Le Mineur de Wielicszka (recueil)/Le Mineur de Wielicszka
Aux environs de Wielicszka, petite ville
située au sud de Cracovie, à trois ou quatre
lieues de la Vistule, s’étend un bois de hêtres
qu’aucune route ne traverse, et qui, par
cette raison, est un sûr refuge pour tout
individu que poursuivent la justice, les
magistrats, la méfiance des gouvernements
ou la fureur des partis politiques.
Or, un jour de l’année 1844, alors que la Galicie était parcourue et dévastée par des bandes de paysans ignorants et abrutis, qu’on avait facilement égarés par des promesses irréalisables, un jeune homme âgé de seize ans à peine, et auquel sa taille petite et frêle donnait l’apparence d’un enfant, se glissa dans ce bois, où, bien qu’il fût près de midi, régnaient le silence et l’obscurité.
Sans doute rassuré par la solitude où il se voyait, le voyageur, ou plutôt le fugitif, car son air, à la fois effaré et abattu, décelait une situation embarrassante, peut-être même périlleuse, s’arrêta, regarda autour de lui et s’assit sur une couche épaisse de mousse qui tapissait le sol au pied d’un arbre centenaire, contre le tronc duquel il appuya sa tête.
Comme dans ce bois il n’y avait que d’étroits sentiers et de petites clairières, l’air qu’on y respirait était humide et lourd. Aussi l’oppression (suite naturelle d’une marche longue et rapide) qui, plus encore que la lassitude, paralysait les forces du jeune homme, augmentait à chaque instant, au lieu de diminuer.
Le désir de satisfaire la soif ardente qu’il éprouvait lui donna cependant l’énergie nécessaire pour surmonter son accablement. Se levant, non sans effort, il se mit à errer çà et là sous les arbres, espérant découvrir, sinon une source, du moins quelque flaque d’eau formée par les précédentes pluies.
Après une demi-heure de recherches, il se trouva enfin au bord d’une mare à demi couverte par des feuilles mortes, qu’il écarta pour y puiser de l’eau avec la main. Malheureusement cette eau était saumâtre, et, loin de lui rafraîchir le gosier, elle lui fit l’effet de le brûler.
Dans cet état d’extrême souffrance et d’abandon absolu, le pauvre enfant en vint à regretter d’avoir échappé au danger qui précédemment le menaçait, puisqu’une mort lente et douloureuse semblait maintenant devoir terminer son existence. En effet, ses forces se trouvaient complètement épuisées, et il lui eût été impossible de se traîner sans aide hors du bois qu’il avait regardé d’abord comme un asile, et qui, suivant toute probabilité, deviendrait son tombeau.
« O mon Dieu ! prononça-t-il d’une voix faible, ne me laissez pas périr si misérablement ! »
À ce moment-là, un léger bruit se fit parmi les branchages et une enfant de six à sept ans s’approcha du fugitif, qu’elle ne vit pourtant pas d’abord. Elle marchait les yeux fixés à terre, se baissant fréquemment pour ramasser des champignons qui croissaient en cet endroit.
Cette apparition inattendue fut naturellement regardée par le jeune homme comme un moyen de salut que, dans sa bonté providentielle, Dieu lui fournissait. Il n’hésita donc pas à se découvrir à cette enfant et à lui demander si elle pourrait lui indiquer quelque fontaine à laquelle il pourrait aller se désaltérer. En entendant sa voix, la petite releva la tête. Sans témoigner de surprise à la vue de cet étranger (les petits paysans, ceux surtout de l’Allemagne et de la Russie, ne s’étonnent de rien), elle répondit :
— Il n’y a pas dans ce pays-ci de fontaines dont l’eau soit bonne à boire ; la terre est trop remplie de sel. Cependant on trouve de loin en loin, dans la campagne, auprès des habitations, des puits profonds dont l’eau est douce… Il y en a un dans le jardin de ma grand’mère… Si vous voulez, je vous y conduirai, quand j’aurai achevé ma récolte de champignons ; ear papa doit venir souper avec nous aujourd’hui.
— Mais je meurs de soif, murmura l’étranger.
— Tenez, reprit la petite fille, en tirant de sa poche une bouteille de verre recouverte d’osier, voilà du lait que grand’maman m’a donné pour mon déjeuner.
