Le Message du Mikado/p1/ch03

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Éditions Jules Tallandier (p. --63).


CHAPITRE III

La Fortune se présente à Tibérade


— Comment, Emmie, s’écria Marcel Tibérade, il ne reste plus rien de notre dernier louis !

— Eh ! non, mon cousin. Nous l’avons cassé lundi, et nous sommes au jeudi à présent.

— Lundi, fit le jeune homme d’un ton rêveur. Lundi, où m’apparut cette belle aux cheveux d’or.

— Cheveux d’or, répéta Emmie qui n’avait perçu que ces derniers mots. On pourrait les porter au mont-de-piété.

— Qui te parle de cela ?

— Toi, cousin.

— Pas du tout.

Emmie regarda son interlocuteur, remarqua qu’il avait rougi légèrement, mais n’insista pas.

— Pardon, dit-elle, j’avais cru.

Ces répliques s’échangèrent entre le jeune homme, entrevu à la porte de la légation de Corée, et une fillette de quatorze ans environ, dont le visage présentait, avec celui de son interlocuteur, ce que l’on est convenu d’appeler un air de famille.

Elle était mince, nerveuse ; ses yeux vifs, son allure preste, justifiaient le sobriquet que lui appliquait familièrement son cousin Tibérade.

« Emmie, petite souris. »

Cousins, ils l’étaient.

Le brave garçon, qui, en dépit de trois doctorats, vivait une vie si difficile, n’avait pas hésité, deux ans auparavant, à recueillir sa mignonne parente devenue orpheline.

Il avait été pour elle un père, ou mieux un frère aîné, tâchant de lui épargner les duretés de l’existence, n’y réussissant pas toujours, ce dont il se lamentait, ce dont la gamine, elle, s’amusait avec l’heureuse insouciance faisant le fond de son caractère.

Un instant, le silence régna dans la petite chambre meublée pauvrement, mais si proprette que l’on comprenait de suite qu’ici logeaient des vaillants, auxquels la pauvreté ne communiquait pas le découragement.

— Enfin, reprit la fillette, un louis en quatre jours c’est peut-être beaucoup ; mais nous avons eu des dépenses exceptionnelles : un franc quatre-vingt-quinze à la teinturière pour ma casaque ; un franc vingt-cinq de ruban pour rafraîchir mon chapeau et deux francs quinze pour le stoppage de ta jaquette déchirée. Total : cinq francs trente-cinq à la toilette. Reste quatorze francs soixante-quinze de nourriture, soit à peu près trois francs soixante-quinze par jour. C’est là un bilan qui n’admet pas de critique. Mon honneur de ménagère est sauf.

— Je ne critique pas la ménagère, murmura Tibérade avec un sourire mélancolique ; seulement le dîner de ce soir m’apparaît problématique.

— Bah ! le pain et le fromage, c’est ce que je préfère ; et, cela, on pourra le trouver à crédit.

Toute la confiance de la petite Parisienne vibrait dans ces paroles. Il secoua la tête.

— C’est égal, la guigne s’acharne après moi. Si j’ai un emploi, la maison tombe en déconfiture. C’est-à-dire que j’ai le mauvais œil, comme disent les Napolitains.

Il se leva brusquement, décrocha son chapeau.

— N’importe, on m’a promis une place dans une société financière, capital : trois cents millions ! Si ma présence la ruine, celle-là, je me considérerai comme un danger public ; il est vrai qu’on ne me donnera peut-être pas le poste ; enfin, j’y vais.

— Et tu rentreras avec une bonne nouvelle. Mon petit doigt me le dit.

Il serra la fillette sur son cœur.

— Chère petite souris, ton affection confiante me réconforte. C’est toi, vois-tu, qui rends le courage au grand diable que je suis.

— Pas diable, cousin Marcel…

— Tu ne vas pas m’appeler ange, j’imagine ?

— Non, non… Ils ont des ailes dans le dos, il faudrait faire des trous dans ton habit pour qu’elles passent. Encore des dépenses somptuaires ! Mais tu es le meilleur des bons garçons. En t’appelant cousin, je te fais tort d’un grade. Dans mon cœur, tu es le frère dévoué qui a recueilli l’enfant sans papa, sans maman, et il y a une justice, vois-tu… la récompense de ton dévouement viendra.

— La récompense, c’est ton affection.

— Ta, ta, ta… Une affection qui a les dents longues et l’appétit constant qui t’oblige à doubler tes dépenses sans apporter le moindre supplément de recettes. Tu n’as pas voulu me mettre en apprentissage.

— Mais, mignonne, tu as à peine quatorze ans.

— Dans la maison, il y a une petite fille du même âge qui gagne déjà trente sous par jour.

— Possible, mais elle ne sait pas l’histoire, la géographie, les mathématiques, la littérature, tout ce que je t’ai appris.

