Le Message du Mikado/p1/ch09

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Éditions Jules Tallandier (p. 151-170).


CHAPITRE IX

Un match involontaire maritime et terrestre


Trois jours ont passé. Sur le quai del Commercio, à Brindisi, le général et ses amis vont embarquer. Ils se sont arrêtés près d’un escalier taillé dans le « molo » (le môle), au bas duquel se balance un long canot automobile.

À l’avant, le mousse, à la physionomie malicieuse, est debout, pour aider les passagers à prendre pied dans l’embarcation.

Auprès des voyageurs, un gaillard très brun, râblé, exubérant, parle sans cesse.

C’est le constructeur, auquel Uko a loué le bateau, et qui a tenu à venir en personne assister au départ.

Il parle sans arrêt faisant demandes et réponses.

— Vous vous rendez compte, Excellence général, que tout est paré… Le mécanicien Tomaso, un praticien réputé, je l’affirme par tous les saints del Paradiso, est à la machine ; le mousse Picciolo, vous le voyez là sous vos yeux. Quant aux vivres et essence… huit jours assurés. J’ai tenu à surveiller moi-même l’arrimage.

— Alors embarquons, prononça Emmie, qui, en petite Parisienne impatiente, s’énervait visiblement du bavardage de l’Italien.

Mais celui-ci retint encore le général.

— Dans la cabine, vous trouverez couvertures, oreillers, et cætera. J’ai voulu assurer toute satisfaction à Votre Excellence, tout le confort moderne, ainsi que disent les milords anglais.

Pourtant Uko réussit à se débarrasser du personnage ; Sika sauta légèrement dans le canot, suivie par Emmie, Marcel et enfin par son père.

— En avant, commanda, dès que le mousse Picciolo eut repris sa place au gouvernail, le général qui craignait évidemment quelque supplément de conversation du disert constructeur d’embarcations.

Et tandis que la chaloupe se mettait en marche, avec le ronronnement rythmé du moteur, ledit constructeur, sans rancune pour la façon un peu cavalière dont ses clients se séparaient de lui, leur criait en agitant un superbe mouchoir, grand comme une voile de misaine et historié d’écussons, de vues du pays :

— Bon voyage ! Traversée dolcissima à vos seigneuries. À la faveur de vous revoir à Brindisi et de faire de nouvelles affaires avec vous.

Heureusement, l’hélice tourne avec une vitesse uniformément accélérée ; le bouillonnement de l’eau à l’arrière augmente. Le petit navire file entre les bateaux amarrés dans le bassin, rase les tartanes aux voiles triangulaires, se glisse entre les feux marquant l’entrée du port.

On est en mer ; on pousse au large, laissant en arrière de la côte, dont les découpures s’atténuent en un brouillard imprécis teinté de mauve.

Les jeunes filles, Emmie surtout qui voyageait, on le sait, pour la première fois, regardaient, intéressées par les barques de pêche que l’on croisait à chaque instant.

Soudain, la fillette désigna un point lointain à peine perceptible, et s’écria :

— Qu’est-ce que cela ?

D’un mouvement précipité, elle porta à ses yeux la jumelle marine de sa compagne, regarda un instant et reprit :

— Mais c’est un canot. Pas de voiles, pas d’avirons. Ah çà ! ce serait donc un automobile comme le nôtre ?

Tibérade et le Japonais, intrigués par les exclamations de la fillette, observèrent à leur tour l’embarcation signalée.

Seulement cet examen leur procura une surprise qu’ils traduisirent par ces répliques quelque peu inquiètes :

— Monsieur Tibérade.

— Général ?

— Ai-je la berlue ? Il me semble que ce canot suit rigoureusement le même chemin que le nôtre.

— Oh ! au sortir d’un port, c’est chose normale. Tous les bateaux circulent sensiblement suivant une même ligne.

— Vous avez sans doute raison, attendons pour nous faire une opinion.

À dater de ce moment, les lorgnettes ne quittèrent plus l’embarcation suspecte, et au bout d’une demi-heure, il fallut bien constater que sa route se confondait d’étonnante façon, avec celle du n° 4 que les voyageurs occupaient.

— Par les dix mille bouddhas bienfaisants, gronda le Japonais, ce canot a l’air de nous chasser à vue.

Comme Marcel hochait la tête d’un air de doute, l’officier grommela :

— Nous allons bien le voir.

Sur ces mots, il rejoignit le mousse Picciolo, qui, tout à son gouvernail, ne paraissait pas avoir remarqué l’incident.

— Changez de direction, lui dit-il ; je veux m’assurer des intentions d’un bateau dont les manœuvres m’inquiètent.

Picciolo donna un coup de barre à bâbord, mais l’abattée du n° 4 s’était à peine indiquée, que l’embarcation inquiétante exécutait à son tour le même mouvement

— Cette fois, pas de doute, reconnut Tibérade ; on nous poursuit.

