Le Mexique au XXe siècle
Les pays de l’Amérique centrale et méridionale n’ont longtemps attiré l’attention du monde que par leurs révolutions. Les luttes intérieures qui n’ont cessé de les troubler, depuis la proclamation de leur indépendance jusqu’à une époque toute récente, les maintenaient dans un état de pauvreté, sinon de barbarie, bien différent de la paix et de la prospérité qui ont toujours régné aux États-Unis, sauf pendant les quatre années de la guerre de sécession. Ce contraste entre les vaines agitations de l’Amérique latine et le labeur énergique et productif de l’Amérique anglo-saxonne n’avait pas le seul inconvénient de fournir un thème facile aux détracteurs des peuples latins. Pour l’avenir de ces peuples, il constituait une grave menace. L’ordre et la sécurité du lendemain sont les biens les plus précieux dont puisse jouir une nation. Les guerres civiles toujours renouvelées qui en privaient l’Amérique du Sud et du Centre appauvrissaient les habitans de ces pays ; elles en écartaient les immigrans dont ils auraient eu besoin pour se développer ; elles faisaient fuir les capitaux qui auraient aidé à mettre en valeur leurs ressources naturelles. Elles les plaçaient vis-à-vis des États-Unis dans une infériorité de jour en jour plus marquée au point de vue de la population, de la richesse, en un mot de la puissance. A la fin du XVIIIe siècle, l’ensemble des colonies espagnoles et portugaises du continent américain était, certes, beaucoup plus peuplé que l’Union. Toute jeune encore en 1790, celle-ci ne comptait pas 4 millions d’habitans, tandis qu’en 1794, la population du seul Mexique était évaluée à 4 millions et demi. En 1900, toute l’Amérique du Centre et du Sud, les Antilles exceptées, n’avait guère plus de 60 millions d’habitans alors que les Etats-Unis, trois fois moins étendus, en recensaient 76 millions. Encore le dernier quart du XIXe siècle avait-il vu les turbulentes républiques espagnoles s’assagir, leur population et leur richesse se développer. Si les Américains du Sud avaient continué à s’épuiser en des troubles stériles, il n’est pas douteux que ceux du Nord, auxquels les terres vierges commencent à manquer, ne fussent venus s’installer dans leurs pays pour exploiter à leur place les richesses qu’ils laissaient dormir et établir l’ordre qu’ils étaient incapables d’assurer eux-mêmes. Ils les auraient administrés, inondés de leurs capitaux, de leurs colons, qu’auraient suivis des immigrans d’Europe. Ceux-ci, et nombre d’indigènes peu ou point latinisés, que contient encore l’Amérique « latine, » auraient adopté la langue de la race prépondérante. Les élémens espagnols et portugais auraient vite été réduits à l’état de minorité comme l’élément français au Canada. Sur le Nouveau Monde tout entier, sur tous les Nouveaux Mondes, faut-il dire, car l’Océanie a déjà subi le même sort, se fût ainsi étendue uniformément la culture anglo-saxonne.
Pour l’humanité, c’eût été probablement un malheur, car la diversité des tempéramens nationaux, des civilisations, des disciplines éducatrices est l’un des facteurs du progrès scientifique comme du progrès moral. Pour les peuples de culture latine, c’eût été un désastre. Ne formant plus qu’une minorité des plus faibles, cantonnée dans un petit coin du monde, ils auraient perdu toute influence sur ses destinées, auraient été rejetés à l’écart du grand mouvement intellectuel aussi bien que du mouvement économique. Pour la France en particulier, qui, bien qu’étant la moins latine des nations latines, exerce sur elles toutes une sorte de magistrature intellectuelle, c’eût été la perte de son influence philosophique, littéraire et scientifique, qui importe plus qu’on ne le croit souvent à l’extension de sa clientèle économique et, par conséquent, à sa prospérité matérielle.
Notre pays a donc bien des raisons pour suivre avec l’intérêt le plus vif les progrès que font les pays de l’Amérique du Sud, au fur et à mesure qu’ils s’assagissent, et qui sont une véritable renaissance. Peu à peu, l’amélioration s’étend à tous. Les résultats de la paix et de l’ordre sont si heureux qu’on a vraiment le droit d’espérer que l’ère de la sagesse est définitivement ouverte, bien qu’elle soit encore d’assez fraîche date, pour la plupart de ces pays. L’un d’eux cependant y est entré assez longtemps avant les autres et donne depuis trente ans, la durée de toute une génération, l’exemple d’une nation parfaitement tranquille sous un gouvernement stable. Après avoir été le premier subjugué par l’Espagne, dont il fut la plus belle colonie, après avoir le premier conquis son indépendance, le Mexique a été aussi le premier des États de l’Amérique latine qui soit venu à la sagesse. Cette ancienne terre classique de la guerre civile mérite qu’on étudie ce qu’elle est devenue après trente ans de paix et de sécurité. Son gouvernement justement fier de son œuvre a voulu faciliter cette étude et présenter au monde, à la France en particulier, le Mexique régénéré en publiant une véritable encyclopédie mexicaine où sont décrits les caractères naturels du pays et tout son développement économique, politique, social et moral. L’une des originalités de cet ouvrage, qui forme, à cent ans de distance, une sorte de pendant à l’Essai politique sur le Royaume de la Nouvelle-Espagne par lequel Alexandre de Humboldt avait révélé au monde européen le Mexique colonial, c’est qu’il est écrit tout entier par des Français, choisis parmi les plus compétens en chacune des matières traitées, auxquels le gouvernement mexicain a fourni des documens aussi complets que possible. Le livre qui est résulté de cette collaboration, le Mexique au XXe siècle se trouve ainsi affranchi de préjugés nationaux. Quelques esprits pointilleux pourraient craindre, il est vrai, que la courtoisie n’ait porté ses rédacteurs à faire du Mexique un tableau trop attrayant ; mais, lors même qu’il y manquerait quelques ombres, il n’en est pas moins tracé par des hommes qualifiés et qui ont pu prendre un recul suffisant. Il est possible, au surplus, de contrôler par d’autres documens la plupart des informations qu’il contient, de les compléter au besoin, et il semble qu’on puisse apprécier ainsi sainement ce qu’est le Mexique d’aujourd’hui, les causes qui en ont produit la rénovation, et les perspectives qui paraissent s’ouvrir devant lui.
Les divers pays du monde sont ce que les ont faits la nature et les hommes. Il est donc nécessaire de rappeler ici dans quelles conditions physiques se trouve le territoire mexicain et quels sont les hommes qui l’ont peuplé. Le Mexique est fort vaste, si on le compare aux États de l’Europe, puisqu’il couvre deux millions de kilomètres carrés, près de quatre fois la surface de la France ou de l’Allemagne, six fois celle des Iles Britanniques ; mais il n’a plus que des dimensions moyennes si l’on prend pour terme de comparaison les autres pays du Nouveau Monde. Les États-Unis, le Canada, le Brésil sont trois à quatre fois plus étendus, l’Argentine deux fois et le Pérou presque autant. Situé entre le 15e et le 32e degré de latitude Nord, le Mexique est compris, moitié dans la zone tropicale, moitié dans la portion chaude de la zone tempérée. Le climat en serait donc très chaud et très médiocrement propice à la colonisation blanche, si l’altitude ne devait corriger en partie les effets d’une latitude trop voisine de l’Equateur.
Le Mexique forme le prolongement naturel des États-Unis, mais un prolongement affaissé, où les terres basses sont remplacées par la mer, et où les montagnes, dans le Nord tout au moins, ne sont pas aussi élevées. Aux grandes plaines du Mississipi succède le golfe du Mexique ; aux larges vallées californiennes qui, sur le territoire des États-Unis, isolent les chaînes côtières du corps des plateaux, fait suite le golfe de Californie ou mer Vermeille ; ces chaînes côtières elles-mêmes sont continuées par la montueuse presqu’île de la Basse-Californie. Enfin la masse des grands plateaux se poursuit sans interruption, du territoire américain sur le territoire mexicain, dont elle occupe, à plus de 1 000 mètres d’altitude, presque toute la largeur d : une mer à l’autre, ne laissant qu’une lisière très mince sur le grand Océan, un peu plus large sur l’Atlantique. Elle se rétrécit peu à peu, comme tout l’ensemble des terres émergées, en allant vers Je Sud-Est, mais se relève en même temps, telle la proue d’un navire, pour atteindre 2 000 mètres dans l’Anahuac, dominé par les sommets les plus élevés du pays, tous volcans éteints ou en activité, le Popocatepetl ou « Mont de la Fumée, » l’Ixtaccihuatl ou « Femme Blanche, » le pic d’Orizaba. Plus au Sud, se projette encore un puissant massif de hautes terres, relié au plateau proprement dit par un mince pédoncule ; ce sont les montagnes d’Oaxaca qui s’effondrent sur l’isthme de Tehuantepec, large de 220 kilomètres, et dont le point culminant atteint 200 mètres à peine. Physiquement le Mexique finit là. Politiquement, il englobe encore, au-delà de l’isthme, les hauts plateaux du Chiapas, qui font partie du système de l’Amérique centrale, et la presqu’île du Yucatan « vaste dalle calcaire, » selon l’expression d’Elisée Reclus, à peu près absolument plate et dont la surface n’est qu’à une centaine de mètres au-dessus du niveau de la mer.
À ce relief si mouvementé, le Mexique doit une variété de climat aussi grande que s’il s’étendait à travers 45 degrés de latitude, du Sénégal à la Scandinavie. La Vera-Cruz et une portion de la côte du golfe, la péninsule du Yucatan, Acapulco et une grande partie des bords du Pacifique sont parmi les contrées les plus chaudes du globe, puisque la température moyenne de l’année y dépasse 25 degrés ; toutes les régions voisines du littoral, toutes celles dont l’altitude est inférieure à 600 ou 800 mètres dans le Nord, à 1 000 ou 1 200 dans le Sud ont une moyenne annuelle supérieure à 20 degrés, un climat franchement tropical : ce sont les terres chaudes, tierras calientes. Au-dessus d’elles les premières terrasses des montagnes, et la majeure partie des plateaux forment les tierras templadas, les terres tempérées, où la hauteur moyenne du thermomètre est de 15 à 20 degrés ; ce sont elles qui occupent au Mexique la plus vaste étendue. Les plateaux les plus élevés, l’Anahuac par exemple et les montagnes de 2 000 à 3 000 mètres n’ont plus que 10 à 15 degrés de température annuelle ; ce sont les terres froides, tierras frias : au-dessus d’elles quelques hauts sommets s’élèvent jusqu’à la zone des neiges éternelles.
