Le Mineur de Wielicszka (recueil)/Maurice et son Chien, ou un Bienfait n’est jamais perdu

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MAURICE ET SON CHIEN,
ou
UN BIENFAIT N’EST JAMAIS PERDU.






J’ai été témoin de l’aventure que je vais retracer, et, quoiqu’elle se soit passée sous mes yeux lorsque j’étais encore enfant, je me la rappelle parfaitement. J’étais avec toute ma famille sur un joli petit bâtiment qu’avait construit et que dirigeait un ancien marin de la connaissance de mon père, nommé Thomas. Nous étions partis de Paris dans l’intention de parcourir les bords de la Seine, de nous arrêter à la manufacture de Sèvres, dont nous connaissions l’administrateur en chef, et de dessiner quelques jolis sites que nous avions déjà remarqués. Notre barque était arrêtée, et nous étions fort attentifs à notre occupation, car notre père avait promis une récompense à l’auteur du meilleur dessein, lorsque tout à coup un bruit vague et confus arriva jusqu’à nous. Nous crûmes même eutendre les cris répétés de : « Au secours ! au secours ! »

Les travaux furent aussitôt suspendus, et notre inquiétude égala celle de mon père, de ma mère et de Thomas. Ce qui l’augmentait encore, c’est que nous n’apercevions rien. Il n’y avait personne près de la rive droite de la Seine, et les bords de l’ile près de laquelle nous nous trouvions étaient extrêmement solitaires. Ce ne pouvait donc être que sur la rive gauche, sur les bords de Sèvres, que quelque malheur arrivait. Nous n’en doutâmes plus, lorsque nous vîmes un assez grand nombre de personnes traverser le pont avec précipitation, montrant du doigt l’île près de laquelle nous nous trouvions, et en même temps plusieurs batelets amarrés au rivage se détacher et voler aussi dans la même direction.

Sans prononcer un seul mot, Thomas, qui paraissait vivement ému, sauta sur les rames et demanda précipitamment à mon père s’il voulait se rendre du côté d’où partaient les cris, que peut-être nous pourrions nous rendre utiles. Pour toute réponse, mon père s’empara des deux autres rames, et, redoublant d’efforts, nous eûmes bientôt dépassé la tête de l’île. Le rivage était couvert de femmes, d’hommes et d’enfants, dont tous les visages annonçaient le plus vif effroi. Plusieurs s’étaient détachés pour courir au-devant des bateliers ; la présence inopinée de notre barque, qui s’offrit tout à coup aux regards, excita des cris de joie. En jetant un coup d’œil sur la rivière mon père s’aperçut aussitôt du motif de ce rassemblement subit. Un homme se débattait au milieu de l’eau ; le courant l’entraînait ; il n’avait déjà plus la force de se soutenir, et il articulait à peine quelques faibles cris. Personne, à ce qu’il paraît, n’était capable de le secourir, et sa mort semblait inévitable. Un chien, la gueule ensanglantée, faisait des efforts inutiles pour le retenir par son habit. À cet affreux spectacle, Thomas, n’écoutant que la voix de l’humanité, eut dans l’espace de quelques secondes ôté son chapeau, sa veste, sa cravate et ses souliers, et il était déjà loin de la barque, près même du malheureux, lorsque ma mère s’avançait machinalement pour le retenir. Il était temps que notre barque arrivât. L’infortuné que Thomas venait de secourir était déjà évanoui, et, quoique aidé par nous et par mon père, il eut toutes les peines à le placer dans la barque. Il revint cependant bientôt à lui, et ses premiers mots furent : « Sauvez, sauvez mon pauvre chien. » Il fut inutile que Thomas se jetât de nouveau dans l’eau. Cet animal fidèle avait ranimé ses forces pour arriver jusqu’au bateau ; et à peine y fut-il placé, qu’il alla se coucher auprès de son maître, n’osant le caresser avec sa gueule pleine de sang, mais poussant de petits cris plaintifs et paraissant remercier Thomas de sa bonne et généreuse action,

Mon père avait eu l’intention de débarquer en cet endroit, pour donner au malheureux que nous venions de sauver tous les secours que réclamait sa triste situation ; mais il pensa, avec raison, qu’il valait bien mieux ne pas l’exposer à l’indiscrète curiosité des personnes qui s’étaient rassemblées sur le rivage. Ma mère lui fit respirer des sels qu’elle portait toujours sur elle dans un flacon, et bientôt il fut en état de s’asseoir et de parler.

