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Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 361-373).


LE MESSAGE.


À MONSIEUR LE MARQUIS DAMASO PARETO.

J’ai toujours eu le désir de raconter une histoire simple et vraie, au récit de laquelle un jeune homme et sa maîtresse fussent saisis de frayeur et se réfugiassent au cœur l’un de l’autre, comme deux enfants qui se serrent en rencontrant un serpent sur le bord d’un bois. Au risque de diminuer l’intérêt de ma narration ou de passer pour un fat, je commence par vous annoncer le but de mon récit. J’ai joué un rôle dans ce drame presque vulgaire ; s’il ne vous intéresse pas, ce sera ma faute autant que celle de la vérité historique. Beaucoup de choses véritables sont souverainement ennuyeuses. Aussi est-ce la moitié du talent que de choisir dans le vrai ce qui peut devenir poétique.

En 1819, j’allais de Paris à Moulins. L’état de ma bourse m’obligeait à voyager sur l’impériale de la diligence. Les Anglais, vous le savez, regardent les places situées dans cette partie aérienne de la voiture comme les meilleures. Durant les premières lieues de la route, j’ai trouvé mille excellentes raisons pour justifier l’opinion de nos voisins. Un jeune homme, qui me parut être un peu plus riche que je ne l’étais, monta, par goût, près de moi, sur la banquette. Il accueillit mes arguments par des sourires inoffensifs. Bientôt une certaine conformité d’âge, de pensée, notre mutuel amour pour le grand air, pour les riches aspects des pays que nous découvrions à mesure que la lourde voiture avançait ; puis, je ne sais quelle attraction magnétique, impossible à expliquer, firent naître entre nous cette espèce d’intimité momentanée à laquelle les voyageurs s’abandonnent avec d’autant plus de complaisance que ce sentiment éphémère paraît devoir cesser promptement et n’engager à rien pour l’avenir. Nous n’avions pas fait trente lieues que nous parlions des femmes et de l’amour. Avec toutes les précautions oratoires voulues en semblable occurrence, il fut naturellement question de nos maîtresses. Jeunes tous deux, nous n’en étions encore, l’un et l’autre, qu’à la femme d’un certain âge, c’est-à-dire à la femme qui se trouve entre trente-cinq et quarante ans. Oh ! un poète qui nous eût écoutés de Montargis, à je ne sais plus quel relais, aurait recueilli des expressions bien enflammées, des portraits ravissants et de bien douces confidences ! Nos craintes pudiques, nos interjections silencieuses et nos regards encore rougissants étaient empreints d’une éloquence dont le charme naïf ne s’est plus retrouvé pour moi. Sans doute il faut rester jeune pour comprendre la jeunesse. Ainsi, nous nous comprîmes à merveille sur tous les points essentiels de la passion. Et, d’abord, nous avions commencé à poser en fait et en principe qu’il n’y avait rien de plus sot au monde qu’un acte de naissance ; que bien des femmes de quarante ans étaient plus jeunes que certaines femmes de vingt ans, et qu’en définitif les femmes n’avaient réellement que l’âge qu’elles paraissaient avoir. Ce système ne mettait pas de terme à l’amour, et nous nagions, de bonne foi, dans un océan sans bornes. Enfin, après avoir fait nos maîtresses jeunes, charmantes, dévouées, comtesses, pleines de goût, spirituelles, fines ; après leur avoir donné de jolis pieds, une peau satinée et même doucement parfumée, nous nous avouâmes, lui, que madame une telle avait trente-huit ans, et moi, de mon côté, que j’adorais une quadragénaire. Là-dessus, délivrés l’un et l’autre d’une espèce de crainte vague, nous reprîmes nos confidences de plus belle en nous trouvant confrères en amour. Puis ce fut à qui, de nous deux, accuserait le plus de sentiment. L’un avait fait une fois deux cents lieues pour voir sa maîtresse pendant une heure. L’autre avait risqué de passer pour un loup et d’être fusillé dans un parc, afin de se trouver à un rendez-vous nocturne. Enfin, toutes nos folies ! S’il y a du plaisir à se rappeler les dangers passés, n’y a-t-il pas aussi bien des délices à se souvenir des plaisirs évanouis : c’est jouir deux fois. Les périls, les grands et petits bonheurs, nous nous disions tout, même les plaisanteries. La comtesse de mon ami avait fumé un cigare pour lui plaire ; la mienne me faisait mon chocolat et ne passait pas un jour sans m’écrire ou me voir ; la sienne était venue demeurer chez lui pendant trois jours au risque de se perdre ; la mienne avait fait encore mieux, ou pis si vous voulez. Nos maris adoraient d’ailleurs nos comtesses ; ils vivaient esclaves sous le charme que possèdent toutes les femmes aimantes ; et, plus niais que l’ordonnance ne le porte, ils ne nous faisaient tout juste de péril que ce qu’il en fallait pour augmenter nos plaisirs. Oh ! comme le vent emportait vite nos paroles et nos douces risées !

