Le Meurtrier d’Albertine Renouf
Il y a quelques années, un jeune homme, Isidore Renouf, qui avait fait son droit à Paris, acheta une charge de notaire dans une petite ville de province. Il se maria presque aussitôt, son prédécesseur, en lui cédant son étude, ayant eu soin de lui trouver une femme. Le vieux notaire s’était fort applaudi de ce mariage. Il avait donné en effet à son jeune ami la fille d’une vieille dame qu’il connaissait depuis longtemps, et qui s’était fixée tout récemment en province après la mort de son mari. Albertine Segonat avait dix-huit ans, une jolie dot et de grands yeux noirs ; elle était d’un caractère énergique et tendre, et se fit promptement aimer d’Isidore. A peine mariés, les jeunes gens s’accordèrent huit jours de vacances, et vinrent commencer leur lune de miel à Paris, Isidore crut remarquer cependant qu’Albertine aurait désiré reculer ce voyage. Paris lui causait comme un vague effroi qu’elle mit sur le compte de souvenirs pénibles : c’était à Paris qu’elle avait perdu son père. Cette mauvaise disposition s’effaça bientôt dans les plaisirs. Deux ou trois fois seulement, dans la rue ou au théâtre, Albertine, d’un mouvement involontaire, serra le bras de son mari, comme si quelque chose l’eût tout à coup effrayée. Isidore l’interrogea, mais elle se contenta de sourire avec mélancolie. C’était un sentiment douloureux qui se réveillait sans doute, rien de plus.
Isidore, qui avait presque toujours vécu au pays latin, avait installé sa jeune femme dans l’hôtel garni qu’il occupait autrefois ; mais il avait choisi la plus belle chambre du premier étage, d’où l’on apercevait par les fenêtres le jardin du Luxembourg. Les jeunes époux couraient Paris dans la journée, dînaient au restaurant, puis allaient au spectacle. Un soir ils venaient de rentrer chez eux après avoir vu le Vampire au théâtre de l’Ambigu. Cette pièce, qui s’ouvre par une exposition très habile, dans laquelle les principaux personnages, serrés autour de l’âtre, au fond d’un vieux château, se racontent des histoires effrayantes, avait vivement frappé, malgré ses invraisemblances, Isidore et Albertine. Ils en causèrent longuement avant de s’endormir. Peut-être, dans certaines circonstances toutes physiques, l’esprit est-il plus accessible aux idées étranges. On était en plein mois de novembre, et le vent, après avoir tourbillonné en gémissant dans les arbres du jardin, venait se heurter aux fenêtres. Quand le vent se taisait, c’était une pluie drue et fine qui crépitait aux vitres. La chambre elle-même, dans tout le désordre d’un campement de quelques jours, n’était éclairée que par une veilleuse. Les vêtemens jetés au hasard, les malles béantes y affectaient des formes fantastiques sous les lueurs intermittentes du foyer qui se mourait. — Croirais-tu donc aux vampires ? dit en riant Isidore à sa femme.
— Oh ! non ; mais je croirais plutôt, répondit-elle en frissonnant, aux assassins qui vous égorgent la nuit pendant votre sommeil.
— Bah ! reprit Isidore avec toute l’insouciance de l’étudiant qui a dormi dix ans la clé sur sa porte, à Paris et dans les hôtels du quartier latin il n’y a pas de voleurs.
— Aussi n’ai-je pas parlé de voleurs, fit-elle à demi-voix.
— Et de qui donc alors ?
— M’aimes-tu ? reprit Albertine après quelques momens de silence, sans répondre à la question du jeune homme.
— Tu le demandes !
— Eh bien ! si j’avais refusé de t’épouser, si j’avais eu de la répugnance pour toi, est-ce que tu m’en aurais voulu ?
— A mort ! s’écria-t-il.
Elle se mit à trembler si fort, qu’Isidore, un peu interdit, s’empressa de la rassurer. — Mais je ris, dit-il. Par exemple, à propos de vampires, continua-t-il toujours en plaisantant, il faut se défier des somnambules. Ils peuvent très bien vous assassiner sans le savoir. Tu connais l’histoire de ce supérieur de couvent qui lisait un soir dans son lit, et qui vit entrer dans sa chambre un de ses religieux armé d’un grand couteau ?…
— Oui. Le supérieur eut le temps de se jeter à bas de son lit, et le religieux, après avoir soigneusement tâté la place, perça le matelas de trois coups à intervalles égaux, puis se retira, le visage épanoui.
— C’est bien cela, reprit Isidore, et le lendemain le religieux vint se confesser de l’horrible crime d’intention qu’il aurait commis dans un rêve suggéré sans doute par Satan. « Mon fils, lui dit le supérieur, vous ne vous en êtes pas tenu à l’intention. » Et le digne homme, quelque repentir que le religieux manifestât du crime que le somnambulisme lui avait fait commettre, ferma désormais la porte de sa chambre.
— As-tu fermé la nôtre ? dit Albertine.
— Ma foi, je n’en sais rien. J’ai si peu l’habitude de m’enfermer ici.
— Ferme-la, je t’en prie.
— Tu as raison. Je ne suis plus un étudiant, mais un mari, et j’ai un trésor à garder.
En allant vers la porte, il aperçut sur la commode un long poignard algérien dans son fourreau d’argent ciselé. C’était un cadeau que lui avait fait un de ses anciens camarades, capitaine à l’armée d’Afrique, qu’il avait rencontré le jour même. La vue de cette arme lui causa une impression désagréable. Il pensa tout de suite, et sans se rendre compte d’une association d’idées pourtant assez naturelle, au grand couteau du religieux. Au même moment, sa femme, encore occupée de la conversation qu’ils avaient eue, lui dit : — Tu n’as jamais été somnambule ?
— Non, répondit Isidore. Pourtant, poursuivit-il, je sais par moi-même que l’intensité du rêve peut porter à des actes non point imaginaires, mais très réels. Voici ce qui m’est arrivé. Nous couchions, un de mes camarades et moi, dans deux chambres qui n’étaient séparées que par une porte ouverte. Mon ami travaillait avec sa lampe allumée, et je m’étais endormi après avoir éteint la mienne. Je rêvai dans un long cauchemar que je tuais ma sœur. C’était insensé comme tous les rêves. J’avais perdu ma sœur lorsque j’étais enfant. L’effroi que je ressentis fut si fort que je me précipitai tout endormi hors de mon lit. Je voulais fuir la nuit et voir quelqu’un. Je me présentai au seuil de la chambre voisine, le visage si bouleversé, que mon camarade se leva malgré lui et recula de deux pas. Je ne restai qu’un instant d’ailleurs dans ce paroxysme du rêve ; je me réveillai aussitôt en poussant un grand soupir ; et mon visage reprit son expression habituelle…
Ce fut au tour d’Albertine de rire. — Comme celui du religieux, dit-elle.
— Oui, lit Isidore.
Cependant, tout en parlant, le jeune homme n’avait point quitté du regard le poignard algérien. La lumière de la veilleuse s’y attachait en paillettes, et le grandissait par l’ombre projetée au-delà. L’attraction visuelle que cette arme exerçait sur lui devint insupportable à Isidore. Il eut l’idée de la renfermer dans un tiroir de la commode, mais il eut peur de ce que sa femme pourrait penser : elle croirait peut-être qu’il craignait de devenir somnambule et de se servir contre elle de ce poignard. Au fond, toute folle qu’elle fût, c’est bien cette pensée sinistre qui lui était venue. Il trouva plus simple de souffler la veilleuse : il ne verrait plus rien ; mais Albertine le pria de n’en rien faire. — Tu m’as effrayée, moi aussi, avec tes histoires, dit-elle d’un ton très ému, et si j’ai quelque mauvais rêve, je veux y voir clair en me réveillant.
— Alors, reprit Isidore, ne parlons plus de tout cela, car c’est absurde, et dormons.
Il ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir. Son sommeil très profond ne fut troublé par aucun rêve. Cependant, au moment où trois heures sonnaient à l’horloge du Luxembourg, il s’éveilla en proie à une indéfinissable émotion. Il écouta les trois coups, dont le dernier tinta lentement. La veilleuse s’était éteinte, et la plus grande obscurité remplissait la chambre. Isidore, les narines dilatées, aspirait une odeur extraordinaire. Il se demandait ce que ce pouvait être lorsqu’il s’étonna de ne pas entendre la respiration de sa femme. Il étendit la main vers elle pour la toucher à la poitrine et retira sa main mouillée. D’un bond il s’élança du lit avec la soudaine pensée que cette odeur tiède et nauséabonde qui le poursuivait était celle du sang. Il alluma vite une bougie et revint. Il vit alors le grand poignard algérien planté droit debout dans le corps de sa femme. La lame s’était enfoncée dans la plaie, mais la poignée d’argent étincelait. Une nappe de sang couvrait la poitrine ; la tête apparaissait toute pâle, avec les cheveux noirs épars sur l’oreiller, avec les yeux ouverts et déjà fixes. Les bras étaient étendus et rigides, les mains crispées. Ce spectacle si horrible ne devait point être réel !… Isidore se crut le jouet d’une vision, Il se précipita vers la fenêtre et la brisa du poing. Le vent s’engouffra dans la chambre et éteignit la bougie. La nuit était toujours profondément noire, et la pluie ne cessait de tomber. Le jeune homme resta quelques minutes pressant des mains l’appui de la fenêtre, la sueur au front, les cheveux hérissés, le cœur palpitant. Il se mit bientôt à rire : — Quel cauchemar ! se dit-il. — Il voulut rallumer la bougie, mais il n’en vint point à bout. Il lui fallut pousser l’un contre l’autre les ais disjoints de la fenêtre et tirer par-dessus le rideau de damas. L’air entrant encore, il ne s’approcha du lit que lentement en protégeant de ses doigts repliés la flamme vacillante de la bougie. A vrai dire, il n’avait point repris possession de lui-même et tenait ses yeux baissés, n’osant les lever sur l’effrayant tableau qui devait cependant avoir disparu. Il s’arrêta en heurtant le bord du lit et se pencha. C’était sa femme paisiblement endormie qu’il allait revoir ; c’est le cadavre, plus rigide encore, avec une plus pénétrante odeur de sang, qui lui apparut. Isidore n’eut point de second accès d’une terreur insensée : il posa le bougeoir sur la table de nuit et contempla le corps inanimé ; puis il jeta les yeux autour de lui pour se convaincre par la vue d’autres objets réels de la réalité de celui-là. Il reconnut ainsi, affaissée sur le sol et gardant encore des plis vivans, la robe qu’Albertine avait portée la veille. Alors il fondit en larmes. Il n’eut plus qu’une seule pensée, c’est que cette femme qu’il avait aimée, qu’il adorait, était morte. Il l’appela de tous les noms qu’il lui prodiguait, amollit de ses caresses les mains raidies d’Albertine et les garda dans les siennes. Le froid seul de ces mains le gagna. Il colla ses lèvres aux lèvres de la morte, chercha la vie dans son regard et ne rencontra qu’un œil vitreux, implacablement ouvert. Il ferma les paupières d’une main frissonnante ; mais le cadavre, rebelle à l’étreinte passionnée dont il l’enveloppait, s’offrit à lui sous un aspect accusateur et terrible. Si Albertine était morte, qui donc en effet l’avait pu tuer ? Personne, sinon lui.