— Elle sait coudre, cousin, et c’est pour cela qu’on lui donne trente sous.

Tous deux se considérèrent en silence.

Enfin, Marcel eut un mouvement d’épaules, comme s’il rejetait un fardeau trop pesant et, d’un ton abaissé :

— Je m’en vais. Attends-moi… J’espère. Il faut bien espérer.

Il dégringola en hâte l’escalier de l’humble maison de la rue Lepic, qu’habitaient les deux causeurs.

D’un pas rapide, il gagna la rue Blanche, la parcourut, traversa la place de la Trinité et s’engagea dans la chaussée d’Antin.

Sur la place de l’Opéra, ses yeux furent attirés par la devanture appétissante de la maison Ferrari.

Les victuailles exercèrent un véritable hypnotisme sur le jeune homme, dont le dîner était problématique.

— Sardines à la Rossini, déchiffra-t-il machinalement sur la pancarte dominant une pyramide de boîtes historiées : un franc vingt. Les voilà, les injustices sociales ; à cette heure, une sardine vaut plus que le docteur que je suis.

La réflexion le fit sourire, mais il s’éloigna de la devanture, tournant le dos à l’étalage tentateur.

Ce mouvement lui fit apercevoir la balustrade du Métropolitain, coupant le refuge ménagé au centre de la place.

Et soudain, il demeura figé, les yeux désorbités, stupéfait et frissonnant.

Au bord du trottoir qui lui faisait face, il reconnaissait la jolie personne blonde, remarquée quatre jours auparavant, près de la légation de Corée.

— C’est elle, bredouilla-t-il, elle !

Inconsciente de l’émoi qu’elle provoquait, Sika, car c’était la gracieuse Japonaise, s’était arrêtée au bord du trottoir avec sa compagne, en qui Midoulet et mistress Honeymoon eussent sans peine reconnu Véronique Hardy.

Elle trahissait la jeune fille, et celle-ci lui marquait une confiance grandissante, l’élevant du rang de fille de chambre à celui de demoiselle de compagnie.

De là leur apparition côte à côte. Soudain, Sika descendit le trottoir et se prit à traverser la chaussée avec cette hâte des piétons qui profitent d’une éclaircie parmi les voitures.

Surprise par son mouvement, Véronique la suivit à trois pas de distance.

Tibérade les regardait approcher, les yeux troubles, avec l’impression de vivre une minute de rêve.

Et tout à coup, il eut un cri étouffé.

Une automobile, lancée à toute vitesse, a débouché de la rue Meyerbeer ; le chauffeur, qui parle à un personnage assis à l’intérieur de la voiture, ne regarde pas en avant. Le véhicule arrive droit sur Sika. Il va la renverser, l’écraser. Dans un éclair, Tibérade la voit blessée, morte, sanglante. Et emporté par un désir irrésistible de la sauver, il s’élance, atteint l’automobile, bondit sur le marche-pied, repousse le wattman ahuri, et, imprimant un brusque mouvement au volant, provoque une embardée qui fait entrer la voiture en collision avec un camion lourdement chargé.

Mais le jeune homme n’a cure de l’accident qu’il vient de provoquer. Il ne songe qu’à celui qu’il a empêché.

Il a sauté à terre. Il a saisi la Japonaise, l’a presque portée sur le trottoir, sur lequel la fausse Véronique, toute blême, les rejoint.

Il veut s’excuser de la brutalité de son acte, brutalité commandée par les circonstances.

Il n’en a pas le temps.

Sika lui a pris la main ; elle l’entraîne de l’autre côté du refuge. Elle bredouille des phrases entrecoupées :

— Merci… merci… encore une tentative criminelle… À aucun prix, je ne dois être mêlée à tout cela. Excusez ma précipitation, monsieur, je vous suis profondément reconnaissante, croyez-le.

Un auto-fiacre passe à ce moment.

Elle arrête le cocher d’un geste, pousse sa compagne dans la voiture, y prend place et le véhicule s’éloigne, laissant Tibérade seul, tout étourdi de l’aventure inattendue.

Il se demande ce qu’il fait là. Un coup d’œil vers l’endroit où il était tout à l’heure, lui montre un rassemblement dont les voitures en collision occupent le centre. Diable ! si on l’apercevait, son intervention lui créerait des ennuis de toute nature.

— Disparaissons, se conseille-t-il.

Et il se jette dans la rue Auber, bientôt masqué au groupe qu’il fuit par les bâtiments de l’Opéra.

Il est hors de danger. Il peut prendre une allure indifférente, les mains dans les poches, souriant à son « moi » intérieur qui lui répète en modulations triomphantes :

— Elle, sauvée par moi… Quelle chance ! Quelle joie !