— Droit sur ce canot, ordonna le général d’une voix rageuse.

Sous l’impulsion du mousse, le n° 4 vira de bord.

Aussitôt le canot mystérieux tourna sur lui-même et prit chasse, maintenant imperturbablement la distance qui séparait les deux esquifs.

Ceci devenait vraiment trop fort

Marcel, Sika, Emmie applaudirent le Japonais lorsque s’adressant au mécanicien Tomaso, il clama :

— Forcez de vitesse.

Mais sans doute l’autre bateau força également, car le n° 4, dont la membrure tremblait sous la rotation accélérée de l’arbre de l’hélice, le poursuivit durant vingt minutes sans le gagner d’une brasse.

Chez tous, l’impuissance à joindre le fuyard se traduisait par une irritation grandissante, la belle indifférence des subalternes, déclara :

— Il est bien inutile de continuer, nous perdons notre temps à vouloir rattraper ce gaillard-là.

— Vous croyez. Nous ne pouvons donc marcher plus vite ?

— Eh non, signor ; et le canot là-bas le pourrait, lui !

La déclaration de Tomaso stupéfia ses auditeurs.

— Ah çà ! vous le connaissez donc ? gronda le général, traduisant la pensée de tous.

— Bien sûr… Il était du raid Tripoli-Brindisi, comme celui-ci.

— Hein ? Du raid également ?

— Comme vous dites. C’est le n° 2. Si j’avais été au chantier quand vous avez loué, c’est lui que je vous aurais conseillé de choisir. Il tient la mer mieux que les autres, et a une supériorité de marche indiscutable.

— Mais pourquoi nous suit-il ?

— Ça, je n’en sais rien. Seulement, quand le client qui le monte, a fait sa location, il devait avoir son idée ; car il a essayé toutes les embarcations, et a jeté son dévolu sur le n° 2, le plus véloce, a-t-il dit.

Les voyageurs s’entre-regardèrent avec inquiétude.

Dans l’esprit de chacun, l’image de leur persécuteur Midoulet s’était dessinée.

— Quel aspect a ce « client » ? murmura enfin le général.

— C’est un bonhomme de haute taille, imberbe, les yeux bleu d’acier, la face maigre.

— C’est lui ! s’écrièrent les passagers d’une seule voix.

Et se tournant vers le mousse Picciolo, Uko, convaincu de l’impossibilité de distancer son adversaire, commanda :

— Reprends notre direction première, petit.

Puis s’adressant à ses compagnons :

— Tant qu’il nous verra, il ne faut pas songer à lui brûler la politesse.

— Alors ?

— Alors, je compte sur la nuit, qui nous sera une alliée propice,

— Sur la nuit ? Quel avantage nous donnera-t-elle ?

— Celui de changer de route, sans qu’il soit à même de s’en apercevoir. À l’aube, quand la lumière reparaîtra, nous serons hors de vue.

— Bravo ! Voilà ce qu’on peut appeler une idée !

L’approbation, jaillie des lèvres d’Emmie, de cette gamine de Paris si prime-sautière, dérida ses compagnons. Tous oublièrent leur méchante humeur.

Évidemment, il convenait de ne plus s’occuper du canot 2, tant que la lumière se ferait la complice de l’agent.

Les ténèbres venues, rien de plus simple que de lui fausser compagnie.

À lui, l’appui du soleil : à eux, le secours de la nuit favorable aux fugitifs.

Bref, l’espoir du succès mit tout le monde en joie, et certes, si le dicton populaire correspond à une réalité, les oreilles de l’agent durent tinter, car les plaisanteries à son adresse ne furent pas épargnées.

Le jour s’écoula, le crépuscule sema sur la mer sa cendre grise qui, se fonçant peu à peu, se transforma en nuit opaque.

On avait interdit à Picciolo d’allumer le feu de position.

Sans doute, on risquait ainsi d’être abordé par une autre barque ; mais il importait, avant tout, d’éviter quoi que ce soit qui eût pu renseigner l’agent sur la direction suivie par le canot fugitif.

Donc, la nuit complète enveloppait le n° 4 ainsi qu’une cloche d’ombre. Le moment d’agir était venu.

— Barre à tribord, commanda le général.

Vivement, le mousse exécuta l’ordre donné ; le canot, abandonnant la route de l’Est, pointa son avant vers la côte africaine de Tripoli, dont les plages sablonneuses arrêtaient le flot à six cents kilomètres dans le sud.

Une acclamation salua le virage, mais elle s’acheva en un murmure désappointé.

Une soudaine clarté s’était allumée au loin ; un rayon lumineux s’en détachait, courant à la surface des eaux, tel un bras géant tendu à la recherche d’une proie.