Il se rappelait en traits de feu sa dernière conversation avec elle, cette perversion d’idées dont il s’était senti envahi, la fascination constante de ce poignard dont il n’avait pu détacher ses yeux, la possibilité qu’il avait entrevue avec une sorte de tentation maladive de tirer pendant son sommeil l’arme du fourreau et d’en frapper sa femme. Cela, il l’avait fait. Tout le lui disait, jusqu’à ce poignard planté droit dans la blessure, comme d’avance il s’était imaginé le voir, jusqu’au fourreau laissé sur la commode et dont l’ouverture était tournée de son côté. Il était bien l’assassin qui, sûr de son chemin, avait marché au meuble et du meuble s’était dirigé vers le lit. La pente des idées noires qui lui étaient venues dans la liberté du sommeil, sans contrôle intelligent qui leur fît obstacle, l’avait fatalement entraîné au crime… Mais non, c’était impossible. Quels que soient le vertige du rêve, la toute-puissante obsession de l’idée fixe, il doit y avoir en nous, au moment de commettre un pareil meurtre, à défaut de l’intervention de l’âme, à laquelle le corps n’appartient plus, une révolte de la chair. On ne tue pas ainsi ceux qu’on aime. Il y a des sympathies physiques qu’il n’est pas donné de vaincre ; il est surtout avec la femme que l’on chérit et qu’on possède des affinités matérielles qui, précisément parce qu’elles sont telles, ne pourront jamais se résoudre en une œuvre de violence et de sang. Ce religieux qui frappait sa victime imaginaire avec un acharnement sauvage n’aimait pas son supérieur ; la haine avait conduit son bras, tandis qu’Isidore adorait sa femme. D’ailleurs ce religieux avait agi dans un rêve dont les moindres détails lui étaient restés présens, et Isidore n’avait point rêvé. Ce n’était donc pas lui qui avait tué Albertine. Sa raison, son amour, jusqu’à ses mains tremblantes qu’il agitait en signe de réprobation, lui attestaient qu’il n’était pas le meurtrier.
Quel était-il donc ? Il eut un moment l’espoir de le découvrir. Il se souvint que la veilleuse était allumée lorsqu’il s’était endormi et qu’en s’éveillant il l’avait trouvée éteinte. Il l’examina et vit que l’huile n’en était point consumée. On l’avait donc soufflée. Cependant personne n’avait dû pouvoir entrer, sans faire de bruit du moins, puisque la porte était fermée en dedans. Il courut à la serrure, et s’aperçut à sa grande surprise que la clé était en dehors et qu’il suffisait de la tourner à demi pour ouvrir la porte. Quelqu’un avait donc pu s’introduire dans la chambre. Ces légers indices réussirent d’abord à le convaincre. Néanmoins il se rappelait fort bien s’être levé sur la prière d’Albertine pour retirer la clé et la mettre en dedans après avoir fermé la porte à double tour. N’en avait-il rien fait ? C’était possible, car il se rappelait aussi qu’à cet instant même sa préoccupation était grande et que, tout en allant à la porte, il s’était retourné plusieurs fois pour regarder le poignard sous l’empire de l’hallucination morale qui avait commencé à l’obséder : il était probable qu’il avait tout simplement ouvert et repoussé la porte. Ses doutes le reprirent. Puisqu’il avait eu si peu conscience de ses actes, ne pouvait-il avoir soufflé la veilleuse lui-même ? Il se rassurait tout à l’heure en pensant qu’il n’avait point rêvé. Qu’importait cela ? Ce sommeil si profond concluait au contraire contre lui. Puisqu’il sentait qu’il se fût arrêté, s’il eût rêvé, si le moindre sentiment, la moindre sensation lui fussent restés perceptibles, n’était-ce pas, puisqu’il n’avait point rêvé, que, d’un bout à l’autre du meurtre, il avait agi dans une torpeur absolue ? L’engourdissement avait été tel que la mémoire elle-même s’y était absorbée. N’est-il point après tout de ces rêves que l’on sait avoir faits, dont l’effroi subsiste en sueur sur le front, en frissons par tout le corps, dont on cherche inutilement une trace et qui semblent s’engloutir d’un bloc dans la nuit qui les a suscités ?
En ces perplexités sans issue, le malheureux Isidore prit sa tête dans ses mains et s’accroupit sur un tabouret. Il n’osait regarder ni à droite ni à gauche. Au fond, il ne songeait à rien. C’est le bienfait de ces crises extrêmes, quand elles n’aboutissent pas immédiatement à la folie, d’anéantir à la fois le corps et la pensée. Il demeura ainsi assez longtemps. Le premier rayon de jour qui se glissa par les fenêtres lui fit lever la tête, et, le rendant à la réalité, lui inspira cette fois des craintes toutes positives. Il ne ressentit plus ni la douleur d’avoir perdu sa femme, ni l’horreur de l’avoir peut-être tuée : il se dit qu’il était seul dans cette chambre avec un cadavre, que dans une heure à peine on viendrait, et qu’on l’arrêterait comme l’assassin d’Albertine. Il se vit aux mains des gendarmes et conduit à l’échafaud au milieu des huées de la foule. Cette honte publique en perspective le terrassa, comme si véritablement et de son plein gré il eût commis le crime. Aussi pendant quelques minutes chercha-t-il, à la façon des meurtriers vulgaires, à dérouter la justice. Il lui fallait faire disparaître le corps, non point l’emporter, cela ne se pouvait pas, mais gagner du temps en le cachant dans un placard, puis se sauver lui-même à tout hasard… Mais il ne saurait où aller, et on le rattraperait bientôt. Peu lui importait. Il n’entrevoyait que la fuite pour moyen de salut. Il s’approcha résolument du lit. Pauvre insensé ! comment allait-il faire pour charger brutalement ce corps sanglant sur ses épaules, quand il ne l’avait couvert jusque-là que de caresses et de baisers ? Et d’abord il y avait le fer à extraire de la blessure. Isidore prit à deux mains le manche du poignard, il essaya de le tirer à lui, et presque aussitôt il y renonça, car il lui sembla qu’Albertine souffrirait encore. Deux ruisseaux de larmes jaillirent de ses yeux ; il se prit en pitié pour l’égoïste et lâche terreur qu’il venait de ressentir, et, s’agenouillant près du lit, pour la première fois de la nuit il pria. Avec la prière, un peu de calme et de force entra dans son cœur, et il ne se releva que pour prendre la seule résolution qu’exigeaient les circonstances et qui fût digne de lui. Qu’il fût ou non l’assassin, il était innocent, et, loin de se dérober à la justice des hommes, il devait se livrer à elle et lui demander ou de l’absoudre ou de trouver le vrai coupable.
Il faisait à peine jour. Isidore descendit sans bruit l’escalier de l’hôtel et sortit. Une fois dans la rue, il se trouva un peu embarrassé. A l’accomplissement des grandes résolutions de la vie il y a le plus souvent un obstacle banal. Il avait à se présenter au corps de garde voisin ou au commissaire de police du quartier. Or où étaient-ils l’un et l’autre ? Il ne le savait. Il erra dans les rues les plus proches, grelottant sous la pluie fine et froide qui tombait toujours, et avisa enfin la lanterne rouge qui indique les commissariats de police. Il sonna, et on lui ouvrit. Le domestique fut d’abord sur le point de lui dire que le commissaire ne recevait pas à cette heure indue ; mais il jugea au visage d’Isidore que celui-ci avait quelque révélation importante à faire, et le pria d’attendre. Ce serviteur eut même le soin de donner doucement un tour de clé à la porte d’entrée, afin que le criminel, si c’en était un qui se livrait, ne pût revenir sur sa louable détermination. Isidore ne s’aperçut pas de cette précaution et s’assit sur une banquette.
Le commissaire parut bientôt, et, voyant qu’Isidore ne se doutait point qu’il fût là, il le toucha légèrement à l’épaule en lui disant : — Qu’avez-vous à m’apprendre, monsieur ? — Je crois, monsieur, lui répondit Isidore, que j’ai assassiné ma femme.
— Ah ! fit tranquillement le commissaire, qui se plaça en face du jeune homme. Et comment cela est-il arrivé, je vous prie ?
Isidore, avec une lucidité d’esprit dont il s’étonnait, raconta dans ses moindres incidens la catastrophe de la nuit. Le commissaire écouta jusqu’au bout, sans l’interrompre, ce bizarre récit. Il y avait dans l’accent du jeune homme tant de douleur et de sincérité, il s’accusait lui-même d’une si navrante façon, que le commissaire ne savait que penser. Ou cet homme était fou, ou il avait commis ce crime affreux par un de ces accidens physiologiques que la science seule est appelée à juger, ou c’était enfin le scélérat le plus hypocrite, le plus consommé. Le commissaire flottait entre ces trois suppositions, et les faits étaient si extraordinaires qu’il penchait pour la dernière. Cependant il est aussi habile que généreux de laisser croire aux criminels qu’on les suppose innocens. On les met ainsi en confiance, et ils peuvent se couper plus facilement.
— Il ne me semble pas autant qu’à vous-même que vous soyez le coupable, dit le commissaire. Puisque la clé était sur la porte, quelqu’un a pu s’introduire dans la chambre.
