Le Meunier d’Angibault/Chapitre 26

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Le Meunier d’Angibault
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XXVI.

LA VEILLÉE.

La danse était plus obstinée que jamais à la ferme. Les domestiques s’étaient mis de la partie, et une poussière épaisse s’élevait sous leurs pieds, circonstance qui n’a jamais empêché le paysan berrichon de danser avec ivresse, non plus que les pierres, le soleil, la pluie ou la fatigue des moissons et des fauchailles. Aucun peuple ne danse avec plus de gravité et de passion en même temps. À les voir avancer et reculer à la bourrée, si mollement et si régulièrement que leurs quadrilles serrées ressemblent au balancier d’une horloge, on ne devinerait guère le plaisir que leur procure cet exercice monotone, et on soupçonnerait encore moins la difficulté de saisir ce rythme élémentaire que chaque pas et chaque attitude du corps doivent marquer avec une précision rigoureuse, tandis qu’une grande sobriété de mouvements et une langueur apparente doivent, pour atteindre à la perfection, en dissimuler entièrement le travail. Mais quand on a passé quelque temps à les examiner, on s’étonne de leur infatigable ténacité, on apprécie l’espèce de grâce molle et naïve qui les préserve de la lassitude, et, pour peu qu’on observe les mêmes personnages dansant dix ou douze heures de suite sans courbature, on peut croire qu’ils ont été piqués de la tarentule, ou constater qu’ils aiment la danse avec fureur. De temps en temps la joie intérieure des jeunes gens se trahit par un cri particulier qu’ils exhalent sans que leur physionomie perde son imperturbable sérieux, et, par moments, en frappant du pied avec force, ils bondissent comme des taureaux pour retomber avec une souplesse nonchalante et reprendre leur balancement flegmatique. Le caractère berrichon est tout entier dans cette danse. Quant aux femmes, elles doivent invariablement glisser terre à terre en rasant le sol, ce qui exige plus de légèreté qu’on ne pense, et leurs grâces sont d’une chasteté rigide.

Rose dansait la bourrée aussi bien qu’une paysanne, ce qui n’est pas peu dire, et son père était orgueilleux en la regardant. La gaieté s’était communiquée à tout le monde ; les musiciens, largement abreuvés, n’épargnaient ni leurs bras ni leurs poumons. La demi-obscurité d’une belle nuit faisait paraître les danseuses plus légères, et surtout Rose, cette fille charmante qui semblait glisser comme une mouette blanche sur des eaux tranquilles, et se laisser porter par la brise du soir. La mélancolie, répandue ce soir-là dans tous ses mouvements, la rendait plus belle que de coutume.

Cependant Rose, qui était, au fond du cœur, une vraie paysanne de la Vallée-Noire, dans toute sa simplicité native, trouvait du plaisir à danser, ne fût-ce que pour s’exercer à répondre le lendemain aux nombreuses invitations que le Grand-Louis ne manquerait pas de lui faire. Mais tout à coup le cornemuseux trébucha sur le tonneau qui lui servait de piédestal, et l’air contenu dans son instrument s’échappa dans un ton bizarre et plaintif qui força tous les danseurs stupéfaits à s’arrêter et à se tourner vers lui. Au même moment, la vielle, brusquement arrachée des mains de l’autre ménétrier, alla rouler sous les pieds de Rose, et la folle sautant de l’orchestre champêtre où elle s’était élancée d’un bond semblable à celui d’un chat sauvage, se jeta au milieu de la bourrée en criant : — « Malheur, malheur aux assassins ! malheur aux bourreaux ! » — Puis elle se précipita sur sa mère qui s’était avancée pour la retenir, lui appliqua ses griffes sur le cou, et l’eût infailliblement étranglée si la vieille mère Bricolin ne l’en eût empêchée en la prenant à bras le corps. La folle ne s’était jamais portée à aucun acte de violence envers sa grand’mère, soit qu’elle eût conservé pour elle, sans la reconnaître une sorte d’amour instinctif, soit qu’elle la reconnût seule parmi tous les autres et qu’elle eût gardé le souvenir des efforts que la bonne femme avait faits pour favoriser son amour. Elle ne fit aucune résistance et se laissa emmener par elle dans la maison, en poussant des cris déchirants qui jetèrent la consternation et l’épouvante dans tous les esprits.

