Le Ministère Altenstein-Dohna et la rentrée de Hardenderg (1809-1810)
Lorsque, au début de 1809 la crise nouvelle que l’Europe attendait depuis quelque temps déjà sembla se rapprocher, il parut dès l’abord assez probable que l’on n’assisterait plus cette fois à une guerre de coalition, mais à un duel entre la France et l’Autriche ; et que l’Europe serait impuissante à rapprocher, même dans un assemblage, apparent et boiteux, ses membres disloqués.
La Prusse était presque aussi bas qu’en 1807. Ses premiers efforts de relèvement n’avaient point abouti. Stein venait de prendre le chemin de l’exil, et sa chute apparaissait, non point seulement comme un revirement décisif de l’histoire intérieure de la Prusse, mais comme un événement européen ; comme la banqueroute d’un grand projet d’insurrection européenne. En y regardant de plus près aujourd’hui, l’on ne saurait admettre qu’il ait dépendu alors du gouvernement prussien, même dirigé par un homme comme Stein, de soulever et d’affranchir l’Europe centrale. L’heure n’était pas venue où de semblables entreprises pouvaient être tentées et réussir ; la situation du continent ne s’y prêtait pas encore ; et sans être fataliste, l’on peut assurer que l’insuccès de Stein a été la résultante des circonstances qui pesaient alors sur l’Europe, et non point la suite d’une faiblesse de Frédéric-Guillaume III. Ce fut un effet beaucoup plutôt qu’une cause.
Il est même assez singulier de constater que, malgré les apparences d’une cassure brusque dans la politique prussienne, l’on y retrouve, avant et après la chute de Stein à peu près les mêmes attitudes, les mêmes velléités, les mêmes hésitations.
En 1808, au moment critique, alors qu’il s’était agi de prendre un parti déclaré, Stein lui-même, quelles que fussent son énergie et sa vigueur apparentes, n’avait point osé assumer la responsabilité d’une résolution extrême. En revanche, comme nous allons le voir, ses successeurs, quelles que fussent leur atonie et leur humilité, n’osèrent jamais conseiller au patriotisme prussien une abdication sans réserve.
En 1809, par un phénomène nouveau, les espérances des patriotes allemands se rattachent pour un instant à l’Autriche. L’Autriche est secouée par les idées d’indépendance. C’est une province autrichienne incorporée à la Bavière, c’est le Tyrol qui montre dans ses efforts de révolte, trois fois réprimés, trois fois renouvelés, autant de vigueur nationale qu’aucun peuple en ait jamais montré. Stadion est le protagoniste de la cause européenne, et l’archiduc Charles, qui sera si impopulaire après Wagram, est acclamé après Essling comme le vainqueur de l’Invincible[1].
Le jeune rejeton de ces Habsbourg, traîtres tant de fois à la cause de l’Allemagne, semble retrouver sur son front quelques rayons de la couronne impériale qu’il vient de déposer, et, sur la terre classique de l’influence prussienne, l’idée de la nationalité allemande domine à tel point les esprits qu’ils semblent prêts à lui faire même le sacrifice de la prépondérance prussienne. De vrais Prussiens : Stägemann, Arndt, Kleist, ont adopté un cri de guerre désintéressé et paradoxal : « Autriche et liberté[2]. » La noblesse des Marches, la vieille caste militaire du cœur de la Prusse, du terroir de Brandebourg, se sent emportée par un attrait irrésistible sous les drapeaux de l’Autriche[3]. A peine Marwitz, le type classique du hobereau, résiste-t-il dans son patriotisme étroit au courant qui entraîne son frère[4]. Comme aux temps de prépondérance impériale qui précédèrent l’avènement du grand Electeur, l’ambassadeur d’Autriche, Wessenberg, agit et parle presque en maître à Berlin, et Stein est si loin de la Prusse qu’il écrit le 12 juillet 1809, probablement à Götzen : « La Prusse disparaîtra sans laisser ni regrets ni gloire, et l’on regardera comme un bonheur la ruine d’une puissance qui a d’abord ébranlé l’Europe par son ambition, qui l’a inquiétée ensuite par ses tripotages ; et qui n’a rempli aucun des devoirs qu’elle avait contractés envers elle-même et envers la communauté européenne[5]. »
Pourquoi l’effort européen de 1809 n’a-t-il point abouti ? Est-ce que la puissance napoléonienne n’était point suffisamment affaiblie ? Est-ce que la disproportion entre les forces de l’Empire français et l’étendue de ses conquêtes n’était point encore assez exagérée ? Est-ce que le concours de la Russie était nécessaire à l’affranchissement de l’Europe ? Est-ce plutôt qu’il y avait véritablement une violence trop forte faite aux traditions séculaires des nations européennes à vouloir que la monarchie des Habsbourg devint un champion d’indépendance ?
Si jamais la Prusse a semblé près de se laisser ravir son rôle d’Etat allemand, c’est durant cette année critique où l’Autriche a pris la direction de la politique européenne, où le gouvernement prussien n’existe plus que de nom, où les patriotes allemands et Stein le premier ont renoncé à placer en lui leurs espérances, où la dynastie même des Hohenzollern semble presque avoir rompu par ses faiblesses et ses défaites le lien de fidélité traditionnelle qui rattachait les Prussiens à leur roi.