Isidore ne saisit point cet échappatoire qu’on lui ménageait à dessein. — Mais, fit-il, la clé était-elle sur la porte au moment où le crime s’est accompli ? Puisque je ne me souviens de rien en ce qui concerne le meurtre même, ne puis-je point avoir soufflé la veilleuse, avoir mis la clé en dehors ? Peut-être même, ainsi que je vous l’ai dit, ai-je cru, quand je me suis couché, avoir fermé la porte et ne l’ai-je point fait ! Ah ! je n’y comprends rien, continua-t-il avec une naïveté presque effrayante en plongeant son regard dans celui du commissaire.
— C’est autre chose alors, dit celui-ci. Avez-vous quelque ennemi personnel ?
— Je ne m’en connais aucun.
— Et votre femme en avait-elle ?
— Aucun que je sache.
— Et n’avez-vous jamais remarqué en elle aucune inquiétude, aucun pressentiment triste. Les pressentimens ne sont parfois que la probabilité raisonnée d’un malheur prochain. —. Ah ! dit Isidore, peut-être. Elle avait de la répugnance à venir à Paris. Deux ou trois fois elle a, sans motif apparent, tressailli à mon bras. Je me suis figuré qu’elle rencontrait quelqu’un qui lui faisait peur, mais elle m’a dit que non.
— Vous voyez bien. Ne perdez pas courage. En attendant, je vous arrête. Il faut que je vous confronte avec la victime. Le commissaire fit monter un de ses agens, qui garda Isidore à vue. Il fit prévenir en même temps un médecin, en le priant de se rendre à l’hôtel où le crime avait été commis. Le médecin, qui demeurait à deux pas de là, rejoignit promptement Isidore et le commissaire. Ce dernier l’instruisit de ce qui s’était passé. Il était à peine sept heures, et la maîtresse de l’hôtel dormait encore. On la réveilla en lui recommandant de se tenir tranquille, afin d’éviter tout désordre ; puis l’on monta à la chambre d’Albertine. Le médecin examina la blessure : — C’est, dit-il, un coup frappé avec une énergie sauvage et d’une main sûre, un coup très rare d’ailleurs, car la lame a glissé droit au cœur sans se heurter à aucun obstacle, et la mort a dû être foudroyante.
Tout en écoutant le médecin, le commissaire observait Isidore à la dérobée. Isidore pleurait. En face de sa femme morte, il ne s’occupait plus que de sa douleur.
— Croyez-vous, fit à demi-voix le commissaire, que son mari ait pu la frapper comme il prétend, ou plutôt comme il croit l’avoir fait, dans un accès de somnambulisme ?
— Ce serait étrange, mais non impossible. Il y a même des actes dont le somnambule, comme dans ce cas-ci, ne conserve aucun souvenir. Toutefois le somnambule n’agit jamais aveuglément. Il obéit toujours à une idée préconçue et ne fait en définitive que ce qu’il veut faire. Si cet homme aimait sa femme, il n’est pas probable qu’une inspiration maladive, venue en quelques instans, ait prévalu contre l’affection qu’il lui portait. D’ailleurs gardez-le au secret. Ce soir, si l’état mental où je le vois suit son cours naturel, nous serons certainement à peu près fixés.
— Que se produira-t-il ?
— Vous le verrez, car je vous prierai d’être là. Qu’il ait eu ou non un accès de somnambulisme, il en aura un ce soir, ou tout au moins une hallucination équivalente. L’imagination est trop surexcitée pour qu’il n’en soit pas ainsi. Et nous conclurons alors de ce que nous le verrons faire à ce qu’il a pu ou aurait pu faire cette nuit.
Pendant que l’agent prenait les devans avec Isidore, qui fut écroué et mis au secret le même jour, le commissaire interrogea en se retirant la maîtresse de l’hôtel. Aucun bruit qui pût éveiller, les soupçons n’avait été la nuit entendu dans la maison. Le garçon de service, de la soupente où il couchait, avait tiré le cordon à un assez grand nombre de personnes qui entraient ou sortaient ; mais cela n’avait rien d’étonnant dans un hôtel habité par des étudians qui, en hiver surtout, n’ont pas d’habitudes régulières. Le commissaire sortit en mettant la chambre sous les scellés et en annonçant que l’enlèvement du corps se ferait le lendemain à neuf heures du matin.
Isidore répondit au magistrat qui se présenta ce qu’il avait dit au commissaire. Toute la journée se passa pour lui dans des alternatives d’affaissement complet et d’élans de douleur. Aux approches de la nuit, le gardien apporta une lumière qu’il plaça sur la commode et se retira. Isidore, qui était resté assis dans un grand fauteuil de paille près de la cheminée, n’en bougea point pour se coucher. Le lit qu’il entrevoyait dans l’ombre semblait lui inspirer un véritable effroi. Il y jetait de temps à autre de furtifs regards. Quoique les heures s’écoulassent, il luttait contre le sommeil. Vers minuit pourtant, il y succomba, mais avec une physionomie creusée de fatigue et tourmentée de terreurs. Le commissaire de police et le médecin le considéraient, sans qu’il les vit, par un judas pratiqué dans la cloison. Au bout d’une heure d’un sommeil qui était celui du corps et non de l’âme, il se leva pesamment et s’achemina en trébuchant vers la commode, où il fit le geste de tirer une arme de son fourreau. Il obéissait à une puissance fascinatrice plus forte que sa volonté. De la commode, il alla au lit et leva le bras pour frapper ; mais au même instant il se rejeta en arrière, poussa un cri d’horreur, d’indignation et de révolte, qui remua jusqu’aux entrailles les témoins de cette scène, et tomba inanimé sur le carreau. Le commissaire et le médecin entrèrent, le relevèrent et lui firent donner les soins que réclamait son état. Isidore était en proie à un accès de fièvre chaude, et deux hommes avaient peine à le tenir.
— Eh bien ? demanda le commissaire au médecin.
— Cet homme n’a pas eu d’attaque de somnambulisme la nuit dernière, car il n’aurait pas plus tué sa femme alors qu’il ne l’eût tuée maintenant. Quant à l’avoir assassinée de sang-froid, je ne crois pas qu’il l’ait fait. On n’imite pas à un tel point le désespoir et la douleur, on ne pousse pas de parti-pris ce sauvage cri du cœur que nous avons entendu ; on ne simule pas surtout, avec les désordres qu’elle cause et les traces qu’elle laisse, une semblable hallucination. Tout ce qu’il dit doit être vrai, sauf le crime dont il s’accuse. Le meurtre a dû se commettre à ses côtés, mais par d’autres mains que les siennes.
— Ainsi vous le croyez innocent ?
— Oui.
— Et moi aussi ; mais alors quel est le coupable ?
— Ah ! mon cher commissaire, dit en riant le médecin, le découvrir, c’est votre affaire.
Le commissaire s’appelait M. Gestral. C’était un homme de quarante ans, d’une figure bienveillante et très fine. Il n’était d’ailleurs, pour ainsi dire, que de passage à la police. Il avait occupé longtemps un poste au ministère de l’intérieur ; puis, ce poste ayant été supprimé, on lui avait offert, en attendant une autre position, les fonctions qu’il remplissait. Il les avait acceptées sans répugnance, et même avec curiosité. C’était un de ces esprits scrutateurs et sagaces qui se mettent volontiers à la recherche de l’inconnu. Le mystérieux avait pour M. Gestral tout l’attrait d’un problème ; mais il le poursuivait moins en mathématicien qu’en artiste et en rêveur. Seulement ce rêveur, qui s’attachait plus aux sentimens qu’aux faits, était un analyste de première force. Il prenait une passion à ses débuts, la suivait dans ses développemens progressifs et logiques, tenant compte de ses hésitations, de ses combats, de ses retours en arrière, faisait halte avec elle et parfois la devançait au but pour l’y surprendre et l’y saisir.
L’exercice de ses nouvelles fonctions fut tout d’abord pour M. Gestral une déception. Les coupables ordinaires ressemblent quelque peu aux animaux. Ils ont l’instinct bien plus que l’intelligence du mal, et vont naïvement où la sensation les pousse. Ils agissent en vertu de mobiles si simples et se livrent si complaisamment que M. Gestral, n’ayant aucune peine à les deviner et les jugeant indignes de lui, ne s’intéressait que très médiocrement à eux. Il n’en était pas de même par exemple de l’affaire d’Isidore, qui se présentait avec toutes les circonstances obscures qu’il pouvait désirer, moins à cause d’Isidore, que, dans sa conviction, le commissaire regardait comme innocent, que par suite des complications qui surgissaient. En effet, Isidore hors de cause, quel était le meurtrier ? M. Gestral ne dormit pas et envisagea la question sous toutes ses faces. Isidore ne se sachant pas d’ennemi et aucun vol n’ayant eu lieu, bien qu’une somme assez importante se trouvât précisément près du poignard sur la commode, le meurtre avait été commis dans une pensée de vengeance contre Mme Renouf. Or il n’est à se venger ainsi d’une jeune femme qu’un amant évincé ou cruellement dédaigné. Les appréhensions qu’avait eues Albertine de ce voyage à Paris, les frissons de terreur qui l’avaient deux ou trois fois agitée au bras de son mari indiquaient suffisamment qu’elle s’était sentie menacée. Toutefois le crime, inspiré par la jalousie ou le ressentiment, à moins d’une perversité très précoce, et par cela même très rare, ne semblait pas d’un jeune homme. Un amant de vingt ans, emporté par la passion, peut tuer sa maîtresse aux bras d’un rival ; mais alors il tue aussi le rival, car il le hait à l’égal de la femme, comme le ravisseur d’un bien qu’il adorait. Encore est-il rare qu’un homme tue la femme qui ne le délaisse que pour un mari. Là, au contraire, il y avait comme une infernale combinaison de méchanceté noire. L’assassin s’était introduit sans bruit, avec préméditation, avait frappé d’un bras inexorable et paraissait avoir agi de façon à attirer tous les soupçons sur la tête du mari et à les écarter de la sienne propre. C’était le calcul d’une âme implacable et haineuse qui avait supputé toutes les chances d’impunité pour elle et de culpabilité pour son ennemi. Le meurtrier ne devait pas être un jeune homme. Cela éloignait pour M. Gestral l’idée que ce fût un amant. C’était plutôt un prétendant repoussé dans ses espérances et dans ses désirs, Quand on se formule ainsi des déductions dans une méditation solitaire, le mot détermine souvent la pensée. M. Gestral, qui savait qu’Albertine n’avait pas été très richement dotée, et que par suite des espérances de fortune trompées ne pouvaient expliquer le meurtre, se dit que, chez certains hommes, les désirs surexcités ont tous les caractères d’une passion aveugle et maladive. Qu’ils voient l’objet poursuivi leur échapper, et de ces désirs au crime il n’y a plus qu’un pas ; mais dans quelles conditions toutes particulières de tempérament, de caractère, de position sociale ces gens-là se trouvent-ils ? Quand a lieu cette explosion sans frein de férocité sensuelle ? N’est-ce pas lorsque l’homme est laid, chétif, disgracié de la nature, et que toute sa jeunesse a été vouée à une carrière qui exclut la sympathie des femmes ? N’a-t-il pas alors dans son âge mûr comme une farouche revanche à prendre, et si la femme qu’il a choisie lui résiste ou le bafoue, habitué comme il l’a été toute sa vie aux luttes obscures, aux voies tortueuses, ne combinerait-il pas de longue main, avec une effrayante et patiente habileté, les moyens de se venger ? La laideur ou la difformité physique, qui fait le plus souvent les envieux, les hypocrites et les lâches, M. Gestral se la représenta aux prises avec la fureur du désir frustré : elle ne triomphe pas de cette fureur ; elle s’abandonne à elle et la précipite. Il manquait pourtant un dernier point à l’argumentation du commissaire. Ce criminel qu’il entrevoyait déjà dans sa pensée avec la joie satisfaite du chercheur ne pouvait pas mener une vie active. Le déploiement des forces physiques et le grand air dissipent en effet ces honteuses ardeurs du sang qui enflamment, le cerveau d’un transport sinistre. Ce devait être un homme d’occupations sédentaires, livré à un travail de procédure ou.de bureau. — Quelque homme d’affaires ! s’écria M, Gestral.