Lorsque Marcelle, qui avait suivi mademoiselle Bricolin l’aînée, d’aussi près que possible, arriva dans la cour, elle trouva la fête interrompue, tout le monde effrayé, et Rose presque évanouie. Madame Bricolin souffrait sans doute au fond de l’âme, ne fût-ce que de voir cette plaie de son intérieur exposée ainsi à tous les yeux ; mais, dans son activité à réprimer la fureur de l’aliénée et à étouffer le bruit de ses cris, il y avait quelque chose de violent et d’énergique qui ressemblait à la fermeté d’un gendarme incarcérant un perturbateur, plus qu’à la sollicitude d’une mère au désespoir. La mère Bricolin y mettait autant de zèle et plus de sensibilité. C’était un spectacle douloureux que de voir cette pauvre vieille avec sa voix rude et ses manières viriles caresser la folle et lui parler comme à un petit enfant qu’on gourmande et qu’on flatte tour à tour : « Allons, ma mignonne, lui disait-elle, toi qui es si raisonnable ordinairement, tu ne voudrais pas faire de chagrin à ta grand’mère ? Il faut te mettre au lit tranquillement, ou bien je me fâcherai et ne t’aimerai plus. » La folle ne comprenait rien à ces discours et ne les entendait même pas. Cramponnée au pied de son lit, elle poussait des hurlements épouvantables, et son imagination malade lui persuadait qu’elle subissait en cet instant les châtiments et les tortures dont elle avait fait le tableau fantastique à Marcelle.

Cette dernière, s’étant assurée avant tout que son enfant dormait tranquillement sous les yeux de Fanchon, eut à s’occuper de Rose, qui était égarée par la peur et le chagrin. C’était la première fois que la Bricoline exhalait la haine amassée depuis douze ans dans son âme brisée. Une fois tout au plus par semaine elle criait et pleurait quand sa grand’mère la décidait à changer de vêtements. Mais c’étaient alors les cris d’un enfant, et maintenant c’étaient ceux d’une furie. Elle n’avait jamais adressé la parole à personne, et elle venait, pour la première fois, depuis douze ans, de proférer des menaces. Elle n’avait jamais frappé personne, et elle venait de chercher à tuer sa mère. Enfin, depuis douze ans, cette victime muette de la cupidité de ses parents avait promené à l’écart son inexprimable souffrance, et presque tout le monde s’était habitué à ce spectacle déplorable avec une sorte d’indifférence brutale. On n’en avait plus peur, on était las de la plaindre, on subissait sa présence comme un mal inévitable, et si l’on avait des remords, on ne se les avouait peut-être pas à soi-même. Mais cet épouvantable mal qui la dévorait devait avoir ses phases de recrudescence, et on arrivait à celle où son martyre devenait dangereux pour les autres. Il fallait bien enfin s’en occuper. M. Bricolin, assis dehors devant la porte, écoutait d’un air hébété les condoléances grossières de sa famille.

— C’est un grand malheur pour vous, lui disait-on, et vous l’avez supporté trop longtemps sous vos yeux. C’est une patience au-dessus des forces humaines, et il faudrait bien vous décider enfin à mettre cette malheureuse dans une maison de fous.

— On ne la guérira pas ! répondit-il en secouant la tête. J’ai essayé de tout. C’est impossible ; son mal est trop grand, il faudra qu’elle en meure !

— C’est ce qui pourrait arriver de plus heureux pour elle. Vous voyez bien qu’elle est trop à plaindre sur la terre. Mais enfin si on ne la guérit pas, on vous soulagera de la peine de la soigner et de la voir. On l’empêchera de vous faire du mal. Si vous n’y faites pas attention, elle finira par tuer quelqu’un ou se tuer elle-même devant vous. Ce sera affreux.

— Mais que voulez-vous ? je l’ai dit cent fois à sa mère, et sa mère ne veut pas s’en séparer. Au fond, elle l’aime encore, croyez-moi, et ça se conçoit. Les mères sentent toujours quelque chose pour leurs enfants, à ce qu’il paraît.