Frédéric-Guillaume III gouvernait depuis treize années l’Etat prussien, et les épreuves ne l’avaient point formé. Que dire de l’homme qui, dans l’angoisse de ces crises nationales, ne retrouvait quelque énergie intellectuelle et personnelle que pour traiter des questions d’uniforme et entretenir avec les hommes qui allaient sauver et refaire son royaume des relations d’hostilité hargneuse ?
Boyen, qui le connut de près et le juge sévèrement, rapporte de lui un trait caractéristique[6]. On avait résolu de dissoudre les régimens dont la conduite dans la dernière guerre avait laissé à désirer, et dont le nombre était considérable. Le roi comprit parmi les corps frappés le régiment de hussards dont Blücher était le chef nominal. Plusieurs des escadrons de ce régiment s’étaient conduits bravement. Le tribunal d’honneur avait rendu en sa faveur un verdict favorable. Frédéric-Guillaume III n’en persista pas moins à répartir les divers escadrons entre de nouveaux corps ; Boyen ne sait au juste si le motif de cette rigueur fut dans l’antipathie personnelle que le roi éprouvait pour Blücher, comme pour toutes les personnalités accentuées, ou s’il ne faut pas le chercher plutôt dans l’éloignement que le souverain ressentait depuis longtemps pour l’uniforme rouge et argent du régiment condamné. Blücher n’était pas homme à subir sans protester un affront immérité et le sentiment de la discipline monarchique n’était pas tel alors que le vieux prétorien se crût tenu d’étouffer sa protestation. Lorsqu’en décembre 1809 le roi, rentrant à Berlin, s’arrêta à Stargard et que Blücher dut aller au-devant de Frédéric-Guillaume, il revêtit l’uniforme détesté de son ancien régiment et se présenta dans cette tenue prohibée. Ce ne fut pas, parait-il, dans la querelle qui suivit, le roi qui eut le dernier mot.
Absorbé par ces minuties, Frédéric-Guillaume offre en 1809, comme depuis 1806, le spectacle d’une volonté désemparée et d’une incapacité maussade. Au lendemain de la chute de Stem, à peine délivré de son joug, en janvier 1809, il se rend avec la reine à Saint-Pétersbourg ; il accomplit ce voyage de Russie, si ardemment souhaité, qui apportait quelque diversion aux ennuis de Königsberg, et que les patriotes avaient redouté et combattu ; mais il n’y puise même pas la résolution de rester fidèle à l’alliance russe.
Tant que la guerre n’a point éclaté entre la France et l’Autriche, Frédéric-Guillaume III tient pour la neutralité et suit les conseils du tzar. Ebranlé par la déclaration de guerre, par les premiers événemens, par les ouvertures pressantes de l’Autriche, il admet peu à peu l’idée de l’alliance autrichienne et d’une participation à la guerre contre la France. « En supposant », écrit-il à Goltz vers le milieu de mai 1809, « en supposant que nous soyons garantis du côté de la Russie, en supposant que l’Autriche tienne et persévère, en supposant que nous ayons complété nos préparatifs, je suis résolu à prendre part à la lutte[7]. »
En Prusse, l’affaiblissement du sentiment monarchique est sensible. L’éloignement entre la nation prussienne et la dynastie des Hohenzollern est plus marqué qu’il ne l’a peut-être été à aucune autre époque. Au printemps de 1809, le roi est tout à fait isolé dans sa résistance au mouvement patriotique. D’anciens adhérens du parti français comme Kalkreuth, les familiers mêmes du roi comme Beyme et peut-être Nagler, enfin les représentans attitrés de la prudence et de la modération comme Goltz, tous subissent l’entraînement qui emportait vers la lutte les milieux éclairés de l’Allemagne du Nord.
Grolmann était parti. Gneisenau et Scharnhorst, abreuvés de dégoût, semblaient près d’en faire autant. Blücher avait épuisé ses réserves limitées de patience : « Si les choses ne changent point, écrivait-il à Götzen le 14 juin 1809, j’irai porter ailleurs, au service de la patrie allemande opprimée, ce qui me reste de forces. Mais subir ces chaînes, jamais[8]. » Tous considéraient l’abstention comme une honte ; tous voyaient grossir le péril qui menaçait la dynastie si elle résistait plus longtemps ; Frédéric-Guillaume lui-même était inquiet. N’était-ce pas Goltz même, naguère encore l’adversaire de la politique de Stein, qui écrivait à la reine Louise : « Si le roi hésite plus longtemps à prendre la résolution que l’opinion publique réclame et à déclarer la guerre à la France, une révolution éclatera infailliblement[9]. »
Ce fut une sorte de révolution militaire qui éclata, mais elle n’eut ni l’étendue ni la portée que les patriotes eussent pu lui désirer. Dörnberg essayait de provoquer une insurrection militaire en Westphalie. Le duc de Brunswick traversait l’Allemagne à la tête d’une troupe insurrectionnelle pour aller combattre Napoléon sur un terrain plus propice ; et en Prusse, le major Schill, le héros populaire de la défense de Colberg en 1807, quittait Berlin avec son régiment de cavalerie le 28 avril, sur la fausse nouvelle d’une victoire de l’archiduc Charles. C’était un acte d’insubordination sans précédens dans les annales militaires de la Prusse ; et tandis qu’il provoquait l’enthousiasme des patriotes, de l’armée entière, même de partisans endurcis des préjugés de la vieille armée comme Borstell[10], il plongeait Frédéric-Guillaume III dans une violente irritation. Les mesures de rigueur, les arrêts, les révocations se succédaient sans affaiblir l’impression produite.