En arrivant à Pouilly, j’examinai fort attentivement la personne de mon nouvel ami. Certes, je crus facilement qu’il devait être très-sérieusement aimé. Figurez-vous un jeune homme de taille moyenne, mais très-bien proportionnée, ayant une figure heureuse et pleine d’expression. Ses cheveux étaient noirs et ses yeux bleus ; ses lèvres étaient faiblement rosées ; ses dents, blanches et bien rangées ; une pâleur gracieuse décorait encore ses traits fins, puis un léger cercle de bistre cernait ses yeux, comme s’il eût été convalescent. Ajoutez à cela qu’il avait des mains blanches, bien modelées, soignées comme doivent l’être celles d’une jolie femme, qu’il paraissait fort instruit, était spirituel, et vous n’aurez pas de peine à m’accorder que mon compagnon pouvait faire honneur à une comtesse. Enfin, plus d’une jeune fille l’eût envié pour mari, car il était vicomte, et possédait environ douze à quinze mille livres de rentes, sans compter les espérances.

À une lieue de Pouilly, la diligence versa. Mon malheureux camarade jugea devoir, pour sa sûreté, s’élancer sur les bords d’un champ fraîchement labouré, au lieu de se cramponner à la banquette, comme je le fis, et de suivre le mouvement de la diligence. Il prit mal son élan ou glissa, je ne sais comment l’accident eut lieu, mais il fut écrasé par la voiture, qui tomba sur lui. Nous le transportâmes dans une maison de paysan. À travers les gémissements que lui arrachaient d’atroces douleurs, il put me léguer un de ces soins à remplir auxquels les derniers vœux d’un mourant donnent un caractère sacré. Au milieu de son agonie, le pauvre enfant se tourmentait, avec toute la candeur dont on est souvent victime à son âge, de la peine que ressentirait sa maîtresse si elle apprenait brusquement sa mort par un journal. Il me pria d’aller moi-même la lui annoncer. Puis il me fit chercher une clef suspendue à un ruban qu’il portait en sautoir sur la poitrine. Je la trouvai à moitié enfoncée dans les chairs. Le mourant ne proféra pas la moindre plainte lorsque je la retirai, le plus délicatement qu’il me fut possible, de la plaie qu’elle y avait faite. Au moment où il achevait de me donner toutes les instructions nécessaires pour prendre chez lui, à la Charité-sur-Loire, les lettres d’amour que sa maîtresse lui avait écrites, et qu’il me conjura de lui rendre, il perdit la parole au milieu d’une phrase ; mais son dernier geste me fit comprendre que la fatale clef serait un gage de ma mission auprès de sa mère. Affligé de ne pouvoir formuler un seul mot de remerciement, car il ne doutait pas de mon zèle, il me regarda d’un œil suppliant pendant un instant, me dit adieu en me saluant par un mouvement de cils, puis il pencha la tête, et mourut. Sa mort fut le seul accident funeste que causa la chute de la voiture. — Encore y eut-il un peu de sa faute, me disait le conducteur.

À la Charité, j’accomplis le testament verbal de ce pauvre voyageur. Sa mère était absente ; ce fut une sorte de bonheur pour moi. Néanmoins, j’eus à essuyer la douleur d’une vieille servante, qui chancela lorsque je lui racontai la mort de son jeune maître ; elle tomba demi-morte sur une chaise en voyant cette clef encore empreinte de sang ; mais comme j’étais tout préoccupé d’une plus haute souffrance, celle d’une femme à laquelle le sort arrachait son dernier amour, je laissai la vieille femme de charge poursuivant le cours de ses prosopopées, et j’emportai la précieuse correspondance, soigneusement cachetée par mon ami d’un jour.

