. On s’en est pris aux dieux, aux prêtres et aux hommes. En vérité, ces discussions sont inutiles, car, pour l’esprit humain, le merveilleux est l’idée primitive et simple ; ce qui est compliqué, c’est l’origine du naturel. Les phénomènes du monde sont si divers et peuvent paraître si opposés, si incompatibles, si contradictoires, le besoin, inné chez l’homme, de secours et de prière le porte tellement à attribuer à la Divinité non-seulement la création, mais une action directe et incessante sur les créatures animées ou inanimées, qu’il a dès l’origine paru très simple à tout le monde de croire que tout était fait directement par eue. Ceux qui trouvaient la tâche difficile et longue pouvaient la diviser entre plusieurs ou admettre l’ubiquité ; mais ce dernier état est difficile à concevoir. On conçoit donc que, surtout dans ces contrées poétiques où la mythologie est née, on ait été tenté, même sans y croire, par élégance de langage, de voir dans chaque rivière une nymphe, dans chaque forêt une dryade, dans chaque astre un dieu. On fait parfois honneur à la superstition de beaucoup de fictions délicates et d’expressions allégoriques ; mais, même sans poésie, il est difficile de penser qu’une pierre qui tombe et les astres qui gravitent sont mus par la même cause. Tout est mystère et par conséquent tout est merveilleux. Dans tout phénomène, on voit la présence et l’action d’un dieu. Il est tout naturel alors d’invoquer ce dieu, soit pour lui demander un phénomène qui plaît, soit pour éviter celui qui déplaît. Les dieux étant nombreux, on les invoque les uns contre les autres. Les intermédiaires sont nécessaires, et l’on s’adresse bientôt à des prêtres, c’est-à-dire à quelques hommes choisis, consacrant leur vie à l’étude des attributions des dieux et des besoins des hommes, qui savent comment on demande et à qui il faut demander.

De l’intercession à l’intervention, il n’y a pas loin, ni de l’intervention à l’action et à l’autorité. Si les prêtres de l’antiquité n’avaient pas eux-mêmes affirmé leur autorité sur les divinités, la croyance populaire la leur eût bientôt attribuée. Aussi ne sont-ce pas seulement leurs prières qu’on réclame, mais leur action. Sans être dieux eux-mêmes, ils commandent aux dieux. Il faut en ce cas prévoir leurs bienfaits, leurs maléfices. De là les devins, les prophètes, les thaumaturges. En outre, les superstitions prennent des formes diverses. Tantôt on ne consulte que les bons génies, tantôt seulement les mauvais, moins puissans et soumis aux magiciens habiles, ordinairement à ceux qui savent leur vrai nom dans une langue particulière. Cette théorie se retrouve fréquemment au moyen âge. Dans l’antiquité, la magie se confond avec la religion, de même que le merveilleux n’est pas distinct de la science, et que les écrivains qui semblent les plus sages peuvent à côté d’une observation bien faite placer la fable la plus invraisemblable et le plus ridicule préjugé. Une puissance purement imaginaire ne saurait longtemps régner, et, quel que soit le désir des hommes d’être trompés, un prétexte au moins leur est nécessaire. Aussi des pratiques nombreuses et compliquées ont de bonne heure précédé et suivi l’invocation et la prière. Je crois que l’on peut distinguer dans l’antiquité trois manières d’encourager la piété et la confiance. Les prêtres employaient, suivant les cas, d’abord la connaissance et l’usage des lois de la physique, ou ce que nous nommons, aujourd’hui la magie blanche, puis l’étude de l’atmosphère, de l’astronomie, de la médecine, enfin les narcotiques et le sommeil. Il faut ajouter que magiciens, augures ou thaumaturges, tout en se servant de tous ces artifices, étaient rarement incrédules ou athées. Par une inexplicable et vulgaire contradiction, ils croyaient les premiers à ces dieux dont ils travestissaient ou imaginaient les intentions et les prodiges. L’homme d’esprit qui a divisé le genre humain en dupes et en fripons n’était pas un observateur. Il y a peu de fripons qui ne se laissent prendre à des ruses qu’ils eussent inventées et ne soient avant tout leurs propres dupes. Ils ne se fient à leurs pièges que parce qu’ils y pourraient tomber eux-mêmes, tant la routine, l’imitation, la crédulité et la confiance sont naturelles à ceux même qui tentent avec succès de tromper les autres !

Nous connaissons très mal l’étendue des connaissances scientifiques des anciens, surtout dans les arts mécaniques. Ils ont laissé peu de livres de science, surtout peu de manuels élémentaires, très inutiles dans un pays où tout se transmettait par la tradition et la conversation. On n’écrivait guère que par goût littéraire, et jamais ou presque jamais pour instruire les autres, le nombre des lecteurs étant nécessairement très restreint. La science en outre était le partage d’hommes qui, l’employant à leur fortune et à leur considération, avaient intérêt à ne pas la répandre. La plupart des initiations et des mystères étaient des permissions de s’instruire et de connaître. Aussi pourrait-on assurer a priori que les prêtres étaient savans, quoiqu’on n’en ait pas toujours des preuves positives. Non-seulement les descriptions de beaucoup de prodiges offrent des rapports exacts avec les merveilles mécaniques, beaucoup d’apparitions avec le diorama ou la fantasmagorie, mais on a retrouvé dans les ruines de quelques temples célèbres les traces de planchers à roulettes, de contre-poids, de statues mouvantes, qui ont servi à convaincre, à rassurer ou à effrayer les fidèles. On sait que les prêtres se servaient beaucoup de l’art du ventriloque, des feux de Bengale, des images enflammées, des paroles de feu sur les murailles. Les savans véritables dédaignaient les applications, et Archimède n’a laissé nulle trace de ses découvertes en ce genre. Aussi les magiciens et les prêtres avaient-ils le champ libre et tournaient-ils tous leurs efforts à perfectionner la mécanique, que : Cassiodore définit ainsi : « la science de construire des machines merveilleuses dont les effets semblent renverser l’ordre entier de la nature. » Les escamoteurs modernes nous étonnent souvent, et dans l’antiquité l’éloignement, le respect, la crainte, interdisaient toute recherche et tout soupçon. On devine tout ce que ces sciences inconnues renfermaient de miracles.

À la physique se joignaient d’autres connaissances qui étaient aussi le partage d’un petit nombre. Même alors on était souvent malade sans mourir, et le magicien ou le dieu qui cent fois avait promis et sans doute assuré la guérison par son pouvoir ne se trompait qu’une seule fois, le jour de la mort. Une erreur unique ne pouvait nuire à tant de justes oracles. Les temples d’ailleurs étaient souvent les écoles de médecine, et l’on prévoyait sans magie le sort du malade. Aux pratiques mystérieuses, aux prières, aux invocations, on ajoutait un remède qui passait pour sacré, et dont les propriétés naturelles étaient la cause véritable de la guérison. Les prêtres savaient en météorologie ce qu’on en a su de tout temps, c’est-à-dire fort peu de chose ; mais ils arrivaient à prédire le temps, ce qui équivaut à lui commander : de même pour les éclipses et tous les mouvemens des astres, de même pour la plupart des phénomènes naturels qui sont périodiques. Les Égyptiens surtout étaient habiles dans cette science ; la renommée, le pouvoir de leurs magiciens étaient tels que Moïse ne dédaigna pas d’entrer en lutte avec eux, de les vaincre sur leur propre terrain, et de prédire des épizooties, la coloration rouge des eaux du Nil, l’invasion des sauterelles ; Peut-être, dans quelques contrées, savait-on soutirer l’électricité des nuages et foudroyer les ennemis ou les incrédules. Zoroastre a certainement usé de ce moyen pour allumer le feu sacré.