Les petites troupes de Dörnberg et de Schill tirent d’ailleurs peu de recrues. Schill erra quelque temps au hasard, impuissant à provoquer un mouvement de quelque étendue, et vint échouer misérablement à Stralsund plutôt en aventurier qu’en héros populaire. Le mouvement national était encore limité dans l’Allemagne du Nord à un milieu ardent, mais restreint.
La notion du patriotisme, qui avait reçu en France, depuis quatre cents ans, la consécration des grands mouvemens populaires et de l’unité nationale, était dans les masses allemandes un sentiment bien confus encore. Entretenu et surchauffé au sein d’un groupe de conspirateurs dont l’action est difficile à discerner et à préciser, il n’en avait point acquis encore le rayonnement des idées populaires.
Tout irrité qu’il fût contre l’acte d’insubordination d’un de ses officiers, Frédéric-Guillaume III n’en subit pas moins l’impression ; et cette impression ne fut sans doute pas étrangère à la décision qu’il prit, comme malgré lui, en mai, de se rapprocher de l’Autriche. Il suivit par faiblesse, et tout en manifestant contre les insurgés, contre les « fanatiques », une véritable colère, le mouvement qui l’entraînait. Il se résolut, mais sans netteté, pour l’alliance autrichienne ; il suspendit le paiement de la contribution à la France et livra à Napoléon, à la suite d’une résolution qu’il ne sut même point tenir, le secret de sa mauvaise volonté et plus d’un grief apparent[11].
Mais à peine eut-il pris ce parti qu’il sembla le regretter. On eût dit qu’en périssant, Schill avait emporté ces velléités fugitives. En mai, la Prusse se rapprochait de l’Autriche. En juin, les premières impressions de la bataille d’Essling retrouvent le roi aussi hésitant que jamais. Et ce sont, en face de lui, les successeurs de Stein, entraînés par Scharnhorst, qui lui conseillent les résolutions vigoureuses.
Ces discussions entre le roi et ses ministres se prolongeaient trop d’ailleurs pour n’être point stériles et tardives. Essling datait du 22 mai ; le mémoire où le ministère d’Etat prussien résumait ses conseils énergiques était du 15 juillet ; et, depuis dix jours déjà, Wagram avait rétabli la prépondérance européenne de Napoléon.
Un épisode de ces négociations mérite d’arrêter un instant l’attention, car il éclaire la situation des puissances européennes et livre, pour une part tout au moins, le secret de leur impuissance. Nous voulons parler de la mission de Steigentesch[12].
Durant la période qui sépare Essling de Wagram, la cour de Vienne, exaltée par le succès d’Aspern et irritée jusqu’au mépris des tergiversations de la Prusse, tenant d’ailleurs à Berlin plus d’un des fils de la politique prussienne par la situation qu’y avait prise son envoyé Wessenberg, crut habile de compromettre Frédéric-Guillaume III, on pensa l’entraîner en le compromettant.
Trompée peut-être par les récits que le prince d’Orange avait rapportés de Berlin, elle envoya en juin à Königsberg un officier autrichien en uniforme, le colonel Steigentesch. Elle réussit bien à compromettre le roi de Prusse, à provoquer les inquiétudes et les remontrances de l’ambassadeur de Russie à Berlin, d’Oubril, et du consul français à Königsberg. Clérambault ; mais lorsque Steigentesch se présenta à Frédéric-Guillaume III, celui-ci lui demanda avec mauvaise grâce s’il venait embaucher les officiers prussiens pour le compte de l’Autriche[13]. Steigentesch ne put obtenir que les réponses les plus vagues et un « plus tard » que ni le roi ni la reine ne se résolurent à préciser.
Ce qui caractérise vraiment les relations diplomatiques de la Prusse et de l’Autriche à cette date, mieux encore que les méfiances et les tergiversations de la Prusse, c’est l’épilogue de la mission de Steigentesch. Soit pour entraîner la Prusse à une coopération obligée, soit pour que du moins elle eût, elle aussi, en cas d’échec, à payer les frais de la guerre, l’officier autrichien se hâta de raconter en repassant à Berlin sa mission et ses entretiens au baron de Linden, l’envoyé du roi Jérôme à Berlin. Peut-être même amplifia-t-il quelque peu ses confidences, qui devaient, par ce canal, parvenir sûrement à Napoléon.