A part la presqu’île du Yucatan, où l’eau des pluies filtre à travers le sol calcaire, fissuré comme celui de nos causses, les terres les plus chaudes du Mexique sont aussi les mieux arrosées et par l’eau des nuages, et par celle des fleuves. Elles méritent bien leur nom d’Indes Occidentales, par la splendeur de leur flore : à l’état de nature ce sont des forêts presque inaccessibles où des lianes, dont plusieurs sont précieuses, comme la vanille, comme certains caoutchoucs, s’enlacent aux branches d’arbres magnifiques, qui fournissent les meilleurs bois de teinture et de construction ; une fois défrichées, elles se prêtent à la culture de toutes les plantes tropicales, du cacao, de la banane, des palmiers. A moyenne altitude, sur les versans et les terrains des montagnes tournés vers la mer, il fait à la fois moins humide et moins chaud ; couvertes encore de beaux arbres, ces terres tempérées sont propres à la production du café, du coton, du tabac, de l’oranger. La diminution simultanée de l’humidité et de la température continue à mesure qu’on s’élève sur les hauts plateaux du centre et du Sud : l’Anahuac et les régions voisines, bien qu’en partie déjà comprises dans les « terres froides, » ne le sont que par comparaison avec les parties plus basses du Mexique : mais légalité de leur température, l’atténuation des extrêmes, une moyenne annuelle égale à celle du midi de la France et de la Haute-Italie les rendent vraiment dignes du nom de tempérées. C’est la zone des cultures vivrières, du maïs et du haricot, — les principaux alimens du Mexicain, — de toutes les céréales, de l’élevage. La plupart des plantes de l’Europe occidentale et méridionale peuvent y prospérer, malgré les différences climatériques qui se manifestent, non dans la température moyenne, mais dans l’adoucissement de l’hiver et dans l’humidité de l’été coïncidant avec la saison des pluies.
Terres chaudes, terres tempérées, terres froides sont ainsi, dans le centre et le Sud du Mexique, d’une fertilité presque égale pour des cultures très diverses, et il n’est pas douteux qu’elles ne se prêtent à un très riche développement agricole. Au Nord de la République, les deux cinquièmes environ du territoire ne sont malheureusement pas aussi favorisés. L’insuffisance des pluies en fait le prolongement de la zone aride, qui couvre aux États-Unis toutes les Montagnes Rocheuses et même l’Ouest des grandes plaines du bassin du Mississippi. Au Mexique, les côtes orientales restent toujours suffisamment arrosées ; mais certains des bords du Pacifique et du golfe de Californie ne reçoivent pas assez de pluies. Au Nord du tropique du Cancer, de forêt vierge luxuriante, la terre chaude s’y transforme ensables et en rochers brûlans. Les plateaux des États de Sonora, de Chihuahua, de Coahuila ne méritent plus le nom de tempérés que par la moyenne de leur température annuelle ; comme ceux de l’Arizona et du Nouveau-Mexique, auxquels ils vont se souder au-delà de la ligne idéale de la frontière, ce sont des steppes, voire des déserts, suffocans en été, souvent glacés en hiver qui rappellent les hauts plateaux algériens. Sauf en quelques oasis privilégiées, et aux abords des oueds, où croissent des saules ou de maigres peupliers, on ne voit d’autre végétation que des touffes d’herbe généralement rares et brûlées, et des plantes grasses, des cactus, des aloès, des agaves, des yuccas. Quelques-unes atteignent des dimensions gigantesques, tels les cactus-cierges, dont les hautes tiges, épineuses et cannelées, portent des rameaux se détachant à angle droit pour se redresser brusquement à quelques décimètres du tronc, et qui figurent d’énormes candélabres de l’aspect le plus étrange. Une partie de ce sol aride peut cependant être utilisé, ne fût-ce que par l’exploitation des aloès et des agaves dont plusieurs ont de précieuses qualités. Les plateaux du Mexique septentrional ont encore quelques ressources agricoles dans l’élevage : le mouton prospère, en Australie et ailleurs, sur des pâturages plus maigres encore.
Néanmoins, la plus grande partie de ce Mexique septentrional serait presque un poids mort, si l’agriculture était la seule source des richesses humaines. Mais il en est une autre, qui prend de jour en jour plus d’importance, c’est l’industrie minière. Jamais les métaux et les minéraux de toute sorte n’ont joué dans la vie matérielle un rôle aussi grand qu’aujourd’hui. Sans croire que dès demain viendra le temps, rêvé des chimistes, où l’homme se passera entièrement de ces usines de transformation si lentes que sont les animaux et les végétaux et extraira directement du règne minéral, par des mécanismes perfectionnés, tout ce qu’il lui faut pour se nourrir, se vêtir et se transporter, il paraît probable que l’emploi des matières minérales est destiné à augmenter encore beaucoup. Il est déjà immense aujourd’hui. Or les richesses du sous-sol mexicain sont des plus grandes et se répartissent à travers tout le territoire, au Nord aussi bien qu’au Sud. Le Mexique est un des fleurons de la « Couronne Pacifique ; » c’est ainsi que les géologues appellent l’ensemble des hautes chaînes de montagnes, qui se dressent tout autour du Grand Océan. D’époque géologique relativement récente, ces montagnes ont été imprégnées, par suite d’une activité volcanique intense et qui se manifeste, encore en maints endroits, d’incrustations métallifères qui en font l’une des régions minières les plus riches qui soient, sinon la plus riche du globe entier. Depuis que les filons ont été déposés, de puissantes érosions-en ont déjà fait disparaître les parties supérieures. « Or, dit M. l’ingénieur des mines de Launay, dans le Mexique au XXe siècle, une étude générale paraît montrer que, dans la constitution première des gîtes métallifères, les zones tout à fait superficielles présentent des veines émiettées, dispersées d’une manière peu favorable ; puis vient en profondeur la zone riche, aux filons les plus nombreux et les plus réguliers ; plus bas encore ceux-ci disparaissent et se « coincent, » mais peuvent faire place à de grands amas intrusifs d’un type tout différent, qui est particulièrement bien défini en Scandinavie et au Canada. Il faut donc, pour qu’une région métallifère offre des gisemens dans les conditions les plus avantageuses, que l’érosion l’ait déjà entamée assez pour la réduire à peu près à un plateau irrégulier, sans atteindre cependant les filons jusqu’à leur racine, circonstance réalisée dans le cas du Mexique et de l’Ouest Américain. »
Les plus anciennement connues des richesses minières du Mexique sont les métaux précieux pour lesquels il était célèbre à l’égal du Pérou ; mais il en possède d’autres encore plus précieuses aujourd’hui : le cuivre, dont les usages ont été si développés par l’industrie électrique, le plomb, le zinc, le fer même, dont un des principaux minerais, l’hématite, a été reconnu en masses considérables. La houille fait malheureusement défaut, comme il arrive en maints pays très riches en métaux, et la constitution géologique du sol ne permet guère d’espérer la découverte de gisemens importans ; mais quelques sources de pétrole, qui ont été reconnues dans le Nord-Est, pourraient indiquer que le bassin pétrolifère du Texas se prolonge, en passant au-dessous du golfe, jusque sur le territoire mexicain. D’ailleurs, le combustible minéral n’est plus, comme naguère, la seule source puissante d’énergie naturelle dont dispose l’humanité, la condition essentielle du développement de l’industrie dans une contrée ; l’électricité, en permettant l’utilisation de toutes les chutes d’eau, a ouvert aux régions qui les possèdent en abondance des perspectives toutes nouvelles de prospérité. Peu de pays sont plus riches à ce point de vue que le centre et le Sud du Mexique, où l’eau des pluies abondantes tombées sur les montagnes se précipite vers la mer en rivières torrentielles, coupées de rapides et de cascades.
De vastes étendues de terres fertiles, propres à toutes les productions de la zone tropicale et de la zone tempérée, un sous-sol non moins riche que le sol, des forces propres à mettre en œuvre ces ressources variées, voilà ce que la nature a donné au Mexique ; elles s’est montrée généreuse pour lui. Il ne reste plus aux hommes qu’à mettre en valeur les dons du ciel. Quels sont ces hommes ?
Les pays américains se classent de par l’origine de leur population en deux catégories très distinctes. Dans les uns, les habitans primitifs, qui s’y trouvaient il y a quatre siècles, ont presque complètement disparu, et ne représentent plus qu’une fraction insignifiante de la population actuelle, qui se compose d’immigrans volontaires arrivés d’Europe et, dans les parties chaudes, d’immigrans forcés amenés d’Afrique ou de leurs descendans. Dans les autres, les indigènes et les métis d’indigènes et de blancs continuent à former la majorité, bien qu’une notable portion des habitans descende aussi d’Européens immigrés, auxquels il ne se môle en général que très peu de noirs. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient le Mexique, de munie que les contrées andines, où avaient pu se constituer, avant l’arrivée des Blancs, des sociétés nombreuses et policées, fort différentes des misérables tribus d’Indiens chasseurs ou pêcheurs errant dans les plaines du Mississippi, de l’Amazone et du Parana.
Au Mexique s’étaient formé deux centres principaux de civilisation indigène : celui de l’Anahuac et celui du Yucatan ; Ces deux civilisations alliées avaient acquis un développement qu’attestent, pourra première, les ruines d’Uxmal et de Palenqué, pour la seconde, les récits des compagnons de Fernand Cortez. Les conquistadors décrivent en termes admiratifs les splendeurs de Tenochtitlan, la capitale des Aztèques, dont la prépondérance avait succédé dans l’Anahuac à celle des Toltèques, puis des Chichimèques. Bâtie sur l’emplacement du Mexico moderne, au milieu des lacs, reliée par de solides chaussées à la terre ferme, elle renfermait 300 000 habitans ; le palais de l’empereur, assemblage de salles somptueuses, de parcs, d’étangs, était une vraie merveille, s’il faut en croire la Véridique histoire de la Conquête de la Nouvelle-Espagne, publiée à Madrid en 1632, et traduite en français par José-Maria de Heredia. Toute la région de l’Anahuac, où étaient venues s’accumuler les migrations arrivées du Nord était habitée par-une population aussi dense peut-être qu’aujourd’hui. Plus au Sud, dans les montagnes d’Oaxaca, les Zapotèques possédaient aussi une civilisation avancée, bien que leur pays eût été conquis et ravagé par les Aztèques à la fin du XVe siècle.