— Au diable, gémit Tibérade, il possède un projecteur. Il a donc tout prévu, ce satané agent.

En dépit de l’exclamation, il faut bien avouer qu’au fond, le jeune homme n’éprouvait qu’une contrariété mitigée. Après tout, il s’agissait d’empêcher une trahison dirigée, peut-être, contre une autre nation d’Europe.

Le rayon d’ailleurs, dans sa course circulaire, avait rencontré le canot n° 4, et désormais, il l’accompagnait avec une obstination agaçante.

Le bateau le plus rapide n’eût pas été capable de lutter contre cet adversaire lumineux, la lumière parcourant quatre-vingt mille lieues par seconde. Personne n’y songea d’ailleurs.

D’un ton découragé, Uko bégaya :

— Remettez le cap à l’Est. Il n’y a rien à faire contre cela.

Désormais, il fallait se résigner. Le canot automobile 2 resterait dans le sillage du n° 4, autant qu’il lut plairait.

Et la nuit s’écoula. Le soleil reparut, décrivit son orbe circulaire d’un horizon à l’autre. Les ténèbres s’épandirent de nouveau sur la mer. Toujours le canot poursuivant signalait sa présence, tantôt point noir mobile à la surface des houles bleues de la Méditerranée, tantôt foyer lumineux glissant au sommet des vagues, ainsi qu’un œil rivé sur les fugitifs. La légende de Caïn, poursuivi par le regard vengeur, devenait une réalité.

La soixantième heure de navigation sonnait. Silencieux, énervés par le sentiment de la lutte impossible, les deux Japonais, leurs compagnons français considéraient distraitement les rivages découpés de la grande île de Crète, dont les montagnes tourmentées se découpaient sur l’horizon méridional, à moins de deux milles.

À voix basse, Tibérade esquissait pour Emmie un résumé rapide de l’histoire de cette terre héroïque, grecque de tendresse, turque par la force, maintenue dans une situation hybride, par l’incessante rivalité des grandes nations européennes.

Soudain, une légère explosion se produisit ! Le moteur cessa de faire entendre son ronflement caractéristique, et l’hélice, qui se tordait naguère sous les eaux, s’immobilisa. Le canot continua un instant à courir sur son erre, puis stoppa bientôt, demeura sur place, mollement balancé au gré des flots.

— Un cylindre brûlé ! cria le mécanicien Tomaso après une rapide vérification.

Tous firent la grimace. Seule Emmie s’esclaffa :

— Alors, c’est la fâcheuse panne. Midoulet va être obligé de stationner aussi, à moins qu’il ne vienne nous prendre à la remorque.

Elle se tut. Le mécanicien disait :

— La réparation est trop compliquée pour être effectuée en pleine mer. Gagnons le port de La Canée, qui heureusement n’est pas très éloigné. J’établis une voile de fortune, grâce à laquelle on arrivera tout de même.

Ceci dit, sans s’inquiéter du général ni de ses compagnons, dont le mécontentement se traduisait par des gestes, des exclamations véritablement peu tendres pour le destin persécuteur, Tomaso, aidé par Picciolo, dressa la voile, et lentement poussé par un vent du nord-ouest, le canot se rapprocha de la côte.

Qu’eussent dit les voyageurs s’ils avaient su que cette avarie de machine avait été voulue par Midoulet, concertée par lui avec leur mécanicien.

Tout en effectuant la location du canot automobile de haute mer n° 2, l’agent avait acheté la conscience de Tomaso. Quelques lires (francs) aidant, la panne, qui arrêtait le canot n° 4 en vue de La Canée, avait été virtuellement décidée à Brindisi.

Lentement, l’embarcation se glissa entre les jetées du port crétois, pénétra dans l’un des bassins et vint accoster à quai.

— Combien de temps devrons-nous rester ici ? demanda l’officier au mécanicien, qui se livrait à une inspection plus minutieuse de son moteur.

D’un accent innocent, l’interpellé répliqua :

— Je ne pourrais vous fixer de suite, Excellence général ; quelques heures ou quelques jours, cela dépendra des moyens dont je vais disposer ici.

L’agacement du Japonais prit des proportions si inquiétantes que Tibérade proposa :

— Général, je vous en prie, distrayez-vous. Allez parcourir la ville avec Mlle Sika.

— Et notre homme, non surveillé, ne fera rien pendant ce temps.

— Je resterai pour veiller à cela.

— Avec moi, déclara gravement Emmie. Si cet Italien trompe nos quatre-z-yeux, je renonce à voyager !

Comme toujours, la gaieté de la fillette réagit sur ses interlocuteurs, si bien que l’officier japonais, après avoir résisté un instant, consentit à céder aux instances des Parisiens.

Au demeurant, il sentait lui-même la nécessité de chercher dans la distraction un dérivatif à son irritation.