Le premier faiseur de miracles, qui est toujours aux ordres de qui sait l’employer, qui trompe les hommes depuis qu’ils existent, ne laissant aucun doute après lui, ne révélant nulle supercherie, le véritable enchanteur, l’éternel magicien qui représente le passé, le présent, l’avenir, tel que le font nos espérances ou nos craintes, c’est le sommeil. Nul besoin n’est de trappes, de souterrains, de chimie, de physique, ni de médecine. Quand on dort, les idées ne sont plus gouvernées par la volonté. À l’exemple de quelques muscles et de quelques organes, elles ne dorment point, mais elles naissent souvent sans motif apparent, et se confondent sans que nous puissions les distinguer nettement ni les diriger. Elles dépendent souvent des excitations intérieures, souvent de celles du dehors. Endormis, nous ne savons interpréter ces excitations et les réduire à une juste mesure. L’esprit semble ne conserver que la faculté d’exagérer ses impressions et ses. sensations. Si l’on dort dans une situation gênante, on se croit attaché ; si les bras sont croisés sur la poitrine, on se sent retenu par d’autres personnes. Une lampe qui brûle, un bruit qui commence ou qui cesse, donnent des idées analogues, et, par un phénomène incompréhensible, la situation étant faite par l’impression, celle-ci fait apparaître les personnes, groupe les événemens qui donnent à cette situation les apparences de la réalité et du naturel. Toutes les images des rêves semblent présentes dans les sens, et donnent autant de garantie d’existence que pendant la veille, plus peut-être, car le jugement et l’habitude redressent souvent les impressions des sens, ce qui n’arrive guère pendant le sommeil, où toute impression, toute aventure est acceptée sans examen. La faculté qui s’anéantit le plus facilement chez l’homme, pour un temps ou pour toujours, c’est la raison.

Un fait particulier et souvent constaté, c’est que le sommeil ne se termine jamais brusquement, et le moment précis du réveil est toujours difficile, sinon impossible à fixer. Durant un temps variable, nous vivons dans un état particulier qui se reproduit le soir, quand le sommeil arrive. Les objets extérieurs et réels commencent à apparaître, tandis que nous ne sommes pas débarrassés des illusions, et nous pouvons rarement dire avec certitude : « À ce moment, je dormais ; à tel autre, j’étais éveillé. » Très souvent le mélange est complet, et le vrai et le faux ne se distinguent plus, même lorsque la raison, la force et la vie sont revenues entièrement. Nous voyons réellement la chambre et les meubles, mais nous y plaçons des êtres qui n’y sont point. Quelles illusions cela produit, tout le monde le sait. Souvent aussi le même rêve se reproduit plusieurs jours de suite, et l’impression, le souvenir sont plus forts que pour un événement que nous n’aurions traversé qu’une seule fois. Enfin, sans parler du somnambulisme, où tous les phénomènes du sommeil sont multipliés, la relation entre les deux états est si étroite qu’un homme endormi peut entendre et comprendre les paroles prononcées à côté de lui, pourvu qu’elles s’accordent avec ses propres pensées. On peut à la fois suivre les rêves d’un autre et les diriger. L’insensibilité persiste pour tous les sons qui n’ont aucun rapport avec le sujet de la conversation, tandis que tout le reste est parfaitement perçu. M. Carpenter a cité l’exemple très frappant d’un officier qui jouait ses rêves avec ses camarades. On en commandait le sujet et on en conduisait les péripéties. S’il avait perdu, on lui donnait un cauchemar, sinon des apparitions séduisantes. On le faisait parler, nager, combattre et fuir. Une fois même, après l’avoir conduit à travers toute une scène qui finissait par un duel, un autre officier mit un pistolet dans sa main, le dormeur pressa la détente, le coup partit, et le bruit le réveilla. Même ceux qui n’ont pas ce don particulier savent bien que la plupart des rêves sont amenés et dirigés par les pensées, les préoccupations ou les passions qui les agitaient durant les derniers momens de la veille.

Quel homme et surtout quel Grec, l’imagination remplie des fables de la mythologie, vivant au milieu de gens qui croyaient aux apparitions et aux prodiges, dont les pères avaient vu, touché, aimé des déesses et des dieux, quel mortel, dis-je, introduit dans un de ces temples magnifiques, troublé par la crainte ou l’espoir, jamais par l’incrédulité, puis endormi naturellement ou par des breuvages et des odeurs narcotiques, n’aurait pas vu, suivant les cas, des apparitions terribles ou des images gracieuses, et subi toutes les impressions qu’il plaisait aux initiés de lui imposer ? On peut lire dans les ouvrages spéciaux les récits des hallucinations et des illusions des mangeurs de haschich, qui souvent sont des médecins très peu poètes, et l’on y trouvera mille visions tout aussi complexes et merveilleuses que les plus célèbres prodiges, que le récit, très connu par exemple, de l’homme qui a pénétré dans l’antre de Trophonius. La ressemblance est parfaite. C’est Plutarque qui raconte cette histoire, et Timarque, dont il parle, a passé deux nuits et un jour dans ce lieu terrible. La description de ce qu’il y a vu n’est point celle d’un spectacle réel ; mais il raconte les songes d’un homme enivré et halluciné. Le violent mal de tête qu’il ressentait dès le commencement et qui le reprit lorsque les apparitions s’évanouirent, c’est-à-dire au réveil, est un symptôme certain. Sa mort, qui arriva trois mois après, est une preuve de la puissance du narcotique. Presque tous ceux qui se livraient souvent à ces consultations étaient atteints de maladies nerveuses qui se terminaient par la mort ou la folie. Ceux même qui n’entraient qu’une seule fois dans ces lieux redoutables se remettaient difficilement, non de leurs impressions, mais des drogues sacrées qui les avaient rendus dignes du temple et du dieu.