Le château où demeurait la comtesse se trouvait à huit lieues de Moulins, et encore fallait-il, pour y arriver, faire quelques lieues dans les terres. Il m’était alors assez difficile de m’acquitter de mon message. Par un concours de circonstances inutiles à expliquer, je n’avais que l’argent nécessaire pour atteindre Moulins. Cependant, avec l’enthousiasme de la jeunesse, je résolus de faire la route à pied, et d’aller assez vite pour devancer la renommée des mauvaises nouvelles, qui marche si rapidement. Je m’informai du plus court chemin, et j’allai par les sentiers du Bourbonnais, portant, pour ainsi dire, un mort sur mes épaules. À mesure que je m’avançais vers le château de Montpersan, j’étais de plus en plus effrayé du singulier pèlerinage que j’avais entrepris. Mon imagination inventait mille fantaisies romanesques. Je me représentais toutes les situations dans lesquelles je pouvais rencontrer madame la comtesse de Montpersan, ou, pour obéir à la poétique des romans, la Juliette tant aimée du jeune voyageur. Je forgeais des réponses spirituelles à des questions que je supposais devoir m’être faites. C’était à chaque détour de bois, dans chaque chemin creux, une répétition de la scène de Sosie et de sa lanterne, à laquelle il rend compte de la bataille. À la honte de mon cœur, je ne pensai d’abord qu’à mon maintien, à mon esprit, à l’habileté que je voulais déployer ; mais lorsque je fus dans le pays, une réflexion sinistre me traversa l’âme comme un coup de foudre qui sillonne et déchire un voile de nuées grises. Quelle terrible nouvelle pour une femme qui, tout occupée en ce moment de son jeune ami, espérait d’heure en heure des joies sans nom, après s’être donné mille peines pour l’amener légalement chez elle ! Enfin, il y avait encore une charité cruelle à être le messager de la mort. Aussi hâtais-je le pas en me crottant et m’embourbant dans les chemins du Bourbonnais. J’atteignis bientôt une grande avenue de châtaigniers, au bout de laquelle les masses du château de Montpersan se dessinèrent dans le ciel comme des nuages bruns à contours clairs et fantastiques. En arrivant à la porte du château, je la trouvai tout ouverte. Cette circonstance imprévue détruisait mes plans et mes suppositions. Néanmoins j’entrai hardiment, et j’eus aussitôt à mes côtés deux chiens qui aboyèrent en vrais chiens de campagne. À ce bruit, une grosse servante accourut, et quand je lui eus dit que je voulais parler à madame la comtesse, elle me montra, par un geste de la main, les massifs d’un parc à l’anglaise qui serpentait autour du château, et me répondit : — Madame est par là…

— Merci ! dis-je d’un air ironique. Son par là pouvait me faire errer pendant deux heures dans le parc.

Une jolie petite fille à cheveux bouclés, à ceinture rose, à robe blanche, à pèlerine plissée, arriva sur ces entrefaites, entendit on saisit la demande et la réponse. À mon aspect, elle disparut en criant d’un petit accent fin : — Ma mère, voilà un monsieur qui veut vous parler. Et moi de suivre, à travers les détours des allées, les sauts et les bonds de la pèlerine blanche, qui, semblable à un feu follet, me montrait le chemin que prenait la petite fille.

Il faut tout dire. Au dernier buisson de l’avenue, j’avais rehaussé mon col, brossé mon mauvais chapeau et mon pantalon avec les parements de mon habit, mon habit avec ses manches, et les manches l’une par l’autre ; puis je l’avais boutonné soigneusement pour montrer le drap des revers, toujours un peu plus neuf que ne l’est le reste ; enfin, j’avais fait descendre mon pantalon sur mes bottes, artistement frottées dans l’herbe. Grâce à cette toilette de Gascon, j’espérais ne pas être pris pour l’ambulant de la sous-préfecture ; mais quand aujourd’hui je me reporte par la pensée à cette heure de ma jeunesse, je ris parfois de moi-même.