— Mais elle sera mieux qu’ici, soyez-en sûr. On les soigne très-bien maintenant. Il y a de beaux établissements où ils ne manquent de rien. On les tient propres, on les fait travailler, on les occupe, on dit même qu’on les amuse, qu’on les mène à la messe et qu’on leur fait entendre de la musique.

— En ce cas ils sont plus heureux que chez eux, dit M. Bricolin. Il ajouta après avoir rêvé un instant : Et tout cela, ça coûte-t-il bien cher ?

Rose était profondément affectée. Elle était la seule, avec sa grand’mère, qui ne fût pas devenue insensible à la douleur de la pauvre Bricoline. Si elle évitait d’en parler, c’est parce qu’elle ne pouvait le faire sans accuser ses parents de ce parricide moral commis par eux ; mais vingt fois le jour elle se surprenait à frissonner d’indignation en entendant dans la bouche de sa mère les maximes d’égoïsme et d’avarice auxquelles on avait immolé sa sœur sous ses yeux. Aussitôt que sa défaillance fut dissipée, elle voulut aider sa grand’mère à calmer la folle ; mais madame Bricolin, qui craignait que ce spectacle ne lui fit trop d’impression, et qui avait un vague instinct que l’excessive douleur peut devenir contagieuse, même dans ses résultats physiques, la renvoya avec la dureté qu’elle portait jusque dans sa sollicitude la mieux fondée. Rose fut outrée de ce refus, et revint dans sa chambre, où elle se promena une partie de la nuit, en proie à une vive exaltation, mais n’en voulant point parler, de crainte de s’exprimer avec trop de force devant Marcelle, sur le compte de ses parents.

Cette nuit qui avait commencé par une douce joie, fut donc extrêmement pénible pour madame de Blanchemont. Les cris de la folle cessaient par intervalles, et reprenaient ensuite plus terribles, plus effrayants. Lorsqu’ils s’arrêtaient, ce n’était pas par degrés et en s’affaiblissant peu à peu, c’était au contraire brusquement, au milieu de leur plus grande intensité, et comme si une mort violente les eût soudainement interrompus.

— Ne dirait-on pas qu’on la tue ? s’écriait alors Rose, pâle et pouvant à peine se soutenir en marchant dans sa chambre. Oui, cela ressemble à un supplice !

Marcelle ne voulut pas lui dire quels atroces supplices en effet la folle croyait subir et subissait par la pensée dans ces moments-là. Elle lui cacha l’entretien qu’elle avait eu avec elle dans le parc. De temps en temps elle allait voir la malade ; elle la trouvait alors étendue sur le carreau, les bras étroitement enlacés autour du pied de son lit, et comme suffoquée par la fatigue de crier ; mais les yeux ouverts, fixes, et l’esprit évidemment toujours en travail. La grand’mère, agenouillée auprès d’elle, essayait en vain de glisser un oreiller sous sa tête, ou d’introduire, dans sa bouche contractée une cuillerée de potion calmante. Madame Bricolin, assise vis-à-vis sur un fauteuil, pâle et immobile, portait, dans ses traits énergiques fortement creusés, la trace d’une douleur profonde qui ne voulait pas se confesser à Dieu même de son crime. La grosse Chounette, debout dans un coin, sanglotait machinalement sans offrir ses services et sans qu’on songeât à les réclamer. Il y avait un profond découragement sur ces trois figures. La folle seule, lorsqu’elle ne hurlait pas, paraissait rouler de sombres pensées de haine dans son cerveau. On entendait ronfler dans la chambre voisine ; mais ce lourd sommeil de M. Bricolin n’était pas sans agitation. De temps à autre il paraissait interrompu par de mauvais rêves. Plus loin encore, le long de la cloison opposée, on entendait tousser et geindre le père Bricolin ; étranger aux souffrances des autres, il n’avait pas trop du peu de forces qui lui restaient pour supporter les siennes propres.

Enfin, vers trois heures du matin, la pesanteur de l’orage parut accabler les organes excédés de la folle. Elle s’endormit par terre, et on parvint à la mettre au lit sans qu’elle s’en aperçût. Il y avait sans doute bien longtemps qu’elle n’avait goûté un instant de sommeil, car elle s’y ensevelit profondément, et tout le monde put se reposer, même Rose à qui madame de Blanchemont s’empressa de porter cette meilleure nouvelle.