Quant aux substances qu’employaient les anciens, quelques-unes sont inconnues, d’autres sont employées en médecine. On croit avoir perdu de même quelques-uns des poisons du moyen âge. Les médecins modernes reconnaissent les illusions produites par la belladone, celles du datura stramonium, qui d’ordinaire fait rêver d’animaux incommodes ou nuisibles, de scènes de violence, celles du haschich, qui donne des sensations plus agréables. On sait que Davy, découvrant un gaz nouveau, le bioxyde d’azote ou gaz hilarant, vit tout d’un coup ses idées prendre une forme visible et passer rapidement devant lui de manière à produire des perceptions entièrement nouvelles qui le faisaient malgré lui rire aux éclats. En Égypte, on se sert encore de la racine d’une espèce particulière de datura pour procurer d’agréables illusions, et M. Virey a reconnu que le népenthès d’Homère n’était pas autre chose. Enfin le nombre est grand de ces substances qui peuvent endormir et enivrer, et c’est aussi à des breuvages et à des onctions qu’il faut attribuer ces transformations d’hommes en animaux qui ont tour à tour amusé ou effrayé l’antiquité et le moyen âge. Tantôt le sujet de l’opération magique, troublé par la drogue qu’il avait prise, tombait dans un hébétement qui, jusqu’à ce que l’ivresse fût dissipée, le rendait propre à tous les services qu’on exigeait de lui, à porter les bagages par exemple, et alors il se croyait bête de somme. Tantôt il rêvait la transformation et volait, courait ou nageait sans changer de place. Rien n’est plus commun durant le sommeil que d’éprouver une sensation particulière qui est celle du vol, et qui tantôt nous persuade que nous volons tels que nous sommes, nous accrochant fort aisément aux corniches des appartemens, tantôt donne l’illusion que la transformation en volatile est complète. Les magiciennes de Thessalie étaient célèbres dans cette partie de leur art, et tout le monde a lu le récit charmant d’Apulée. Il voulait devenir oiseau, comme son hôtesse ; mais il se trompe, et ne réussit qu’à être âne. On connaît ses tribulations, ses plaisirs, sa délicatesse même sous cette forme, et son retour à la forme humaine après un repas de feuilles de roses.

Ainsi l’habileté et la science des uns, l’ignorance et l’imagination des autres rendent très concevables l’empire de la magie et la croyance au surnaturel. On peut y joindre le goût pour le merveilleux, l’imprévu et les aventures, auquel n’échappent pas les plus sages et les plus sceptiques. Avec le temps et les perfectionnemens de la mythologie, le nombre des dieux s’accroissait ; leur puissance, partagée de plus en plus, les rapprochait des hommes, et quelques-uns de ceux-ci à leur tour pouvaient espérer un pouvoir presque divin. Peu à peu même les anciens dieux discrédités étaient oubliés, et l’on ne s’adressait qu’à des êtres intermédiaires, plus utiles et moins décriés, que quelques philosophes monothéistes ne repoussaient point. Tels sont le génie de Socrate et les démons des platoniciens. Alors les enchanteurs remplaçaient les prêtres, et bientôt les sorciers les enchanteurs. À Rome, surtout dès les commencemens de l’empire, ils régnaient sans partage. À la suite des doctrines orientales et grecques, la magie avait envahi l’Italie longtemps avant les Barbares, et l’esprit humain, crédule et trompeur, y montrait sa faiblesse et sa puissance. L’élégant polythéisme des Grecs était remplacé par la démonologie. Ces démons, reconnus par la philosophie néo-platonicienne, n’étaient pas comme dans quelques contrées, et de nos jours encore, les âmes des morts rappelées sur la terre, mais des êtres particuliers doués d’un pouvoir incertain. Quelques-uns voyaient en eux la personnification des forces de la nature, et l’on comprend combien il importait de les conjurer. Contre ces dieux nouveaux, les philosophes ne pouvaient rien, car ils n’étaient pas exposés au mépris, à la haine, à la moquerie, comme les dieux du paganisme. Leur existence n’excluait même pas celle d’un Dieu unique. La raison et la morale semblaient ainsi favoriser la superstition.


II

Le christianisme apparut dans un monde ainsi tourmenté par des illusions diverses. Les adversaires véritables de la religion n’étaient ni le polythéisme expirant, ni le pouvoir indifférent d’ordinaire, ni la philosophie, mais les sorciers et les magiciens. C’est pourtant contre les premiers surtout qu’ont d’abord combattu les chrétiens, qui trouvèrent plus commode et plus utile d’employer la puissance des magiciens sur les âmes que de la démontrer fausse. Les preuves négatives sont toujours plus difficiles à trouver que les positives. La plupart des premiers chrétiens avaient du reste peu de répugnance à croire aux prodiges ; ils ne niaient donc pas le pouvoir des magiciens, mais l’attribuaient à des démons malfaisans. Tandis qu’ils n’auraient dû se fier qu’à l’autorité d’une doctrine sage, d’une morale élevée et généreuse, de sentimens égaux en désintéressement, supérieurs en pureté à tout ce que l’antiquité offrait de plus noble et de plus séduisant, quelques-uns eurent la faiblesse de prétendre à leur tour posséder un pouvoir magique supérieur à celui des magiciens, et de lutter contre eux. Or combattre, redouter, blâmer une puissance, c’est la reconnaître, et les premiers succès de la religion nouvelle ne furent pas toujours des défaites pour la superstition. Le peuple juif d’ailleurs, tout monothéiste qu’il fût, avait un germe de crédulité comparable à celui des nations auxquelles, converti au christianisme, il venait prêcher la vraie foi. Il avait sans cesse été tourmenté par des épidémies d’idolâtrie qui ne disparaissaient pas entièrement durant ses jours de raison. La pythonisse que consultait Saül n’était ni la première ni la seule de sa profession qui eût joué un rôle dans l’histoire juive. Il y avait à Jérusalem des sorciers et des devins. M. Maury a très justement remarqué que la doctrine des anges était étrangère à la vraie religion des Juifs ; mais il faut ajouter qu’elle s’y était dès longtemps introduite, sous les influences diverses auxquelles ce singulier peuple ne savait pas résister, avec les idolâtries que quelques tribus prenaient et quittaient tour à tour. Dans leurs momens de confiance au Dieu véritable, les divinités étrangères n’étaient pas toujours pour eux de vains simulacres. Lorsqu’Athalie dit à Joas :

J’ai mon dieu que je sers, vous servirez le vôtre,
Ce sont deux puissans dieux !


elle exprime une idée naturelle à l’antiquité tout entière. Le monothéisme et l’intolérance des Juifs subissaient des éclipses fréquentes et s’accommodaient parfois de cette maxime. Joas exprime une idée surtout chrétienne lorsqu’il répond :

…… Il faut craindre le mien,
Lui seul est Dieu, madame, et le vôtre n’est rien !

Encore cette opinion exclusive n’était-elle pas dominante chez les premiers chrétiens, qui prenaient les dieux des Romains et des Grecs pour des êtres supérieurs, capables du bien et surtout du mal, et pouvant donner à leurs sectateurs la faculté de faire des prodiges pour répondre aux miracles. Ils interdisaient les conjurations, les apparitions et les oracles, sans les dédaigner ni en dévoiler l’imposture, et les empereurs tour à tour persécutaient les chrétiens ou livraient à la flamme des bûchers les devins et les astrologues.