À ces populations nombreuses et policées, habituées à la vie sédentaire et à la culture du sol, la conquête européenne n’imposait point de changement profond dans leur existence. Loin d’être une gêne pour les colons, comme des sauvages naturellement pillards et qu’on ne saurait employer à aucune besogne utile, les Indiens du Mexique étaient des auxiliaires précieux. Les terres changèrent de maîtres à la suite de la conquête ; mais les serfs de la glèbe qui formaient la masse de la population des campagnes continuèrent à les cultiver pour les uns comme ils l’avaient fait pour les autres. Le travail des mines était plus dur et plus nouveau pour les indigènes ; mais un grand nombre de ceux-ci étaient rompus aux plus pénibles corvées, en ce pays où tous les transports étaient faits par des porteurs, sortes d’ilotes qui formaient la caste spéciale des tamenes, composée de descendans des vaincus. Les Espagnols n’avaient nul intérêt à détruire tous ces gens qui leur étaient d’une grande utilité pour l’exploitation du pays et qui, la première résistance brisée et le gouvernement indigène renversé, devinrent bien vite les plus dociles et les plus soumis des sujets. Qu’il y ait eu, malgré cela, bien des violences, des massacres même, des excès de toute sorte commis par les aventuriers brutaux et cupides qui s’abattirent sur le Nouveau Monde au début du XVIe siècle, ce n’est pas douteux. Mais il ne faudrait pas exagérer et généraliser ces faits déplorables, voir un système dans ce qui n’a jamais été qu’un abus. Comme le dit le prince Roland Bonaparte qui s’est chargé, dans le Mexique au XXe siècle, de la partie ethnographique, « la conquête espagnole, contre laquelle il est d’usage de s’élever, ne diffère point des autres du même genre et ses cruautés, qui remontent à près de quatre cents ans, ne dépassent point ce que nous avons vu se produire au début du XXe siècle, dans l’Afrique centrale et aux Philippines, de la part de peuples qui prétendent au plus haut degré de culture. »
Les Espagnols rendirent aux Indiens deux grands services, l’un moral, l’autre matériel. Ils remplacèrent par le christianisme la sanguinaire religion des Aztèques, qui sacrifiaient des victimes humaines au dieu de la guerre Huitzilipochtl, et le bienfait fut d’autant plus grand que les indigènes embrassèrent presque sans résistance la religion des vainqueurs. D’autre part, ils introduisirent les bêtes de somme européennes, qui se multiplièrent rapidement et dont l’emploi adoucit beaucoup la condition des classes inférieures. En outre, ils établirent la paix, qui régna sans interruption pendant près de trois siècles, de la conquête aux luttes pour l’indépendance, tandis qu’avant eux, les guerres étaient fréquentes entre les divers États indigènes dont le royaume de Mexico était seulement le plus puissant et le plus étendu. On peut médire de la colonisation espagnole, comme de toutes les colonisations : il ne lui en restera pas moins l’immortel et unique honneur d’avoir réussi, en définitive, à imprégner de la culture européenne de nombreuses sociétés indigènes et à fondre la race indigène avec la race blanche sans la détruire. Les historiens sérieux sont, du reste, revenus aujourd’hui des préjugés d’antan. Elisée Reclus, peu suspect de sympathie excessive pour la catholique et monarchique Espagne, reconnaît que la conquête fut un bonheur pour les Indiens, et les publicistes mexicains, même les plus avancés, partagent cet avis.
Sans doute la fusion des races ne s’est pas faite en un jour, et la population a fort décru au début ; peut-être même est-elle moins dense, aujourd’hui encore, dans l’Anahuac qu’au temps de Montezuma. C’est surtout au XVIe et au XVIIe siècle que beaucoup d’Indiens ont disparu ; mais il est certain que les épidémies y ont eu beaucoup plus de part que les massacres ou le travail des mines. Humboldt dit qu’il n’y avait vers 1800 dans toute la Nouvelle-Espagne que 30 000 mineurs et, si les conquérans ont apporté aux indigènes la variole et d’autres maladies qui les décimèrent, c’est là un fait indépendant de leur volonté. Quant aux obstacles que le régime colonial apporta longtemps à un mélange intime des races, ils provenaient en parti du souci, louable par lui-même, de ne pas troubler trop brusquement les habitudes des indigènes et de ne pas les livrer sans défense à la rapacité et à la brutalité des blancs. Ils n’empêchèrent pas, au reste, le mélange des populations de se faire rapidement, comme en témoignent les distinctions mêmes de races et de nuances qui classaient, sous le régime colonial, la population en sept catégories, dont trois de métis : les Espagnols de la Péninsule, les créoles blancs nés au Mexique, les métis de blancs et d’Indiens, les métis de blancs et de nègres, les Indiens, les métis de nègres et d’Indiens, et enfin les nègres.
Sur les 13 611 694 habitans recensés en 1900, chiffre qui paraît comporter des omissions et qu’il faudrait sans doute porter à 14 millions, on estime que les blancs sont un cinquième seulement, que deux cinquièmes sont des métis, deux cinquièmes des Indiens et, parmi ceux-ci, 2 millions seulement sur plus de 5 millions se servent encore des langues indigènes, non sans comprendre et parler souvent l’espagnol en même temps. C’est une preuve manifeste des progrès accomplis dans le sens de l’assimilation. Réduits à l’état de dialectes et fort appauvris depuis le temps de la conquête espagnole, les parlers indigènes ont, au Mexique, une situation analogue à celle des langues celtiques en Bretagne, en Écosse ou dans le pays de Galles. Ils sont répandus surtout dans les provinces du Centre et du Sud-Est, où les populations indigènes formaient les groupes les plus compacts ; même aux environs de la capitale, l’État de Mexico n’est pas entièrement hispanifié ; plus au Sud, ceux d’Oaxaca et de Chiapas le sont moins encore, et dans le Yucatan, la langue maya est usuellement parlée, non seulement par les Indiens, mais par les métis et par des gens de sang espagnol presque pur, comme l’est, au Paraguay, le Guarani. Les anciennes langues subsisteront sans doute longtemps encore, sans empêcher ceux qui s’en serviront usuellement de savoir l’espagnol, comme subsistent, dans tout le midi de la France, les dialectes de langue d’oc couramment employés par toute la population, bien qu’il ne s’y trouve presque plus personne qui ignore le français.
Un grand nombre d’indigènes vivent encore à part du reste de la nation dans leurs communes à propriété collective, mais la loi du Reparto a définitivement supprimé celle-ci et prescrit le partage des terres ; on ne l’applique, très sagement, que d’une manière graduelle. Elle n’en aura pas moins pour effet final de permettre aux Indiens de s’élever dans l’échelle sociale. Le sort des journaliers, des péons employés sur les haciendas, s’améliore aussi peu à peu. Tous ces paysans indiens se trouvent aujourd’hui dans une situation sociale et morale qui rappelle, en somme, de très près celle des moujiks russes.
Comme eux, ils sont très pauvres, primitifs dans leurs habitudes, ignorans et passablement superstitieux ; mais plus qu’eux encore, ils sont vigoureux, endurans, et tout porte à croire qu’ils sont aussi susceptibles qu’eux d’évoluer et de progresser. Les peuples qui, malgré leur isolement du reste du monde, sont arrivés au degré de civilisation qu’avaient atteint les Toltèques et les Aztèques, les Zapotèques, les Mayas ne sont assurément dénués ni d’intelligence ni d’énergie. Bien des exemples individuels prouvent que les Indiens, lorsqu’ils peuvent acquérir l’instruction nécessaire, ne le cèdent en rien aux blancs. Il suffit de rappeler que le fameux président Juarez était de pur sang zapotèque et que, dans les veines du général Porfirio Diaz, qui, depuis vingt-cinq ans, gouverne le Mexique, y a rétabli et maintenu l’ordre et la prospérité, coule plus de sang indien que de sang blanc.
« Dieu a fait le blanc, Dieu a fait le noir, le diable a fait le mulâtre, » dit un proverbe méchant et qu’il ne faudrait pas croire toujours vrai. Il l’est assez souvent cependant lorsqu’on le restreint au croisement de la race blanche et de la race noire, trop différentes, semble-t-il, pour que la combinaison des deux sangs puisse donner d’heureux résultats. Il deviendrait tout à fait faux si l’on prétendait l’appliquer aux métis de blanc et d’Indien. L’exemple illustre que nous venons de citer suffirait à le démontrer. Il n’est pas unique en son genre : dès le lendemain de la conquête, Cortez, donnant l’exemple, épousa une native de l’isthme de Tehuantepec, doña Marina, qui lui rendit les plus grands services comme conseil et interprète. Certains des chefs indigènes qui s’étaient ralliés au nouveau régime et avaient embrassé le christianisme épousèrent aussi des Européennes ; beaucoup plus souvent encore leurs filles se marièrent avec des Espagnols, même de très haut rang. Ainsi un fils de l’empereur Montezuma, amené en Espagne par Fernand Cortez avec d’autres nobles Indiens, demeura en Europe, eut des descendans qui épousèrent des Espagnoles ; ces héritiers sont aujourd’hui grands d’Espagne et portent le titre de ducs. L’un d’eux, José Sarmiento Valladarez, comte de Mocteuhzoma y Tula, fut même vice-roi de la Nouvelle-Espagne de 1697 à 1701 ; quatre filles de Montezuma épousèrent des Espagnols. Ce fut un principe politique chez Fernand Cortez d’hispanifier l’aristocratie indigène. Les seigneurs féodaux ralliés conservèrent la plupart de leurs privilèges et de leurs terres. Ils s’absorbèrent dans les classes supérieures espagnoles, et leurs descendans furent considérés, non comme des métis mais comme des blancs purs, ce qui était d’autant plus facile que, dès la seconde génération, le sang rouge ne laisse plus de trace reconnaissable.