Il se prit à rire. — La belle chose que l’imagination ! se dit-il. Voilà que j’ai mon homme de pied en cap, au moral du moins, car il ne me manquerait plus que de me le figurer au physique. J’arrêterais le premier venu qui répondrait à son signalement. Il est tard ; dormons un peu, j’aurai demain les idées plus fraîches. — Il était tard effectivement, et M. Gestral avait au plus deux ou trois heures à dormir ; mais en se déshabillant il revenait sur ses hypothèses, et, comme il mettait sa tête sur l’oreiller, il se frappa le front en disant : — Bah ! je suis peut-être sur la bonne piste.
Dès qu’il fit jour, il se hâta d’aller chez son chef direct, à qui il avait à rendre compte des derniers incidens de la veille et de quelques-unes des suppositions qu’il avait faites. Son supérieur l’entendit avec intérêt, car il avait une grande confiance en lui. Aussi, quand le commissaire lui demanda un congé de plusieurs jours pour s’occuper très activement et uniquement de cette affaire, s’empressa-t-il de le lui accorder. M. Gestral dut simplement prévenir un de ses collègues pour qu’il assistât à la levée des scellés de la chambre d’Albertine, et à l’enterrement de la malheureuse femme.
Le commissaire se rendit chez son collègue, le mit au courant de la situation et le pria d’inspecter de nouveau avec soin les lieux, afin qu’aucun indice, s’il s’en rencontrait, ne fût perdu ; puis il rentra chez lui, se grima légèrement, enfonça son chapeau sur les yeux, releva le collet de son paletot et s’achemina vers l’hôtel d’Isidore. Tout en marchant, il réfléchissait, mais en se livrant cette fois à un ordre d’idées tout à fait pratique. Il y a chez tout criminel, à l’endroit du crime qu’il vient de commettre, une curiosité inquiète et fort naturelle. S’il vit dans un petit centre et au milieu de gens qui le connaissent ainsi que la victime, le plus souvent cette curiosité le perd. D’ailleurs, qu’il aille où non aux nouvelles, il a besoin d’une excessive habileté pour ne pas trop se taire ou ne pas trop interroger. Il doit n’être ni empressé ni indifférent. Parfois le désir de dérouter les soupçons lui inspire des remarques compromettantes. Il met le doigt sur certains détails qui avaient échappé à tout le monde, il est trop bien informé ou ne l’est pas assez. Il y a toujours quelqu’un à s’en apercevoir, et le coupable est alors à la merci d’une insinuation malveillante ou du moindre trouble de physionomie. Dans une grande ville, à Paris surtout, il n’en est point ainsi. L’assassin peut n’avoir point vécu près de sa victime. La plupart des gens qu’il voit ignorent qu’il l’ait connue. Il peut ne point parler d’elle sans que son silence paraisse étrange. Les précautions à prendre sont pour lui bien moindres. S’il était prudent, il n’aurait qu’à suivre, sans en dévier, sa ligne de conduite habituelle. Un sentiment extraordinaire le pousse néanmoins à se rapprocher du théâtre du crime. Il est persuadé que le soin de sa sûreté l’y engage. Si les soupçons, en se portant tout d’abord sur lui, ne l’ont pas obligé à se cacher, il veut voir clouer la bière, effacer le sang, être bien sûr que tout est fini. Alors seulement il respire et croit à l’impunité.
C’est sur cette curiosité du coupable que comptait M. Gestral. Aussi était-ce à dessein qu’il avait annoncé dès la veille l’heure de l’enterrement pour le lendemain, afin qu’un rassemblement se formât devant l’hôtel d’Isidore. Il n’avait point voulu reparaître en sa qualité de commissaire dans la maison, et s’était déguisé pour se mêler à la foule sans être reconnu. Il se proposait d’écouter les assistans, de les observer, et espérait qu’une circonstance imprévue, un hasard favorable, ou mieux encore une sagacité chez lui tout intuitive lui désignerait parmi eux le meurtrier. Quand il arriva, la foule était assez considérable, et les propos s’y échangeaient avec vivacité. Il y avait aux fenêtres ou dans la rue les habitans de l’hôtel, les voisins et bon nombre de passans. — C’est un amant qui a tué sa maîtresse parce qu’elle le trompait avec un autre, disait-on.
— Mais cet autre était le mari ; on n’est pas jaloux d’un mari.
— Ah ! il y a des gens si drôles !
— On tue le mari alors, ripostait un étudiant.
— C’est peut-être bien le mari lui-même qui a tué sa femme.
— Lui, par exemple ! s’écriait indignée la maîtresse de l’hôtel, un jeune homme si doux, si rangé, que j’ai logé six ans et qui adorait sa femme à ce point qu’il est presque fou maintenant ! Non, non, continuait-elle, c’est quelque vieux qu’elle n’aura pas voulu épouser et qui se sera vengé sur elle.
— Et il n’aura pas touché au mari pour faire croire que le mari est l’assassin.
— Cela, c’est très fort !
M. Gestral ne perdait pas un mot. Ces propos s’accordaient avec ses diverses hypothèses, et le bon sens de la foule concluait comme lui ; mais le meurtrier était-il là ? M. Gestral, allant d’un groupe à l’autre, ne découvrait aucun visage qui attirât particulièrement son attention. Le coupable avait donc l’habileté et la prudence de ne se point montrer dans ces premiers instans où le bruit et l’émotion se font autour de son crime, où il se trouve d’une façon dangereuse pour lui en dehors du courant électrique d’étonnement pour le forfait et de pitié envers la victime dont la foule est saisie. C’était évidemment, comme on l’avait dit, un homme très fort, et M. Gestral commençait à se flatter d’avoir rencontré un adversaire digne de lui. Il attendit que le convoi fût sorti de l’hôtel et eût tourné l’angle de la rue, puis, jugeant dès lors inutile de s’attarder plus longtemps, il se dirigea vers le chemin de fer. Il voulait aller le plus vite possible aux renseignemens dans la petite ville qu’habitait Isidore.
Sa première visite fut pour le notaire qui avait vendu sa charge au jeune homme ; mais le vieux praticien n’était pas chez lui. Il avait appris le matin par les journaux le tragique événement et avait couru à l’étude de son successeur. Il en avait repris le gouvernement et y pérorait au milieu des clercs, affairé, inquiet, s’assurant de l’état des dossiers, ne comprenant rien à la catastrophe et se lamentant pour son propre compte dans un désordre grotesque d’esprit et de costume. M. Gestral se nomma et le prit à part ; mais ce fut à lui de répondre aux questions du notaire. — Un jeune homme si honnête ! disait celui-ci. Il ne m’avait pas encore payé son étude, mais j’avais toute confiance en lui. Un cœur d’or, monsieur. On dit qu’il a tué sa femme dans un accès de somnambulisme. Allons donc ! un notaire somnambule, cela ne s’est jamais vu. Et s’accuser lui-même ! C’est absurde. Il n’y a que les innocens qui s’accusent, et ils ont tort, car on peut les croire. On l’a lui aura tuée… Mais aussi qu’allait-il faire à Paris ? S’amuser ! Est-ce qu’un notaire a le droit de quitter son étude pour s’amuser ? On s’amuse quand on fait son droit. Je vous jure, monsieur, qu’il est innocent !
— Soupçonneriez-vous quelqu’un ?
— Moi, monsieur ! personne absolument.
— Ne connaîtriez-vous pas quelque prétendant qui aurait été repoussé par la jeune fille, ou, si ce n’est elle, par sa mère ? A propos, Mme Segonat est-elle instruite de l’événement ?
— Mme Segonat ! Ah ! mon Dieu, où donc ai-je la tête ? Et moi qui n’y songeais plus ! La pauvre femme ! Elle est là-haut dans sa chambre, sur son lit. Je ne sais pas encore si on a fait les démarches. Elle a été frappée…
— Je le comprends ; mais calmez-vous.
— D’un coup de sang hier en sortant de dîner, et je ne sais pas si toutes les dispositions sont prises. Permettez que je sonne.
— Elle est donc morte !
— Mais oui, monsieur. Ne vous l’ai-je pas dit ? J’avais préparé une lettre pour en prévenir son gendre et sa fille lorsque le journal est arrivé. Maintenant c’est bien inutile. Le pauvre garçon a bien autre chose à penser. Cependant, monsieur le commissaire, si vous voulez vous charger de cette lettre, elle est tout ouverte, vous pourrez la lire. Où donc l’ai-je mise ?