La solution des hésitations de la Prusse ne pouvait venir, au milieu de circonstances semblables, que des événemens. Elle vint de la victoire de Wagram qui brisa définitivement l’effort de l’Autriche.
Mais avec le défaut de clairvoyance qui lui était habituel, Frédéric-Guillaume ne prit point la victoire de Wagram pour ce qu’elle était réellement, c’est-à-dire pour le terme de la crise de 1809. Ce fut le 24 juillet 1809, « à la treizième heure », qu’il se résolut à envoyer à l’Autriche un officier prussien, Knesebeck, en qui il avait une certaine confiance parce qu’il le croyait moins qu’un autre prisonnier des « factions »[14].
Knesebeck allait porter à Vienne des assurances vagues, mais cependant assez compromettantes. À peine était-il parti que Frédéric-Guillaume se repentit. Il comprit qu’il avait choisi pour se compromettre avec la Russie et la France le plus mauvais moment. Il en témoigna à ses ministres, qu’il rendait responsables de sa propre faiblesse, une irritation et une rancune dont il ne devait point se relâcher.
Même après l’insuccès de la tentative de Schill, même après Wagram, les patriotes prussiens, Blücher, Gneisenau, Bülow, Götzen, voulaient une lut le désespérée. Ils étaient convaincus, dans leurs vues un peu étroites et peu ouvertes sur l’ensemble de la situation européenne, que la défaite de l’Autriche serait le signal de la destruction de l’Etat prussien. L’événement leur apporta la preuve de leur erreur. Napoléon signa le 14 octobre la paix avec l’Autriche, et rien ne vint indiquer que les Hohenzollern dussent bientôt « cesser de régner ». L’Empereur exigea seulement que le roi de Prusse quittât ce refuge éloigné de Konigsberg où sa présence semblait une protestation permanente contre le nouvel état de choses. Il lui fut donné satisfaction en décembre 1809. La famille royale et le gouvernement se réinstallèrent à Berlin, et leur rentrée marqua comme la fin de la crise de 1809 et le commencement d’une ère nouvelle.
Le 5 novembre 1809, dans une de ces entrevues où il se plaisait, et où la force triomphante et sûre d’elle-même répudiait avec quelque brutalité les ménagemens qu’affectionne une diplomatie moins assurée de sa puissance, Napoléon avait réglé ses comptes avec la Prusse. Le général Krusemark, considéré comme un personnage agréable à la cour des Tuileries, avait été désigné pour lui apporter les vœux diplomatiques du roi de Prusse. L’Empereur tint à montrer que rien ne lui avait échappé des écarts de la Prusse. « Voilà, dit-il, des complimens que vous auriez bien voulu porter à une autre adresse. » Puis il avait fait à sa manière le résumé ironique de la politique prussienne durant la crise de 1809. Mais tout en laissant voir qu’il continuerait à la tenir par les engagemens pesans qu’elle avait contractés et qu’elle se montrait impuissante à exécuter, il avait assuré aussi qu’il ne songeait point à la supprimer.
Le 15 février suivant, Champagny donna des paroles de l’Empereur un commentaire plus inquiétant en indiquant légèrement la possibilité d’une cession de territoire. « Quel besoin, avait dit Napoléon, quel besoin la Prusse a-t-elle d’une armée de 40 000 hommes ? 6 000 hommes de garde royale, c’est tout ce qu’il faut au roi. Licenciez votre armée et vous aurez de quoi me payer. » — « Il faut payer », ajoutait Champagny, mais verbalement et comme s’il eût craint de confier au papier ses insinuations ; « il faut payer ou nous céder une portion de votre territoire[15]. » Le 12 mars 1810, le ministère prussien prit une résolution quelque peu hâtive, et, dans une vue par trop simpliste de la situation, conseilla au roi de mettre un terme aux difficultés où se débattait la Prusse en cédant la Silésie à la France. Cette décision. qui a été depuis très durement reprochée aux ministres prussiens et par Frédéric-Guillaume lui-même, indiquait quelque incohérence dans leurs vues. Elle succédait peut-être trop brusquement aux ardeurs patriotiques de la fin de 1809. Il est à remarquer qu’elle fut prise à l’unanimité ; le rapport fut signé de Goltz, d’Altenstein, de Dohna, de Beyme et de Scharnhorst lui-même. Les historiens les plus récens les ont excusés en faisant remarquer la situation où les avait placés le refus persistant de Frédéric-Guillaume III de suivre leurs conseils. Des hommes qui avaient conseillé à leur souverain les résolutions les plus désespérées et qui s’étaient heurtés à l’entêtement le plus irréductible n’avaient-ils pas quelque raison d’envisager avec découragement une situation qui avait été créée malgré eux ; et Frédéric-Guillaume, qui avait tout le premier accepté en 1809 l’éventualité d’une cession de territoire, avait-il bien le droit de s’en indigner comme il le faisait ?