Sans faire, comme on le pense bien, aucune façon, le jeune homme saisit la bouteille que lui présentait l’enfant et en avala le contenu avec avidité.
— Par exemple, dit alors la petite paysanne, si vous avez faim, je ne puis rien vous offrir. Je viens de manger le morceau de pain dont grand’maman m’avait approvisionnée.
— Oh ! maintenant que la soif ne me tourmente plus, je puis attendre…
— Dans ce cas, reposez-vous pendant que je chercherai mes champignons ; quand j’en aurai récolté de quoi faire un plat, je reviendrai vers vous, et nous nous en irons ensemble.
Cela disant, l’enfant s’éloigna et disparut bientôt aux regards du fugitif. Celui-ci, en se revoyant seul, commença par remercier la Providence qui lui avait épargné les souffrances d’une cruelle agonie ; puis, il se mit à réfléchir sur sa position.
L’hospitalité que lui offrait sa petite protectrice ne pouvait-elle pas attirer sur sa tête de nouveaux périls ? Au lieu de se livrer à des étrangers dont il ne connaissait pas la moralité, ne valait-il pas mieux sortir du bois à la nuit tombante et essayer de gagner Cracovie ?
Malheureusement il s’écoulerait encore au moins trois heures avant le coucher du soleil, et, pour atteindre la ville, il lui restait à faire pédestrement un chemin de plusieurs lieues. D’ailleurs, il n’avait pas mangé depuis la veille au soir, et les besoins de son estomac devenaient de plus en plus impérieux. En conséquence, force lui fut de suivre la petite paysanne, qui, fidèle à sa promesse, revint le chercher, dès qu’elle eut terminé sa récolte.
La demeure des parents d’Elisabeth — ainsi s’appelait l’enfant — était située à l’extrémité du bois opposée à celle par laquelle le fugitif y avait pénétré. Durant le trajet, Elisabeth, babillarde comme toutes les petites filles de son âge, apprit à son compagnon de route que son père, nommé Ulric, ouvrier mineur employé dans les salines de Wielicszka, l’avait laissée, depuis quatre ans qu’il était veuf, auprès de sa grand’mère, qui vivait dans un hameau à peu de distance de la mine de sel, et où il venait de temps en temps passer la soirée avec elles.
La petite demanda ensuite un jeune homme, avec l’indiscrétion de l’enfance, comme il se nommait, d’où il venait, où il, allait.
Le fugitif, redoutant probablement l’étourderie d’une enfant si jeune, se borna à lui répondre qu’il s’appelait Casimir.
— Casimir ! répéta Elisabeth ; c’est le nom du jeune seigneur du château d’Osorowsky, près de Zabino.
Qui vous a dit cela ? s’écria l’adolescent, dont une secrète inquiétude assombrit instantanément le visage.
C’est un paysan de Zabino qui a passé dans notre hameau avant-hier, en se rendant à Wadowice. Si ce qu’il nous a raconté est vrai, les habitants de la campagne se seraient soulevés on ne sait à quelle instigation, et ils menaçaient de se porter aux plus coupables excès envers les nobles, propriétaires de terres. Heureusement, a ajouté cet homme, la plupart des seigneurs qui résident ordinairement dans leurs propriétés en sont absents en ce moment, à l’exception toutefois du jeune comte Osorowsky, qui est arrivé, il y a à peine un mois, de Lemberg, où il avait vécu jusqu’à ce jour chez son tuteur. Cette nouvelle a causé beaucoup de peine à ma grand’mère ; elle a été, dans sa jeunesse, femme de charge chez feu la comtesse Osorowska, à laquelle elle était fort attachée. Aussi a-t-elle envoyé tout de suite un garçon du hameau chercher mon père à la mine où il travaille, afin qu’il allât bien vite au château (dont nous ne sommes, à ce qu’il paraît, éloignés que de dix lieues) avertir le comte Casimir du danger qu’il courait. Mais le contre-maître des mineurs n’a pas voulu permettre à mon père de quitter la saline ; elle se trouvait menacée, dans un certain endroit, d’un éboulement, ce qui nécessitait des travaux d’extrême urgence et la présence dans la mine de tous les ouvriers.
Comme la petite fille achevait son récit, elle arrivait au hameau, à la première cabane duquel elle s’arrêta. Puis, ouvrant la porte d’entrée que fermait un simple loquet en bois, elle dit d’un ton joyeux à une vieille femme qui filait au fuseau dans un coin de la chambre :
Grand’mère, je t’apporte un panier de champignons et je t’amène un voyageur qui s’était égaré dans nos bois.