Tout à coup, au moment où je composais mon maintien, au détour d’une verte sinuosité, au milieu de mille fleurs éclairées par un chaud rayon de soleil, j’aperçus Juliette et son mari. La jolie petite fille tenait sa mère par la main, et il était facile de s’apercevoir que la comtesse avait hâté le pas en entendant la phrase ambiguë de son enfant. Étonnée à l’aspect d’un inconnu qui la saluait d’un air assez gauche, elle s’arrêta, me fit une mine froidement polie et une adorable moue qui, pour moi, révélait toutes ses espérances trompées. Je cherchai, mais vainement, quelques unes de mes belles phrases si laborieusement préparées. Pendant ce moment d’hésitation mutuelle, le mari put alors arriver en scène. Des myriades de pensées passèrent dans ma cervelle. Par contenance, je prononçai quelques mots assez insignifiants, demandant si les personnes présentes étaient bien réellement monsieur le comte et madame la comtesse de Montpersan. Ces niaiseries me permirent de juger d’un seul coup d’œil, et d’analyser, avec une perspicacité rare à l’âge que j’avais, les deux époux dont la solitude allait être si violemment troublée. Le mari semblait être le type des gentilshommes qui sont actuellement le plus bel ornement des provinces. Il portait de grands souliers à grosses semelles : je les place en première ligne, parce qu’ils me frappèrent plus vivement encore que son habit noir fané, son pantalon usé, sa cravate lâche et son col de chemise recroquevillé. Il y avait dans cet homme un peu du magistrat, beaucoup plus du conseiller de préfecture, toute l’importance d’un maire de canton auquel rien ne résiste, et l’aigreur d’un candidat éligible périodiquement refusé depuis 1816 ; incroyable mélange de bon sens campagnard et de sottises ; point de manières, mais la morgue de la richesse ; beaucoup de soumission pour sa femme, mais se croyant le maître, et prêt à se regimber dans les petites choses, sans avoir nul souci des affaires importantes ; du reste, une figure flétrie, très ridée, hâlée ; quelques cheveux gris, longs et plats, voilà l’homme. Mais la comtesse ! ah ! quelle vive et brusque opposition ne faisait-elle pas auprès de son mari ! C’était une petite femme à taille plate et gracieuse, ayant une tournure ravissante ; mignonne et si délicate, que vous eussiez eu peur de lui briser les os en la touchant. Elle portait une robe de mousseline blanche ; elle avait sur la tête un joli bonnet à rubans roses, une ceinture rose, une guimpe remplie si délicieusement par ses épaules et par les plus beaux contours, qu’en les voyant il naissait au fond du cœur une irrésistible envie de les posséder. Ses yeux étaient vifs, noirs, expressifs, ses mouvements doux, son pied charmant. Un vieil homme à bonnes fortunes ne lui eût pas donné plus de trente années, tant il y avait de jeunesse dans son front et dans les détails les plus fragiles de sa tête. Quant au caractère, elle me parut tenir tout à la fois de la comtesse de Lignolles et de la marquise de B…, deux types de femme toujours frais dans la mémoire d’un jeune homme, quand il a lu le roman de Louvet. Je pénétrai soudain dans tous les secrets de ce ménage, et pris une résolution diplomatique digne d’un vieil ambassadeur. Ce fut peut-être la seule fois de ma vie que j’eus du tact et que je compris en quoi consistait l’adresse des courtisans ou des gens du monde.

Depuis ces jours d’insouciance, j’ai eu trop de batailles à livrer pour distiller les moindres actes de la vie et ne rien faire qu’en accomplissant les cadences de l’étiquette et du bon ton qui sèchent les émotions les plus généreuses.

— Monsieur le comte, je voudrais vous parler en particulier, dis-je d’un air mystérieux et en faisant quelques pas en arrière.

Il me suit. Juliette nous laissa seuls, et s’éloigna négligemment en femme certaine d’apprendre les secrets de son mari au moment où elle voudra les savoir. Je racontai brièvement au comte la mort de mon compagnon de voyage. L’effet que cette nouvelle produisit sur lui me prouva qu’il portait une affection assez vive à son jeune collaborateur, et cette découverte me donna la hardiesse de répondre ainsi dans le dialogue qui s’ensuivit entre nous deux.

— Ma femme va être au désespoir, s’écria-t-il, et je serai obligé de prendre bien des précautions pour l’instruire de ce malheureux événement.

— Monsieur, en m’adressant d’abord à vous, lui dis-je, j’ai rempli un devoir. Je ne voulais pas m’acquitter de cette mission donnée par un inconnu près de madame la comtesse sans vous en prévenir ; mais il m’a confié une espèce de fidéicommis honorable, un secret dont je n’ai pas le pouvoir de disposer. D’après la haute idée qu’il m’a donnée de votre caractère, j’ai pensé que vous ne vous opposeriez pas à ce que j’accomplisse ses derniers vœux. Madame la comtesse sera libre de rompre le silence qui m’est imposé.