Mais la médiocrité, couronnée ou non couronnée, ne renonce pas au droit de juger et de condamner la médiocrité, et c’eût été demander trop à la modestie de Frédéric-Guillaume III. S’il était sévère pour le génie et les caractères entiers, il ne se croyait pas tenu d’être indulgent pour l’insuffisance. Le ministère Altenstein-Dohna fut condamné dans son esprit, longtemps même avant qu’il ne se résolût à le sacrifier.
Les ministres qui avaient dirigé d’une main si faible et si inhabile la politique extérieure de la Prusse depuis la fin de 1808 ne s’étaient montrés ni plus experts ni plus résolus dans la conduite de ses affaires intérieures.
Le ministère comprenait deux hommes de premier ordre. Guillaume de Humboldt, par son ouverture d’esprit et sa haute culture intellectuelle Scharnhorst, comme penseur et comme homme d’action, méritent tous deux d’être placés au premier rang. Cependant le ministère qui gouverna la Prusse ; depuis la fin de 1808 jusqu’au milieu de 1810 ne porte point leurs noms. Il est demeuré pour les Prussiens le ministère Altenstein-Dohna. Condamné par son origine, par les circonstances au milieu desquelles il végétait, il a porté dans l’histoire, par une sorte de fatalité et comme accusé par la gravité des événemens qu’il traversait, le caractère de la médiocrité.
Dohna et Allenstein étaient tous deux jeunes. Dohna n’avait pas plus de trente ans et Altenstein n’en avait pas quarante.
Dohna était d’une vieille famille noble de la Prusse orientale[16]. Il avait fait toute sa carrière, une carrière rapide, dans cette administration prussienne mêlée par tant de contacts à la caste aristocratique. Il avait l’esprit tourné, comme la plupart de ses compatriotes et de ses contemporains, vers la décentralisation aristocratique de l’Angleterre beaucoup plutôt que vers l’organisation centralisée de la France, qui fonctionnait alors, presque sous les yeux, des Prussiens, dans le royaume de Westphalie. Vincke, qui était un esprit à peu près de même ordre, bien que plus résolu, et Frédéric de Raumer qui fut associé à son action, ont laissé de lui quelques traits de caractère qui donnent une idée assez précise ; du personnage et en même temps de l’état de désarroi et d’impuissance du gouvernement prussien.
« Le soir, écrit Vincke le 20 janvier 1809, au rapport, chez Dohna la machine a tourné à vide. C’est un excellent homme, aux intentions les plus pures, mais qui manque complètement de résolution et d’indépendance. On piétine sur place ; et c’est à désespérer de rien terminer. »
Et Raumer écrit : « Le ministre Dohna, placé à la tête du ministère de l’intérieur, était un homme de la plus grande droiture, des intentions les meilleures, mais incapable, dans les circonstances difficiles que l’on traversait, de conduire ni de dominer. Il se perdait dans les détails, impuissant à voir de haut ou à oser les améliorations décisives. Il recueillait des plaintes de toutes parts, surtout sur la constitution aristocratique des États provinciaux et des communes ; si bien qu’il se plaignait aussi et parlait comme les autres de réformes nécessaires, mais il ne se doutait ni du mal ni du remède. Il avait enterré déjà sept projets de réorganisation administrative dans ses cartons. Il avait contre chacun les plus graves objections et pensait s’approcher de la vérité en collectionnant les opinions. »
Il ne faut toutefois pas exagérer la responsabilité de Dohna dans l’avortement des réformes politiques.
Treitschke[17] semble admettre qu’au lendemain du départ de Stein, Frédéric-Guillaume III voulut, suivant une conception du premier ministre congédié, organiser en Prusse le gouvernement représentatif. Les intentions du souverain se seraient heurtées à une résistance énergique de l’aristocratie ; et Dohna n’aurait point su montrer pour la réprimer la même énergie que Stein.
Il est certain que l’aristocratie foncière avait relevé la tête en Prusse après le départ de Stein. Les États provinciaux de la Marche électorale protestaient impérieusement contre toute pensée de modifier la constitution sans les consulter. La noblesse poméranienne refusait catégoriquement de laisser toucher à ses institutions de crédit aristocratique. Les choses allaient si loin que Marwitz lui-même s’indignait de voir dans les Marches l’esprit de caste étouffer les notions encore obscures du patriotisme. C’était partout une levée de boucliers. Il semblait que l’on fût reporté au temps de Frédéric-Guillaume Ier, à l’origine des luttes soutenues depuis plus de cent années par la bureaucratie administrative de l’État prussien contre l’oligarchie foncière et la caste nobiliaire. Toute l’école administrative, Schön, Sack, Vincke, Maassen, Beuth, Bassewitz qui représentaient à la fois la notion de l’État, celle du patriotisme naissant et de l’indépendance nationale, étaient partout en conflit avec les organismes vivaces de la caste aristocratique, et la force de résistance de celle-ci mesurait ce qui lui restait encore de vitalité.