Si Marcelle n’eût trouvé là l’occasion de se dévouer à la pauvre Rose, elle eût maudit la malheureuse inspiration qui l’avait poussée dans cette maison habitée par l’avarice et le malheur. Elle se fût hâtée de chercher un autre gîte que celui-là, si antipathique à la poésie, si déplaisant dans la prospérité, si lugubre dans la disgrâce. Mais quelque nouvelle contrariété qu’elle pût être exposée à y subir encore, elle résolut d’y rester tant qu’elle pourrait être secourable à sa jeune compagne. Heureusement la matinée fut calme. Tout le monde s’éveilla fort tard, et Rose dormait encore lorsque madame de Blanchemont, à peine éveillée elle-même, reçut de Paris, grâce à la rapidité des communications actuelles, la réponse suivante à la lettre que trois jours auparavant elle avait écrite à sa belle-mère.

Lettre de la comtesse de Blanchemont à sa belle-fille, Marcelle, baronne de Blanchemont.
« Ma fille,

« Que la Providence qui vous envoie tout ce courage daigne vous le conserver ! Il ne m’étonne pas de votre part, quoiqu’il soit grand. Ne louez pas le mien. À mon âge on n’a pas longtemps à souffrir ! Au vôtre… heureusement, on ne se fait pas une idée nette de la longueur et de la difficulté de l’existence. Ma fille, vos projets sont louables, excellents, et d’autant plus sages qu’ils sont nécessaires ; encore plus nécessaires que vous ne pensez. Nous aussi, ma chère Marcelle, nous sommes ruinés ! et nous ne pourrons peut-être rien laisser en héritage à notre petit-fils bien-aimé. Les dettes de mon malheureux fils surpassent tout ce que vous en connaissez, tout ce qu’on pouvait prévoir. Nous temporiserons avec les créanciers ; mais nous acceptons la responsabilité, et c’est en privant l’avenir d’Édouard de l’honorable fortune à laquelle il devait aspirer après notre décès. Élevez-le donc avec simplicité. Apprenez-lui à se créer lui-même des ressources par ses talents et à maintenir son indépendance par la dignité avec laquelle il saura supporter le malheur. Quand il sera en âge d’homme nous ne serons plus du monde. Qu’il respecte la mémoire de vieux parents qui ont préféré l’honneur d’un gentilhomme à ses plaisirs, et qui ne lui auront laissé en héritage qu’un nom pur et sans reproche. Le fils d’un banqueroutier n’aurait eu dans la vie que des jouissances condamnables ; le fils d’un père coupable aura, du moins, quelque obligation à ceux qui auront su mettre sa vie à l’abri du blâme public.

« Demain je vous écrirai des détails, aujourd’hui je suis sous le coup de la découverte d’un nouvel abîme. Je vous l’annonce en peu de mots. Je sais que vous pouvez tout comprendre et tout supporter. Adieu, ma fille, je vous admire et je vous aime. »



Se jeta au milieu de la bourrée en criant malheur. (Page 70.)

— Édouard ! dit Marcelle en couvrant de baisers son fils endormi, il était donc écrit au ciel que tu aurais la gloire et peut-être le bonheur de ne pas succéder à la richesse et au rang de tes pères ! Ainsi périssent les grandes fortunes, ouvrage des siècles, en un seul jour ! Ainsi les anciens maîtres du monde, entraînés par la fatalité, plus encore que par leurs passions, se chargent d’accomplir eux-mêmes les décrets de la sagesse divine, qui travaille insensiblement à niveler les forces de tous les hommes ! Puisses-tu comprendre un jour, ô mon enfant ! que cette loi providentielle t’est favorable, puisqu’elle te jette dans le troupeau de brebis qui est à la droite du Christ, et te sépare des boucs qui sont à sa gauche. Mon Dieu, donnez-moi la force et la sagesse nécessaires pour faire de cet enfant un homme ! Pour en faire un patricien, je n’avais qu’à me croiser les bras et laisser agir la richesse. À présent j’ai besoin de lumières et d’inspirations ; mon Dieu, mon Dieu ! vous m’avez donné cette tâche à remplir, vous ne m’abandonnerez pas !