— Je vous en prie et au besoin je vous y invite, fit M. Gestral impatienté, mettez un peu d’ordre dans vos idées. Mme Segonat est morte. Fort bien. Vous étiez son notaire ?
— Oui, monsieur.
— Avait-elle l’habitude de placer et de déplacer ses fonds ?
— Non, toute sa fortune est en rentes sur l’état.
— Depuis quand étiez-vous son notaire ?
— Depuis qu’elle était venue s’établir ici. — Et avant, à Paris, avait-elle quelque homme d’affaires ?
— Je l’ignore.
— Où demeurait-elle à Paris ?
— Rue Chapon, au Marais.
— Je vous remercie. Ayez soin de l’étude et des intérêts de M. Renouf. Tout n’est peut-être pas désespéré pour lui.
M. Gestral revint aussitôt à Paris et alla rue Chapon. Ce qu’il y apprit fut insignifiant. M. Segonat vivait très retiré avec sa femme et sa fille. Quelques personnes à peine venaient les voir de loin en loin, et le portier ne savait pas même le nom de ces personnes. Ce manque absolu de renseignemens, au lieu de décourager M. Gestral, le réjouissait. Il n’avait en quelque sorte fait ces démarches que pour l’acquit de sa conscience et se serait presque cru amoindri, si elles lui avaient apporté la moindre lumière. C’était donc, et telle dès le premier moment avait été sa conviction, dans les spéculations de l’ordre moral, dans l’étude des sentimens que devait éprouver le criminel et des mobiles qui allaient logiquement diriger sa conduite, qu’il faudrait chercher la vérité. M. Gestral était d’une philosophie trop sceptique pour croire à une très longue durée d’un sentiment, quel qu’il fût, mais il pensait avec raison que, pendant un certain temps, le coupable se préoccupe surtout de ce qui a trait à son crime et des conséquences qu’il peut avoir. Si l’assassin n’avait point paru à l’enterrement de sa victime, comme M. Gestral l’avait d’abord espéré, il devait à coup sûr lire avidement les journaux qui parlaient, en style de tribunal, de l’affaire Renouf. Toutefois, si le commissaire ne s’était pas trompé sur les motifs qui avaient poussé le meurtrier, si celui-ci, en dehors de la vengeance brutale qu’il avait accomplie, en avait réellement entrevu une autre plus complète et plus terrible dans la condamnation probable d’Isidore, ce simple compte rendu des débats, lu à huis clos, ne lui suffirait pas. Comment ne serait-il pas attiré vers le théâtre où se dérouleraient vivantes les péripéties du drame dont il avait écrit la première page en caractères sanglans, dont il avait noué la trame et préparé le dénoûment ? Là seulement il pourrait savourer à son aise les pâleurs de l’accusé, la sévérité des juges, l’indignation de l’opinion, et s’affirmer à lui-même, d’heure en heure, sa propre impunité et la perte de son ennemi. Autre chose encore. M. Gestral, qui se mettait à la place de l’inconnu, imaginait ce qu’il éprouverait pour sa part d’incertitudes, de défaillances, de reviremens de pensée. Si, dans le cours des débats qui allaient s’ouvrir, tout ne marchait pas comme le coupable l’aurait prévu, s’il surgissait quelque incident qui le menaçât, ne voudrait-il pas être là, comme le joueur au tapis vert où sa fortune est engagée, pour épier les chances une à une et vivre jusqu’au bout, dût-il assister à la ruine de ses espérances, des ivresses et des angoisses de la lutte ? C’est donc au Palais de Justice que M. Gestral donna en esprit rendez-vous au meurtrier.
Cependant l’affaire d’Isidore s’instruisait et allait être jugée. Les vacances étaient terminées, et elle passait une des premières. Isidore, qui n’avait été maintenu que vingt-quatre heures au secret, reprenait courage. Quelque chagrin qu’il eût ressenti de la mort d’Albertine, il n’avait point vécu assez longtemps avec elle pour ne pas se consoler. Sa douleur s’était d’ailleurs atténuée dans l’horreur de sa situation. Habilement soigné par le médecin qui avait constaté son état et qui s’intéressait à lui, il s’était peu à peu soustrait à ses hallucinations du premier jour. Un de ses anciens camarades, devenu avocat, à qui il avait confié sa défense, et M. Gestral venaient aussi le voir souvent. Au milieu de ces trois hommes, Isidore recouvrait le sentiment de son innocence. Cependant l’événement auquel il était mêlé restait pour lui tellement inexplicable qu’il n’avait aucune preuve à donner. Cela le désespérait, et il ne cessait de répéter à ses amis : « Qui peut l’avoir tuée ? » L’avocat, qui avait cherché des indices matériels et n’en avait point trouvé, était assez embarrassé ; mais il comptait sur l’appui du médecin, dont les déclarations seraient en faveur d’Isidore, et peut-être un peu sur son éloquence, qui rencontrait un beau début dans cette affaire. M. Gestral souriait et se gardait bien de rien dire. Il eût craint qu’aux débats une maladresse d’Isidore, en le mettant en cause, n’effarouchât l’inconnu. En voyant sourire M. Gestral, le médecin prenait confiance et disait au jeune homme : — Mon cher malade, nous verrons bien si l’innocence et la science seront battues du même coup.
Les débats s’ouvrirent enfin. L’auditoire était nombreux, ce qui fit plaisir à M. Gestral, car l’inconnu ne devait avoir aucune hésitation à se confondre dans une telle foule. Toute la jeunesse des écoles était venue assister l’accusé de ses sympathies et de sa présence. Isidore, très ému à son entrée, s’enhardit en n’apercevant autour de lui que des regards amis. Outre les étudians, il y avait une assez grande quantité de femmes et ces rentiers ou retraités oisifs qu’on pourrait appeler les habitués de la cour d’assises. Cette première journée fut consacrée à l’audition des témoins. Aucun, à vrai dire, ne savait rien du fait principal ; mais tous déposaient des bons antécédens de l’accusé comme de l’harmonie qui semblait exister entre sa femme et lui. On lut aussi le rapport de M. Gestral, qui avait obtenu l’autorisation de ne pas comparaître. Ce rapport ou plutôt ce procès-verbal, très net, écrit sous la vive et lucide, impression du crime, fit passer un frisson dans la salle : il ne concluait pas et n’avait pas à conclure, mais il inclinait à l’innocence d’Isidore. Pendant que l’attention se tournait sur les témoins. M. Gestral, placé au coin le plus sombre, examinait les assistans. Les étudians, venus là pour la première fois, formaient comme un large demi-cercle autour des habitués. Ces derniers, sans se connaître, s’étaient groupés d’instinct. Ils se ressemblaient d’ailleurs par le costume, l’attitude, la même curiosité banale empreinte sur les traits. L’attention de M. Gestral, après qu’il eut exploré les diverses parties de la salle, se porta particulièrement sur eux. Ses yeux erraient d’une physionomie à l’autre, mais sans y rien découvrir qui le guidât. Il y en avait une pourtant qui l’attirait, plus intelligente, plus recueillie, en quelque sorte repliée sur elle-même. Quelque indifférent que se fit le masque, une passion intérieure prudemment contenue semblait l’éclairer ; mais c’était bien peu de chose qu’un tel indice, et M. Gestral se trompait peut-être. L’homme qu’il observait avait une cinquantaine d’années, le crâne plus pelé que chauve, les yeux dérobés sous des lunettes, le nez long, les lèvres minces, le teint blafard, bien qu’enflammé par endroits. Un grand manteau qui lui cachait les mains le couvrait en entier. Ses mains le trahirent. M. Gestral avait en effet passé, dans son impitoyable examen, du visage à la disposition du corps. Il remarqua que les mains reposaient sur les genoux, que de temps en temps elles se crispaient en froissant le drap, et cela surtout quand un murmure de sympathie pour Isidore accueillait les dépositions des témoins. M. Gestral se crut enfin sur la trace qu’il cherchait, et tressaillit de joie. Il ne quitta plus l’inconnu des yeux. Quand l’audience fut terminée, il vit cet homme sortir lentement, s’approcher des différens groupes, écoutant ce qui s’y disait, mais ne parlant pas. M. Gestral ne commit pas l’imprudence de le suivre lui-même. Il chargea de cette mission un de ses meilleurs agens, dont il attendit avec impatience le retour. Celui-ci revint au bout d’une heure. L’homme qu’il avait surveillé habitait, dans l’Ile-Saint-Louis, le rez-de-chaussée d’une maison qui lui appartenait et qui avait un jardin ouvrant par une petite porte sur une rue voisine presque déserte. Il s’appelait Darronc, c’était un ancien avoué.
Le lendemain, M. Gestral, avec toutes les allures d’un marchand retiré, se plaça au palais à côté de ce Darronc. L’audition des témoins continua ; mais M. Darronc ne donna plus aucun signe d’agitation. Peut-être avait-il réfléchi que la moindre manifestation était un péril pour lui, ou s’était-il blasé sur cette partie des débats dont l’importance n’était en somme que fort secondaire. Le tour du médecin qui avait soigné Isidore arriva, et le plus profond silence s’établit. Le médecin, avec une grande simplicité, mais avec toute l’autorité de l’homme de science, raconta dans quel état il avait trouvé l’accusé, l’épreuve qu’il avait tentée sur lui, le résultat de cette épreuve, et déclara que pour lui Isidore n’était pas le coupable. Il s’ensuivit une émotion générale, et l’audience fut quelques instans suspendue de fait. On causait de toutes parts, à demi-voix, avec animation. M. Gestral, qui avait M. Darronc à sa gauche, avait déjà échangé quelques mots avec son voisin de droite. Cet homme, tiré de sa somnolence par l’intérêt grandissant de l’affaire, était un chaud partisan d’Isidore. M. Gestral feignit de le contredire en montrant ce que pouvaient avoir de défectueux les déclarations du docteur. Le voisin ripostait avec énergie. M. Darronc, que semblait avoir mis hors de lui l’impression du public à la suite des affirmations si nettes et si sensées du médecin, se penchait du côté des interlocuteurs et recueillait avidement les paroles de M. Gestral. Celui-ci, en apparence poussé à bout, se retourna tout à coup vers lui. — N’est-ce pas, monsieur, que ce que j’avance est probable ?