On a depuis longtemps remarqué que beaucoup d’usages, plusieurs fêtes même, ont traversé intacts l’antiquité et le moyen âge. Les mêmes biens, les mêmes grâces sont aujourd’hui comme autrefois demandés au ciel. La religion catholique ne dédaigne pas les pratiques et se prête volontiers aux opinions et aux tendances des peuples qu’elle dirige. Sans les encourager toujours, elle les tolère. Souvent la dénomination seule est changée, ou la date : les étrennes, le carnaval, la bûche de Noël, les Rogations, les feux de Saint-Jean, ont pour origine des fêtes du paganisme. Toutes les fois que des coutumes, même des rites, n’étaient pas exclusivement païens, ils n’ont pas péri, et plusieurs saints ont pris la place des dieux antiques. M. Maury en a cité des exemples singuliers. Toutefois cette association a des bornes, et un grand nombre de croyances ont été reléguées dans la magie, dont la prospérité ne fut pas atteinte pour cela. Elle brilla même d’un éclat nouveau à l’apparition d’un personnage inconnu aux anciens, qui dans le moyen âge a fait autant de martyrs que les plus nobles croyances, tour à tour terrible et séduisant, et dont le règne n’est pas fini, bien que, s’étant montré l’an dernier dans une réunion de spiritistes qui l’interrogeaient sur sa nature et ses intentions, il ait fait cette réponse rassurante : « Je n’existe pas. »

Aux anciens dieux, nul mortel ne pouvait offrir un présent qui valût en réalité ce qu’il demandait. On entrevoyait que les offrandes et les sacrifices étaient reçus comme un hommage et non comme un échange. On ne pouvait satisfaire ni un besoin, ni une fantaisie divine. Tout autrement a-t-on pensé du diable, qui, aux yeux de quelques-uns, prend un plaisir direct au mal et se trouve véritablement intéressé à nous damner. Pluton, tout terrible qu’il fût, recevait les justes comme les méchans. Les intelligences grossières qui aimaient à placer un personnage sous un dogme, une réalité sous une allégorie, altéraient ainsi une croyance souvent sage ou plausible en elle-même. Il était donc naturel de rechercher le démon pour faire un contrat où chacun devait trouver un avantage ; les biens de ce monde étaient achetés au prix d’une âme. Sous les deux formes qu’on lui a successivement attribuées, ange déchu ou être puissant par lui-même, le diable devait occuper les imaginations timides, faibles, ou même assez éclairées pour chercher une origine au péché. Sur lui se sont réunies toutes les opinions touchant les divinités malfaisantes de l’antiquité. Il avait même plus d’importance que celles-ci, car jamais les Grecs n’accusaient les dieux de les tenter, les tentations n’étant pas à leurs yeux des malheurs réels. Ils y succombaient sans les maudire. Ici au contraire infortunes, mauvaises actions, plaisirs coupables, tout fut inspiré ou accordé par le diable. À plus forte raison, les maladies nerveuses, qui, par leur variété et la difficulté d’en soupçonner la cause, avaient toujours paru divines, étaient-elles les œuvres directes du démon. Hippocrate avait lutté vainement contre le préjugé, et, plusieurs siècles après sa mort, l’épilepsie était encore la maladie sacrée. Saint Augustin, comme lui, tentait d’en expliquer les causes naturelles. On ne l’écoutait point, et de très bonne heure cette voix particulière des aliénés, ces paroles qu’ils prononcent sans les comprendre, ces gestes, ces cris, ces aveux indépendans de leur volonté, ces hallucinations si fréquentes, passaient pour témoigner de la présence du diable ou d’un démon en sous-ordre appelé par le malade, ou le hantant malgré lui sous l’influence d’un sorcier.

Tout le monde sait combien ces illusions ont été fréquentes au moyen âge, et quels moyens étaient employés à la guérison. Le sorcier était toujours brûlé ; le malade était exorcisé, puis brûlait à son tour. Tous deux d’ordinaire étaient de bonne foi, et l’on a tort de ne voir dans leurs aveux que l’inévitable effet de la torture. Les enchantemens, la réalité du sabbat étaient chose admise par tout le monde, et l’imagination, la maladie faisaient le reste. L’exorcisme les guérissait souvent, comme aujourd’hui la volonté seule du médecin agit dans quelques maux nerveux. Les sorciers et les possédés avouaient avoir mangé des enfans, et jamais ces enfans ne manquaient aux familles. Jamais un voyageur n’a rencontré sur son chemin une de ces assemblées de sorciers et de sorcières qui devaient être si fréquentes ; jamais la justice n’a saisi un sabbat sur le fait ; jamais on n’a retrouvé une trace physique de leurs mystères et de leurs ébats. On sait même l’histoire d’un procès dans lequel deux femmes déposaient qu’une certaine nuit elles étaient allées au sabbat. Elles racontaient ce qu’elles y avaient vu, dit et fait, et dans le cours de l’instruction il fut prouvé que durant cette nuit même elles étaient solidement attachées sur leur lit et surveillées. Soit de bonne foi, soit par artifice, les sorciers employaient les procédés des anciens, le sommeil et les narcotiques. Gassendi a frotté deux paysans avec une pommade opiacée, après leur avoir persuadé que c’était le moyen d’aller au sabbat. Ils dormirent, et au réveil firent un récit détaillé de leur voyage et de leurs plaisirs, car l’ivresse de l’opium n’est pas toujours chaste.

Nulle raison sans doute n’excite le diable à tenter plus les femmes que les hommes. Les sorciers pourtant sont moins nombreux que les sorcières. À quoi cela tient-il, sinon au système nerveux très développé chez les femmes, dont les maladies sont très souvent compliquées de maux de nerfs ? Elles ont moins de force contre les hallucinations, et agissent davantage les unes sur les autres, de sorte que leurs rêves ou leurs illusions sont plus facilement épidémiques. Aujourd’hui encore ce sont elles qui pratiquent d’ordinaire le somnambulisme, et qui récemment, mieux que les hommes, faisaient tourner les tables. Surtout au moyen âge, elles étaient moins occupées et moins instruites, et dans les couvens de femmes on trouve beaucoup d’exemples de possession. La vie monastique y préparait par sa rigueur, par sa pureté même, et une nonne malade réagissait sur toutes ses sœurs. Les exemples de cette contagion sont nombreux, et l’on cite même des rêves simples qui n’ont pas été isolés. M. le docteur Parent a rapporté le cas d’un bataillon dont tous les hommes étaient assaillis toutes les nuits, à la même heure, d’un cauchemar terrible, et quelques officiers qui veillaient réussirent très difficilement à leur persuader qu’ils n’avaient point vu réellement le diable, un gros chien noir, etc. On sait que, dans les maisons d’aliénés, les malades pour la plupart ne peuvent sans danger communiquer ensemble. Dans ces épidémies, la maladie prend des formes variées. Pour une même cause, toutes les religieuses d’un couvent pouvaient être très diversement affectées. Suivant que l’espoir ou la peur dominait, elles rêvaient du diable ou de Dieu, se croyaient sauvées ou dignes du plus grand supplice. Des figures plus humaines hantaient leurs imaginations. Tout le monde connaît le procès d’Urbain Grandier et les scènes étranges et terribles dont les Cévennes ont été le théâtre. Or plus on étudie les détails de ces événemens, plus le merveilleux disparaît. Les prophètes protestans des Cévennes par exemple n’ont jamais rien prédit, sinon la victoire à des soldats vaincus et disperses en peu de temps. C’étaient de jeunes enfans que les chefs cévenols emmenaient au combat, et qui servaient, non à diriger la marche, mais à ranimer par des sermons et un air inspiré l’ardeur et le courage. On en a compté plus de huit mille dont l’éloquence et l’influence ne sauraient être contestées. En lisant leur histoire, on est effrayé de cette contagion, de cette force merveilleuse tout à coup développée chez des êtres maladifs, de ces facultés intellectuelles apparues chez des enfans jusque-là très ordinaires, et dont quelques-uns avaient huit ou dix ans. On en a signalé de dix-huit mois. Mais le talent, l’ardeur, l’enthousiasme des autres ont étonné les plus sceptiques. L’épidémie même s’est étendue quelquefois jusqu’aux catholiques, fort surpris de s’agiter et de prêcher à leur tour. Le phénomène est singulier, et la noblesse de la cause le rend intéressant. Les médecins pourtant n’y peuvent voir qu’une forme particulière des affections nerveuses. Les attaques, les convulsions, la figure même des enfans, le son de leur voix, leur démarche, leur tremblement continuel, dénoncent l’épilepsie et ses analogues. Quant aux sermons, au talent, au développement intellectuel, ils sont très fréquens dans le naturel ou artificiel, chez les fous et les hallucinés. La langue naturelle des Cévenols était le patois languedocien, et ils prêchaient en français. Ils eussent parlé latin, si les cérémonies du culte protestant qui saisissaient leur esprit se fussent faites en latin comme les offices des ursulines. Les ouvrages qui décrivent les maladies mentales sont remplis de faits de ce genre, et l’on peut concevoir que les affections qui sans cesse obscurcissent l’intelligence la développent aussi quelquefois ; elles excitent la mémoire aussi souvent qu’elles l’anéantissent. À côté des savans qu’une maladie du cerveau a privés de leur science sont des ignorans qui deviennent habiles, qui retrouvent dans leur cervelle des images qu’ils croyaient effacées. Un jeune homme, à qui son précepteur n’avait jamais pu rien apprendre, après quelques jours de maladie parlait latin sans hésiter. Un garçon boucher, dans des accès de folie, récitait des tirades entières de Phèdre, quoique en bonne santé il n’en pût redire un mot. Une jeune fille, servante d’un curé, parlait latin dans son délire ; une autre, qui sortait de la maison d’un pasteur protestant, prononçait quelques mots d’hébreu. Ces exemples pourraient être multipliés à l’infini. Toute aliénation mentale à son début est accompagnée d’une surexcitation intellectuelle qui a donné des espérances à bien des parens qui voyaient leurs enfans devenir rapidement plus instruits, plus intelligens, plus raisonnables, sans distinguer dans ces changemens les premiers symptômes d’une maladie redoutable. Dans tous les faits de ce genre, il n’y a rien de plus merveilleux que la folie, chose merveilleuse en effet.