« Lémor ! écrivait-elle un instant après, mon fils est ruiné, ses parents sont ruinés. Mon fils est pauvre. Il eût été peut-être un riche indigne et méprisable. Il s’agit d’en faire un pauvre courageux et noble. Cette mission vous était réservée par la Providence. À présent, parlerez-vous jamais de m’abandonner ? Cet enfant, qui était un obstacle entre nous, n’est-il pas un lien cher et sacré ? À moins que vous ne m’aimiez plus dans un an, Henri, qui peut s’opposer maintenant à notre bonheur ? Ayez du courage, ami, partez. Dans un an, vous me retrouverez dans quelque chaumière de la Vallée-Noire, non loin du moulin d’Angibault. »

Marcelle écrivit ce peu de lignes avec exaltation. Seulement, lorsque sa plume traça cette phrase : « À moins que vous ne m’aimiez plus dans un an, » un imperceptible sourire donna à ses traits une expression ineffable. Elle joignit à ce billet celui de sa belle-mère pour explication, et, cachetant le tout, elle le mit dans sa poche, pensant bien qu’elle ne tarderait pas à revoir le meunier et peut-être Lémor lui-même sous cet habit de paysan qui lui allait si bien.



Aimons-nous, s’écria Marcelle. (Page 76.)

La folle dormit toute la journée. Elle avait la fièvre ; mais depuis douze ans elle ne l’avait point quittée un seul jour, et cet anéantissement, où on ne l’avait jamais vue, faisait croire à une crise favorable. Le médecin qu’on avait appelé de la ville et qui était habitué à la voir, ne la trouva pas malade relativement à son état ordinaire. Rose, bien rassurée, et rendue aux doux instincts de la jeunesse, s’habilla lentement avec beaucoup de coquetterie. Elle voulait être simple pour ne pas effaroucher son ami, en faisant devant lui l’étalage de sa richesse ; elle voulait être jolie pour lui plaire. Elle chercha donc les plus ingénieuses combinaisons, et réussit à être modeste comme une fille des champs et belle comme un ange du paradis. Sans vouloir s’en rendre compte, au milieu de toutes ses douleurs, elle avait un peu tremblé à l’idée de perdre cette riante journée. À dix-huit ans, on ne renonce pas sans regret à enivrer tout un jour l’homme dont on est aimée, et cette crainte était venue, à l’insu d’elle-même, se mêler à la sincère et profonde douleur que sa sœur lui avait fait éprouver. Lorsqu’elle parut à la grand’messe, il y avait longtemps que Louis guettait son entrée. Il s’était placé de manière à ne pas la perdre de vue un instant. Elle se trouva comme par hasard auprès de la Grand’Marie, et il la vit avec attendrissement mettre son joli châle sous les genoux de la meunière, en dépit du refus de la bonne femme.

Après l’office, Rose prit adroitement le bras de sa grand’mère, qui avait coutume de ne pas quitter la meunière, son ancienne amie, quand elle avait le plaisir de la rencontrer. Ce plaisir devenait chaque année plus rare à mesure que l’âge rendait aux deux matrones la distance de Blanchemont à Angibault plus difficile à franchir. La mère Bricolin aimait à causer. Continuellement rembarrée, comme elle disait, par sa belle-fille, elle avait un flux de paroles rentrées à verser dans le sein de la meunière, qui, moins expansive, mais sincèrement attachée à sa compagne de jeunesse, l’écoutait avec patience et lui répondait avec discernement.

De cette façon, Rose espérait échapper toute la journée à la surveillance de madame Bricolin et même à la société de ses autres parents, la grand’mère aimant beaucoup mieux l’entretien des paysans ses pareils que celui des parvenus de sa famille.