— Certes, répondit M. Darronc dans un premier mouvement.
Mais, se ravisant aussitôt, il parut examiner le commissaire avec une défiance excessive. M. Gestral lui offrit alors un si honnête visage, ce que la bienveillance habituelle de ses traits lui rendait facile, des lignes si placides et si inoffensives, que M. Darronc se remit pendant que le commissaire se disait intérieurement : — Ah ! je suis enfin sûr de toi ! — Toutefois il ne jugea pas à propos de continuer l’entretien, et comme le président agitait sa sonnette, il fit lui-même quelques légers chuts ! avec un petit geste de la main qui témoignait de son extrême envie de ne point être dérangé dans ce qu’il allait entendre.
Le troisième jour était réservé pour le réquisitoire, la défense et l’arrêt. M. Gestral eut soin de ne pas arriver de trop bonne heure, et se fit placer de manière à voir sans être vu. La précaution n’était pas inutile, car M. Darronc, comme s’il eût cherché son voisin de la veille, jeta plusieurs fois des regards inquiets autour de lui. Le réquisitoire fut très habile. Il mit facilement de côté les dépositions des témoins qui n’établissaient en définitive que les bons antécédens d’Isidore. Les rapports du commissaire et du médecin étaient plus sérieux ; mais quelque valeur qu’un esprit bienveillant pût leur accorder, il n’en était pas moins vrai qu’ils n’apportaient à la décharge de l’accusé aucune de ces preuves convaincantes et matérielles que la justice a le devoir impérieux de réclamer. Il restait intact et accablant, le fait de cette femme assassinée aux côtés de ce mari qui ne s’était point éveillé au moment du crime, qui n’avait reçu aucune blessure. A six heures du matin seulement, trois heures environ après l’événement, comme il résultait des aveux mêmes de Renouf, il venait se livrer au commissaire de police en déclarant avoir agi dans un accès de somnambulisme. Un commissaire surpris au saut du lit par une telle visite pouvait être induit en erreur : la science, trop souvent éprise de théories et d’hypothèses, se montrait indulgente et facile ; mais quel homme impartial et de sang-froid pouvait ajouter foi à une telle fable ? Pourquoi d’ailleurs ces trois heures d’attente et de réflexion ? Est-ce que le véritable innocent reste dans cette torpeur ? Est-ce qu’il n’appelle pas immédiatement au secours ? Est-ce qu’il ne lui faut pas les lumières et le bruit ? A n’écouter que les inductions morales, Renouf était un scélérat consommé qui avait à loisir médité son forfait. Et à quel point sa culpabilité était plus évidente, si l’on songeait que l’heure, le lieu, la solitude, l’instrument même du crime, déposaient contre lui ! Le procureur impérial requérait contre l’accusé toute la sévérité des lois.
L’avocat d’Isidore présenta la défense de son client avec une indignation émue. Il insista sur les antécédens de l’accusé. On ne passe pas en une heure de la vertu à la scélératesse. Il rétorqua un à un, et autant qu’il le put, les argumens du ministère public. Il fut forcé de reconnaître qu’aucune preuve réelle et palpable ne venait au secours d’Isidore, mais il en appela dans cette mystérieuse affaire à l’intime émotion qui dès l’ouverture des débats avait gagné tous les cœurs, à ce sentiment de souveraine et sereine équité qui veut que le juge s’abstienne quand il a le plus léger doute sur la culpabilité de l’accusé.
Lorsqu’on demanda à Isidore s’il n’avait rien à ajouter à sa défense, il se leva, et, la main droite étendue, les yeux humides, mais brillans, il s’écria d’une voix forte : — Je jure que j’ai dit toute la vérité, et que je n’ai pas commis le crime dont on m’accuse.
À ce moment, M. Gestral regarda M. Darronc. Il était fort pâle et essuyait son front couvert de sueur. La cour se retira pour délibérer, et, rentrant une demi-heure après, rendit un verdict de non-culpabilité. — Monsieur, dit alors le président à Isidore, vous retournez à la société après avoir subi une épreuve terrible. Bien que les circonstances les plus étranges se réunissent pour vous accabler, vos juges ont cru à votre désespoir des premières heures, à la loyauté de votre regard, à la sincérité de votre accent. La vérité ne saurait se discuter longtemps ; elle s’impose et force les convictions. Elle a, selon nous, éclaté dans votre conduite, dans vos paroles, sur votre front d’une façon irréfutable et touchante. Pleurez en paix, au milieu du respect et de la pitié de tous pour le malheur qui vous a frappé, la femme que vous avez perdue ! Quant au véritable assassin, en quelque lieu qu’il se trouve, le doigt de Dieu le désignera tôt ou tard à la justice des hommes.
Cette allocution du président venait bien. Même après le verdict, elle soulageait tous les cœurs d’un reste d’angoisse. Un homme ne dispute point sa vie devant des juges, il n’est point attaqué violemment et défendu sans qu’un peu de son honneur et de sa vertu ne demeure sur ce triste champ de bataille. Un irrésistible courant entraîna tous les étudians vers leur ancien camarade, qu’ils emportèrent en triomphe et presque évanoui en dehors de la salle au grand air, à la liberté, aux joies renaissantes de la vie. Quant aux autres assistans, l’heure était avancée, et ils se hâtèrent de partir pour rentrer chez eux. M. Darronc, livide, avait suivi Isidore avec des yeux hagards. Il était debout, chancelant comme un homme ivre, et agrafait son manteau d’une main tremblante. En se retournant pour sortir, il aperçut à trois pas M. Gestral qui l’examinait tranquillement. Il baissa les yeux, frissonna, et dans son trouble salua le commissaire. Celui-ci sourit et lui rendit son salut avec politesse.
M. Gestral était certainement très heureux de l’acquittement d’Isidore, mais il était ravi en même temps du succès qui avait couronné ses ingénieuses suppositions. Il avait admis en effet que l’assassin d’Albertine devait être un prétendant repoussé, plutôt vieux que jeune, adonné jusqu’alors à des occupations sédentaires et à un travail de cabinet, puis exalté tout à coup par une passion sensuelle et disposé par ses habitudes d’esprit et son tempérament à la combinaison de la vengeance la plus froide et la plus raffinée. Exploitant ensuite la curiosité naturelle à tout coupable au sujet de son crime, il avait assigné cet homme à se montrer dans un court délai. Et voilà qu’aux séances du Palais de Justice s’était offert à lui ce Darronc, un ancien avoué, avec l’âge et la physionomie qu’il lui rêvait, étrangement attentif aux débats, agité par instans de ces frissons du corps et de l’âme que la plus puissante volonté ne peut entièrement supprimer et profondément troublé du plus léger examen dont il était l’objet. Maintenant cet homme était-il le meurtrier ? M. Gestral n’en doutait pas, et cependant il ne l’avait point fait arrêter. C’est que des présomptions ne sont point des preuves, et que la police, autant que possible, ne doit pas se tromper. L’arrestation de M. Darronc eût pu être un scandale, un danger, pis encore, une chose inutile. Il aurait nié et n’aurait pu être convaincu. Il n’y avait aucune trace de sa présence à l’hôtel d’Isidore, et par la disposition même de la maison qu’il habitait, il avait dû, dans la nuit du crime, en sortir et y rentrer sans être vu. Deux fois pourtant, dans la première joie de sa découverte en apercevant M. Darronc, et plus tard, lorsque Isidore était à demi accablé par le réquisitoire du procureur impérial, M. Gestral avait été sur le point d’agir. Si la condamnation d’Isidore eût été prononcée, il se fût assuré de M. Darronc séance tenante. Heureusement tout s’était passé pour le mieux, et M. Gestral était optimiste. Cette première partie gagnée, il en entrevoyait une autre, bien plus sérieuse, à continuer d’après les mêmes erremens, car elle avait également pour base la stricte observation du cœur humain et le développement logique des sentimens qui l’agitent : elle devait amener le coupable, engagé dans un chemin sans issue, à se livrer lui-même.
M. Darronc, quel que fût son secret, était rentré chez lui dans un trouble inexprimable. Toutefois il s’était efforcé de toucher au dîner que sa vieille gouvernante, le seul domestique qu’il eût, lui avait servi. Après son repas, il s’enferma dans son cabinet, dont la porte ouvrait de plain-pied sur le jardin. Alors, à la lueur d’une seule bougie, il se promena de long en large, se tordant les mains, poussant de sourdes exclamations, se heurtant aux murs. Son visage s’éclairait tour à tour des feux de la haine et d’un impuissant désespoir. Par instans il se laissait tomber dans son fauteuil et y restait morne et abattu. Si M. Gestral l’eût vu en de tels momens, il se fût dit sans doute que cet homme avait perdu tout courage et regardait Isidore comme une proie qui lui échappait. A observer plus attentivement M. Darronc, on eût dit pourtant qu’il songeait à un second crime ; il se relevait brusquement, se promenait encore, puis, las d’inutiles fureurs, de regrets stériles, il s’arrêtait court dans sa marche, et allait, la tête dans ses deux mains, s’accouder sur le marbre de la cheminée ; mais cette méditation lente, traversée par des soubresauts, toute hantée de visions peut-être, n’aboutissait à rien. Il en sortait avec un cri étouffé et en levant le poing, comme si de rage il eût défié le ciel. Ce qui rendait son aspect plus effrayant peut-être, c’est qu’à ses angoisses morales s’ajoutait une souffrance physique presque hideuse. Il y avait sur sa face de subites et livides rougeurs, et ses yeux s’injectaient de sang. Les veines de son front étaient gonflées à se rompre. Le corps, à n’en pas douter, se débattait autant que l’âme sous un coup inattendu. Tout dans cet homme offrait l’image d’une jalousie rétrospective qui se réveillait avec des fureurs d’autant plus vives qu’elle se voyait trompée dans ses rêves de vengeance. Une autre idée lui vint, d’un ordre différent. Il prêta l’oreille, ouvrit rapidement la porte du jardin, qu’il parcourut en tous sens. Ses traits s’étaient décomposés ; il se souvenait sans doute de quelqu’un dont il redoutait la présence. M. Darronc avait peur. À ce moment encore, M. Gestral, s’il eût été là, lui eût souri comme à l’issue de la séance, de son tranquille et froid sourire. M. Darronc respira enfin, s’approcha de la glace, et, probablement effrayé de l’altération de son visage, se plongea la tête dans une cuvette pleine d’eau. Alors il se regarda de nouveau, s’étudia, se prit à marcher d’un pas mesuré, et poussa comme un soupir d’allégement. Il s’appartenait donc encore, et personne ne l’avait aperçu dans son récent désordre.