En entendant son éloge, le gentilhomme balança très agréablement la tête. Il me répondit par un compliment assez entortillé, et finit en me laissant le champ libre. Nous revînmes sur nos pas. En ce moment, la cloche annonça le dîner ; je fus invité à le partager. En nous retrouvant graves et silencieux, Juliette nous examina furtivement. Étrangement surprise de voir son mari prenant un prétexte frivole pour nous procurer un tête à tête, elle s’arrêta en me lançant un de ces coups d’œil qu’il n’est donné qu’aux femmes de jeter. Il y avait dans son regard toute la curiosité permise à une maîtresse de maison qui reçoit un étranger tombé chez elle comme des nues ; il y avait toutes les interrogations que méritaient ma mise, ma jeunesse et ma physionomie, contrastes singuliers ! puis tout le dédain d’une maîtresse idolâtrée aux yeux de qui les hommes ne sont rien, hormis un seul ; il y avait des craintes involontaires, de la peur, et l’ennui d’avoir un hôte inattendu, quand elle venait, sans doute, de ménager à son amour tous les bonheurs de la solitude. Je compris cette éloquence muette, et j’y répondis par un triste sourire plein de pitié, de compassion. Alors, je la contemplai pendant un instant dans tout l’éclat de sa beauté, par un jour serein, au milieu d’une étroite allée bordée de fleurs. En voyant cet admirable tableau, je ne pus retenir un soupir.

— Hélas ! madame, je viens de faire un bien pénible voyage, entrepris… pour vous seule.

— Monsieur ! me dit-elle.

— Oh ! repris-je, je viens au nom de celui qui vous nomme Juliette. Elle pâlit. — Vous ne le verrez pas aujourd’hui.

— Il est malade ? dit-elle à voix basse.

— Oui, lui répondis-je. Mais, de grâce, modérez-vous. Je suis chargé par lui de vous confier quelques secrets qui vous concernent, et croyez que jamais messager ne sera ni plus discret ni plus dévoué.

— Qu’y a-t-il ?

— S’il ne vous aimait plus ?

— Oh ! cela est impossible ! s’écria-t-elle en laissant échapper un léger sourire qui n’était rien moins que franc.

Tout à coup elle eut une sorte de frisson, me jeta un regard fauve et prompt, rougit et dit : — Il est vivant ?

Grand Dieu ! quel mot terrible ! J’étais trop jeune pour en soutenir l’accent, je ne répondis pas, et regardai cette malheureuse femme d’un air hébété.

— Monsieur ! monsieur, une réponse ! s’écria-t-elle.

— Oui, madame.

— Cela est-il vrai ? oh ! dites-moi la vérité, je puis l’entendre. Dites ! Toute douleur me sera moins poignante que ne l’est mon incertitude.

Je répondis par deux larmes que m’arrachèrent les étranges accents par lesquels ces phrases furent accompagnées.

Elle s’appuya sur un arbre en jetant un faible cri.

— Madame, lui dis-je, voici votre mari !

— Est-ce que j’ai un mari.

À ce mot, elle s’enfuit et disparut.

— Hé ! bien, le dîner refroidit, s’écria le comte. Venez, monsieur.

Là-dessus, je suivis le maître de la maison qui me conduisit dans une salle à manger où je vis un repas servi avec tout le luxe auquel les tables parisiennes nous ont accoutumés. Il y avait cinq couverts : ceux des deux époux et celui de la petite fille ; le mien, qui devait être le sien ; le dernier était celui d’un chanoine de Saint-Denis qui, les grâces dites, demanda : — Où donc est notre chère comtesse ?

— Oh ! elle va venir, répondit le comte qui, après nous avoir servi avec empressement le potage, s’en donna une très ample assiettée et l’expédia merveilleusement vite.

— Oh ! mon neveu, s’écria le chanoine, si votre femme était là, vous seriez plus raisonnable.

— Papa se fera mal, dit la petite fille d’un air malin.

Un instant après ce singulier épisode gastronomique, et au moment où le comte découpait avec empressement je ne sais quelle pièce de venaison, une femme de chambre entra et dit : — Monsieur, nous ne trouvons point madame !