Il remonte machinalement vers Montmartre, insensible à ce qui se passe autour de lui, absorbé par la pensée de l’exquise vision qui emplit son souvenir. Il heurte les passants, sans daigner prêter aucune attention à leurs récriminations. Il est si loin de la réalité, si enfoncé dans son rêve qu’un gros homme qu’il bouscule et qui lui crie : « Pourriez faire attention, espèce d’abruti ! » il réplique de l’air le plus gracieux : « Trop aimable, monsieur. » Ce qui méduse l’insulteur.

Elle, sauvée ! La phrase incessamment répétée chantait en lui. Cependant ses jambes arpentaient le terrain. Son corps, abandonné à lui-même, se dirigeait instinctivement vers la rue Lepic, tel que le cheval regagnant l’écurie à l’insu du charretier endormi.

Sans être sorti de son rêve, il se trouva dans son logement. Une exclamation de la petite Emmie le rappela brusquement au sentiment de la réalité.

— Déjà de retour ! s’exclamait la fillette ; tu n’as pas perdu de temps. Et tu es content, cela se voit de suite.

— Content ? Dis ravi, transporté.

— Donc tu as réussi, bravo… On va mettre les petits plats dans les grands. Pour commencer, je cours chercher le dîner.

Une douche glacée n’eût pas surpris davantage le pauvre Tibérade.

— Le… dîner ? Sapristi ! Mais je l’ai totalement Oublié.

— Oui, mais moi j’y pense, et on va le soigner, puisque tu as une place à présent.

— Une place ! Hélas ! non.

— Non, quoi ?

— Je ne me suis pas même présenté. Petite Emmie, une aventure incroyable !… L’automobile emballée… ses deux grands yeux noirs ne la voyaient pas.

— Les yeux de l’automobile ? prononça la fillette, ahurie.

— Mais non, de la jeune fille.

— Quelle jeune fille ? Ah ! tu as une façon de raconter.

Tibérade sourit. Il se mettait en devoir d’expliquer, de narrer l’incident. Il n’en eut pas le temps.

Deux coups frappés à la porte lui coupèrent la parole. Et Emmie ayant ouvert, son cousin recula avec un cri sourd. Sur le seuil, il venait de reconnaître Sika elle-même, avec, auprès d’elle, le personnage qui l’accompagnait quatre jours auparavant à la légation de Corée.

Ce dernier salua courtoisement, puis désignant Marcel du geste :

— Monsieur Marcel Tibérade, je pense ?

— Vous savez mon nom ? s’écria le jeune homme stupéfait de cette entrée en matière.

— Il sied donc que je vous apprenne le mien, acheva le visiteur.

L’index pointé sur sa propre poitrine, l’inconnu annonça d’une voix nette :

— Général Uko.

Puis, appuyant la main sur l’épaule de sa compagne, il ajouta doucement :

— Ma fille Sika !

Après quoi, il s’assit tranquillement sur la chaise que lui avançait Emmie, bouleversée, elle aussi, par là présence inattendue de ce général dans l’humble logis.

Il y eut un silence. Marcel se taisait, parce que son cœur battait à grands coups dans sa poitrine. De son côté, Emmie se sentait quelque peu intimidée, et cette impression, peu ordinaire chez elle, la réduisait au mutisme.

Le général, lui, examinait les deux cousins. Il murmura, les yeux fixés sur la fillette :

— Votre sœur, sans doute ?

Pour répliquer, Tibérade retrouva la voix :

— Non, ma petite cousine.

— Une cousine pour qui il se dévoue autant que pour une sœur, fit impétueusement Emmie.

Et comme il suppliait : « Emmie, ne dis pas cela », elle reprit :

— En bien, quoi ? M. le général ne sera pas fâché de savoir que tu as recueilli une orpheline, que tu l’instruis, que tu te mets en quatre pour qu’elle ne manque de rien, que tu es un cœur d’or… C’est, du reste, la seule chose en or dans notre maison, conclut la fantasque petite créature d’un ton ironique, comme si elle défiait au sort.

Tibérade essayant encore de l’arrêter, le visiteur protesta sans dissimuler une incompréhensible satisfaction.

— Mademoiselle a raison. Ces détails, que je connaissais d’ailleurs, me font plaisir à entendre.

— Comment, vous saviez ?…

— Mais oui. Avant de me présenter chez vous, j’ai fait dans le voisinage une enquête rapide.

— Une enquête, maintenant ?

— Très sympathique. Je désirais me documenter sur le sauveur de ma fille.

— Oh ! le sauveur !…

— Si, si. Elle m’a conté la chose. Elle est courageuse ; elle ne s’est donc pas exagéré le péril. Donc, je maintiendrai ma résolution, quoi que vous puissiez dire.