En dehors même de ces personnages de haut rang, l’ensemble de la population métissée, tout en étant dédaignée par les blancs, ne fut jamais reléguée au niveau des mulâtres dans les pays où se trouvent des nègres. Dès 1588, Philippe il permit de leur conférer les ordres, et ils contribuèrent bientôt largement au recrutement du clergé des campagnes. Ils fournirent aussi aux vice-rois, de même que les Indiens, d’excellens soldats. « En 1804, les métis, au nombre de 1 300 000, avaient une tendance à s’élever au-dessus de la catégorie des serviteurs ; ils s’employaient principalement au travail des mines, aux transports, à la petite industrie, enfin ils envahissaient les professions libérales et se montraient avides de savoir et ambitieux de richesses et de pouvoir. » En 1812, ce fut un métis, le curé Morelos, qui releva le drapeau de l’indépendance tombé des mains expirantes du curé Hidalgo, un créole, qui avait lancé, en 1810, le premier appel à l’insurrection. Vaincu et tué, après avoir d’abord remporté plusieurs victoires, il montra de véritables talens militaires. Sous le régime de l’indépendance, les métis ont rempli avec succès les plus hautes charges. Ils formeront de plus en plus le fond de la population du pays comme ils forment déjà le fond de la population des villes et des classes moyennes en général. Ils sont, en réalité, plus nombreux qu’ils ne le paraissent ; tant qu’a duré le régime colonial, et que des avantages divers ont été attachés à la qualité de blanc, de nombreux sang-mêlés ont recherché et souvent réussi, moyennant finances, à se faire inscrire dans la classe des blancs. Ils le faisaient encore à Cuba, par pure gloriole, il n’y a pas longtemps. De nos jours, par la force naturelle des choses, le mouvement continue ; les nombreux métis arrivés à une position élevée sont absorbés par les blancs et considérés comme tels[1].
Le groupe qu’on appelle blanc et qui représente seulement un cinquième de la population mexicaine n’est donc pas même en réalité composé de blancs tout à fait purs. Néanmoins le sang blanc y prédomine largement, et ce sang est tout entier d’origine espagnole. Suivant la pratique universellement admise par tous les pays sous l’ancien régime colonial, les Espagnols seuls avaient le droit d’entrer en Amérique. Au début, les sujets de la couronne de Castille prétendirent même que ce privilège devait leur être réservé, à l’exclusion des sujets de l’Aragon, parce qu’Isabelle de Castille avait seule pourvu aux frais de l’expédition de Colomb, sans que Ferdinand d’Aragon, son époux, y fût intervenu. Si cette thèse extrême fut rejetée, on interdit du moins l’entrée des colonies à tous les sujets des rois d’Espagne en dehors de la Péninsule et des Canaries : aux Flamands, aux Francs-Comtois, aux Italiens du Milanais et du royaume de Naples. Cet exclusivisme fut un malheur, qui priva le Nouveau Monde d’excellens colons. En Amérique, même l’esprit de privilège se continuait par la rivalité entre les « hijos del pais, » les fils du pays, les créoles blancs nés aux colonies et les gens venus d’Espagne, les Péninsulaires, surnommés gachupinos, hommes à souliers, qui se considéraient comme au-dessus des autres et monopolisaient toutes les grandes places, la métropole se défiant de la fidélité des créoles.
Il n’y a plus lieu, aujourd’hui, de faire cette distinction et presque toute la population blanche se compose de créoles. L’immigration a malheureusement été très faible depuis la proclamation de l’indépendance ; au recensement de 1900, le nombre des personnes résidant au Mexique et nées hors du territoire ne s’élevait qu’à 57 507, moindre que n’était cent ans plus tôt le nombre des Péninsulaires, qui atteignait 70 000. Parmi ces étrangers, 16 258 seulement sont Espagnols, 15 265 sont des Américains du Nord ; on trouve environ 6 000 Guatémaléens, 4 000 Français, un peu moins de 3 000 Anglais et à peu près autant de Cubains, 2 500 Allemands, et autant d’Italiens. Nos compatriotes tiennent dans ce petit groupe un rang aussi honorable par la qualité que par la quantité de ceux qui le composent. Une notable partie d’entre eux est formée de gens de la vallée de Barcelonnette, qui a monopolisé à Mexico la vente des étoffes et se fait remarquer par son esprit de solidarité.
C’est un fait curieux et regrettable, mais certain, que le Mexique perd aujourd’hui plus d’habitans par l’émigration qu’il ne reçoit d’immigrans. Beaucoup d’ouvriers agricoles et de gardiens de bestiaux, sans parler des chercheurs d’or, vont gagner dans le Sud-Ouest des États-Unis des salaires meilleurs que dans leur pays ; ils se font cowboys, ou travaillent dans les planta-lions de coton du Texas, ou viennent retrouver, au Nouveau-Mexique, leurs anciens compatriotes que les Etats-Unis ont annexés en 1848, mais qui ont conservé les coutumes et la langue espagnole en même temps que la religion catholique.
L’excès de l’émigration sur l’immigration est assurément un mal pour un pays dont l’ensemble contient à peine 7 habitans au kilomètre carré et qui, même en mettant à part les provinces à demi désertiques du Nord : Sonora, Chihuahua, Coahuila, la Basse-Californie et l’appendice peu habité du Yucatan, c’est-à-dire près de la moitié du territoire, n’atteint encore qu’une densité de 12. Il ne peut compter pour se peupler que sur l’excédent des naissances relativement aux décès. La comparaison des deux recensemens de 1895 et de 1900 qui ont accusé, le premier 12 632 000, le second 13 611 000 habitans, fait ressortir un gain moyen annuel de près de 200 000 âmes, soit 7 1/2 pour 100 de la population, ce qui est une proportion très satisfaisante en soi et indique une très forte natalité, car la mortalité doit être considérable dans un pays où les règles de l’hygiène ne sont guère observées ni même connues, où la richesse est médiocre, et dont ‘es régions côtières sont fort peu saines. Les gens des provinces les plus peuplées vont coloniser peu à peu celles qui le sont le moins, car on observe que ce sont ces dernières qui gagnent le plus grand nombre d’habitans. En dépit de cette « auto-colonisation » favorisée par le gouvernement, le Mexique aurait grand besoin de colons venus du dehors et les accueillerait à bras ouverts ; l’État leur concède de grands avantages, leur offre des terres fertiles aux conditions les plus favorables. Le climat des terres froides et même des terres tempérées convient d’ailleurs très bien aux Européens du Midi ; le Mexique n’est pas plus éloigné de l’Europe que l’Argentine ou le Sud du Brésil, il l’est même moins. Malgré tout, les colons ne viennent pas.
On peut découvrir deux causes de leur abstention. Un demi-siècle de guerres civiles ont fait au pays un mauvais renom, qu’il est difficile d’effacer, et, surtout, la présence d’une nombreuse population indigène écarte les immigrans, comme la présence des noirs les éloigne en grande partie du Sud des États-Unis. Tous les hommes ont une répugnance instinctive pour le contact d’hommes d’autres races, surtout quand ils estiment que ce sont des races inférieures, et ils sont d’autant plus portés à les considérer comme telles qu’ils sont eux-mêmes des échantillons moins relevés de la race supérieure. D’ailleurs, on ne s’expatrie que dans l’espoir de trouver dans le pays où l’on va s’établir un sort meilleur que dans celui que l’on quitte, et ce que la plupart des immigrans recherchent d’abord, ce sont des salaires élevés. Mais la présence de nombreux indigènes a pour premier effet de fournir une abondante main-d’œuvre à bon marché, assez défectueuse sans doute, mais qui n’en est pas moins un obstacle à la hausse des salaires pour les travaux courans. Les seuls qui puissent espérer une bonne rémunération de leur travail sont les ouvriers qualifiés et spéciaux, les contremaîtres et autres. Ce n’est qu’une élite. En ce qui concerne les classes agricoles, les simples journaliers sont écartés, nous l’avons dit, par la concurrence des Indiens, et les gens susceptibles de devenir propriétaires conçoivent plus de craintes des déprédations des indigènes, que d’espoir dans leur concours ; ils préfèrent se diriger vers les pays complètement libres.
Peut-être, avec le temps, de sages mesures administratives, une habile réclame comme en pratiquent d’autres pays neufs, le Mexique parviendra-t-il cependant à attirer vers ses rivages un filet du large courant de l’émigration italienne. Rien ne serait plus heureux que de voir une partie des nombreux Latins qui quittent l’Europe venir renforcer cette sentinelle avancée de l’Amérique latine, au lieu de se perdre dans la masse anglo-saxonne aux États-Unis.
Doué comme il l’est par la nature et peuplé d’habitans dont une partie est encore primitive et ignorante, mais qui n’en possèdent pas moins de grandes et viriles qualités, le Mexique devrait être depuis longtemps un pays progressif et prospère. Malgré la rigidité excessive et les abus divers du vieux système colonial, malgré les épidémies qui avaient réduit sa population, il était parvenu, il y a cent ans, grâce à des réformes administratives et aux vice-rois de grand mérite qui le gouvernèrent au XVIIIe siècle, à un réel développement. La Nouvelle-Espagne était alors la plus riche de toutes les colonies européennes, les 135 000 habitans de Mexico faisaient de sa capitale la plus grande ville du Nouveau Monde. La population atteignait, d’après Humboldt, 6 422 000 habitans en 1810, le commerce s’était élevé, en 1802, jusqu’à 60 millions de piastres. Nous n’avons pas de renseignemens sur les revenus publics sous le régime colonial ; mais au premier budget de l’indépendance, et en 1821-1822, ils atteignaient 9 millions de piastres, ou 50 millions de francs. Malheureusement les cinquante premières années où le Mexique fut libre ne furent qu’une longue guerre civile, compliquée de guerre étrangère avec les Etats-Unis en 1847 et 1848, puis avec la France de 1863 à 1867. Aussi la population ne s’accrut-elle que lentement : en 1879, elle n’était encore que de 9 908 000 âmes, moitié plus que soixante-neuf ans plus tôt ; en 1874, le commerce n’était que de 45 millions de piastres, moins qu’en 1802. De 1867 à 1876, le budget des recettes ne s’élevait qu’à 16 millions de piastres en moyenne ; encore les impôts pesaient-ils lourdement sur la population appauvrie. Le pays n’avait alors aucun chemin de fer, aucune bonne route, aucun port sûr et aménagé. Il inspirait aux étrangers une méfiance justifiée par des banqueroutes successives et telle qu’en 1888 encore, il était obligé d’emprunter au taux de 8 pour 100. L’avenir du Mexique semblait bien incertain et des prophètes de mauvais augure ne voyaient d’autre moyen d’assurer le repos de ses habitans et le développement de ses richesses que l’établissement d’un protectorat américain.