On sut qu’il était un des jeunes ouvriers de la manufacture de porcelaine de Sèvres. Placé depuis longtemps dans cet établissement, éloigné de sa famille, ne trouvant aucun plaisir dans la société de ses camarades, il passait les instants de loisir ou de repos qu’on lui accordait avec le seul ami qu’il eût au monde, avec son chien. C’était entre eux un échange continuel de bons offices. En venant de son pays avec son compagnon, Maurice (c’était le nom du jeune ouvrier) en avait déjà reçu d’importants services. Une fois, son portefeuille, qui contenait des papiers qui lui étaient nécessaires et toute sa petite fortune, tomba sur la route. Sans le secours de son fidèle Azor, tout était perdu ; mais le pauvre chien chercha si bien, que le portefeuille fut trouvé, quoique la nuit empêchât de distinguer les objets, et que Maurice eût parcouru un assez grand espace de chemin. Une nuit, il préserva encore son maître d’un grand danger. Des voleurs étaient sur le point de le dépouiller, d’attenter peut-être à sa vie. Par ses aboiements répétés, Azor prévint Maurice de la présence des bandits, et le défendit si bien, que tous deux purent échapper aux attaques imprévues dont ils étaient l’objet, et s’éloigner du lieu où, sans son guide, Maurice eût peut-être trouvé la mort.

De pareils services avaient augmenté l’attachement du maître. Il partageait avec son chien ses repas, sa petite chambre, et rarement ils sortaient l’un sans l’autre. Quelques instants avant l’accident, il était venu, comme à l’ordinaire, sur les bords de la Seine, et il excitait Azor à nager, en jetant dans la rivière des morceaux de bois et en lui ordonnant de les rapporter. Plusieurs fois le chien s’était livré à cet exercice salutaire ; mais comme plusieurs personnes avaient déjà jeté d’autres branchages, il se trouva que le pauvre animal en saisit un qui était tout garni d’épines. La douleur qu’il ressentit fut telle, sans doute, qu’il n’eut pas la force de continuer à nager, et que Maurice, placé sur le rivage, le vit disparaître et rougir l’eau du sang qui s’échappait de ses nombreuses blessures. Son attachement à cet animal était tel, qu’il entra dans la rivière tout habillé, croyant que le peu de profondeur de l’eau lui permettrait d’atteindre Azor. Mais à peine avait-il fait trente pas, que le pied lui manqua. Le banc sur lequel il marchait était naturellement coupé à pic, et il enfonça tout à coup en appelant au secours. C’est au moment où il se débattait contre le courant qui l’entraînait, et où le pauvre Azor, ranimé par la vue du danger imminent qui menaçait son maître, faisait tous ses efforts pour le retenir, que Thomas était arrivé.

Le récit de Maurice nous avait vivement touchés. Ce généreux dévouement pour l’animal qui lui avait rendu de grands services annonçait un bon cœur, et mon père se sentait disposé à obliger cet homme compatissant. Nous lui prodiguâmes tous les soins, et, pour ranimer ses forces, calmer la vive émotion qu’il avait éprouvée, ma mère lui fit boire quelques gouttes de vin vieux. On nettoya bien la gueule du bon Azor, qui témoignait toute sa joie, et l’on se dirigea vers le rivage pour faire descendre Maurice, le conduire à la manufacture et laisser à Thomas le temps nécessaire pour changer de vêtements. Ce ne fut pas sans verser des larmes que le jeune ouvrier sortit de la barque. Quoique intimidé par la foule qui s’était rassemblée sur le rivage, et qui paraissait curieuse de savoir ce qui s’était passé, il se jeta dans les bras de son libérateur, auquel il jura une reconnaissance éternelle. Soutenu ensuite par mon père, il se rendit à la manufacture.

Aussitôt que nous fûmes entrés, on courut prévenir le directeur et le médecin de l’établissement. Pendant qu’on portait Maurice dans sa chambre, mon père monta seul avec lui et redescendit bientôt avec le directeur, annonçant que le malade était dans un état fort satisfaisant, que le médecin ne lui avait point trouvé de fièvre, et qu’il n’avait besoin que de repos. Maurice était un des meilleurs ouvriers de la manufacture et en même temps l’un des plus aimés. Le directeur remercia vivement mon père et ma mère des soins qu’ils avaient prodigués à Maurice, et les pria d’adresser de sa part les éloges les plus mérités à Thomas sur sa bonne et généreuse action.