Dans toutes les lésions, altérations, inflammations du cerveau ou de quelques-unes de ses parties, l’intelligence est affectée, et l’intégrité de l’un est nécessaire à celle de l’autre. Si les rapports du physique et du moral sont peu connus, du moins, sait-on que ces rapports existent, et que les facultés intellectuelles sont frappées du même coup qui désorganise la substance cérébrale. Or, si celle-ci peut être affectée de diverses façons, pourquoi n’en serait-il pas de même de celles-là ? Si telle maladie qui détruit par exemple anéantit une certaine faculté, pourquoi telle autre qui développe n’exciterait-elle pas une autre faculté ? Il y a des ophthalmies qui rendent aveugle, il y en a qui augmentent la sensibilité de la rétine jusqu’à rendre insupportable le rayon d’une lampe. Quelques affections de l’oreille font percevoir les plus faibles bruits. Ce sont des états maladifs, mais c’est le cas de ceux qui prêtent au merveilleux. Un médecin distingué, M. Moreau (de Tours), a tenté de démontrer que l’état de l’intelligence ne saurait jamais être plus parfait, que lorsque plusieurs maladies qu’il désigne sont réunies chez le même individu[1]. Il faut que sa constitution soit à la fois rachitique, scrofuleuse et névropathique, c’est-à-dire que par sa constitution il touche à la fois à l’idiotie et à la folie. Ainsi le génie ne saurait loger que dans un cerveau malade ; c’est une simple névrose, procédant comme toutes les autres, héréditaire comme elles, avec des transformations diverses, qui peut anéantir les facultés qu’elle ne développe point et qui guérit quelquefois. Les argumens de M. Moreau sont ingénieux, quoique sa métaphysique ne soit pas très sûre, et que ses exemples, surtout ceux qu’il tire de l’histoire, ne soient pas toujours concluans. Il veut trop prouver, et reconnaît si peu de cerveaux tout à fait sains qu’il est téméraire de le juger. C’est ce que nous ne ferons point ; mais, pour ne pas conclure tout à fait avec lui, nous n’en trouvons pas moins dans sa doctrine et dans ses observations médicales la preuve des nombreuses variations des facultés humaines sous l’influence des maladies du système nerveux, et l’explication de tous les faits qu’on pourrait prendre pour contraires à la physiologie.

L’analogie entre la maladie des trembleurs des Cévennes et les convulsions des habitués de Saint-Médard est évidente. Ce sont deux manières très analogues d’être fou, et il y en a autant que de manières d’avoir de l’esprit, autant que de maladies du cerveau, du système nerveux, de l’estomac ou de la poitrine. Il semble même qu’il y en ait bien plus, car les affections des autres organes n’ont qu’un très petit nombre de symptômes ; les douleurs qui les indiquent sont difficilement racontées et nuancées par le malade. Ici au contraire, les souffrances et les altérations sont aussi variées que les facultés intellectuelles, et le même organe atteint de la même façon, suivant que l’altération est devant ou derrière, dessus ou dessous, donne en réagissant sur les actions ou la parole des indications très diverses. Il y a entre les maladies de l’intelligence et les maladies ordinaires la même distance qu’entre la métaphysique et la physiologie, entre celle-ci et la physique. Une science est d’autant plus difficile et plus compliquée que son objet est plus élevé, et l’on n’a point le droit de croire au surnaturel, parce qu’une complication, une difficulté nouvelle surgit. C’est le cas des convulsionnaires, et leur maladie a des symptômes inconnus, ou du moins mal observés jusque-là. La justice et la religion s’inquiétèrent des attaques de nerfs des ursulines de Loudun : c’est à la guerre que servait l’épilepsie des Cévenols ; c’est à remplacer la médecine que tendaient les convulsions des habitués du cimetière Saint-Médard.