Il s’éloignait déjà avec Sika, quand un appel de Marcel les fit se retourner brusquement.

— Le canot n° 2 !

La main du jeune, homme, tendue vers rentrée du bassin, expliquait les paroles.

L’embarcation de Midoulet, trop reconnaissable, hélas ! pour ceux que sa poursuite tracassait depuis tant d’heures, pénétrait entre les jetées, se dirigeant vers le n° 4, avec l’intention évidente de prendre l’amarrage dans son voisinage immédiat.

— Il fallait bien s’y attendre ! rugit le général en serrant les poings.

Puis, obéissant à une impulsion irraisonnée, il saisit sa fille par le poignet et l’entraîna vers une des ruelles, conduisant du port au centre de la cité, juste au moment où l’agent du service des Renseignements sautait sur le quai.

Midoulet éclata de rire. Il eut un salut amical de la main à l’adresse de Tibérade, puis désignant les Japonais qui s’éloignaient précipitamment, il s’élança à leur poursuite.

— Il se donne une peine inutile, fit doucement Emmie. Nos amis se promènent sans arrière-pensée.

— Bah ! laissons-le faire et occupons-nous de mettre notre Tomaso en mouvement.

Un instant plus tard, le mécanicien Tomaso s’était abouché avec celui du canot 2, qu’il connaissait comme employé de la même administration, et ce dernier ayant affirmé qu’il existait une maison, où l’on trouverait toutes les pièces nécessaires à la réparation du moteur, les deux hommes gagnèrent la ville, laissant Tibérade et sa cousine à la garde des embarcations.

Ceux-ci déambulèrent de long en large sur le quai ; on sait que l’attente ambulatoire parait moins pénible que l’immobilité. Pourquoi est-ce ainsi ? Les philosophes l’expliqueront peut-être un jour. Cela est, voilà le fait certain.

Parfois, ils s’arrêtaient au bord du quai, cherchant à fixer leur attention sur les barques, les bateaux de pêche, les canots des navires de guerre, des croiseurs ancrés sur rade ; ces croiseurs dont l’Europe se charge de maintenir le statu quo en Crète.

Ils se trouvaient ainsi, plantés tels des dieux termes, en face du bateau de l’agent, quand une voix résonna à leurs oreilles :

— Monsieur Midoulet ? disait-elle.

D’un mouvement ils firent face à celui qui venait de parler et reconnurent un télégraphiste de la Société anglaise des Câbles de la Méditerranée…

Marcel ouvrait la bouche pour affirmer l’absence de l’agent, mais plus prompte que lui-même, sa petite cousine Emmie ne lui en laissa pas le temps. D’un geste net, elle le désigna à l’employé, et avec une conviction qui médusa l’intéressé, elle prononça :

— C’est monsieur.

Avant que Tibérade eût songé à protester, la fillette saisissait la dépêche que le télégraphiste tenait à la main, et la tendant à son compagnon :

— Lisez, monsieur Midoulet ; ceci doit être intéressant !

L’employé, sa mission remplie, à sa croyance du moins, avait pivoté sur ses talons et reprenait le chemin de son administration, sans hâte intempestive. Marcel regarda sévèrement sa cousine :

— Emmie ! commença-t-il d’un ton grondeur…

Il ne continua pas. La petite, le défiant du regard, s’écriait :

— Veux-tu lire, oui ou non ?

— Mais le secret de la correspondance, tenta-t-il de répondre.

Elle haussa les épaules, fit sauter la bande gommée, et avec un aplomb déconcertant :

— Alors, je lis moi-même ; la correspondance d’un ennemi est toujours remplie d’enseignements.

D’un bond, elle se mit hors de la portée du jeune homme, bouleversé par son incroyable sans-gêne ; puis, tranquillement, elle parcourut la missive d’un regard attentif.

Après quoi, revenant à son cousin, elle lui glissa le papier dans la main :

— Lis à ton tour. Cela t’intéressera, je te le dis… Pour te décider, apprends que ceci émane du chef de la police anglo-égyptienne de Port-Saïd.

— Hein ? Le chef de la police anglo-égyptienne. Que veut-il ?

— Il répond au sieur Midoulet des choses très instructives.

— Il répond ? Midoulet lui aurait donc câblé ?

— Probablement. Mais lis, je t’en prie. Tu ne le regretteras pas, en dépit de tes scrupules.

Dominé par le ton de son interlocutrice, Marcel abaissa ses regards sur la feuille. Il déchiffra ces lignes :

« Monsieur Célestin Midoulet agent français.

« Mesures demandées sont prises. Valides signalées seront mises en séquestre, tente des Messageries Maritimes.

« Signé : Chef police anglo-égyptienne. »

— Tu vois, reprit Emmie.