Il n’a point été besoin de recourir à ce remède héroïque. Le Mexique s’est relevé de lui-même par le simple effet de l’ordre qui a régné depuis l’accession au pouvoir du général Porfirio Diaz. Sa population a augmenté de plus d’un tiers en vingt-six ans. Son commerce extérieur, en ramenant la piastre à la valeur qu’elle possédait avant la baisse de l’argent, qui l’a réduite à 2 fr. 50 environ au lieu de 5 fr. 40, est de 180 millions de piastres : il a quadruplé en trente ans. Les recettes du Trésor, en faisant la même correction, sont de 40 millions de piastres ; elles ont beaucoup plus que doublé dans le même intervalle. Enfin, s’il est vrai, comme le disait Thiers, que « dans ces vastes marchés de fonds publics qui ont été sous le nom de Bourses établis dans toute l’Europe, chaque jour la sagesse, la prudence, l’habileté des gouvernemens sont mis aux enchères et, selon le prix qu’en offrent de fins observateurs, la confiance monte ou s’abaisse, les affaires marchent ou s’arrêtent, le bien-être public s’étend ou s’évanouit, » le monde a bonne opinion du Mexique et de son avenir ; son dernier emprunt 4 pour 100 a été émis à 90, soit au taux de 4 1/2 pour 100 et les cours s’en sont encore élevés depuis l’émission. Les capitalistes de tous les pays et même ceux de la France, les plus craintifs de tous, se disputent les titres d’entreprises mexicaines. Avec les fonds qu’on lui prête, le pays se constitue un outillage des plus modernes : il a amélioré ses ports et construit 20 000 kilomètres de chemins de fer. Tels sont les heureux effets de l’ordre, dont le rétablissement a transformé le Mexique et a permis à ses habitans, assurés désormais de récolter les fruits de leurs efforts, de consacrer toute leur activité au développement moral et matériel du pays.
La population mexicaine, comme celle de tous les pays encore primitifs, est en grande majorité rurale. Les villes importantes sont rares ; il n’en existe en tout que vingt-deux qui dépassent 20 000 âmes[2]. L’agriculture occupe plus des trois quarts des travailleurs (76 pour 100). De toutes les branches de la production, c’est donc la plus importante au point de vue social aussi bien qu’au point de vue économique.
Au lendemain de la conquête, l’Etat espagnol s’était déclaré maître de toutes les terres. Les villages indiens gardèrent pourtant la plus grande partie de celles qu’ils cultivaient collectivement : une autre portion fut rendue ou conservée, comme nous l’avons dit, à la noblesse indigène ; sur le reste on préleva les vastes domaines qui furent distribués d’abord aux conquistadors, puis aux colons bien apparentés ou recommandés, venus de la métropole. Des Indiens étaient souvent donnés avec la terre ; après avoir été au début la chose de leurs maîtres, des esclaves ou peu s’en faut, comme ils l’étaient, au reste, sous le régime indigène, ils passèrent bientôt à la condition meilleure des serfs de la glèbe, lorsque le Conseil des Indes eut réglementé les droits des détenteurs des « encomiendas. » Ces fiefs, donnés à vie ou pour quelques générations plutôt qu’héréditairement, finirent par disparaître au XVIIIe siècle ; mais les Indiens n’en restèrent pas moins dans un état de demi-servage, plus ou moins officiellement reconnu.
Aujourd’hui encore, c’est la grande propriété qui est la base du régime rural mexicain, en dehors des terres collectivement exploitées par les Indiens que fait disparaître peu à peu l’application de la loi du Reparto. Il existe environ 8 000 haciendas ou grands domaines ; on en trouve assez souvent qui atteignent vingt lieues carrées et davantage, c’est-à-dire 60 000 hectares, la lieue mexicaine ayant 5 kilomètres et demi. Avec dix propriétés pareilles, on ferait un département français. Il n’est pas rare qu’il y vive jusqu’à 3 000 personnes. Cette population se compose principalement de péons, qui étaient autrefois des serfs ; aujourd’hui, ils ne peuvent aliéner perpétuellement leur liberté : tout contrat de ce genre serait nul et de nul effet au Mexique comme on France ; ils ne sont même le plus souvent engagés que pour m : an. Mais le régime aboli par la loi s’est en partie conservé dans les faits, et les péons demeurent en général très longtemps, et quelquefois de père en fils, au service du même propriétaire. Seulement, il faut maintenant que celui-ci les traite bien. L’extrême étendue des haciendas, leur éloignement fréquent de tout centre urbain, a des conséquences d’où pourraient naître certains abus. C’est l’hacendado — le propriétaire — qui fait venir tous les objets dont la population de son domaine peut avoir besoin et qui les vend dans ses magasins. Aux premiers temps qui suivirent la suppression du servage, certains hacendados, ou leurs intendans ou majordomes, le rétablirent d’une manière déguisée en poussant les Indiens à faire des dettes dont ils ne pouvaient ensuite se libérer. Aujourd’hui, de pareilles manœuvres ne sont plus guère possibles. Toute hacienda importante est pourvue d’une justice de paix, d’une école, les péons connaissent mieux leurs droits et sont d’autant plus portés à les faire respecter que la main-d’œuvre ne surabonde pas.
Les gains de ces travailleurs ruraux sont assez faibles et varient suivant les régions et les avantages accessoires dont ils jouissent. Vers 1890, on évaluait la moyenne des salaires agricoles à 36 centavos ou centièmes de piastre soit 90 centimes par jour. La demande toujours croissante des bras, jointe à la baisse de la piastre, a dû élever ce niveau. D’après M. le sénateur Gomot qui a rédigé pour le Mexique au XXe siècle la partie relative à l’agriculture, les péons d’haciendas, logés, recevraient une demi-piastre par jour dans les terres chaudes, un quart de piastre seulement sur les hauts plateaux ; mais, en ce cas, on fournit au péon le maïs, qui est le fond de sa nourriture, on lui vend aussi des vêtemens à prix réduit. Partout, du reste, chaque péon a la jouissance d’un lot de terrain qu’il cultive avec sa famille et on l’autorise le plus souvent à faire paître son bétail sur les herbages de l’hacienda.
En dehors des péons, ou domestiques à l’année, qui ne possèdent pas de terres, les grands propriétaires emploient aussi comme journaliers des Indiens venus des villages voisins, dont les terres, trop souvent mal cultivées, ne suffisant pas à leur subsistance. Pendant la moisson et aux diverses périodes de grands travaux, ils sont fort nombreux et on les loge aussi, tant bien que mal. Péons et journaliers travaillent assez peu. « S’il se produisait au Mexique, dit M. Gomot, une manifestation en faveur de la journée de huit heures, c’est par les patrons qu’elle serait faite. »
La constitution de la petite et de la moyenne propriété pourrait donner naissance à une classe d’agriculteurs plus laborieux. Elle se formera nécessairement par la répartition entre les Indiens des anciennes terres collectives, mais il faut attendre d’avoir vu plus longtemps à l’œuvre ces nouveaux propriétaires pour les juger. Sans parler d’eux, il se constitue depuis quelque temps, à côté des grands seigneurs terriens, maîtres d’haciendas, une classe intermédiaire et rapidement croissante : celle des rancheros, qui exploitent de petits et moyens domaines à titre de propriétaires, de métayers ou de fermiers. Ce sont très souvent des métis, recrutés parmi les chefs d’équipe et de culture des haciendas ou les plus intelligens des péons ; ils occupent déjà la plupart des terres en certaines régions, entre autres dans le riche arrondissement de Cordoba, situé sur le premier gradin de la terre tempérée et coupé par le chemin de fer de Mexico à la Vera-Cruz. S’il est probable que la grande propriété conservera toujours sa prépondérance sur les terres sèches des hauts plateaux, où il faut de grandes avances pour traverser les mauvaises années fréquentes et où la culture ne peut être que des plus extensives ; il n’y a pas lieu de regretter qu’elle continue partout à tenir sa place, car elle est souvent un élément de progrès ; mais il n’en est pas moins certain que la formation d’une nombreuse classe de petits et moyens propriétaires serait un grand bien pour le pays. Les terres tempérées, avec les cultures variées auxquelles elles se prêtent, leur conviendraient admirablement.
À côté des terres appropriées, le domaine public couvre encore au Mexique d’immenses étendues. Longtemps on n’en a bien connu ni la surface ni les limites : aussi des gens peu scrupuleux n’hésitaient-ils pas à s’y établir sans aucun titre de propriété. Les intérêts, de l’État en souffraient, car la vente ou la location des terres publiques aurait été, pour le budget, une importante ressource ; mais, avant d’en profiter, il aurait fallu faire des dépenses considérables pour l’arpentage, et le gouvernement reculait devant elles. Il fut tiré d’embarras par les offres que lui fît l’initiative privée et qu’il eut la bonne inspiration de ne pas repousser. Des contrats furent passés avec plusieurs sociétés particulières qui entreprirent l’arpentage à la condition qu’un tiers des terres qu’elles auraient arpentées leur appartiendrait en toute propriété. En dix ans, 50 millions d’hectares furent arpentés. Les deux tiers, qui restent à l’État, ont beaucoup plus de valeur que n’avait l’ensemble avant l’opération, parce qu’on peut acquérir sur eux des titres de propriété réguliers. De 1897 à 1901, il a été vendu 542 000 hectares, ce qui a produit au Trésor 354 000 piastres ; en 1902 seulement, 73 acquéreurs ont acheté 364 000 hectares pour 344 000 piastres. On voit que ce sont de grands domaines qui se constituent ainsi, puisque chaque vente porte en moyenne sur 5 000 hectares. Ce n’est pas là pourtant une étendue énorme pour les steppes pastorales du Nord qui se partagent avec les États de l’Extrême-Sud les terres nouvellement arpentées. Une partie de celles-ci a servi d’autre part à augmenter les lots des Indiens. L’importance des ventes publiques augmente tous les ans : les Sociétés d’arpentage vendent aussi leurs réserves. Il s’écoulera longtemps avant que l’appropriation du sol mexicain soit complète ; et cela est naturel car il faut que les colons à venir trouvent des places libres. Mais il était essentiel qu’au fur et à mesure de leur venue, ils pussent trouver des lots bien délimités et bornés. C’est ce qui leur est assuré maintenant.