— Ah ! vous avez pris une résolution, balbutia Marcel de plus en plus interloqué par l’étrangeté de l’entretien.

— Vous m’avez conservé mon enfant, dont la perte m’eût certainement invité à renoncer à vivre ; en échange, je veux vous assurer ce qui vous manque…

— N’allez pas plus loin, monsieur, mon acte était trop naturel !

Le général se prit à rire, et d’un ton narquois :

— Ah ! vous trouvez naturel de risquer votre existence ?…

— Certes, je recommencerais avec joie,

— La manie du dévouement, alors ? Tout pour l’humanité !

— Non, mais pour Mlle  Sika…

Tibérade s’arrêta net, une rougeur ardente embrasant son visage. L’accent, les mots, il l’avait senti, étaient l’aveu de l’attraction irrésistible exercée sur lui par la fille du général. Il comprenait le ridicule de cette confidence involontaire du pauvre diable qu’il était.

À sa grande surprise, l’officier japonais répéta avec une bonne humeur cordiale, à laquelle se mêlait une imperceptible pointe d’ironie :

— Ah ! ah ! pour ma chère Sika ?

— Pour elle, oui… ; pour vous aussi, général, bredouilla le jeune homme, totalement démonté. La sympathie, cela ne se discute, ni ne se raisonne. Je vous avais aperçus lundi dernier…

— À la légation de Corée ?

— Précisément… Eh bien, à votre vue j’ai senti, je ne sais pourquoi : c’est fou, ridicule, inexplicable, ce que l’on éprouve en face d’amis, je dirais même de parents…

— Une espèce de coup de foudre ? plaisanta M. Uko. enfin.

— Très respectueux à votre égard, général, et à celui de Mademoiselle, croyez-le bien…

Lentement, l’officier hocha la tête ; un fugitif sourire contracta ses lèvres minces, et avec une rondeur soudaine :

— Cela me met à l’aise pour vous demander un service.

— Un service ! clama Tibérade. Ah ! général, je vous en serais bien reconnaissant.

— Il n’y a pas de quoi, car il vous fera courir quelque danger.

— Surtout alors, monsieur, je serais heureux, car je pourrais prouver que j’exprimais la vérité tout à l’heure.

Cette fois, le général tendit la main à son interlocuteur ; il emprisonna dans les siens les doigts de Tibérade et, les gardant un instant prisonniers :

— Je pense décidément que notre rencontre doit me réjouir. Vous êtes tout à fait l’homme que je cherchais.

— Que vous cherchiez ?

— Ma foi, oui : je vous crois fidèle, dévoué ; j’ai besoin de cela. Vous, vous avez besoin de gagner la forte somme. Un échange dans ce double sens nous sera agréable à tous deux.

— Voilà qui est bien parlé. S’écria Emmie, à qui il coûtait d’être restée si longtemps en marge de l’entretien.

— Voulez-vous être riche ? reprit Uko avec un geste aimable à l’adresse de la fillette.

— Cela ne se demande pas, affirma-t-elle sans hésiter.

— Et vous, monsieur Tibérade ?

Le cousin de la « petite souris » marqua une hésitation.

— Cela dépend…

Mais son interlocuteur lui serra la main de nouveau, en murmurant :

— À la bonne heure. Voilà l’hésitation d’un honnête homme… Cela dépend, alliez-vous dire, de ce qu’il faut faire.

— En effet. Non que je doute, monsieur…

— Bien, bien ; vous ne doutez pas, seulement vous seriez ravi d’être renseigné. Ceci est trop naturel, et si vous consentez à m’accorder quelques instants d’attention…

— Je ne perdrai pas une de vos paroles.

Le général approuva du geste, il se recueillit une minute, qu’Emmie mit à profit pour aller s’asseoir auprès de Sika, qui écoutait, une buée rose répandue sur son visage ambré disant avec quelle émotion elle suivait la conversation.

La jeune fille et la fillette échangèrent un regard. Elles se sourirent, et Emmie murmura, si bas que seule l’intéressée put l’entendre :

— Vous êtes gentille tout plein.

Mais toutes deux se figèrent en une attitude attentive. Le général parlait de nouveau.

— J’ai parié avec un compatriote. L’enjeu est énorme, énorme à ce point que la situation du perdant peut être tout à fait changée.

Et, d’un ton persuasif :

— N’est-ce pas, à certaines heures, on se laisse entraîner. Il semble que l’on obéisse à une fièvre… On déplore ensuite… trop tard… Donc le pari existe… Mon adversaire a compris que, s’il perdait, il voisinerait avec la misère. Aussi est-il capable de tout. C’est un descendant des guerriers samouraï, et il a l’âme terrible de ses ancêtres. Bref, je suis en danger de mort.

— De mort !… Pour un pari ? s’écria Tibérade, stupéfait.