Sous les vieux arbres du terrier, en vue d’un site charmant, la foule des jolies filles se pressait autour des ménétriers placés deux à deux sur leurs tréteaux à peu de distance les uns des autres, faisant assaut de bras et de poumons, se livrant à la concurrence la plus jalouse, jouant chacun dans son ton et selon son prix, sans aucun souci de l’épouvantable cacophonie produite par cette réunion d’instruments braillards qui s’évertuaient tous à la fois à qui contrarierait l’air et la mesure de son voisin. Au milieu de ce chaos musical, chaque quadrille restait inflexible à son poste, ne confondant jamais la musique qu’il avait payée avec celle qui hurlait à deux pas de lui, et ne frappant jamais du pied à faux pour marquer le rhythme, tour de force de l’oreille et de l’habitude. Les ramées retentissaient de bruits non moins hétérogènes, ceux-ci chantant à pleine voix, ceux-là parlant de leurs affaires avec passion ; les uns trinquant de bonne amitié, les autres menaçant de se jeter les pots à la tête, le tout rehaussé de deux gendarmes indigènes circulant d’un air paterne au milieu de cette cohue, et suffisant, par leur présence, à contenir cette population paisible qui, des paroles, en vient rarement aux coups.

Le cercle compact qui se formait autour des premières bourrées s’épaissit encore lorsque la charmante Rose ouvrit la danse avec le grand farinier. C’était le plus beau couple de la fête et celui dont le pas ferme et léger électrisait tous les autres. La meunière ne put s’empêcher de le faire remarquer à la mère Bricolin, et même elle ajouta que c’était un malheur que deux jeunes gens si bons et si beaux ne fussent pas destinés l’un à l’autre.

Fié pour moi (c’est-à-dire, quant à moi), répondit sans hésiter la vieille fermière, je n’en ferais ni une ni deux, si j’étais la maîtresse ; car je suis sûre que ton garçon rendrait ma petite-fille plus heureuse qu’elle ne le sera jamais avec un autre. Je sais bien que Grand-Louis l’aime ; ça se voit de reste, quoiqu’il ait l’esprit de n’en rien dire. Mais que veux-tu, ma pauvre Marie ? on ne pense qu’à l’argent, chez nous. J’ai fait la bêtise d’abandonner tout mon bien à mon fils, et depuis ce temps-là, on ne m’écoute pas plus que si j’étais morte. Si j’avais agi autrement, j’aurais aujourd’hui le droit de marier Rose à mon gré en la dotant. Mais il ne me reste que les sentiments, et c’est une monnaie qui ne se rend pas chez nous en bons procédés.

Malgré l’adresse que Rose sut mettre à passer d’un groupe à l’autre pour éviter sa mère et se retrouver toujours, soit à côté, soit vis-à-vis de son ami, madame Bricolin et sa société réussirent à la rejoindre et à se fixer autour d’elle. Ses cousins la firent danser jusqu’à la fatiguer, et Grand-Louis s’éloigna prudemment, sentant qu’à la moindre querelle sa tête s’échaufferait plus que de raison. On avait bien essayé de l’entreprendre par des plaisanteries blessantes ; mais le regard clair et hardi de ses grands yeux bleus, son calme dédaigneux et sa haute stature avaient contenu aisément la bravoure des Bricolin. Quand il se fut retiré, on s’en donna à cœur joie, et Rose fut fort surprise d’entendre ses sœurs, ses belles-sœurs et ses nombreuses cousines décréter, autour d’elle, que ce grand garçon avait l’air d’un sot, qu’il dansait ridiculement, qu’il paraissait bouffi de prétentions, et qu’aucune d’elles ne voudrait danser avec lui pour tout un monde. Rose avait de l’amour-propre. On avait trop obstinément travaillé à développer ce défaut en elle pour qu’elle ne fût pas sujette à y tomber quelquefois. On avait tout fait pour corrompre et rabaisser cette bonne et franche nature, et si l’on n’y avait guère réussi, c’est qu’il est des âmes incorruptibles sur lesquelles l’esprit du mal a peu de prise. Cependant elle souffrit d’entendre dénigrer si obstinément et si amèrement son amoureux. Elle en prit de l’humeur, n’osa plus se promettre de danser encore avec lui, et, déclarant qu’elle avait mal à la tête, elle rentra à la ferme, après avoir vainement cherché Marcelle, dont l’influence lui eût rendu, elle le sentait bien, le courage et le calme.