De même que dans l’affaire des Cévennes, les convulsions, la catalepsie, l’extase sont ici des bienfaits du ciel, et non des signes de possession et de damnation. Les idiots semblaient aussi autrefois favorisés des dieux, et sont encore révérés chez les peuples primitifs. Tous ceux qui venaient se placer sur la pierre du tombeau du diacre Paris (mort en 1727) étaient immédiatement atteints d’une maladie nerveuse analogue à la danse de Saint-Guy. Ceux qui tentaient l’épreuve non-seulement entraient en convulsion, mais, s’ils étaient d’avance atteints d’une maladie vulgaire, ils guérissaient. Dans tous les cas, ils étaient sûrs d’avoir plus tard une maladie nerveuse. Beaucoup de guérisons ont été juridiquement constatées. On ne peut avoir nulle répugnance à les admettre, non plus que cette insensibilité momentanée de la plupart des convulsionnaires qui étonnait les contemporains. Le désir instinctif ou réfléchi de ressentir des effets extraordinaires, l’excitation nerveuse, la confiance en un pouvoir magique ont produit de plus grands miracles. On connaît ces effets singuliers de l’imagination qui ont causé même des blessures réelles et des morts rapides. La découverte de l’hypnotisme a montré qu’une attention profonde et exclusive, une direction constante des yeux, une accumulation de ce qu’il faut bien appeler le fluide nerveux, pouvaient produire des effets semblables à ceux du chloroforme. Chez les aliénés, cette insensibilité a été souvent constatée. On en cite un qui tentait d’introduire sa tête dans la bouche d’un poêle chauffé, et ne s’apercevait pas que sa tête était horriblement brûlée. Un autre tenait sans rien sentir un charbon allumé entre ses doigts. Bien plus, la perturbation de la sensibilité est parfois si grande que des douleurs très vives sont agréables. Sans prendre des exemples parmi ces êtres dégradés, on peut citer l’indifférence à la douleur des hommes que soutient une volonté forte ou une exaltation morale très prononcée. Ce n’est pas le courage seul qui autrefois faisait supporter la torture. La fermeté de l’esprit éteint la sensibilité autant qu’elle porte à n’en point tenir compte. Les soldats ont tous remarqué qu’une blessure reçue pendant le combat n’est très souvent sentie que le soir, lorsque tout est rentré dans l’ordre accoutumé.


III

Au XVIIIe siècle, on aimait sans doute très peu les miracles, mais chacun avait soif de merveilles. Nulle génération n’a été en ce genre plus crédule. On s’en est pris à la philosophie, et l’on s’est à ce propos passablement moqué des philosophes. Les moqueurs ne sont pas tout à fait justes, et la curiosité, l’intérêt, la confiance qui accueillaient les prodiges nouveaux n’avaient pas pour origine un défaut ou une faiblesse. On ne trouve là ni l’ignorance superstitieuse des peuples jeunes ni la superstition sotte des nations en déclin. Au contraire nos pères aimaient à examiner et à réfléchir ; mais, s’ils étaient assez intelligens pour regarder, s’étonner et s’intéresser, ils n’étaient pas assez savans pour expliquer. Plus tôt, les apparitions, les prédictions, la magie, semblaient choses si simples qu’on ne s’en inquiétait guère, et la puissance merveilleuse des sorciers était naturelle. Plus tard, une science plus parfaite doit tenter de tout rapporter aux lois générales. Alors on était simplement curieux, et tout homme annonçant un fait inconnu, une doctrine nouvelle, était assuré d’exciter la curiosité, et, s’il était un peu charlatan, de faire fortune ; mais les vrais charlatans sceptiques sont très rares, tandis que l’esprit faux, les illusions et l’orgueil ne le sont point, et l’on observe le singulier mélange de la bonne foi et de la duplicité chez tous les magiciens du dernier siècle, comme chez ceux que nous avons pu voir.

L’année même où Voltaire venait mourir à Paris, Mesmer y faisait son entrée, destiné à une gloire moins solide, mais plus turbulente. Lui-même ne dédaignait pas d’insister sur cette coïncidence et de répéter que leur vie à tous deux n’avait été qu’un long combat. Ce n’étaient pas les prétentions qui lui faisaient faute, ni comme homme ni comme magnétiseur : l’une des plus grandes et des plus singulières était de se représenter comme un inventeur malheureux et méconnu. Il n’a rien inventé, il a mené l’existence la plus joyeuse, a été illustre et est resté célèbre au-delà du tombeau. Peu de succès ont été plus rapides et moins mérités. Il est vrai qu’il a soutenu contre la Faculté de médecine une lutte que ses successeurs continuent aujourd’hui, après quatre-vingts ans de rapports, de commissions, de décisions, d’expériences et de requêtes ; mais les facultés et les académies semblaient alors infestées de l’esprit rétrograde : lutter avec elles était en toute chose d’une tactique habile, et la popularité de Mesmer ne souffrait point de leur hostilité. Il eût souhaité sans doute que leur indifférence tout au moins fût éternelle, s’il avait prévu quelle explication simple elles donneraient un jour de ses expériences, avec quelle facilité elles devaient admettre un phénomène et une substance qui sont les analogues du mesmérisme, l’hypnotisme et le chloroforme.

Les romans et les livres de science ont décrit avec une exactitude diverse les opérations de Mesmer et leurs singuliers effets ; mais nul savant, nul romancier n’a exagéré ni l’enthousiasme qu’il inspirait, ni les effets merveilleux, ni l’originalité de ses opérations, ni le nombre, la noblesse, la distinction de ses cliens. Mesmer était établi dans un bel hôtel situé à l’endroit où, au milieu de jardins, se trouvait déjà la place Vendôme. Au milieu d’un beau salon mal éclairé était un grand baquet de bois couvert d’où sortaient des tiges de fer recourbées à hauteur d’appui. À l’heure de la séance, les malades ou les curieux s’asseyaient en cercle, tenant chacun une de ces tiges entre leurs mains, et regardaient attentivement le mystérieux baquet. Aux sons d’une musique tantôt douce, tantôt animée, ordinairement mélancolique, Mesmer se promenait, dispersant à droite et à gauche le fluide avec une baguette de fer ou de verre. Les hommes n’éprouvaient rien ou peu de chose, immédiatement du moins, et plusieurs sortaient guéris ; quelques-uns tombaient en extase. Toutes ou presque toutes les femmes s’endormaient, les unes tranquilles, les autres en convulsion. Elles étaient aussitôt portées dans la salle des crises, où Mesmer pénétrait seul, et dont on a beaucoup médit. C’est probablement une pure calomnie, car nulle d’elles ne s’est plainte, et toutes y retournaient.

La vogue de Mesmer dura plusieurs années. Il occupa le public par des leçons publiques, par ses querelles avec ses associés, par ses lettres à la reine, par sa liaison avec le médecin Deslon. Il vendit à une société 400,000 fr. un secret sans doute imaginaire. Déjà ses rivaux, sans comprendre mieux que lui, obtenaient les mêmes résultats. Enfin un rapport très sévère sur la doctrine et ses applications fut présenté au roi, signé par Lavoisier et Franklin, et rédigé par Bailly. Mesmer alors quitta Paris pour y revenir sans éclat en 1793, le jour même où Bailly montait sur l’échafaud. Il est mort en Suisse le 15 mai 1815, n’ayant rien de commun avec les hommes de génie, qu’il se vantait de surpasser.