À ces mots, la vieille femme se leva et s’avança vers l’étranger que sa petite-fille introduisait si brusquement dans sa demeure.
En l’apercevant, elle poussa un cri de surprise.
— Qu’as-tu donc, grand’mère ? demanda avec curiosité Elisabeth.
Rien, répondit la bonne femme, rien… Seulement, les traits délicats de ce monsieur ont une si frappante ressemblance avec ceux de ma défunte maîtresse, la comtesse Osorowska, que…
Je suis son fils, dit précipitamment Casimir.
Nos lecteurs se figureront aisément la joie que ressentit l’ancienne femme de charge de la comtesse, en acquérant ainsi la certitude que le comte avait échappé au péril qu’elle avait si justement appréhendé pour lui. Le fait est que les châteaux des environs de Zabino avaient été, la nuit précédente, envahis, pillés et incendiés par des bandes de malfaiteurs ; le gouverneur et l’intendant ayant pris, chacun de leur côté, la fuite, sans s’inquiéter de ce que deviendrait leur élève et maître, le jeune comte avait eu beaucoup de peine à s’évader.
Cependant, tout en s’entretenant avec le fils de sa défunte maîtresse, la grand’mère d’Elisabeth lui servait un modeste repas, composé de pain de fenouil, de laitage et de miel. Les abeilles abondent dans les forêts de la Galicie ; elles déposent dans le creux des arbres un miel délicieux avec lequel les habitants pauvres de cette contrée font une sorte d’hydromel qui est leur boisson habituelle.
Bien que Casimir eût précédemment éprouvé un grand besoin de nourriture, il toucha à peine aux aliments qui lui furent présentés, non qu’ils lui parussent trop grossiers, mais les violentes émotions qui, depuis vingt-quatre heures, surexcitaient ses forces physiques, avaient allumé dans son sang une fièvre ardente qui fit de si rapides progrès, que la bonne femme dut bientôt reconnaître, à l’incohérence des paroles de son hôte, le trouble de son cerveau. Aussitôt elle écrasa entre deux pierres des herbes soporifiques et en mêla le suc à l’hydromel dont elle avait empli le verre du comte. Quelques minutes après que le jeune homme eut pris ce breuvage, il se sentit calmé ; puis il tomba dans un assoupissement auquel succéda promptement un bienfaisant sommeil. Néanmoins, avant qu’il eút entièrement perdu connaissance, il crut entendre une voix d’homme se mêler d’un ton bas à celle de la grand’mère d’Elisabeth. À la suite de cette conversation, des pas pesants s’approchèrent de la couche de fougères sur laquelle s’était étendu Casimir… Il n’entendit rien de plus… Seulement, il lui sembla que des bras vigoureux le soulevaient… ; mais en vain s’efforça-t-il de rouvrir ses paupières ; le narcotique qu’on lui avait fait prendre exerçait sur ses sens une trop puissante action pour qu’il pût s’y soustraire.
Bien des heures devaient s’écouler avant le réveil de Casimir. Quand ce réveil eut lieu, le jeune comte, après s’être frotté les yeux à plusieurs reprises, se demanda s’il n’était pas le jouet d’un rêve. Ce n’était plus dans la chaumière d’Ulric, ni sur un monceau d’herbes qu’il se trouvait couché, mais sur une pile de couvertures de laine et dans une vaste salle éclairée par des lampes qui formaient sur les murailles, d’une éblouissante blancheur, des effets très-bizarres de lumière et d’ombre. Des lustres non allumés, et faits, à ce qu’il semblait, avec du cristal non poli, étaient appendus au plafond blanc et brillant comme les parois et même le sol de la salle. Une estrade évidemment destinée à un nombreux orchestre, et des siéges de différentes formes, en une matière imitant à s’y méprendre le marbre de Carrare, indiquaient que cette pièce était un salon de bal.
Incapable de s’expliquer comment il se trouvait en ce lieu, Casimir se leva, et apercevant à l’une des extrémités de la salle une large ouverture cintrée qui communiquait probablement avec quelque autre pièce, il se dirigea de ce côté. Un long corridor voûté, large de quatre mètres et haut de six ou sept, éclairé de la même manière que la pièce qu’il venait de quitter, le conduisit à une chapelle décorée de colonnes, de statues de la sainte Vierge et de saints, toutes, à ce qu’il s’imagina du moins, en albâtre transparent.