Et preste, elle lui arracha le télégramme, le déchira en morceaux qu’elle lança dans l’eau. Puis :

— Tu vois, M. Midoulet semblait accepter ta promesse de remettre le pantalon au général.

— Il semblait !… Il semblait !…

— Sans doute, il semblait seulement ; car il te met dans l’impossibilité de procéder à cette restitution, en plaçant l’objet sous séquestre.

— C’est vrai, au fait.

— Tu le reconnais : ce n’est pas trop tôt.

— Et même je le déplore, car ma situation vis-à-vis du général redeviendra horriblement fausse.

— très juste ; il s’agit donc de passer à travers les mailles du filet tendu par cet insupportable et indélicat personnage.

— Passer à travers ; et comment grand Dieu ?

— Je n’en sais rien, mais en cherchant, on trouvera, ne t’inquiète pas.

Le retour du mécanicien mit fin à la conversation, au moins pour l’instant.

Avec une profusion de grands gestes, Tomaso expliqua que la ville était mal outillée, que la réparation demanderait trente-six ou quarante-huit heures ; Il parut du reste stupéfait de la satisfaction non dissimulée du cousin d’Emmie.

Tibérade était enchanté.

Dans l’espèce, le retard assurait à Marcel deux journées de plus à réjouir ses yeux de la vue de Sika.

Et comme Emmie semblait aussi réjouie que lui-même, il murmura :

— Tu es gentille, petite souris ; tu comprends mon chagrin de me séparer de nos compagnons ; quelques jours de répit sont un cadeau du hasard bienveillant.

Elle eut un sourire énigmatique :

— Ah ! oui, je te comprends, mon pauvre Marcel. Je te comprends si bien que je ne crois pas le ciel assez cruel pour permettre une chose aussi douloureuse.

Il voulut interroger, secoué par l’énigme de ces paroles, mais elle mit un doigt sur ses lèvres et chuchota :

— Silence ; voici la jolie Sika avec son père !

Elle disait vrai. À ce moment même, les Japonais débouchaient d’une rue latérale et s’avançaient le long du quai. Leur venue détourna les pensées de Marcel, car le général s’emporta jusqu’à la fureur pour conter que Midoulet s’était attaché à ses pas, sans le moindre répit. Seulement, tandis que Tibérade s’efforçait de le calmer, Emmie saisit la main de Sika et l’entraîna à quelque distance, sans répondre aux questions de la jeune fille intriguée par cette manœuvre inattendue.

Quelques minutes passèrent. Uko, ayant épanché sa colère, remarqua l’éloignement des jeunes filles.

— Que font-elles là ? dit-il. Ces jeunes filles auront donc toujours des mystères à se confier…

— Si mystères il y a, repartit Tibérade, ce sont des mystères gais, en tout cas.

— Vous reconnaissez cela d’ici ?

— Sans magie. Voyez leurs visages rayonnants. À les considérer, général, je vous mets au défi de ne pas penser comme moi.

On eût cru que les causeuses avaient perçu les réflexions de leurs compagnons de voyage, car elles se rapprochèrent lentement. Toutefois, avant d’arriver à l’amarrage des canots, Emmie prononça rapidement, ainsi qu’une conclusion de l’entretien :

— De la sorte, ma chère amie Sika, votre père et mon cousin n’auront plus la possibilité de se séparer, et vous aurez le sourire à jet continu, ce que mon amitié souhaite.

Une buée rose aux joues, la blonde Japonaise bredouilla :

— Ah ! vous êtes extraordinaires, vous autres, Parisiennes.

Il y avait dans ces mots de banalité courante une reconnaissance infinie.

Emmie le sentit. Elle se jeta au cou de sa compagne, et, tout en la couvrant de baisers, s’égrenant tels un chant d’oiseau :

— Le bonheur de tout le monde, voilà ma marotte… Même celui du sieur Midoulet. Lui non plus ne veut pas quitter votre père. Eh bien, voyez comme je suis bonne. Je vais lui assurer sa compagnie.

L’affirmation amena un rire perlé sur les lèvres de Sika. Mais, se calmant aussitôt la jeune fille reprit :

— Comment pourrai-je jamais m’acquitter envers vous, Emmie ?

— Oh ! bien aisé… Je vous appellerai ma cousine et je serai payée.

D’une pirouette, elle se mit hors de la portée d’une réplique, et interpellant le général :

— Vous savez que nous sommes immobilisés ici pour deux jours au moins.

— Comment cela ? gronda le Japonais, fronçant de nouveau les sourcils.

— Le mécanicien estime ce laps de temps nécessaire pour la réparation.

Et, avec une gravité imperturbable, les yeux fixés sur les mains de son interlocuteur qui se crispaient furieusement, la fillette ajouta :

— On partirait aujourd’hui si le canot n° 2 nous prenait à son bord.