Mais ceux mêmes qui résistaient à l’oligarchie ; ceux mêmes qui avaient inscrit dans leur programme politique la formule du gouvernement représentatif, et qui poussaient à sa réalisation, n’aboutissaient dans leurs projets qu’à l’organisation d’une représentation aristocratique. Les esprits éclairés et doués de réflexion, tout enclins qu’ils fussent aux réformes, étaient amenés eux-mêmes à le reconnaître. Doter à cette date la Prusse d’une constitution et d’un gouvernement représentatif, c’eût été restaurer le pouvoir de l’oligarchie que les Hohenzollern avaient brisé cent cinquante années plus tôt. Hardenberg allait en faire quelques mois plus tard la personnelle et laborieuse expérience.
C’était là l’obstacle. Il s’était dressé en face de Stein, dont les idées étaient sur ce point demeurées fort vagues, comme il se dressait en face de ses successeurs. Et l’on ne saurait en faire un grief à Dohna ; moins encore peut-on dire qu’il fût demeuré sur ce point en deçà des intentions de Frédéric-Guillaume III.
Au surplus, c’est à peine s’il reste de l’action de Dohna, comme ministre de l’intérieur, rien qui mérite d’être retenu. Il poursuivit sans aboutir l’étude des réformes administratives ; et, comme il était fatal, à une époque où l’État avait tant de conquêtes à faire encore sur la féodalité, on ne tarda pas à percevoir l’influence croissante des exemples de la centralisation française. Nous la retrouverons sous l’administration de Hardenberg.
Altenstein paraît avoir eu plus d’ouverture d’esprit que Dohna. Il avait suivi comme lui la carrière administrative, mais n’était point du vieux terroir prussien. Il était né dans les duchés franconiens ; c’est par là qu’il s’était distingué comme auxiliaire de l’œuvre d’assimilation menée à bien par Hardenberg ; c’est par là qu’il avait pénétré dans l’administration prussienne.
Il avait l’esprit cultivé, du goût pour les idées générales, pour les généralisations philosophiques. Le grand mémoire qu’il avait rédigé en 1807, à l’appui du testament politique de Hardenberg, n’était point d’un esprit vulgaire. Lorsqu’il rentra dans le ministère, connue ministre de l’instruction publique, après 1817, il y réussit beaucoup mieux qu’il n’avait fait comme ministre des finances durant la tourmente[18]. Il avait le goût des arts, ce qui lui valut d’être chargé en 1815 du déménagement des richesses artistiques que Napoléon avait empruntées aux musées de l’Europe. À ces qualités, il joignait enfin un goût assez vif de l’intrigue. Il avait eu occasion de le manifester dans les relations mystérieuses qu’il avait entretenues avec Schön à la veille de l’avènement de Stein[19], puis dans les négociations qui avaient préparé la chute de Stein. C’est Altenstein qui avait introduit alors Hardenberg auprès du roi, qui avait facilité, comme intermédiaire officieux, la consultation et l’entrevue occulte du souverain et de Hardenberg. Par un revirement assez curieux, c’est encore une consultation officieuse et une collaboration latérale de Frédéric-Guillaume III avec Hardenberg qui allaient préparer et déterminer cette fois, par un procédé très semblable, la chute d’Altenstein.
On lui a reproché son insuffisance comme ministre des finances : elle fut réelle ; mais il faut bien reconnaître que le rôle de ministre des finances en Prusse en 1809 et en 1810 était un rôle sacrifié.
La Prusse était un État pauvre ; ni le crédit, ni l’industrie, ni la circulation monétaire n’y étaient développés. La crise de 1807, les exigences du vainqueur n’y avaient point seulement place l’Etat dans une situation inextricable, les ruines privées s’étaient entassées ; la vraie richesse foncière du pays, les biens nobles étaient hypothéqués pour leur valeur presque entière ; l’Etat réduit de moitié ; les ressources supprimées par l’occupation étrangère.
On avait vécu durant toute l’année 1808 au jour le jour, rassemblant comme on pouvait, chaque mois, les 750 000 francs qu’exigeait, malgré tout, l’entretien d’une force militaire à laquelle les patriotes ne voulaient point renoncer[20].
La convention du 8 septembre 1808 avait apporté un peu plus de clarté dans la situation, mais ne l’avait pas rendue plus aisée. Elle imposait à la Prusse le paiement en espèces de 4 millions de francs pur mois. C’était là, pour l’Etat prussien, une impossibilité matérielle.
Dès le milieu de 1809, on retrouve dans l’administration financière la trace de l’action occulte de Hardenberg, action occulte que le désarroi gouvernemental et les habitudes d’esprit de Frédéric-Guillaume III facilitaient tout particulièrement et qu’il avait déjà exercée plus d’une fois. Elle allait se poursuivre durant plus d’une année, peu propre, il faut le reconnaître, à simplifier la tâche des ministres titulaires ou à leur assurer l’autorité dont ils avaient besoin.
Ce ne l’ut cependant qu’au printemps de 1810, en mars et en mai, que l’intervention de Hardenberg devint plus active[21]. Altenstein avait proposé la cession de la Silésie. Il résumait avec beaucoup de force la situation en disant : « Le peuple ne peut plus payer d’impôts : il n’y a plus d’argent à emprunter au dehors. On a tiré des domaines tout ce qu’ils pouvaient donner[22]. »
Il est donc probable que ce fut avec un sentiment de confiance médiocre qu’il présenta peu après le plan financier dans lequel il proposait de contracter un emprunt au dehors et de créer des ressources à l’intérieur par une surélévation des impôts indirects.