Aux yeux de Mesmer, le baquet, la limaille de fer, les tiges et les organisations qu’elles mettent en communication impriment le mouvement à un fluide particulier et invisible qu’il croit répandu dans l’univers. Ce fluide affecte les êtres vivans en s’insinuant dans la substance des nerfs, et il est non pas identique, mais analogue au fluide de l’aimant. De même qu’un barreau de fer aimanté agit à distance sur le fer doux, de même l’action et la vertu du magnétisme animal peuvent passer d’un corps à un autre, animé ou inanimé, sans nul contact ni intermédiaire. Il peut s’accumuler dans le corps humain et y produire des effets salutaires. C’est là ce que Mesmer a vendu 400,000 francs, et ce qu’on aurait pu trouver à meilleur marché dans les anciens ouvrages de quelques médecins. Quant aux contemporains adversaires de Mesmer, Bailly particulièrement, ils attribuaient tous les effets du baquet à l’imagination excitée, à l’habitude, à l’ennui de ces malheureux longtemps immobiles devant une tige de fer. Toutefois la catalepsie et l’insensibilité sont rarement dues à ces causes seules, Plus tard, on a inventé le fluide magnétique que l’on croit trouver chez tous les hommes, quoiqu’il puisse être plus facilement accumulé chez quelques-uns et les mettre dans un état particulier. Ce fluide est projeté au dehors par certains gestes, quelquefois même par un simple acte de la volonté. Tout objet est bon à le transmettre et à le garder. On a magnétisé des chevaux, même des arbres. Dans le parc de M. de Puységur, à Buzancy, était un grand chêne saturé de fluide, et des villageois en saisissaient les branches et se croyaient guéris. Ce fluide n’est pas universel comme celui de Mesmer, et il est propre aux êtres animés ; il est aussi plus matériel et par conséquent plus vraisemblable. Aujourd’hui encore la plupart des magnétiseurs s’en contentent, et l’emploient à tout expliquer. Ils le comparent ou l’assimilent au fluide électrique. La comparaison ne pèche qu’en un point : il n’y a pas de fluide électrique.

Une marque presque infaillible permet de reconnaître qu’une théorie est fausse, qu’un phénomène n’a pas la cause qu’on lui assigne : la grande variété des faits qu’elle explique. Les forces de la nature n’ont qu’un petit nombre d’effets constans, limités, analogues ; elles sont inépuisables et agissent toujours. Au contraire, la variété, l’inconstance, la transformation rapide et imprévue sont les moindres attributs de cet agent du magnétisme. Il prend naissance partout et en toute occasion, et ses effets sont plus divers encore que ses causes. Il existe à Paris, à l’heure qu’il est, plus de somnambules que de jours dans l’année. Toutes sont endormies par des procédés variés, toutes éprouvent des symptômes divers et guérissent des maladies très différentes. Parmi la foule d’objections auxquelles peut donner lieu le fluide magnétique, celle-ci m’a toujours semblé l’une des plus sérieuses.

Par le hasard le plus singulier, Mesmer a passé tout près du phénomène qu’il aurait dû observer cent fois, et qui l’aurait mis sur la voie d’une vraie découverte. Il a fait plus, car il a nié toute sa vie ce qu’il n’avait pas vu, lorsque le plus fervent de ses élèves, le marquis de Puységur, écartant le vain appareil du baquet, des tiges de fer, de la musique, de la terrible et séduisante salle des crises, parvint à produire le somnambulisme véritable par les procédés qui sont encore employés. C’est lui du moins qui paraît avoir le premier étudié avec soin ce sommeil singulier, car l’épidémie était si forte que la même découverte a pu être faite dans vingt endroits à la fois. On magnétisait et l’on entrait en crise à Paris, à la campagne, en France, en Angleterre, en Allemagne, et jusque sur le vaisseau qui portait M. de La Fayette en Amérique. M. de Puységur a inventé non-seulement l’idée de guérir par le magnétisme, mais d’employer le somnambule à deviner les maladies, de sorte que le sommeil artificiel ne fut plus une médecine, mais un médecin. Les théories de M. de Puységur étaient obscures comme celles de Mesmer, mais il n’était point charlatan, et il a réellement bien vu le sujet magnétisé tomber dans cet état nerveux qui tient du sommeil et de la veille, où tous les sens sont excités, où les facultés intellectuelles sont augmentées, et dont nous avons déjà signalé quelques effets dans le cours de cette étude. Sans doute le somnambule ne lit pas avec le dos, ne prédit pas l’avenir, et ne révèle pas un passé ou un présent qu’il n’a pu connaître ; mais, il voit mieux qu’à l’ordinaire, il se rappelle des choses qu’il croyait avoir oubliées. Il est dans cet état de surexcitation dont les défauts, les imperfections nous étonnent autant que les facultés puissantes. Ainsi l’on sait qu’un des talens particuliers aux somnambules, même aux femmes les plus délicates, est de se promener sur les toits sans danger. Leur assurance n’est point due à une habileté plus grande, mais au défaut de réflexion, à la direction fixe et droite de leurs regards. Ils ne voient pas le danger. C’est le raisonnement et la prévoyance du couvreur qui rendent son métier difficile. Les somnambules, les hallucinés et les fous ne regardent que le sol sur lequel ils marchent et n’aperçoivent rien au-delà. En outre tout nous étonne chez eux, parce que tout est renversé. Ordinairement les muscles et les membres obéissent à la volonté ; ici, c’est l’inverse : un mouvement involontaire ou commandé change le cours des idées. Il y a pour ainsi dire un reflux nerveux, comme dans le sommeil ordinaire. Certaine position des membres fait penser le somnambule aux actes qui correspondent à cette attitude. Le somnambule dont la tête est penchée, et que l’on fait mettre à genoux, devient humble et pieux, et ses discours s’en ressentent. Si l’on écarte les coins da sa bouche, il est gai ; si ses bras sont élevés et ses doigts fermés à demi, il croit grimper. Ces effets peuvent être variés à l’infini et toujours surprendre ; mais le sommeil ordinaire empêche d’y rien voir de merveilleux. On demandera : les somnambules peuvent-ils prédire ? n’ont-ils pas des connaissances et des facultés interdites aux hommes dans l’état normal ? Non assurément Leurs sens peuvent être développés, mais non radicalement changés. N’y a-t-il pas une communication mystérieuse entre le magnétiseur et le magnétisé ? Peut-être. Pourtant on peut dire que nulle expérience de ce genre n’a été faite sérieusement. D’abord il n’est pas ; vrai qu’on puisse être endormi à distance, et sans être prévenu. Quand le sujet prévoit et attend l’opération, et qu’il se tient tranquille, le sommeil arrive de lui-même ; dans le cas contraire, malgré tous les efforts et tous les récits opposés, il n’arrive point. M. Figuier a rapporté une expérience de M. Morin qui semble concluante. La somnambule s’endormait toujours à l’heure dite, que l’on fît des passes ou que l’on restât immobile. L’autorité du magnétiseur n’est donc pas aussi grande qu’on le croit. De plus, les recherches de M. Braid sur l’hypnotisme ont démontré que l’action d’une volonté étrangère, d’un fluide étranger, ne sont pas nécessaires au sommeil magnétique, et que, comme le somnambulisme naturel, il est causé par un état particulier du système nerveux auquel le patient atteint de lui-même. Ainsi les faits qui semblent incroyables sont expliqués. Il est très possible que la plupart des divinations soient des observations plus perspicaces que l’excitation des sens accessibles à des impressions très faibles rend vraisemblables. Une présomption très forte qu’il n’y a pas là une faculté nouvelle développée par le sommeil ou l’état nerveux, c’est l’incertitude, le tâtonnement, les erreurs des somnambules. Leurs paroles ont l’apparence du résultat de l’observation et non de la sensation. Lors même qu’il y aurait là quelque fait mystérieux et encore inexplicable, le merveilleux serait pourtant bien loin.