Après avoir admiré ces objets d’art, autant que le lui permettait une inquiétude vague, conséquence naturelle de son étrange situation, le comte s’engagea dans un autre corridor au milieu duquel roulait, dans un canal en bois, un petit ruisseau d’eau limpide dont il eut la fantaisie de goûter. Les quelques gouttes qu’il introduisit dans son gosier avaient une âcreté brûlante qui lui causa un violent accès de toux. Au même moment un effroyable bruit fit retentir la voûte sonore, et des cris de triomphe arrivèrent à l’oreille du jeune seigneur galicien, qui se précipita aussitôt dans une galerie latérale, plus étroite que celle où il se trouvait, et à travers laquelle il présumait que ce bruit inexplicable était parvenu jusqu’à lui.
Effectivement, cette galerie aboutissait à une immense caverne, des parois de laquelle une cinquantaine d’hommes munis de pics extrayaient d’innombrables blocs qui, en se détachant, produisaient un bruit non moins imposant que l’éclat du tonnerre.
— Enfin, se dit Casimir, je commence à comprendre…
Il fut interrompu dans son soliloque par une exclamation qui partit d’un groupe d’ouvriers. En même temps, un homme s’élança vers Casimir, en s’écriant du ton de l’excuse :
— Ah ! monsieur le comte, si j’avais pu prévoir que vous vous éveilleriez sitôt, je ne vous aurais pas laissé seul.
— Quoi ! vous me connaissez ? s’écria Casimir. Qui êtes-vous ?
— Ulric, monsieur le comte, Ulric, le père de la petite Elisabeth. — Suis-je donc dans les mines de Wielicszka ? demanda le jeune homme.
Et, sur un signe affirmatif du mineur, il ajouta :
— Mais pourquoi m’a-t-on transporté ici ?
— Pour assurer votre vie, qui courait encore de grands dangers. Les paysans de Zabino, ainsi que ceux d’autres districts qui sont, en ce moment, en pleine insurrection, se répandent dans la campagne environnante, et une bande de ces misérables se dirigeait hier sur Wielicszka pour y arrêter les nobles qui se sont réfugiés dans cette ville, et qu’ils soupçonnent d’avoir emporté beaucoup d’or et de diamants. Telle est la nouvelle, vraie ou fausse, qui m’a déterminé à vous porter endormi de la cabane de ma belle-mère jusqu’à la mine, dans la profondeur de laquelle nous vous avons facilement descendu au moyen d’une ingénieuse mécanique récemment inventée. Il n’y a pas à craindre que ces brigands viennent vous chercher ici, conclut Ulric avec un éclat de rire.
Ainsi tout s’expliqua pour Casimir.
Ce palais merveilleux dans lequel il errait depuis plus d’un quart d’heure, c’était la mine de Wielicszka, découverte en 1251. Elle s’étend à six cents pieds au-dessous de la ville du même nom, et les limites n’en sont pas encore actuellement atteintes. Ces belles décorations qui lui paraissaient être, les unes en marbre, les autres en granit, celles-ci en albâtre, celles-là en cristal, avaient toutes été taillées dans des blocs de sel dont la similitude apparente avec divers minéraux provenait autant de leur qualité supérieure que du poli qui leur avait été donné. Les bruits alarmants qui avaient induit Ulric à cacher Casimir dans cette demeure souterraine se trouvant dénués de fondement, le jeune homme put sortir de la mine, le lendemain même de ce jour, non plus au moyen de la mécanique qui avait servi à l’y introduire, mais en montant l’escalier, lequel se compose de onze cents marches, n’ayant pas plus de six pouces de largeur. Ces marches sont taillées dans les couches de sel jusqu’à une certaine hauteur ; le reste est construit en bois.
Le comte Osorowsky éprouva une vive sensation de plaisir en se retrouvant au grand air et en plein soleil. Il se rendit immédiatement à Cracovie, où il rencontra son gouverneur et son intendant, aussi confus l’un que l’autre de la conduite qu’ils avaient tenue en cette circonstance. Quant à la famille d’Ulric, elle fut largement récompensée par Casimir des preuves d’intérêt et d’attachement qu’elle lui avait données.