Vers cette même époque, un intrigant de cour dont nous avons déjà rencontré plus d’une fois le nom et l’action, Wittgenstein, ménagea deux entrevues secrètes entre le roi et Hardenberg, l’une à Beeskow le 14 avril, la seconde à l’île des Paons, près de Polsdam, le 2 mai[23]. Hardenberg en sortit chargé par Frédéric-Guillaume III de critiquer le programme financier d’Altenstein et d’y opposer ses propres idées. Il nous est difficile d’envisager sans quelque scepticisme le débat où furent opposés les programmes financiers des deux rivaux, chacun suppléant par de vastes projets au vide trop réel de la caisse.
Hardenberg avait des vues d’une autre portée que celles d’Altenstein, mais il était dès cette époque très accueillant aux chevaliers d’industrie, très accessible aux influences d’ordre inférieur et aux conceptions fantaisistes qui pouvaient éclore dans ces milieux.
Si le conflit des programmes financiers était plus apparent que réel, il masquait une rivalité qui n’était point de pure forme, une hostilité même assez aiguë. Hardenberg travaillait à la demande et avec l’autorisation du roi, à saper les projets du ministre titulaire. Il demandait aux collaborateurs mêmes d’Altenstein les renseignemens qui lui étaient nécessaires. Il les appelait à lui pour l’aider dans son travail. Et si Altenstein faisait quelque difficulté pour répondre à ses questions, tous les subordonnés du ministre des finances se rendaient spontanément aux désirs de Hardenberg. Niebuhr fut le seul qui manifesta quelque résistance. La situation, malgré les tentatives de conciliation de Scharnhorst, devenait ainsi de plus en plus tendue et presque ridicule. Altenstein en manifestait une vive irritation. Au début du mois de juin, quelques jours avant sa chute, il avait chargé le président de la police de Berlin, qui se nommait Gruner, d’observer les allées et venues de l’entourage de Hardenberg ; mais celui-ci, qui tenait déjà plus qu’à demi entre ses mains le gouvernement et l’administration, avait, avant même Altenstein, mandé le même Gruner, et, en lui révélant la mission royale dont il était investi, l’avait de son côté engagé à surveiller les ministres. En bon policier, Gruner sut cumuler avec tact sa double mission tant que cette situation indécise se prolongea[24]
Ce serait cependant une erreur de juger exclusivement le ministère Altenstein-Dohna sur l’impuissance des deux ministres dont la tradition historique lui fait porter les noms.
Les événemens de 1809, en remettant en question la prépondérance de l’Empereur, avaient soumis de nouveau le gouvernement prussien à toutes les angoisses du douloureux dilemme devant lequel il demeurait irrésolu depuis le début du siècle. Plus écrasé que jamais, il avait traversé cette nouvelle crise avec moins de liberté et de moyens d’action qu’aucune des précédentes. C’étaient là des causes de stérilité et d’inaction, et l’on ne peut s’étonner qu’elles aient pesé sur les ministres de Frédéric-Guillaume III.
Mais, en même temps, les causes anciennes ou récentes qui avaient déterminé en Prusse l’origine d’un mouvement de rénovation intérieure, l’impulsion puissante que la personnalité de Stein avait imprimée à ce mouvement, ne pouvaient cesser brusquement et ne cessèrent point d’agir.
« Scharnhorst demeure : la flamme sacrée n’est point éteinte, » écrivait Schön au moment de la chute de Stein. Et de fait Scharnhorst ne restait point seulement l’élément actif du ministère, il ne poursuivait pas seulement avec assiduité et succès l’œuvre de la réorganisation militaire ; mais dans cette singulière confusion du gouvernement de Königsberg, il prenait presque le rôle d’un ministre dirigeant. Demeuré le seul représentant et probablement le seul initié de la politique patriotique, il acquérait par là tout naturellement, dans le ministère, un rôle exceptionnel.
C’était lui qui présentait au roi dans les circonstances critiques de la politique extérieure les mémoires décisifs.
Scharnhorst semble avoir pris vis-à-vis de Frédéric-Guillaume une attitude assez analogue à celle de Stein. Il ne réussissait pas à lui faire accepter ses idées ; mais il manœuvrait assez habilement pour leur réserver et leur préparer l’avenir, s’imposant malgré tout au mauvais vouloir et à l’hostilité du monarque, le seul des patriotes qui gardât durant cette période quelque influence sur son esprit ou tout au moins quelque accès auprès de lui.
Il sut tenir dans une situation où Stein eût rompu dix fois, subissant les humiliations et les échecs, la collaboration même de ses adversaires les plus directs que le roi lui imposait, couvrant sa fermeté des dehors de la modestie et de la résignation, soutenu malgré tout par sa foi dans l’œuvre entreprise, sacrifiant tout à ses espérances, tandis que la plupart de ses collaborateurs, découragés et dégoûtés, se dispersaient loin de la Prusse.