Tibérade et Uko sursautèrent.

— Mais c’est le canot de cet assommant Midoulet !

Elle riposta, avec son habituelle-gaieté :

— Dame, il faut se servir au mieux des ennuis qui ne sauraient être empêchés.

— Cette petite est vraiment extraordinaire, s’exclama le général ; et s’apaisant comme par enchantement :

Qu’entendez-vous par nous servir de… ?

— J’entends, que le canot 2 marche plus vite que le nôtre ; qu’il nous escortera, bon gré, mal gré, jusqu’à Port-Saïd, et que si nous réussissons à lui échapper, ce ne sera que sur la terre égyptienne.

— D’accord, cela ne m’explique pas…

— C’est clair, pourtant, que le sieur Midoulet en personne soit dans le sillage ou dans le bateau, qu’est-ce que cela peut vous faire ?

L’officier eut un geste vague. La logique de la fillette le déconcertait. Il hésitait encore ; Emmie assura sa victoire.

— Ce fâcheux nous serait agréable pour une fois, en nous faisant gagner quarante-huit heures.

— Mais qui lui porterait une proposition pareille ? murmura Uko, avouant ainsi qu’il se rendait aux raisons de sa jeune interlocutrice.

— Est-ce que je ne suis pas là, général ?

Emmie était prompte de décision. Ni Tibérade, démonté par la combinaison devant écourter son séjour, auprès de Sika, ni le général encore hésitant, n’eurent le loisir de formuler une nouvelle objection.

Au pas gymnastique, la fillette s’élança sur le quai.

Où allait-elle ?

Pas bien loin. Elle avait aperçu Midoulet assis d’un air indifférent sur une borne d’amarrage, et qui feignait de s’absorber dans la confection d’une cigarette.

Elle le rejoignit. Surpris par son mouvement, l’agent s’était levé. Elle commença gaiement :

— Non, ne vous dérangez pas… Je viens en solliciteuse ; oui, je viens vous demander un service.

— Un service ? répéta-t-il interloqué. Un service à moi…

— Il n’y a que vous qui soyez en posture de nous le rendre.

Et convaincue :

— Vous comprenez que mon cousin a hâte d’être débarrassé de sa responsabilité, maintenant qu’il considère le vêtement du Mikado comme de mauvaise compagnie.

— Ça, je le conçois, plaisanta l’agent sans défiance.

— Aussi, l’idée de perdre deux jours dans ce pays crétois, pour que l’on remette notre moteur en état lui est insupportable.

— Qu’y puis-je ? Je ne saurais réduire le retard causé par un travail…

— Mais si, vous le pouvez.

— Moi ? s’exclama Célestin stupéfait, je puis raccourcir le délai en question ?

— Naturellement Prenez-nous tous dans votre canot et quittons La Canée dès ce soir.

Une seconde, Midoulet demeura sans voix. L’idée de la fillette le pétrifiait littéralement.

— Votre surveillance en sera facilitée, reprit Emmie d’un ton insinuant, mon cousin vous aura de l’obligation… Et le général lui-même sera satisfait, car la perspective de séjourner dans cette cité de La Canée ne le réjouit aucunement.

Midoulet se passa la main sur le front et d’un accent soupçonneux :

— Ils veulent me jouer un tour…

Mais Emmie l’arrêta net :

— Mon cousin a promis. Dès qu’il aura le pantalon entre les mains il le remettra au général. Il pense que, vous présent, votre tâche sera plus aisée…

— Vous me certifiez son entière bonne foi ?

Du coup, la fillette éclata de rire :

— Ne dites pas de bêtises ; voyons, monsieur Midoulet vous qui êtes intelligent. Si je voulais vous tromper, mon certificat ne prouverait rien.

— Je reconnais que vous avez raison.

— À la bonne heure !

— Alors, pourquoi me prêterais-je à la combinaison, puisque je ne saurais être assuré des sentiments de votre cousin ?

— Oh ! monsieur Midoulet, fit-elle, le menaçant du doigt ; dites-vous donc que Marcel a fait son service militaire, qu’il est bon Français, incapable de pactiser avec ceux que vous lui avez désignés comme ennemis possibles de son pays.

Ma foi, l’argument porta, et l’agent se laissa persuader.

Il voulut en personne offrir le passage à ses adversaires d’antan ; si bien que, le soir même, tous s’embarquaient sur le canot n° 2, chacun se félicitant en son for intérieur de la tournure des événements, chacun qualifiant de sommet d’intelligence la mutine Emmie, qui n’en était pas plus fière pour cela.

Sans aucun doute, la fillette tenait en réserve une formidable espièglerie, car Sika, lui ayant demandé à voix basse :

— Vous êtes sûre de réussir ?