À ce mot, je me levai par un mouvement brusque en redoutant quelque malheur, et ma physionomie exprima si vivement mes craintes, que le vieux chanoine me suivit au jardin. Le mari vint par décence jusque sur le seuil de la porte.

— Restez ! restez ! n’ayez aucune inquiétude, nous cria-t-il.

Mais il ne nous accompagna point. Le chanoine, la femme de chambre et moi nous parcourûmes les sentiers et les boulingrins du parc, appelant, écoutant, et d’autant plus inquiets, que j’annonçai la mort du jeune vicomte. En courant, je racontai les circonstances de ce fatal événement, et m’aperçus que la femme de chambre était extrêmement attachée à sa maîtresse ; car elle entra bien mieux que le chanoine dans les secrets de ma terreur. Nous allâmes aux pièces d’eau, nous visitâmes tout sans trouver la comtesse, ni le moindre vestige de son passage. Enfin, en revenant le long d’un mur, j’entendis des gémissements sourds et profondément étouffés qui semblaient sortir d’une espèce de grange. À tout hasard, j’y entrai. Nous y découvrîmes Juliette, qui, mue par l’instinct du désespoir, s’y était ensevelie au milieu du foin. Elle avait caché là sa tête afin d’assourdir ses horribles cris, obéissant à une invincible pudeur : c’était des sanglots, des pleurs d’enfant, mais plus pénétrants, plus plaintifs. Il n’y avait plus rien dans le monde pour elle. La femme de chambre dégagea sa maîtresse, qui se laissa faire avec la flasque insouciance de l’animal mourant. Cette fille ne savait rien dire autre chose que : — Allons, madame, allons…

Le vieux chanoine demandait : — Mais qu’a-t-elle ? Qu’avez-vous, ma nièce ?

Enfin, aidé par la femme de chambre, je transportai Juliette dans sa chambre ; je recommandai soigneusement de veiller sur elle et de dire à tout le monde que la comtesse avait la migraine. Puis, nous redescendîmes, le chanoine et moi, dans la salle à manger. Il y avait déjà quelque temps que nous avions quitté le comte, je ne pensai guère à lui qu’au moment où je me trouvai sous le péristyle, son indifférence me surprit ; mais mon étonnement augmenta quand je le trouvai philosophiquement assis à table : il avait mangé presque tout le dîner, au grand plaisir de sa fille qui souriait de voir son père en flagrante désobéissance aux ordres de la comtesse. La singulière insouciance de ce mari me fut expliquée par la légère altercation qui s’éleva soudain entre le chanoine et lui. Le comte était soumis à une diète sévère que les médecins lui avaient imposée pour le guérir d’une maladie grave dont le nom m’échappe ; et, poussé par cette gloutonnerie féroce, assez familière aux convalescents, l’appétit de la bête l’avait emporté chez lui sur toutes les sensibilités de l’homme. En un moment j’avais vu la nature dans toute sa vérité, sous deux aspects bien différents qui mettaient le comique au sein même de la plus horrible douleur. La soirée fut triste. J’étais fatigué. Le chanoine employait toute son intelligence à deviner la cause des pleurs de sa nièce. Le mari digérait silencieusement, après s’être contenté d’une assez vague explication que la comtesse lui fit donner de son malaise par sa femme de chambre, et qui fut, je crois, empruntée aux indispositions naturelles à la femme. Nous nous couchâmes tous de bonne heure. En passant devant la chambre de la comtesse pour aller au gîte où me conduisit un valet, je demandai timidement de ses nouvelles. En reconnaissant ma voix, elle me fit entrer, voulut me parler ; mais, ne pouvant rien articuler, elle inclina la tête, et je me retirai. Malgré les émotions cruelles que je venais de partager avec la bonne foi d’un jeune homme, je dormis accablé par la fatigue d’une marche forcée. À une heure avancée de la nuit, je fus réveillé par les aigres bruissements que produisirent les anneaux de mes rideaux violemment tirés sur leurs tringles de fer. Je vis la comtesse assise sur le pied de mon lit. Son visage recevait toute la lumière d’une lampe posée sur ma table.

— Est-ce bien vrai, monsieur ? me dit-elle. Je ne sais comment je puis vivre après l’horrible coup qui vient de me frapper ; mais en ce moment j’éprouve du calme. Je veux tout apprendre.