— Je démontre. Ce pari remonte à quelques jours ; nous avions fait un succulent dîner. C’est toujours en semblables moments que l’on fait des sottises. Or, depuis, je suis en butte aux plus effroyables tentatives. À l’hôtel que l’habite, des gens à la solde de mon adversaire, ont cambriolé ma chambre, bouleversé mes armoires, fouillé mes malles, mes valises. Des accidents, auxquels nous avons échappé jusqu’ici par miracle, se multiplient autour de ma fille et de moi. Je suis moralement sûr que l’automobile, à laquelle vous avez arraché Sika, était dirigée par la volonté de mon adversaire.

— Mais alors, c’est un assassin ! rugit Marcel avec colère.

— Non, c’est un noble guerrier. Au Japon, nous ne voyons pas les choses du même œil que vous autres, Français.

— Ma foi, déclara Emmie, sans façon, je préfère notre œil.

Puis conciliante :

— Soit dit sans vous offenser, monsieur le général.

— Enfin, pourquoi toutes ces menaces ? interrogea Tibérade, dont les regards troublés ne quittaient plus le doux vissage de Sika…

— Pour m’empêcher de gagner le pari.

— Quel est-il ?

— Un long voyage à accomplir.

— Je ne saurais pourtant voyager pour vous,  grommela le jeune homme, tout désappointé.

— Non, mais vous pouvez voyager en même temps que moi, et vous charger d’un objet qui doit effectuer tout le parcours, objet que mon terrible Samouraï cherche à m’enlever, car le gain du pari dépend de son arrivée à destination définitive.

— Et cet objet précieux ?…

— Est ce pantalon.

Ce disant, Uko ouvrit la serviette de maroquin qu’il maintenait serrée sous son bras et en tira une culotte touriste gris de fer.

— Un pantalon ? bégaya Tibérade, absolument ahuri par cette conclusion inattendue.

— Un pantalon ? répéta sa cousine. Ah bien ? pour une idée baroque !… Pardon du mot, il m’a échappé.

Avec une expression mélancolique, le Japonais rassura la fillette :

— Oh ! vous n’avez pas à vous excuser… Ne vous ai-je pas annoncé un pari absurde ? Si je me laisse enlever ce sot vêtement, je perds la gageure et je ruine ma fille. Stupide, je vous dis, c’est stupide ; mais le mal est fait. Si je dois périr dans les embûches de mon adversaire, je souhaite au moins conserver à Sika un avenir doré.

— Je ne demande qu’à vous aider, déclara bravement Tibérade entièrement gagné à une cause, dont dépendait l’existence de la blanche Sika.

— Vous vous chargeriez donc de l’encombrant vêtement ?

— Donnez, général.

L’officier nippon leva la main pour appeler l’attention de son interlocuteur.

— Un instant. Personne ne soupçonnera qu’il est en votre possession.

— Je ne suis pas bavard, et puis de mon silence dépend la fortune de Mademoiselle, — il se reprit vivement : votre fortune…

Uko ne parut pas remarquer les termes employés. Il poursuivit :

— Vous serez obligé de me suivre partout, sans avoir l’air de me connaître.

— Au bout du monde, s’il vous plaît… Mais j’y songe, je ne puis abandonner ma petite cousine.

— Emmenez-la.

À cette proposition, Emmie bondit sur ses pieds en battant des mains.

— Vive le général !

Souriant, ce dernier, très amusé de sa pétulance, lui adressa un signe approbateur, puis revenant à Tibérade :

— Nous partirons ce soir pour Marseille, par le train de neuf heures vingt.

— Ce soir, diable ?

— Des valises suffisent. Nous achèterons le nécessaire en route.

— Ce sera très cher.

— Peu importe. Prenez ceci pour les premiers frais.

Tout en parlant, le Japonais tendait à son interlocuteur un portefeuille gonflé de billets de banque.

Et comme le jeune homme marquait une hésitation, Uko reprit avec force :

— Vous sauvegardez la fortune de ma fille. Il est juste que je vous défraie de tout. De plus, nous ne devons pas nous connaître ; il convient donc que vous puissiez, sur un simple avis, solder les dépenses imprévues.

L’argument était irréfutable. Il décida Tibérade. Le portefeuille passa de la main du général dans les siennes. Le Japonais se leva aussitôt :

— Et maintenant, monsieur Tibérade, le crois que nous aurons lieu de nous réjouir de notre entente ; seulement le temps nous presse, je vais vous dire adieu… ou plutôt au revoir. Au train de neuf heures vingt. Nous ne nous connaîtrons pas en apparence, mais nous nous verrons.

Sika s’était levée en même temps que son père.

Elle tendit à Tibérade sa main fine, en murmurant avec un léger tremblement dont il ne pouvait deviner la cause :

— Merci, monsieur. Croyez à ma gratitude.