Certes il fallait sans doute qu’on ne soupçonnât pas ses agitations secrètes. Aussi, quoiqu’il fût impossible à. M. Darronc de dormir, il se coucha et reprit dès le lendemain sa vie ordinaire. Cette vie était fort simple. M. Gestral la fît épier par l’habile agent qu’il avait déjà employé et fut très vite renseigné. M. Darronc ne sortait de chez lui que dans l’après-midi pour aller à la Bourse, et revenait en flânant sur les quais. Généralement le soir il se rendait à un petit café, y lisait les journaux ou causait avec quelques personnes de sa connaissance. Il n’avait point de maîtresse et ne recevait que des hommes d’affaires. Dans le quartier, on ne disait de lui rien que d’insignifiant, plutôt du bien que du mal, car il payait exactement ses fournisseurs. M. Gestral se félicitait de ne l’avoir point fait arrêter. Tout en laissant à son agent le soin de surveiller la vie extérieure de M. Darronc, il s’était réservé la tâche beaucoup plus délicate d’épier sa physionomie. Pour cela, il s’embusquait chaque soir, vers cinq heures, dans un café de la rue Montesquieu, devant lequel M. Darronc, dont l’itinéraire était invariable, passait toujours. M. Gestral, qui écartait doucement le rideau, n’avait que le temps de jeter un coup d’œil sur son adversaire ; mais à un physionomiste aussi exercé que lui ce coup d’œil suffisait. M. Darronc lui parut d’abord sous l’empire d’une démoralisation extrême. Les traits étaient relâchés et pendans, le regard atone, les coins de la bouche douloureusement crispés. Au bout de quelques jours, il se fit en lui et par degrés un changement très réel. Les chairs se raffermirent, la bouche se releva, l’œil, en apparence distrait, se voila sous les paupières, et le front se sillonna de rides. — Ah ! se dit M. Gestral, la période d’abattement est passée, et il commence à former des projets. Eh bien ! je lui épargnerai une partie du chemin.
Dès le lendemain de son acquittement, Isidore était retourné dans sa petite ville, où on l’avait parfaitement accueilli. Sous la surveillance de son prédécesseur et dirigée par le maître clerc, son étude était en pleine prospérité ; il reprit aussitôt la conduite de ses affaires, et, bien que pleurant toujours sa femme, il se remettait de jour en jour de la terrible secousse qu’il avait éprouvée. C’est sur ces entrefaites qu’il reçut de M. Gestral une lettre qui l’appelait immédiatement à Paris. Le commissaire, qui avait besoin d’Isidore et qui redoutait quelque hésitation de sa part, ajoutait, pour le déterminer, qu’un danger le menaçait. Le jeune homme partit et alla trouver M. Gestral, qui lui dit sans préambule : — Mon cher monsieur, voulez-vous venger votre femme ? Ces simples mots rejetaient violemment Isidore dans le courant d’idées sinistres d’où il était presque sorti. Il ne put s’empêcher de tressaillir ; mais c’était un honnête et courageux garçon. — Certes, oui, répondit-il.
— D’ailleurs, reprit M. Gestral, il s’agit de vous pour le moins autant que d’elle.
— Comment cela ?
— Vous le verrez, dit le commissaire avec sa tranquillité un peu railleuse.
— Qu’ai-je à faire ?
— Pour le moment, peu de chose. Allez à la Bourse tous les jours et jouez-y.
— Avec quoi ?
— Avec rien. Achetez aujourd’hui des valeurs sûres, vendez-les demain, rachetez-les après-demain. Cependant, si vous pouviez gagner de l’argent, cela n’en vaudrait que mieux. Chassez toute préoccupation et toute tristesse. Il importe que vous ayez l’air d’un homme enchanté de vivre.
Ce jour-là même, Isidore se rendit à la Bourse, et M. Gestral s’en fut à son poste d’observation. Quand M. Darronc passa, il y avait sur ses traits une stupéfaction profonde. Le lendemain, cette stupéfaction avait fait place à une joie farouche, mais indécise. L’agent de M. Gestral lui apprit en même temps que ces deux jours M. Darronc, à la sortie de la Bourse, avait accompagné Isidore des yeux jusqu’à ce qu’il l’eût perdu de vue. — Mon cher ami, dit M. Gestral à Isidore, qu’il avait logé chez lui et qui ne se doutait encore de rien, demain, après la Bourse, mon agent vous proposera, à haute voix, d’aller le soir au Vaudeville avec lui ; vous accepterez.
Le lendemain, l’agent et Isidore allèrent au théâtre ; le spectacle terminé, ils se mirent en route pour rentrer chez M. Gestral. Lorsqu’ils furent arrivés au Pont-Neuf, Isidore remarqua qu’un homme les suivait à une assez grande distance. L’agent lui recommanda de ne point paraître s’en apercevoir. A la hauteur de la rue de Seine, où ils entrèrent, l’homme hésita, fit quelques pas derrière eux, puis rebroussa chemin par les quais. M. Gestral trouva Isidore un peu pâle : — Ah ! lui dit-il, vous commencez à comprendre.
— Oui, l’assassin de ma femme s’occupe de moi.
— Mais nous aussi, répondit M. Gestral, nous nous occupons de lui. — Et de fait, le commissaire ne songeait qu’à M. Darronc. Dans les courts instans où il lui était donné de l’entrevoir, il interprétait le moindre mouvement de ses traits, et s’efforçait de saisir dans l’expression changeante et complexe du visage le travail intérieur de la pensée. Ce mélange d’indécision et de joie sauvage qu’il avait remarqué la veille chez M. Darronc l’avait frappé. Il n’était point difficile d’attribuer à cet homme des projets de violence contre Isidore ; mais jusqu’où ses habitudes timides et son caractère cauteleux lui permettraient-ils de les pousser ? M. Gestral crut démêler à de légers indices dans ce visage altéré que le désir du meurtre, tout physique et grandissant, emporterait un homme du tempérament de M. Darronc au-delà des limites de la prudence. La fièvre et ses sanglans délires pouvaient parler plus haut que la raison, et l’intelligence, s’obscurcissant par degrés, en viendrait à obéir tout entière, avec une brutale ivresse, aux suggestions des sens. Ainsi commence la monomanie du crime. M. Gestral avait l’ardente curiosité de savoir s’il ne se trompait pas. Déjà il voyait agir M. Darronc selon qu’il l’avait prévu. Il se dit qu’il fallait compléter hardiment l’expérience, et, préjugeant l’état d’esprit du meurtrier, il imagina d’exploiter l’attraction morbide que les souvenirs et les lieux mêmes exerceraient sur lui.
Aussi, dès le lendemain, de grand matin, il alla dans la chambre d’Isidore, et, regardant le jeune homme bien en face : — Avez-vous du courage ? lui demanda-t-il.
— Mais oui, dit Isidore étonné.
— Oh, entendons-nous, reprit le commissaire d’un ton grave, je parle d’un courage réel, patient et froid, sur lequel n’aient prise ni le silence ni les terreurs de la nuit, qui puisse supporter l’assaut des visions funèbres et qui soit prêt, sans se lasser jamais, à braver un danger toujours présent, quoique invisible.
Il fit une pause. — Je l’aurai, répondit avec résolution Isidore.
M. Gestral lui serra la main. — Eh bien ! dès aujourd’hui reprenez dans votre ancien hôtel la chambre du premier étage que vous occupiez avec votre femme. Chaque soir, allumez une veilleuse, laissez votre clef en dehors et attendez. Quand le jour viendra, vous pourrez vous reposer ; mais gardez-vous de dormir la nuit. Vous aurez d’ailleurs une arme sous votre oreiller, ajouta le commissaire en voyant Isidore légèrement ému. A propos d’arme, le greffe vous a rendu votre poignard algérien ?
— Oui.
— L’avez-vous ici ?
— Je l’ai apporté, car je me suis bien douté, en recevant votre lettre, qu’il s’agissait du crime, et si j’eusse été tenté de faiblir dans la vengeance que je dois à la pauvre créature, la vue de cette lame encore tachée de sang m’eût rendu mes forces.
— Alors placez-le sur la commode, à côté de la veilleuse, à l’endroit même où il était. Et maintenant bonne chance, car il est nécessaire qu’on ne m’aperçoive pas avec vous, et nous ne nous rendrons sans doute que lorsque tout sera terminé.
Les chambres d’hôtel sont nues et banales, la vue et la pensée ne s’y reposent sur aucun de ces mille objets qui, ayant fait jusque-là partie de notre existence, sont pour nous comme autant de souvenirs ; mais, par cela même, elles conservent la saisissante physionomie des événemens heureux ou tristes qui nous y sont arrivés. Telles on les a quittées, telles on les retrouve, et l’impression du passé revient soudaine et profonde. Il en fut ainsi pour Isidore. En entrant dans la chambre qu’il avait habitée avec sa femme, un chagrin mêlé d’horreur s’abattit sur lui. Le lit avec son baldaquin et ses rideaux de damas était le même. La commode et le secrétaire en acajou, auxquels manquaient çà et là quelques poignées en cuivre doré, n’avaient point changé de place. Il vit sur la cheminée la même pendule mythologique. Quelles heures elle lui avait comptées ! Le carreau, que ne couvrait point en entier un maigre tapis, avait la couleur du sang répandu. Isidore s’appuya sur un fauteuil. La maîtresse de l’hôtel, qui l’avait accompagné, lui adressa quelques paroles de consolation. Elle ne s’étonnait pas que, revenant à Paris, il fût descendu chez elle. Les femmes les plus vulgaires comprennent qu’en amour on retourne le fer dans sa blessure. Isidore s’installa rapidement et se hâta de sortir.