La conquête de l’Amérique par les Européens n’en a pas seulement modifié la population ; elle en a changé profondément la faune et la flore, l’agriculture. Ce ne sont pas seulement les hommes, ce sont les plantes et les animaux importés d’Europe qui ont colonisé le Nouveau Monde, et le succès de cette colonisation a été merveilleux. Le blé, la plupart des céréales, tous les animaux domestiques, à l’exception du chien, étaient inconnus de l’Amérique il y a quatre siècles. Or, c’est elle aujourd’hui, qui, de toutes les parties du monde, produit le plus de céréales et nourrit le plus de bétail.
Le Mexique est l’un des exemples de cette révolution. Sur ses 8 000 grands domaines, 1 600 ont pour principale industrie l’élevage et 3 000 la culture des céréales. Ni l’un ni l’autre ne sont encore aussi développés qu’ils pourront l’être un jour. L’élevage, surtout, paraît avoir un très grand avenir devant lui. Avec ses 5 millions de têtes de gros bétail, le Mexique laisse loin en arrière la plupart des pays européens ; mais de combien n’est-il pas encore inférieur aux Etats-Unis qui en ont plus de 60 millions ! Dans la grande République, l’élevage, repoussé par la culture, qui s’avance de plus en plus vers l’Ouest, commence pourtant à reculer ; c’est une occasion favorable pour les propriétaires mexicains d’augmenter leurs troupeaux, car ils seront peut-être appelés bientôt à suppléer la production indigène devenue insuffisante et à alimenter en partie les immenses fabriques de conserves de viande de Chicago, de Saint-Louis ou d’Omaha. Les moutons sont moins nombreux que les bœufs puisqu’il n’en existe que 3 millions et demi. Les grands plateaux secs du Nord, où le froid est beaucoup moins intense qu’aux Etats-Unis et n’oblige pas à rentrer les animaux pendant l’hiver, sembleraient pourtant leur offrir un terrain aussi favorable que l’Australie, où les pluies sont plus rares et les pâturages plus maigres encore, et dont le troupeau avait atteint un moment jusqu’à 100 millions de têtes. Il n’a pu se maintenir à ce chiffre, mais la réduction même qu’il a subie, le recul de l’élève du mouton dans bien d’autres contrées, la hausse de la laine qui s’ensuit et qui semble chronique, sont autant de causes qui doivent augmenter les profits des éleveurs en un pays aussi propre à leur industrie que le Nord du Mexique. L’extension du troupeau de moutons comme du troupeau de bœufs ne paraît donc pas douteuse. Il sera nécessaire seulement de les améliorer pour que le Mexique devienne vraiment le grand pays d’élevage que la nature le destine à être.
L’agriculture proprement dite ne trouve peut-être pas sur le sol mexicain un terrain aussi favorable que l’élevage. La sécheresse nuit et nuira toujours à son développement sur une grande partie des plateaux. Aussi le Mexique ne sera-t-il sans doute jamais un des greniers de l’humanité ; cependant les produits de ses champs suffisent à nourrir ses habitans et leurs animaux domestiques. Formé, comme il l’est, d’un mélange d’Espagnols et d’Indiens, c’est-à-dire de deux races des plus frugales, le peuple se contente, il est vrai, de peu. Don Quichotte vivait de soupe « plus souvent de mouton que de bœuf, » et de pois chiches. La plupart des campagnards des plateaux se satisfont des pois chiches, et autres haricots, auxquels ils joignent des gâteaux ou des bouillies de maïs, mais se passent de la soupe et mangent encore moins de viande que l’ingénieux hidalgo ; de temps à autre seulement un peu de chito ou chèvre conservée, plus rarement encore de la viande fraîche, quoiqu’elle soit à fort bon marché. Dans les villes on consomme plus de nourriture animale et l’usage du pain de froment s’y est répandu aussi. Le blé réussit bien, en dépit d’une culture fort primitive[3], qui n’ignore pas seulement, comme aux États-Unis, l’usage des engrais, mais aussi, le plus souvent, celui des machines, et qui aurait grand besoin de se perfectionner.
Parmi les cultures vivrières, il faut encore ranger celle du maguey, grand aloès qui ne nécessite que très peu de soins, qui fournissait aux anciens Mexicains un aliment par ses racines, des vêtemens par ses fibres et une boisson fermentée par son suc. Aussi avaient-ils presque divinisé cette plante tutélaire. Aujourd’hui on n’en extrait plus que la boisson nationale, le pulque. Quand le maguey est prêt à fleurir, à l’âge de huit ou dix ans, on ouvre le cœur et on recueille chaque jour, pendant deux ou trois mois, six litres environ de liqueur qu’on fait fermenter pendant une semaine et qu’on consomme aussitôt, car elle ne se conserve pas. Aussi, un train spécial, el tren del pulque, amène tous les jours des environs d’Orizaba à Mexico ce breuvage laiteux, dont le goût a quelques rapports avec celui du cidre, et qui se vend 15 centimes le litre dans les villes. Une autre variété de maguey fournit le mezcal, boisson plus alcoolique, qui se conserve.
Il est très précieux pour un pays, surtout pour un pays neuf, où l’industrie est peu développée, de pouvoir alimenter sa population à l’aide des produits de son sol, comme le fait le Mexique, avec ses céréales, son bétail et ses aloès. Beaucoup de pays tropicaux, où cette condition, n’est pas réalisée, en souffrent gravement. Obligés d’acheter au dehors, non seulement les objets manufacturés, mais les alimens qui leur sont nécessaires, comptant pour les payer sur les revenus d’un petit nombre de cultures, comme la canne à sucre ou le café, ils sont jetés dans les plus graves embarras dès qu’il vient quelques mauvaises récoltes, ou que baisse le prix de leurs produits. Mais si les cultures vivrières sont les plus essentielles, parce qu’elles donnent, en tous cas, le plus nécessaire aux hommes, les autres n’en sont pas moins fort utiles. Un pays jeune a besoin d’exporter : la vente de ses produits au dehors lui permet non seulement de se procurer le superflu, d’acheter même certains articles manufacturés indispensables qu’il n’est pas en état de fabriquer, mais encore de se constituer des capitaux par l’épargne d’une portion des bénéfices réalisés, et de payer les intérêts de ceux qu’il est obligé d’emprunter s’il veut mettre en valeur ses richesses naturelles. Le Mexique est fort heureusement doté pour produire beaucoup d’articles d’exportation appartenant aussi bien au règne végétal qu’au règne minéral.
C’est encore un aloès qui lui fournit la plus importante de ces cultures d’exportation. Le « henequen, » agave saxi des naturalistes, croît spontanément, comme l’indique son nom latin, dans les terres les plus rocheuses du Yucatan. Apprécié des indigènes, mais longtemps dédaigné des Européens, il fournit une fibre qui supporte sans s’altérer les extrêmes de froid, et de chaleur, de sécheresse et d’humidité. On en fit d’abord des cordages, des sacs, puis des stores, des tapis ; mais c’est surtout depuis qu’on l’emploie à lier mécaniquement les gerbes de blé, que sa consommation a pris aux Etats-Unis un développement énorme. Les producteurs ont peine à satisfaire aux demandes ; l’exportation, qui n’était en 1880 que de 112 000 balles, dépasse maintenant 500 000 ; dans le même intervalle les prix ont monté de 9 à 30 centavos le kilogramme ; la valeur de l’exportation pour 1902-1903 est de 32 millions de piastres, 80 millions de francs. Devant ce succès, on essaye de tirer parti d’autres aloès : l’ixtle, le lechiguilla fournissent des fibres grossières dont on fabrique des sacs. Ces plantes qui nécessitent si peu de frais de culture peuvent être une ressource particulièrement précieuse pour les pays où la main-d’œuvre est rare et peu exercée.
Les autres produits végétaux d’exportation, ; les denrées coloniales proprement dites, exigent au contraire des soins beaucoup plus dispendieux, et comme elles ont un débouché moins vaste, que leurs prix varient souvent et beaucoup, leur commerce est sujet à des crises assez fréquentes, qui atteignent durement les planteurs, Tel est le cas du café dont la culture s’est fort développée sur les terres tempérées du Mexique, qui lui sont très propices ; l’exportation a passé de 1 200 000 piastres en 1878 à 14 millions en 1895, puis est revenue à 8 millions en 1903. Après les brillans succès obtenus par les planteurs brésiliens, le monde entier s’était trop engoué de l’arbuste qui produit cette « aimable liqueur. » Le tabac, moins aimable peut-être, a donné jusqu’ici moins de déboires aux pays qui l’ont cultivé. La qualité des crus du Mexique n’est guère dépassée que par ceux de Cuba, auxquels les fabricans de la Havane eux-mêmes les mélangent, paraît-il, quelquefois. Pendant l’insurrection cubaine, plus d’un amateur européen a fumé des cigares venus de la Vera-Cruz, qu’il croyait fait avec des feuilles de Vuelta Abajo ; les exportations mexicaines, insignifiantes il y a un quart de siècle, s’étaient élevées en 1898 à plus de 4 millions et demi de piastres ; elles ont baissé de moitié depuis. Devant l’épuisement des sols de Cuba la culture n’en paraît pas moins destinée à un brillant avenir.
D’autres cultures, jadis très brillantes, sont en décadence aujourd’hui, bien qu’elles soient indigènes au Mexique. Tel le chocolat, qu’on buvait à la cour de Montezuma, d’où l’usage en a été introduit en Europe par les conquistadores, mais que le Mexique ne produit presque plus, tandis que les républiques voisines de l’Amérique Centrale en ont de vastes plantations ; telle encore la vanille, jadis la richesse de l’État de Vera-Cruz. La canne à sucre progresse lentement au Mexique, en dépit du droit protecteur de 15 centavos ou 37 centimes le kilogramme qui frappe les sucres étrangers, droit énorme puisqu’il dépasse la valeur moyenne de la marchandise. Le Mexique n’importe ni n’exporte guère ; les 70 000 tonnes de sucre qu’il produit suffisent, avec les 65 000 tonnes de panocha, sucre brun inférieur fabriqué dans les petites sucreries primitives dont il existe encore un grand nombre, à la consommation dii pays. Voisin de Cuba et de Porto-Rico, où les Américains entreprennent de développer et de perfectionner la fabrication du sucre de canne, de lui faire prendre, comme ils disent, sa revanche sur le sucre de betterave, il est peu probable que le Mexique puisse tirer de grands profits de la vente du sucre au dehors.