Puis elle se dirigea vers la porte, laissant le jeune homme délicieusement impressionné par ces simples paroles. Le général la suivit. Tous deux sortirent.

Et tout pensif, Marcel demeura sur le palier, appuyé à la rampe, cherchant à apercevoir encore la fine silhouette de la ravissante étrangère. Emmie vint s’accouder auprès de lui.

— Hein, fit-elle entre ses dents ; cette fois, tu as une bonne place : porte-pantalon d’un général.

Il se tourna vers elle, mi-rieur, mi-fâché.

— L’emploi est un brin ridicule, je le sais bien, mais il est payé…

Il brandissait le portefeuille pansu. Elle secoua sa tête mutine.

— Oh ! tu sais, je ne plaisante pas… Je crois sérieusement que tu tiens la fortune…

Elle prit un temps avant d’achever :

— La fortune et la tendresse.

— Emmie, murmura-t-il d’un ton de reproche bouleversé par l’affirmation de la petite.

Mais elle l’interrompit :

— Elle est jolie, jolie… ; ton goût est indiscutable. Si je parle de cela, c’est qu’il m’a semblé…

— Il t’a semblé quoi ?

— Que Mlle  Sika a une reconnaissance infinie pour son sauveur. Tu as sauvé toute sa personne ; elle pourrait bien t’offrir une petite commission, sa main, par exemple.

— Oh ! balbutia-t-il, tais-toi, petite folle, tais-toi.

Cependant le général Uko et sa fille avaient gagné la rue Lepic.

— Allons au télégraphe, proposa l’officier.

— Au télégraphe ?

— Oui. Je pense que tous les accidents qui nous assaillent depuis quatre jours sont dus à un espion.

— Je le pense aussi, père.

— Et un espion ayant ses entrées à l’ambassade japonaise.

— Tout à fait probable. Mais je ne vois pas le rapport du télégraphe avec ce personnage inconnu.

— Direct le rapport, ma chérie. Il me permettra de renseigner le curieux, de façon à nous assurer un peu de sécurité.

— Je ne comprends pas.

— Suis-moi, et tout te deviendra clair.

En cinq minutes, le père et la fille parvenaient au bureau de poste, et le Japonais rédigeait la dépêche suivante :

« Monsieur Arakiri,

« Attaché à l’ambassade du Japon.

« Je pars ce soir pour Marseille suivant ordres reçus. J’ai trouvé une combinaison heureuse pour l’objet en question. Il me suit sans être avec moi.

« Général Uko. »

Et à Sika qui lisait par-dessus son épaule :

— Comprends-tu maintenant ; notre ennemi cherchera le maudit vêtement en dehors de nous. Peut-être nous laissera-t-il dormir tranquillement et s’acharnera-t-il sur nos bagages, sans soupçonner l’aide de ce digne M. Tibérade.

Elle hocha la tête en personne peu convaincue, mais elle ne répliqua pas ; son émoi, né en elle, de la résonance des syllabes formant le nom de son sauveur, la rendant incapable de proférer un son.

Quoi qu’il en soit, une voiture les conduisit au Mirific-Hôtel, où ils procédèrent à leurs ultimes préparatifs de départ.

Aucun ne soupçonna quels ennuis allaient fondre sur celle qu’ils s’obstinaient à prendre pour la fille de chambre Véronique, qui les attendait dans leurs appartements.

Sika, en effet, une fois en voiture avec la soubrette, après avoir quitté ostensiblement son sauveur sur la place de l’Opéra, l’avait suivi sans se montrer, et, son adresse connue, elle s’était fait reconduire à toute bride au Mirific.

Là, laissant sa servante à la préparation des valises en vue du départ du soir, elle avait parlé mystérieusement à son père. Après quoi, elle était descendue à la caisse, s’était fait remettre le paquet confié au coffre-fort, en avait donné décharge, et enfin, empruntant la serviette de maroquin de l’un des employés, elle y avait glissé le précieux colis.

Le général l’avait rejointe dans le hall ; tous deux, hélant une automobile, s’étaient aussitôt mis en route vers le logis de Tibérade, non sans que le Japonais eût clamé :

— Au bazar du voyage. Il me faut une valise.

Ces mots, surpris par un homme flânant dans le hall et par une jolie femme blonde, qui, pelotonnée dans un fauteuil, lisait attentivement le journal, avaient déterminé chez les deux personnages un même sursaut.

Était-ce sympathie ? L’adresse, lancée par le général, les fit sourire également tous deux sans qu’ils parussent toutefois remarquer cette simultanéité d’intempestive gaieté.