D’après les instructions de M. Gestral, il devait montrer une grande insouciance. Après la bourse, il alla donc se promener sur les boulevards, et y dîna dans un restaurant où il eut soin de se placer près de la vitrine, afin qu’on pût l’apercevoir du dehors. Vers neuf heures, sans se retourner une seule fois, il regagna lentement sa demeure. Il n’y fut guère qu’à onze heures. Il avait mis près d’une heure et demie à faire le trajet ; ses pas, malgré lui, le retenaient en arrière. Ce fut alors qu’il s’occupa de la lugubre mise en scène qui lui avait été prescrite. Il laissa la clé sur la porte, alluma une veilleuse et plaça le poignard tout à côté. La chambre ainsi disposée lui parut effrayante, et il se coucha en frissonnant. Peu s’en fallut qu’une insurmontable terreur ne le gagnât ; mais une douleur égale fit diversion à cette terreur. Il songea qu’un mois à peine auparavant il avait sa femme près de lui. Son cœur se fondit, et il pleura amèrement toute la nuit. Rien n’était venu le troubler. Après son déjeuner, il s’accouda longtemps à sa fenêtre, qui donnait sur la rue. Il fallait que le meurtrier sût bien où le trouver. Pourtant il ne jetait sur les passans que des regards distraits ; mais au fond de l’âme il se disait : Où est-il ? A la Bourse, il le coudoyait peut-être ; dans la rue, il le rencontrait sans aucun doute. Il n’avait d’ailleurs nulle idée de ce que cet homme pouvait être, car M. Gestral ne lui en avait rien dit. Le second soir, en prévision de l’attaque à laquelle il était exposé, il observa les lieux. Il remarqua, en entrant à l’hôtel, que le garçon, lui tirant le cordon dans un demi-sommeil, ne se montrait même pas au vasistas pour voir qui avait frappé. Les habitudes de la maison n’avaient donc guère changé depuis l’assassinat d’Albertine. La chambre d’Isidore avait le numéro 2. On y parvenait, après avoir monté le premier étage, par un couloir sombre. A droite, dans ce couloir, il y avait une très petite chambre qui portait le numéro 1, et n’était séparée du numéro 2 que par la cloison. Cette chambre était inoccupée. En face, dans le mur, on avait pratiqué une sorte de bûcher fermé à clé. La porte en était très basse, ronde par le haut et percée d’une petite fenêtre en losange. Isidore, cette nuit-là, fut moins harcelé de douleur et d’idées funèbres. On se fait à tout. Le lendemain, comme il rentrait et allait prendre son bougeoir, il en vit un tout préparé avec sa clé à côté du sien : c’était celui du numéro 1. La chambre avait donc été louée dans la journée. Isidore eut le pressentiment qu’elle l’avait été par son ennemi. Il se coucha vite et attendit. Le locataire du numéro 1 rentra bientôt. Isidore alors feignit de dormir. Il avait glissé sous son traversin un pistolet de poche dont il comptait se servir. Une heure, puis deux s’écoulèrent. Se serait-il trompé ? n’avait-il qu’un voisin inoffensif ? Cependant ce voisin ne dormait pas. Isidore, dont les sens recevaient du péril possible une extrême acuité, saisissait tous les bruits d’une insomnie très réelle. C’étaient de légers pas très doucement hasardés par la chambre, quelques-unes de ces exclamations assourdies qui échappent à la volonté, et si l’étranger s’étendait sur son lit, ce qu’il faisait avec grande précaution, le mouvement continu d’un corps qui s’agite et se retourne. A l’école de M. Gestral et en face surtout de ce danger mystérieux qu’il savait planer sur lui, Isidore s’était vite formé. En supposant que ce fut l’assassin, sa longue veillée n’attestait-elle pas ses irrésolutions d’âme, sa défiance du succès et la difficulté presque physique qui s’ensuit à marcher à l’accomplissement d’un crime ? Et tout portait Isidore à croire que c’était l’assassin. Cet homme, depuis que M. Gestral lui avait prêté l’intention d’un second forfait, n’avait-il point hasardé chaque jour un nouveau pas dans la voie où son secret et terrible adversaire s’était promis de l’engager ? Quoi donc d’étonnant à ce qu’il franchît le seuil de cette maison ? Seulement il n’y devait point venir à la hâte et s’enfuir de même. Il avait usé de trop de délais, il avait trop lentement réagi contre l’épouvante de se voir épié pour ne pas discuter jusqu’au bout avec la fascinatrice pensée de meurtre qui lui était venue, dont il subissait le charme, mais à laquelle la peur l’aidait encore à résister. Dans cette petite chambre au contraire, qui était sa dernière étape, il se sentait libre. Il pouvait s’assurer à son aise que le crime était possible, même facile. Il ne risquait pas, comme la première fois, de se heurter en aveugle à quelque obstacle imprévu. Jusqu’au dernier moment, il pouvait s’abstenir et battre en retraite. Il est vrai que, l’œuvre achevée, le seul fait d’avoir habité cette chambre à côté de la victime lui créait un péril extrême ; mais, suivant l’instant où il frapperait, il se ménageait plusieurs heures, et devait avoir pris ses mesures pour disparaître sans laisser de traces.
— Ce ne sera pas pour ce soir, se disait Isidore, ce serait trop prompt.
Il ne se passa rien en effet. La nuit suivante, la même attente se reproduisit pour lui. Il la supporta, car il était en proie à une extrême surexcitation nerveuse. Vers une heure, il crut remarquer qu’on s’avançait à pas de loup jusqu’à sa porte et qu’on remuait la clé dans la serrure. L’assassin craignit sans doute de s’être trahi par ce bruit, pourtant bien faible, car il s’éloigna, et ce fut tout. La nuit d’après, par une conséquence très simple de ses veilles précédentes et de l’imparfait repos qu’il prenait pendant le jour, Isidore eut besoin de dormir. Ce fut horrible. Le sommeil le maîtrisait malgré tous ses efforts. Tout moyen physique lui manquait pour résister. Bien plus, l’engourdissement résultait pour lui de cette nécessité de rester couché dans son lit, à une chaleur douce, dans cette chambre silencieuse et à demi obscure. A plusieurs reprises, il s’aperçut qu’il avait dormi. Il sortait de ce sommeil par une pénible secousse et ouvrait les yeux tout grands ; puis ses yeux se refermaient, et il dormait encore. Enfin ses paupières s’alourdirent une dernière fois, ses idées se brouillèrent, ses membres s’affaissèrent inertes, et un sommeil de plomb pesa sur lui.
Il était deux heures du matin environ lorsque la porte de la chambre d’Isidore s’ouvrit sans bruit. Un homme, le chapeau rabattu sur les sourcils, le couteau à la main, s’avança d’un pas furtif après avoir eu le soin de laisser derrière lui la porte entrebâillée. C’était M. Darronc. Il tendait l’oreille du côté d’Isidore, il écoutait avec joie sa respiration haletante, mais profonde. Il regarda ensuite autour de lui, et l’aspect de la chambre l’émut fortement. Isidore dormait sur le bord du lit, et il y avait ainsi entre le jeune homme et le mur une large place vide et blanche. « C’est là qu’elle était l’autre jour, » se dit l’assassin. Il venait d’entrer dans le cercle de lumière projeté par la veilleuse, et son visage était contracté d’un ressentiment à la fois douloureux et féroce. Il alla vers la veilleuse et vit le poignard. — Ah ! fit-il. Il tira de son fourreau la lame, dont la rouille était d’un rouge brun. « Son sang ! dit-il encore ; on dirait qu’il est là pour me tenter. » Et il fit un pas vers Isidore, puis s’arrêta. « Non, pas avec la même arme qu’elle. Ne mêlons pas son sang au sien. » Il remit le poignard sur la commode et marcha de nouveau vers le lit. Quand il en fut tout près, il se sentit défaillir et hésita ; mais ce trouble ne dura qu’une minute. « Eh quoi ! murmura-t-il, j’aurais commis en la tuant un crime inutile, et cet homme qu’elle m’a préféré, qui l’a possédée, innocent, acquitté, vivrait heureux, tandis que moi… » Il n’acheva point et passa la main sur son front, qui ruisselait de sueur. « Non, non, tuons-les l’un après l’autre sur ce même lit, comme ils l’ont mérité ! » Il entr’ouvrit la chemise d’Isidore. « Si je l’éveillais, afin qu’il sache bien que c’est moi qui le tue ! » Il se consulta quelques secondes. « Non, ce serait imprudent, il se débattrait. Allons ! » Il mit à nu la poitrine d’Isidore, et, tout absorbé dans ces préparatifs, ayant bien choisi l’endroit, il leva son couteau et se haussa un peu sur la pointe des pieds pour mieux précipiter le coup : « Tiens ! fit-il, à toi ! »
Mais au moment où l’arme allait s’abaisser, il se sentit le poignet pris comme dans un étau pendant que deux mains s’emparaient de son autre bras. M. Darronc ne put que tourner la tête et se vit entre M. Gestral et son agent. Il resta bouche béante et les yeux dilatés. — Oui, fit M. Gestral, c’est bien moi, et il ajouta : Commissaire de police.
Ces simples mots semblèrent enlever un dernier espoir au misérable, qui tomba tout d’une pièce sur le carreau. — Liez-le, dit tranquillement M. Gestral à l’agent.
Celui-ci, tirant des cordes de sa poche, se pencha vers M. Darronc : — Ce n’est guère la peine, fit-il. Il est quasi mort de peur et n’en reviendra guère.
M. Gestral appelait Isidore, qui ne remuait pas. Il eut besoin de le secouer pour l’éveiller : — Peste ! dit-il, comme vous dormez !
— Hein ? reprit Isidore, qui s’était dressé sur son lit. Que s’est-il passé ?
— Voyez.
Isidore comprit tout. — Et vous étiez là ? dit-il en serrant les mains de M. Gestral.
— Oui, depuis trois nuits dans le petit bûcher que j’avais fermé en dedans. Mon agent était ce garçon d’hôtel qui tirait le cordon tout endormi et ne s’inquiétait pas des gens qui rentraient. Nous veillions sur vous et sur lui, ajouta-t-il en montrant M. Darronc évanoui.
— C’est une expédition qui vous fera honneur et vous vaudra de l’avancement, dit l’agent.
— Bah ! reprit M. Gestral, qu’on me récompense ou non, je ne suis pas mécontent de moi. Cela me prouve que je ne m’étais pas trompé, et que mes petites théories ont du bon.
HENRI RIVIERE.