Toutefois, ces cultures en décadence ou en stagnation pourraient être remplacées par des cultures nouvelles. Il en est une qui semblerait appelée à un avenir brillant entre toutes, parce que ses débouchés sont immenses et toujours croissans, parce qu’on cherche dans le monde entier à la répandre et parce qu’elle réussit admirablement aux portes mêmes du Mexique : c’est celle du coton. Les côtes du Pacifique, aussi bien que celles du Golfe, semblent lui offrir un terrain non moins favorable que le Texas lui-même et, pourvu qu’on sache en améliorer la culture, il semble que le Mexique devrait devenir un des grands producteurs du textile moderne par excellence, dont il ne récolte aujourd’hui qu’une quantité infime, moins de 30 000 tonnes sur 3 millions et demi que produit le monde.
Le Mexique n’a d’ailleurs pas à compter sur les seuls produits de son agriculture pour augmenter ses exportations et payer l’intérêt des capitaux qu’il emprunte au dehors. Ses immenses ressources minières lui fournissent les élémens d’un commerce considérable. Nous avons dit quelle était la richesse de son sous-sol. Les métaux précieux qu’il recèle sont exploités depuis longtemps ; mais leurs gisemens sont loin d’être épuisés. Telle mine d’argent a duré des siècles, comme la fameuse Valenciana, dans la Veta Madre de Guanajuato, qui a produit plus d’un milliard et demi d’argent. Le district de la Veta Madré de Zacatecas en a fourni, de 1548 à 1832, pour plus d’un milliard et demi. Au cours du siècle dernier les chercheurs sont remontés vers le Nord à la rencontre des prospecteurs américains et beaucoup de nouvelles mines se sont ouvertes dans les États de Chihuahua, de Durango, de Sonora. Malgré la baisse de l’argent, la production a passé de 659 000 kilogrammes en 1884 à 1 772 000 en 1998 et 1 715 000 en 1902, ce qui représente 170 millions de francs. On découvre aussi de nombreuses mines d’or : le Mexique ne produisait en 1889, que 1 038 kilogrammes du plus précieux des métaux ; en 1902, il en extrayait 15 500 kilogrammes, 53 millions de francs. Les mines de cuivre, dont la principale est celle du Boléo, en Basse-Californie, ne sont guère exploitées que depuis vingt ans ; on en extrait 11 000 tonnes de métal ; celles de plomb en fournissent 16 000 tonnes.
Les progrès de l’exploitation des mines sont dus en grande partie à la sagesse des lois qui la régissent. Depuis la réforme minière de 1885, complétée par les lois de 1887 et de 1892, les impôts sur les mines, leurs produits, les articles nécessaires aux traitemens des minerais sont très légers, la propriété minière est très bien assurée ; on a supprimé dans les concessions la clause qui frappe en certains cas les concessionnaires de déchéance, et qui ne sert qu’à écarter les demandeurs sérieux ; on a favorisé les grandes concessions, qui seules permettent une exploitation économique, en accordant des franchises spéciales, des exonérations de droits de douane et autres aux personnes engageant plus de 200 000 piastres dans une entreprise minière. Le gouvernement a compris en un mot que le grand profit que l’Etat et le pays tout entier pourraient retirer de l’exploitation des mines n’était pas le profit direct, sous forme d’impôts payés par les exploitans, mais le profit indirect, l’accroissement général de richesses qui résulte de l’introduction dans le pays d’abondans capitaux et du paiement de salaires, relativement élevés, à de nombreux ouvriers.
Si l’industrie minière est très prospère, les autres sont beaucoup moins développées, et il n’y a pas lieu d’en être surpris. Le Mexique n’a pas encore la maturité nécessaire pour être un grand pays manufacturier. Las seules industries qui y soient assez largement représentées sont celles qui font subir aux produits de l’agriculture des manipulations simples, et même celles-ci restent, pour la plupart, à l’état de petites industries : c’est ainsi que, sur 1 124 sucreries, les neuf dixièmes produisent moins de cinquante tonnes de sucre par an et que les plus grandes ne traitent que 500 tonnes de cannes par jour, alors qu’à Cuba on arrive à 1 000 et même à 2 000. De même les distilleries de maguey sont éparpillées sur toutes les haciendas et il en faut 2 000 pour produire 348 000 hectolitres d’alcool ; de même encore il y a 710 manufactures de tabac qui ne produisent en tout que 6 millions de kilogrammes de cigarettes, 400 000 de cigares fins et 283 000 de cigares communs. Il existe enfin un grand nombre de petits moulins et quelques minoteries importantes.
L’industrie textile était encore naguère dans l’enfance ; mais elle commence à se constituer sur un pied moderne, en particulier pour la filature et le tissage du coton, et aussi du henequen ; quelques fabriques de lainages et soieries font également leur apparition[4]. Six des principales usines de cotonnades, fournissant un cinquième de la production du pays, appartiennent à des Français de Barcelonnette. La métallurgie entre aussi dans une phase nouvelle. Elle n’a plus seulement des ateliers de réparation, d’ajustage, de finissage, mais des usines dignes de ce nom où l’on fabrique des machines pour les mines, les moteurs à vapeur. A Monterey, la grande ville industrielle du Nord, on fait même des rails, et il s’y est établi une société au capital de 5 millions, qui pourra produire 20 wagons de chemins de fer par jour, c’est-à-dire l’équivalent des 7 000 par an qu’on importe actuellement des États-Unis. Enfin, la toute jeune industrie électrique comptait, dès 1899, 19 entreprises dont 14 employaient la force hydraulique ; la plus puissante appartenait à un Français. D’autres installations plus vastes se fondent aujourd’hui, pour transporter souvent à grande distance la force des nombreuses chutes d’eau.
Comme il le fait pour l’industrie minière, le gouvernement mexicain cherche à favoriser les progrès de l’industrie en général par des exemptions d’impôts et de droits de douane pour les établissemens ayant un capital de plus de 250 000 piastres. L’intention est bonne et les effets peuvent en être heureux dans de certaines limites. Il n’y a pas lieu, pourtant, de provoquer la naissance hâtive d’industries de toutes sortes avant que le pays ne puisse leur fournir un marché important, car elles ne sauraient être progressives ; et il est bien des objets que le Mexique trouvera longtemps avantage à se procurer au dehors, par échange avec les minéraux et les denrées végétales d’exportation qu’il est particulièrement bien placé pour produire. Ce dont il avait, en revanche, un besoin urgent et incontestable, c’est de voies de communication. Montagneux, dénué de rivières navigables, les chemins de fer lui étaient essentiels. Et cependant, c’est en 1874 seulement qu’on ouvrait la première ligne, les 500 kilomètres de la Vera-Cruz à Mexico. Aujourd’hui, il existe plus de 20 000 kilomètres de voies ferrées. La capitale et ses environs sont reliées par trois lignes à la frontière des États-Unis, par plusieurs autres à l’Atlantique ; ils le seront bientôt au Pacifique. Le chemin de fer de l’isthme de Tehuantepec s’achève en ce moment, et l’on espère pour lui un trafic important même après l’ouverture du canal de Panama, parce qu’il évite un grand détour à tout ce qui va d’une côte à l’autre de l’Amérique du Nord. C’est l’industrie privée qui a construit et qui exploite ce vaste réseau, dont la situation financière est bonne. Le gouvernement se borne à la contrôler, se réserve le droit d’homologuer, même en certains cas de réviser les tarifs. Il a dû prendre des précautions pour éviter qu’il se constitue un trust des chemins de fer, ce qui eût été périlleux, étant donné que les actions sont aux mains d’étrangers ; c’est à ce rôle de gardien vigilant de la défense nationale qu’il a sagement borné son intervention[5].
Le tableau que nous venons de tracer des progrès matériels accomplis depuis trente ans au Mexique est assurément brillant. Il y correspond un réel progrès social : l’ensemble de la population est plus aisé ; les distinctions de castes tendent à s’atténuer ; les Indiens échappent peu à peu à la condition de demi-servage et de minorité perpétuelle où ils étaient tenus naguère, en fait, sinon en droit. L’instruction même se répand ; elle est théoriquement obligatoire ; sur 2 millions d’enfans d’âge scolaire, il s’en trouvait, en 1901, 871 000, dont 536 000 garçons, inscrits dans quelqu’une des 12 136 écoles primaires, officielles ou libres, de la République, au lieu de 369 000 dans les 8 000 écoles de 1876, et de beaucoup moins encore dans les 4 500 écoles de 1870, ce qui n’empêche qu’au recensement de 1895 on comptait seulement 2 200 000 personnes sachant lire sur une population de 12 millions et demi. L’instruction secondaire et supérieure est bien organisée. Les établissemens scientifiques sont assez nombreux et bien pourvus ; ils assurent au pays une place honorable parmi les nations. Le Mexique est entré dans ce qu’il est convenu d’appeler la voie du progrès moderne.
L’ombre de ce tableau, c’est le manque d’harmonie entre le degré de culture du peuple et les institutions qu’on lui a données. La masse de ce peuple est encore très primitive, à tous points de vue. Les institutions au contraire sont des plus avancées puisqu’elles sont copiées presque littéralement sur celles des États-Unis. La République mexicaine est une fédération de vingt-sept États, plus le district fédéral formé par la capitale et sa banlieue, et trois territoires. Les pouvoirs fédéraux sont représentés par deux Chambres, un président et une Cour suprême à laquelle sont subordonnés des tribunaux de district. La Chambre des députés, qui compte 232 membres, est élue au suffrage universel, le nombre des députés de chaque État étant proportionnel à celui de ses habitans ; le Sénat au contraire compte 2 membres pour chaque État, plus 2 membres pour le district fédéral. La Chambre a seule le droit de voter les impôts, tandis que le Sénat doit ratifier les traités et la nomination de tous les fonctionnaires de quelque importance. Le président devait être élu d’abord pour quatre ans et n’être pas rééligible ; un amendement de 1887 a autorisé sa réélection indéfinie ; un autre de 1904 a porté à six ans la durée de ses pouvoirs. Il choisit ses ministres comme il l’entend et nomme à toutes les fonctions sous réserve de l’approbation sénatoriale. La Cour suprême est elle-même élective, — contrairement cette fois à ce qui a lieu aux États-Unis, — et c’est elle qui nomme les magistrats des tribunaux inférieurs. Chacun des vingt-sept États jouit d’une large autonomie, il a son gouverneur, son assemblée législative, sa législation civile et criminelle, ses tribunaux (la juridiction des tribunaux fédéraux étant limitée à des cas spéciaux) ; il s’administre à son gré, sous réserve de ne pas établir de douanes intérieures, et de ne pas contracter de dettes étrangères.