L’homme s’en fut prendre place à une table et se fit servir un cocktail, en murmurant :

— Surveillons la caisse. Avant de partir, il faudra bien qu’ils reprennent possession du pantalon. Attention, Midoulet.

Quant à la jeune femme, elle gagna le deuxième étage et frappa à la porte de l’appartement des Japonais.

Sur le seuil, Véronique se montra aussitôt.

— Ah ! Madame Honeymoon, fit-elle avec déférence.

— C’est moi, en effet. Je n’ai pu vous aborder depuis ce matin. Avez-vous suivi mes instructions ?

— Oui, madame. En retenant les compartiments-lits pour Monsieur et Mademoiselle, j’en ai loué un pour vous.

— Voisin des leurs ?

— J’ai eu le bonheur d’obtenir cela, voici le ticket treize. Ils ont, eux, les onze et douze.

— Bien, merci. Vous me direz, à la gare, dans quelle valise ils auront serré le paquet, qui est toujours dans le coffre-fort, n’est-ce pas ?

— Oh ! toujours. S’ils l’avaient remonté, je l’aurais vu. C’est moi qui ai fait les valises, vous pensez bien.

— Parfait. Veillez, et à la gare.

La jolie Anglaise parut hésiter un moment, puis elle tendit la main à son interlocutrice.

— Je vous prie de secouer la main avec moi… Sans le comprendre, vous rendez un service à l’Europe ; un service tel qu’il effacerait les fautes les plus graves, et vous n’êtes pas fautif, monsieur Pierre.

Ces mots firent rougir l’interpellé. Il saisit la main potelée qu’on lui offrait, la porta à ses lèvres en bredouillant avec une inexprimable émotion :

— Merci de me parler ainsi ; merci, madame.

— Non, ne me remerciez pas de cela. La chose est juste, donc elle ne mérite pas mention. Souvenez-vous seulement à la gare…

— Soyez tranquille, je n’oublierai rien de ce qui semble vous être agréable. Sur ce, la gracieuse Anglaise regagna sa chambre, tandis que Pierre-Véronique, reprenant la confection des valises, murmurait à part lui :

— C’est drôle ; avec l’homme du 106, cela m’ennuie de trahir la mignonne Mlle  Sika ; et avec cette petite dame-là, ça ne me déplaît pas du tout. Est-ce que l’amertume de la trahison, dont parlent les poètes, dépendrait uniquement de la nature de la personne au bénéfice de qui on la commet ?

La discussion de ce problème philosophique ne lui sembla pas opportune sans doute, car il se remit à boucler les bagages.

Après quoi, il fit le tour des chambres lentement, s’assurant qu’il n’avait rien oublié ; puis souriant, il ferma les valises à clef et glissa le trousseau dans sa poche.

— Comme cela, se confia-t-il, le général, pour enfermer le paquet dans un sac quelconque, sera obligé de me demander les clefs et je serai averti.

Il eut un haussement d’épaules.

— Si j’étais seul, comme cela me serait égal ; mais il faut que je renseigne les autres.

Et serrant les poings d’un mouvement rageur :

— Il n’y a pas à dire : le bonhomme, je suis horripilé de lui obéir ; la petite dame, c’est juste le contraire…

Un instant, il demeura pensif, semblant chercher dans le vague la suite de sa phrase suspendue. Enfin, il hocha la tête à plusieurs reprises, et grommela :

— Ce qui est certain, c’est que je suis une Véronique pas ordinaire.

Le général Uko et sa fille rentrèrent seulement pour le dîner.

Ils félicitèrent la pseudo-fille de chambre d’avoir préparé les bagages ; mais à sa grande stupéfaction, ni l’un ni l’autre ne parut songer au paquet qui donnait tant de tablature à lui, Pierre Cruisacq.

Les valises et la mallette de Véronique furent enlevés par un chasseur, qui se rendait à la gare pour leur enregistrement.

Ah çà ! le général avait-il l’intention de porter le colis mystérieux à la main ?

L’heure du départ sonna sans que la camériste eût élucidé ce point. Les Japonais quittèrent leurs chambres.

Véronique suivit ses maîtres. Incompréhensible ! Ils ne se dirigent pas vers la caisse. Ils oublient donc le paquet enfermé dans le coffre-fort ?

Avec un tremblement dans la voix, que ses interlocuteurs ne remarquent pas, la fausse servante demande :

— Monsieur et Mademoiselle n’avaient-ils rien dans le coffre-fort de la maison ?

— Non, mon enfant.

C’est le général qui a répondu d’un ton détaché, dont est médusé Pierre.

Qu’est-ce que cela signifie ? La suppléante de la défunte Hardy sait bien pourtant que les Japonais ont usé de l’asile inviolable du coffre-fort de l’hôtel.

Ils ont donc repris possession de leur bien, sans en rien dire à personne. Où l’ont-ils caché ?