— Quel calme ! me dis-je en apercevant l’effrayante pâleur de son teint qui contrastait avec la couleur brune de sa chevelure, en entendant les sons gutturaux de sa voix, en restant stupéfait des ravages dont témoignaient tous ses traits altérés. Elle était étiolée déjà comme une feuille dépouillée des dernières teintes qu’y imprime l’automne. Ses yeux rouges et gonflés, dénués de toutes leurs beautés, ne réfléchissaient qu’une amère et profonde douleur : vous eussiez dit d’un nuage gris, là où naguère pétillait le soleil.

Je lui redis simplement, sans trop appuyer sur certaines circonstances trop douloureuses pour elle, l’événement rapide qui l’avait privée de son ami. Je lui racontai la première journée de notre voyage, si remplie par les souvenirs de leur amour. Elle ne pleura point, elle écoutait avec avidité, la tête penchée vers moi, comme un médecin zélé qui épie un mal. Saisissant un moment où elle me parut avoir entièrement ouvert son cœur aux souffrances et vouloir se plonger dans son malheur avec toute l’ardeur que donne la première fièvre du désespoir, je lui parlai des craintes qui agitèrent le pauvre mourant, et lui dis comment et pourquoi il m’avait chargé de ce fatal message. Ses yeux se séchèrent alors sous le feu sombre qui s’échappa des plus profondes régions de l’âme. Elle put pâlir encore. Lorsque je lui tendis les lettres que je gardais sous mon oreiller, elle les prit machinalement ; puis elle tressaillit violemment, et me dit d’une voix creuse : — Et moi qui brûlais les siennes ! Je n’ai rien de lui ! rien ! rien.

Elle se frappa fortement au front.

— Madame, lui dis-je. Elle me regarda par un mouvement convulsif. — J’ai coupé sur sa tête, dis-je en continuant, une mèche de cheveux que voici.

Et je lui présentai ce dernier, cet incorruptible lambeau de celui qu’elle aimait. Ah ! si vous aviez reçu comme moi les larmes brûlantes qui tombèrent alors sur mes mains, vous sauriez ce qu’est la reconnaissance quand elle est si voisine du bienfait ! Elle me serra les mains, et d’une voix étouffée, avec un regard brillant de fièvre, un regard où son frêle bonheur rayonnait à travers d’horribles souffrances : — Ah ! vous aimez ! dit-elle. Soyez toujours heureux ! ne perdez pas celle qui vous est chère !

Elle n’acheva pas, et s’enfuit avec son trésor.

Le lendemain, cette scène nocturne, confondue dans mes rêves, me parut être une fiction. Il fallut, pour me convaincre de la douloureuse vérité, que je cherchasse infructueusement les lettres sous mon chevet. Il serait inutile de vous raconter les événements du lendemain. Je restai plusieurs heures encore avec la Juliette que m’avait tant vantée mon pauvre compagnon de voyage. Les moindres paroles, les gestes, les actions de cette femme me prouvèrent la noblesse d’âme, la délicatesse de sentiment qui faisaient d’elle une de ces chères créatures d’amour et de dévouement si rares semées sur cette terre. Le soir, le comte de Montpersan me conduisit lui-même jusqu’à Moulins. En y arrivant, il me dit avec une sorte d’embarras : — Monsieur, si ce n’est pas abuser de votre complaisance, et agir bien indiscrètement avec un inconnu auquel nous avons déjà des obligations, voudriez-vous avoir la bonté de remettre, à Paris, puisque vous y allez, chez monsieur de… (j’ai oublié le nom), rue du Sentier, une somme que je lui dois, et qu’il m’a prié de lui faire promptement passer ?

— Volontiers, dis-je.

Et dans l’innocence de mon âme, je pris un rouleau de vingt-cinq louis, qui me servit à revenir à Paris, et que je rendis fidèlement au prétendu correspondant de monsieur de Montpersan.

À Paris seulement, et en portant cette somme dans la maison indiquée, je compris l’ingénieuse adresse avec laquelle Juliette m’avait obligé. La manière dont me fut prêté cet or, la discrétion gardée sur une pauvreté facile à deviner, ne révèlent-ils pas tout le génie d’une femme aimante !

Quelles délices d’avoir pu raconter cette aventure à une femme qui, peureuse, vous a serré, vous a dit : — Oh ! cher, ne meurs pas, toi ?

Paris, janvier 1832.