Elle répondit avec une gaieté si communicative, que son interlocutrice fut prise de fou rire :

— J’ai dans ma poche le gage de la victoire, miss Sika.

— Dans votre poche ?

— Oui… Avant le départ, j’ai fait un saut en ville, pour acheter du fil, dit-elle en montrant sa manche décousue.

— Et après ?

— Eh bien, j’ai acheté le fil… C’est un fil à couper la piste d’un fugitif.

Riant toujours, Sika l’interrogea encore ; mais Emmie secoua la tête :

— Vous saurez tout, le moment venu ; je veux vous donner le plaisir de la surprise.

Il fut impossible à la Japonaise d’amener sa compagne à s’expliquer davantage.

Nul vent ne soufflait. Le vieux Neptune, comme disaient jadis les Hellènes, se montrait un amour de dieu marin.

La mer, suivant l’expression des matelots, était d’huile. Aussi la nuit fut-elle paisible. Les passagers dormirent à poings fermés, laissant à Orregui, le mécanicien, et à Batistillo, le mousse du canot n° 2, le soin de diriger l’embarcation.

Tomaso et Picciolo étaient restés à La Canée afin de remettre le n° 4 en état de retourner à Brindisi, son port d’attache.

Tout le jour suivant, on navigua. Midoulet causait agréablement.

Un personnage non prévenu n’aurait jamais cru qu’il tenait le général en filature.

Emmie se multipliait, heureuse en apparence, de préparer elle-même le thé parfumé dont tous s’abreuvaient.

Et en petite Française, grandie au sein d’une démocratie, elle n’oubliait jamais, dans sa distribution, Orregui et Batistillo, qui, dans leur langue sonore de Calabre, la comparaient aux plus illustres saintes du calendrier italien.

Et puis le soir tomba de nouveau. De nouveau le sommeil abaissa les paupières alourdies des passagers.

Cette fois, ceux-ci furent réveillés en sursaut par un cri de Batistillo :

— Terre ! Port-Saïd ! clamait le mousse.

Loin encore, dans la brume matinale, on devinait la côte basse d’Égypte.

— Dans combien de temps aborderons-nous ? questionna curieusement Emmie en se frottant les yeux.

— Deux heures, deux heures et demie environ.

— Votre moteur est garni suffisamment ?

— Oui… Il irait bien deux fois plus longtemps sans recharge.

— Bien, alors nous aurons le temps de déjeuner.

Elle rejoignit ses compagnons réunis dans la cabine-salon édifiée au centre du canot.

— Orregui m’a dit que nous n’atterrirons pas avant deux heures… Je propose de déjeuner. Sitôt arrivés, nous n’aurons qu’à nous diriger vers la tente des Messageries Maritimes.

— Excellente idée, approuva aussitôt l’agent du service des renseignements.

Mais le général hocha la tête d’un air pensif, un peu mélancolique même :

— Voilà qui prouve combien Mlle Emmie a hâte de se séparer de nous.

— Non pas de vous, général, plaisanta la fillette, mais d’un vêtement qui ne m’inspire aucune sympathie.

Déjà elle s’était portée à l’arrière, où un réchaud à l’alcool soutenait la théière métallique, dans laquelle s’élaborait la mixture parfumée.

Du thé, du lait stérilisé, des rôties, devaient constituer le déjeuner. En dix minutes, Emmie, aidée de Sika, avait servi tout le monde, jusques et y compris le mécanicien Orregui et le mousse Batistillo.

La petite cuisinière fut félicitée. Chacun déclara le thé excellent, les toasts succulents. La modestie probablement coupait l’appétit à la fillette, car elle se préoccupait de tous et ne mangeait pas elle-même.

Au surplus, les assistants n’eurent pas le loisir de manifester leur surprise de cette réserve, car brusquement Midoulet se renversa sur son siège, lâchant la tasse qu’il tenait à la main. Tibérade voulut s’approcher de lui, s’informer de la cause de ce geste maladroit. Mais l’effort commencé ne s’acheva pas. À son tour, il s’étendit mollement sur le canapé courant le long de la paroi de la cabine.

— Ah çà ! ils dorment, prononça le général d’une voix pâteuse en essayant un mouvement vers eux.

Mais ses yeux se fermèrent sans qu’il pût achever le geste commencé.

Et, chose étrange, Emmie, sans manifester le moindre étonnement, vint à eux, les secoua vigoureusement puis d’un ton joyeux :

— À la bonne heure, s’écria-t-elle, après avoir, adroitement relevé les tasses des dormeurs. Maintenant, nous sommes libres de nos mouvements ! Sika, au moteur pendant que je m’habille. Hier, je vous ai fait montrer par Orregui les manettes à mouvoir en cas de besoin.