Pas une seconde, Pierre ne se figure que l’objet cherché se promène loin de là, au fond de la valise d’un jeune homme qui, dans la journée, sauva l’existence de la mignonne Sika.

Midoulet doit partager son étonnement. L’agent, installé près de la caisse, y a passé la soirée. Et il s’est dressé, le cou tendu, regardant l’ambassadeur s’éloigner, gagner la porte.

C’est trop fort. Il a escompté ce moment. Il a préparé tout une suite de manœuvres habiles pour s’emparer du pantalon du Mikado. Dans sa certitude de réussir, il a jugé inutile de retenir une place dans le rapide de neuf heures vingt du soir, et maintenant…

Il se rue en tempête au dehors, saute dans un taxi-auto, promet au chauffeur un pourboire exceptionnel, et arrive à la gare de P.-L.-M. une demi-heure avant le départ du train.

Toujours courant, il se case dans un compartiment de première classe.

À travers la vitre, il voit arriver les trois voyageurs. Ceux-ci montent dans l’un des wagons-lits, mais l’agent a pu adresser à Véronique un signe d’appel, auquel celle qu’il considère comme une soubrette a répondu d’un mouvement de tête.

Elle viendra tout à l’heure et le renseignera. Impossible qu’en route, elle n’ait pas découvert comment ses « patrons » ont mis sa surveillance en défaut.

Cependant, Véronique, il faut bien lui conserver ce nom, installait les Japonais dans leurs compartiments-lits ; deux compartiments voisins, communiquant au moyen d’un simple déplacement de la cloison mitoyenne.

Et tandis qu’elle disposait l’un, le père et la fille, réunis dans l’autre, échangeaient à voix basse les répliques suivantes, qui eussent donné la clef de l’énigme aux agents français et anglais attachés à leur poursuite.

— Pourvu que ce M. Tibérade ne manque pas le train, susurra Uko.

Sika secoua la tête.

— Il est avec sa petite cousine dans le wagon suivant le nôtre.

— Tu es sûre ?

— En arrivant sur le quai, je les ai aperçus dans le couloir du véhicule. Ils nous guettaient. La petite Emmie m’a même saluée légèrement.

— En ce cas, tout est pour le mieux.

Véronique avait terminé. Elle souhaita le bonsoir à ceux qu’elle trahissait non par goût, mais par nécessité, et les portes donnant sur le couloir dûment closes, elle se préparait à regagner le wagon de seconde classe, où sa place était retenue, quand du compartiment voisin de celui du général, sortit la charmante mistress Honeymoon.

— Eh bien, interrogea-t-elle curieusement, dans quelle valise ?

Là pseudo-soubrette eut un geste désolé.

— Je ne sais pas. Il faut qu’ils aient repris leur fameux colis dans l’après-midi, car au moment du départ, ils ne sont même pas entrés à la caisse du Mirific.

— Ils se défieraient donc ?

— C’est bien possible, quoique je ne puisse l’affirmer.

— Possible, non, mais certain, — et entre ses dents, la sémillante Anglaise soupira : — Les entreprises stupides du sieur Midoulet leur ont donné l’éveil. Ah ! le maladroit !

Mais le sourire reparut sur sa physionomie gracieuse :

— Bah ! fit-elle, je suis leur voisine. La nuit est longue et le chloroforme rapide. Je vérifierai leur bagage.

Elle conclut d’un ton de bonne humeur :

— Allez dans votre place, monsieur Pierre, et dormez confortablement. Tout ceci n’est point de votre faute.

Elle avait disparu dans son compartiment. Pierre demeurait sur place, agréablement impressionné encore par la voix harmonieuse de la charmante Anglaise.

Soudain, une voix assourdie prononça à son oreille :

— Savez-vous ce qu’ils ont fait du paquet ?

Il sursauta. Midoulet était devant lui.

Ah ! celui-là lui faisait peur. Avec Mrs. Honeymoon, il se sentait en confiance ; tandis que l’agent français lui était tout à fait antipathique.

Seulement, sa situation fausse l’obligeait à cacher ses sentiments. Aussi mit-il Célestin Midoulet au courant du résultat négatif de sa surveillance.

L’agent gronda des menaces, puis rudement :

— Va te coucher, ma fille. Je saurai cette nuit ce que tu ne peux m’apprendre. Ah ! on prétend que les domestiques savent espionner leurs maîtres. Pauvres espions, qui ne découvriraient pas le soleil au milieu du jour.

Il est certain que ses imprécations contre les gens de maison n’étaient pas de nature à émouvoir Pierre.

Il n’y prêta donc qu’une attention médiocre et s’empressa d’obtempérer à l’ordre de Midoulet. Se tournant le dos, chacun regagna sa place, sans s’inquiéter de l’autre.