M. de Puységur ne pensait guère à toutes ces choses, non plus qu’un personnage très singulier, qui n’était pas gentilhomme comme lui, médecin comme Mesmer, pas même alchimiste, mais qui a joué le plus grand rôle au XVIIIe siècle et vécu de la vie la plus singulière. Successeur de M. de Saint-Germain, Cagliostro était bienfaisant et beau, guérissait comme un charlatan, écrivait des mémoires comme Beaumarchais, a été à la Bastille comme les plus célèbres de ses contemporains, a compromis la reine comme le cardinal de Rohan, a joué en un mot tous les rôles qui excitaient alors la curiosité et l’intérêt. Il a même été trompé par sa femme, ce qui rend toujours très populaire. Ses opérations magiques avaient pour but l’évocation des morts, ce qui est très facile, comme on sait. Il était aussi franc-maçon, et sa femme Lorenza, longtemps maîtresse de Potemkin, prêchait l’affranchissement de la femme ; C’est à la politique que tendaient toutes les merveilles opérées par Cagliostro, et dans l’affaire du collier il n’avait, dit-on, d’autre but que de nuire à la reine et de hâter la révolution. L’histoire de sa vie semble suggérer des idées différentes, et les réunions d’hommes et de femmes qui se tenaient chez lui et chez Lorenza, ses soupers, ses fêtes, n’ont pas toujours l’apparence de conciliabules de conspirateurs.

De nos jours, le magnétisme a repris une faveur nouvelle, les tables ont tourné, les esprits ont frappé et parlé ; la magie et les sciences occultes sont à la mode. Des sociétés nombreuses évoquent des esprits qui pour les uns sont les âmes des morts, pour les autres des êtres particuliers intermédiaires entre les hommes et Dieu. Tous ces spiritistes impriment en de longs volumes les conversations, les leçons et les théories de ces maîtres invisibles. Ces livres sont en général des traités de philosophie médiocres, remplis de définitions vagues et de mystérieuses promesses, entremêlés de recettes de médecine et de descriptions du ciel et de ses habitans. Le procédé des spiritistes est très simple ; ici, les tables tournantes et les planchettes munies d’un crayon ont disparu. Le médium maintenant parle ou écrit lui-même ; seulement il est convenu qu’à partir d’un moment donné, c’est l’esprit qui dirige sa main ou parle par sa voix. L’esprit du reste, par politesse sans doute, n’emploie jamais une langue que le médium ne connaît pas, et il dit rarement des choses qui pourraient choquer les opinions de celui-ci. L’évocation est faite par un simple acte de la volonté. Les hommes célèbres que l’on invoque se contentent de répéter ce que contiennent leurs livres ou de les désavouer sans détails ni explications. Les anges gardiens font quelques complimens à leurs protégés et leur donnent parfois des conseils généraux. Du moins nulle autre chose ne se trouve dans les livres de MM. Allan Kardec, Cahagnet, Guldenstubbé, Dupotet, Eliphas Lévi. Ce dernier est un pur magicien à l’ancienne mode. Il est impossible, en lisant le récit de ces expériences, de ne pas penser que s’il y a là ordinairement quelque supercherie, il y a parfois aussi une attaque légère d’hypnotisme. De même, lorsque les tables tournaient, l’attention et l’immobilité pouvaient faire perdre la conscience des mouvemens et même des pensées. C’était de très bonne foi qu’on assurait n’avoir ni parlé, ni remué, ni pensé. Ces hallucinations temporaires sont très fréquentes, et les circonstances au milieu desquelles opèrent les spiritistes leur sont très favorables. Au reste, ces exercices ne sont pas sans danger. La danse de Saint-Guy, l’épilepsie, la congestion cérébrale, en peuvent être les conséquences, et les journaux américains sont remplis d’accidens de ce genre arrivés à des médiums. Si donc une maladie mentale n’est pas la cause du spiritisme, elle en est l’effet.

La véritable merveille dont on ne se lasse pas de s’étonner, le phénomène inexplicable et triste, c’est la crédulité sans cesse renaissante, l’illusion que rien ne dissipe, la légèreté des jugemens, la facilité à tout admettre sans rien examiner. Tout le monde sait que le fait le plus simple et le plus naturel est difficile à connaître exactement. Dans les histoires composées avec le plus de soin et les renseignemens les plus précis, des erreurs se glissent à travers les plus minutieuses précautions. Les plus habiles, sans parti-pris et sans mensonge, racontent inexactement ce qu’ils ont vu. Chacun juge avec son esprit, ses qualités, ses défauts, ses espérances et ses craintes. Nos pensées, nos jugemens et nos récits dépendent autant de nous-mêmes, de notre caractère et de notre instruction que de la vérité. Demandez à vingt passans comment tel accident est arrivé, comment une voiture se trouve renversée ; vous aurez vingt récits divers. Jamais la même histoire racontée par deux personnes n’est identique. Nous le savons tous, et nous sommes toujours en défiance ; mais les événemens merveilleux, les prodiges, nous les acceptons sur la parole d’un enfant ou d’une femme, d’un ignorant ou d’un intéressé. On confie difficilement sa fortune sur la foi d’un événement vraisemblable raconté par un tiers ; on accueille sans réserve l’hypothèse du premier venu au risque de nuire à des générations entières, de retarder le progrès scientifique et parfois l’indépendance de tout un pays. M. Figuier lui-même n’a pas toujours été assez incrédule, et il a tenté quelquefois d’expliquer des faits qui sont inexplicables, et qu’il eût été plus raisonnable de nier. Ce qu’il faut admirer, c’est cette contradiction éternelle de la nature qui nous donne à la fois l’aspiration vers la vérité, le désir de connaître les cœurs, et la crédulité des enfans. Là est le phénomène singulier, merveilleux, si l’on veut.

L’habitude et le goût des sciences naturelles inspirent nécessairement une admiration véritable pour la beauté du monde, la variété des aspects, la multitude des phénomènes que l’esprit humain tente de ramener à un petit nombre de lois générales. Plus ce nombre sera restreint, plus la connaissance complète de la vérité sera proche, mieux la science définitive et universelle sera constituée. La curiosité et l’admiration pour les œuvres du Créateur, pour l’esprit humain qui tâche de les comprendre et de les classer, sont sans cesse excitées. Toutes les fois qu’instruits par la seule observation, nous tentons d’analyser et de conclure, il semble que rien ne puisse échapper aux ressources infinies de la raison humaine ; mais, tout près de cette raison, une tendance funeste est cachée : lorsque le surnaturel paraît être en jeu, le problème se renverse, et tout notre orgueil doit s’évanouir. Les phénomènes extérieurs ne nous frappent plus tels qu’ils sont ; ils prennent l’apparence de miroirs qui reflètent les vaines espérances ou les vagues désirs de l’imagination. Les faits ne nous donnent point d’impressions, mais nos idées transforment les faits. C’est du dedans au dehors que nous avançons, et non plus du dehors au dedans. Aussi apparaissent à chaque page de cette partie de l’histoire de l’esprit humain la faiblesse, l’inconséquence et l’erreur.


PAUL DE REMUSAT.

  1. La Psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie de l’histoire, ou de l’Influence des Névropathies sur le dynamisme intellectuel.