La Constitution se montre très soucieuse de garantir les droits des particuliers et la liberté individuelle ; les mesures à ce destinées sont imitées de celles mises en vigueur aux États-Unis. Le jury existe partout en matière criminelle. L’égalité de tous les citoyens, la liberté religieuse, la liberté de la presse, le droit d’association, la liberté du travail, la liberté de l’enseignement, sont formellement affirmées. Il est vrai que, dans cette même constitution, sont formulées certaines exceptions déconcertantes à ces règles, en ce qui concerne les ordres religieux et les ministres du culte, le Mexique s’étant distingué par sa législation anticléricale. Sauf ces mesures spéciales, qui jurent fâcheusement avec l’ensemble, il est incontestable que les institutions mexicaines sont aussi libérales que démocratiques. Elles constituent une façade brillante et toute moderne, mais quel est leur lien avec la réalité qu’elles recouvrent ? « Faut-il, écrit M. Léon Bourgeois dans le Mexique au XXe siècle, faut-il attribuer à cette législation si remarquable, le développement plus remarquable encore des États auxquels elle a été donnée ? Ou doit-on chercher ailleurs la cause principale de la prospérité actuelle du Mexique ? C’est une question qui se pose malheureusement dans un pays aussi neuf, où l’accord entre les mœurs anciennes et les nouveautés légales n’a pu se faire en peu d’années et où, certainement, bien des institutions empruntées aux vieux pays latins, — ou aux pays anglo-saxons, faudrait-il ajouter, — ne peuvent être encore comprises et pratiquées réellement par la masse des citoyens. On peut dire que les institutions mexicaines donnent encore et pour longtemps peut-être l’indication de ce qui devrait être, plus que le signe de ce qui est en réalité… »
Le jugement est corroboré par le témoignage d’écrivains et d’hommes d’État mexicains appartenant eux-mêmes au parti libéral avancé. « La vie parlementaire est à peu près nulle, écrit l’un des plus distingués d’entre eux, M. Justo Sierra ; le peuple s’est convaincu que l’action d’un pouvoir administratif bien organisé et énergiquement dirigé comme l’est le pouvoir actuel suffit aux besoins de progrès du pays ; les groupes politiques se dissolvent. Éternelle histoire des pays qui ont traversé de longues périodes de crises convulsives et qui se sont trouvés soudain en présence de ce dilemme formidable : résoudre deux ou trois problèmes capitaux ou disparaître de la liste des nations… Quel rôle le suffrage universel peut-il jouer dans les pays neufs où les élémens de la représentation nationale sont embryonnaires, où l’éducation politique n’est pas encore faite, où l’instruction scolaire est à peu près nulle, où sur d’immenses espaces une population clairsemée aspire vaguement à un bien-être qu’elle ne sait pas définir. » Le tableau est énergiquement et fidèlement tracé. Tous les pays de l’Amérique latine et bien des pays européens peuvent se l’appliquer. En dehors de l’Europe septentrionale et occidentale, des Etats-Unis et des colonies anglaises, le suffrage populaire n’est encore qu’un instrument entre les mains d’un homme ou d’une oligarchie, et les institutions libérales ne sont guère que des cadres à peu près vides.
Au témoignage même des personnes les mieux informées et les moins prévenues, ce n’est donc pas dans les institutions du Mexique, qu’il faut chercher le secret de sa prospérité, laquelle est d’ailleurs beaucoup moins ancienne que la constitution actuelle, qui remonte à 1857. Le véritable auteur de cette prospérité, c’est un homme, le général Porfîrio Diaz. Elu une première fois Président de la République en 1876, remplacé de 1880 à 1884 par un de ses lieutenans, réélu alors et sans cesse depuis, il a résumé en lui seul tout le gouvernement du Mexique pendant la durée d’une génération. Il a su s’entourer d’hommes compétens et appliqués ; il a fait appel à tous les partis. On a pu résumer son programme en ces mots : « Peu de politique et beaucoup d’administration. » Mais il ne faudrait pas entendre par là qu’il ait cru devoir immiscer l’Etat en toutes choses. Il a vu, au contraire, que la grande tâche du gouvernement, c’est simplement d’établir et de maintenir l’ordre, et il a veillé à ce qu’elle fût toujours accomplie. Depuis qu’il est au pouvoir, le Mexique ne connaît plus la guerre civile, le banditisme même est éteint depuis longtemps. L’ordre établi, on n’a pas essayé de substituer le gouvernement aux particuliers pour mettre en valeur le pays ; on n’a pas eu peur de l’initiative privée ; on n’a pas craint qu’elle privât l’Etat de ce qui lui était dû ; mais on l’a sollicitée, on s’est appuyé sur elle, on l’a débarrassée de toutes entraves, on lui a facilité la tâche, comme le témoignent la méthode employée pour l’arpentage des terres, la législation minière, hydraulique, industrielle. Le Mexique est un exemple éclatant des progrès rapides que fait un pays neuf lorsque l’État borne sagement son rôle au maintien énergique de l’ordre, à la suppression des impôts vexatoires et nuisibles au commerce, et lorsqu’il fait crédit aux bonnes volontés particulières.
Malgré tout, un pays à qui l’on a donné ainsi les institutions d’une démocratie libre, et qui n’est pas un pays démocratique parce que les différences des classes y sont trop profondes et qu’aucune n’a des aspirations réellement démocratiques, qui ne saurait être un pays libre parce qu’un grand nombre de ses habitans n’ont même pas la notion de ce qu’est la liberté politique, un tel pays est toujours et malgré tout dans un état d’équilibre quelque peu instable. Si, par un heureux concours de circonstances, un homme supérieur parvient à se mettre à sa tête, à imposer une dictature éclairée, tout en respectant l’apparence des institutions libérales, le pays goûte alors tous les bienfaits de l’ordre au sens le plus étendu du mot. Et l’ordre est un bien pour tous, alors que la liberté n’en est un que pour ceux qui savent s’en servir. Mais si l’homme supérieur vient à disparaître, on peut craindre que tout le développement acquis ne soit remis en question. Cependant, quand l’ordre règne depuis longtemps, ses avantages ont éclaté d’une manière si évidente, il y a tant de gens qui en ont bénéficié et ont intérêt à son maintien, qu’on a le droit d’espérer qu’il survivra à ses fondateurs. Au Mexique, comme en d’autres pays de l’Amérique du Sud, la classe dirigeante ne s’occupait jadis que de politique parce que la politique seule pouvait donner les honneurs, le prestige, le rang social. Après vingt ou trente ans de progrès économiques et de calme politique, il s’est créé d’autres sphères d’activité, il s’est formé une autre classe dirigeante, composée d’industriels, de grands propriétaires, de commerçans, d’ingénieurs, de financiers même, gens que l’on décrie parfois, que l’on peut accuser d’égoïsme et de « bourgeoisisme, » mais qui ont cette qualité d’aspirer à la stabilité et à la régularité. Maintenant que les Latins d’Amérique voient que l’on peut s’élever dans l’échelle sociale autrement qu’en faisant de la politique, il semble qu’on puisse espérer le maintien de l’ordre chez eux. Si cette espérance se réalise, l’éducation du peuple se fera peu à peu, les institutions libres cesseront d’être une apparence pour devenir une réalité, et le siècle qui s’ouvre verra, avant de finir, les grands États latins d’Amérique l’aire contrepoids, pour le bien général de l’humanité, aux fédérations anglo-saxonnes, à la puissante masse slave et aux Empires-rajeunis de l’Extrême-Orient.
PIERRE LEROY-BEAULIEU.
- ↑ Le prince Roland Bonaparte cite à ce propos, dans le Mexique au XXe siècle, l’exemple de Juarez, Indien zapolèque de pur sang, hispanifié par l’instruction et l’éducation ; devenu avocat et homme politique important, il épouse une femme de la classe décente (dirigeante) dont la mère était Italienne. Son fils épouse à son tour une Française, trois de ses cinq filles des Espagnols, une autre un Mexicain, une autre un Cubain. Ses petits-enfans s’allient tous avec des blancs. A la quatrième génération, sinon à la troisième, tous ses descendans peuvent être ainsi absolument confondus avec des blancs purs.
- ↑ D’après le recensement de 1900, Mexico compte 344 721 habitans ; Guadalajara, qui est la plus grande ville après la capitale, en a 105 000 ; Puebla, 93 000 ; Monterey, 62 000 ; San Luis Potosi, 61 000 ; Léon, 58 000. Dix autres villes ont de 30 000 à 50 000 âmes et six de 20 000 à 30 000.
- ↑ Pour la période 1898-1902, la production moyenne du maïs a été de 33 millions d’hectolitres ; on a récolté de plus 2 770 000 quintaux de froment, 3 400 000 hectolitres d’orge, 2 800 000 de haricots, 960 000 de pois, pois chiches, fèves et lentilles, 210 000 quintaux de patates douces et 92 000 de pommes de terre.
- ↑ En 1880, il se trouvait au Mexique 99 manufactures de cotons, avec 9 214 métiers à tisser et 258 000 broches, employant 16 000 ouvriers, et fabriquant 4 800 000 pièces. En 1900, on comptait 134 manufactures, 18 009 métiers, 588 000 broches, 28 000 ouvriers, 11 millions et demi de pièces fabriquées.
- ↑ C’est au désir de se dégager autant que possible de l’étreinte économique des États-Unis qu’il faut attribuer la récente introduction à la Bourse de Paris de fonds d’États et autres valeurs du Mexique, qui ont obtenu beaucoup de succès. C’est en effet un problème assez délicat, au voisinage immédiat des États-Unis, que d’attirer des capitaux étrangers, — ce qui est absolument nécessaire, — sans tomber dans la dépendance complète des Américains. Heureusement une notable partie des chemins de fer, presque tous ceux de la région centrale, sont aux mains de capitalistes anglais ; beaucoup de mines aussi sont dans ce cas, de même que plusieurs banques. La plupart des actions des chemins de fer du Nord appartiennent, par contre, à des Américains et la prépondérance des États-Unis est absolue dans le commerce extérieur, qui se répartit ainsi en 1902-1903 :
Importations. (Millions de piastres or). Exportations. (Millions de piastres argent). États-Unis 40, 5 143, 8 Grande-Bretagne 10, 6 26, 9 France 6, 5 3, 7 Allemagne 9, 6 9, 7 Total général 76 198