— Oui, cependant, ma chère, vous m’entraînez à des exploits inattendus… Il est vrai qu’après vous avoir laissé verser de l’opium soporifique dans la boisson de mon père, de votre cousin…

— De tout le monde, soyez juste… Au surplus, je l’ai acheté à La Canée uniquement pour vous assurer, à Marcel et à vous, le plaisir de poursuivre le voyage ensemble. Cela vous déplairait-il maintenant ?

La vive rougeur qui embrasa son visage fut la seule réponse de la jolie Sika.

Emmie eut un rire malicieux :

— Compris ! Cela ne vous déplaît pas. En ce cas, au moteur : je vous nomme mécanicienne en chef.

Tout en parlant, la rusée petite créature poussait sa compagne au poste de manœuvre, auprès duquel Orregui, terrassé comme les passagers par l’invincible sommeil, gisait sur le plancher. De l’index, elle désigna le moussa Batistillo également endormi à la barre.

Et, assurée que personne ne troublerait désormais ses opérations, elle rentra dans la cabine, dépouilla Uko et Tibérade des clefs de leurs valises, puis revint sur le pont.

— Soyez paisible, fit-elle en repassant auprès de Sika immobile an moteur, j’ai les clefs… Je vais endosser mon déguisement. Le bal masqué, ma jolie future cousine.

Sika était au courant du but de sa jeune amie, car elle accueillit l’annonce par un rire silencieux.

Cependant, la fillette gagnait l’arrière, tirait sans façon le mousse Batistillo sur le plancher du bateau, débarrassant ainsi le coffre qui contenait les vêtements de rechange des deux hommes d’équipage.

Elle l’ouvrit, y choisit une vareuse, un pantalon, un béret (tenue de parade du mousse), puis, chargée de ces trophées, elle regagna la cabine en courant et s’y enferma.

Le moteur ronflait toujours. Le cahot filait vers la terre qui peu à peu se précisait, sous la clarté d’or du soleil.

Soudain, Sika tressaillit. La porte de la cabine venait de se rouvrir, et sur le seuil paraissait un mousse coquet, à la frimousse éveillée, ayant l’allure, le geste de ces apprentis matelots, de ces « pages » de la marine, comme les a si justement appelés l’amiral Gervais, graine de héros qui renouvellent incessamment les fastes glorieux de la flotte.

— Emmie, vous êtes renversante, ne put s’empêcher de s’écrier Sika, stupéfiée par l’aisance de la petite Parisienne.

— Que votre admiration ne renverse pas la vapeur, plaisanta Emmie, c’est tout ce que je lui demande !

Vraiment, avec cette faculté d’assimilation innée chez l’enfant de Paris, la cousine de Marcel semblait trouver tout naturel de donner l’illusion d’un moussaillon.

Mais, s’approchent de la jeune fille, non sans avoir refermé soigneusement la cabine, elle lança cette réflexion gouailleuse :

— Évitons les courants d’air à nos petits amis qui dorment !

Et doucement, déposant auprès d’elle un paquet enveloppé, d’une toile, elle continua :

— Ceci, c’est mon uniforme de fille. Je l’emporte pour revenir à bord. Si quelqu’un se réveille en notre absence, inutile que l’on me voie en mousse, ce qui appellerait les soupçons. Donc, je récapitule votre rôle. Une fois dans le port, nous sautons à terre. Vous ne vous occupez pas de moi. Je me charge de ne pas vous perdre de vue, soyez tranquille.

La Japonaise l’interrompit :

— Je sais. Je vous ai écoutée avec tant d’attention. Je louerai, en déposant des arrhes, une voiturette automobile ; je désire conduire moi-même, désir naturel. Je prends des lunettes de tourisme, qui me rendent méconnaissable, et ainsi équipée…

— Ce sera votre tour de me suivre à distance. Je me serai renseignée de mon côté. Ainsi j’irai droit à la tente des Messageries Maritimes, où nous rirons…

— Rire ! Vous me faites trembler. C’est à partir de là que j’ai peur…

Du coup, Emmie enlaça Sika ; avec une inflexion tendre, elle susurra :

— Ma jolie cousine, ou presque, faites ce que je vous ai dit et ne vous inquiétez de rien. Tout marchera comme sur des roulettes.

Gentiment ironique, elle conclut :

— Marcel sera empêché de rendre à votre père le couvre-tibias qui vous séparerait à jamais. L’idée doit vous rendre le courage.

Elles se sourirent, échangèrent un baiser non exempt d’émotion ; après quoi, Emmie, se dégageant de l’affectueuse étreinte, reprit, exécutant le geste à mesure qu’elle l’indiquait :

— Je me place au moteur. C’est plus rationnel pour entrer dans le port, n’est-ce pas ?

Une heure puis tard, le canot n° 2 accostait au pier 21, sans que le général, Tibérade, Midoulet, les matelots, eussent conscience de cet heureux achèvement du voyage.