Et, de fait, sous cette direction vigoureuse et persévérante, sous la pression de circonstances où l’alternative d’une défense désespérée semblait pouvoir s’imposer d’une heure à l’autre, même aux plus récalcitrans, l’œuvre de la réorganisation militaire ne subissait point ce temps d’arrêt qui paralysait ailleurs l’activité du gouvernement prussien. Scharnhorst répétait souvent que l’esprit était tout et les formes peu de chose. Personne n’a cru plus que lui à la puissance des forces morales ; mais son idéalisme ne l’a point porté à négliger l’instrument matériel des grands courans moraux.
Pendant ces années 1800 et 1810, où l’incertitude tragique des événemens extérieurs et le mauvais vouloir du souverain le soumettaient à une sorte de torture morale[25], il accomplit une œuvre véritablement surprenante, si l’on songe à la situation du gouvernement prussien, aux difficultés qui venaient du dehors, à celles surtout que lui imposaient les articles secrets de la convention de septembre 1808, la loi du vainqueur et ses précautions.
Les événemens avaient fait table rase ; et c’était en un sens une facilité pour Scharnhorst. Tout était à refaire, et ce fut en réalité pendant cette période, durant l’année 1809 et les premiers mois de 1810, qu’il jeta les bases, les bases solides d’un édifice qui dure encore : des institutions militaires actuelles de la Prusse. Il réorganisa sur un plan rationnel le ministère de la guerre, qu’il divisa en deux départemens dont le roi ne voulut lui confier que la direction partielle ; il fit disparaître le collège noble et refondit entièrement les établissemens d’instruction, qui étaient pour un idéaliste comme lui la pierre angulaire du nouvel édifice ; mais il n’en put, malgré son désir, obtenir la direction qu’en sous-ordre et par un artifice.
C’étaient là des mesures à longue portée. Il fallait aussi faire face à des nécessités plus immédiates.
Le véritable obstacle que créait à la Prusse la convention de septembre n’était point tant la limitation de ses effectifs. Elle pouvait, en abrégeant la durée du service, en multipliant les congés, faire passer un grand nombre d’hommes dans les rangs de son armée réduite à 43 000 soldats. La véritable gêne était dans la limitation des cadres. On tentait bien de tourner sur quelques points la loi du vainqueur ; mais il en surveillait et en maintenait l’exécution. La Prusse était bien réduite aux cadres d’une petite armée.
Encore fallait-il la doter de ce qui lui était nécessaire pour vivre ; elle n’avait plus, au lendemain du désastre, ni chevaux, ni canons, ni fusils. L’on songeait, au cas d’une lutte nouvelle et immédiate, à armer les hommes de piques. Telle fut l’activité de Scharnhorst qu’en juillet 1809, lorsqu’on put croire à l’imminence d’une rupture, il se jugeait prêt à mettre en ligne une armée de 38000 hommes dotée de tous ses moyens d’action, et, derrière elle une armée de réserve du même chiffre, à peu près complètement armée et prête au combat.
Au milieu de ces préoccupations, l’idée d’une grande réforme à la fois militaire et sociale, l’idée du service obligatoire ne cessait de hanter son esprit. Dans ce mois de juin 1809, où les nouvelles de la bataille d’Aspern avaient enflammé l’ardeur des patriotes, la commission militaire, dont la majorité suivait les inspirations de Scharnhorst, proposait de nouveau au roi le service obligatoire. Elle trahissait même d’autres préoccupations, et s’aventurait sur le terrain des réformes sociales ; car elle faisait allusion à la suppression des justices seigneuriales, et au projet de suppression du droit de police seigneurial.
Mais l’hostilité du roi était plus aiguë que jamais. L’insubordination de Schill, en lui montrant l’autorité du souverain, chef de l’armée, méconnue et violée, l’avait rendu de plus en plus ombrageux, de plus en plus accessible aux résistances du parti féodal. Les États de la Poméranie faisaient entendre, au moment même où Scharnhorst soumettait ses propositions au souverain, dans le concert continu des réclamations féodales, des accens particulièrement énergiques. Ils protestaient contre ce programme insensé de la liberté et de l’égalité française où la conscription, qu’ils confondaient, la connaissant peu, avec le service obligatoire, tenait pour eux la place la plus en vue. Et le roi, dont les penchans étaient de ce côté, leur donnait des paroles rassurantes et refusait d’accueillir les propositions de Scharnhorst.
Les Allemands rappellent encore avec orgueil et comptent pour un de leurs titres de gloire l’une des créations du ministère Altenstein-Dohna. Ils s’honorent d’avoir compris, à l’heure du plus extrême abaissement, quel est le lien qui rattache les destinées historiques d’une nation à son développement intellectuel et moral. C’est aux mois de juillet et d’août 1809, au plus fort de la crise autrichienne, que Frédéric-Guillaume III signa l’ordre de cabinet instituant l’Université de Berlin[26]. Les historiens de l’Allemagne n’ont pas laissé de faire ressortir le contraste entre la politique du roi Jérôme en Westphalie, supprimant les universités, confisquant leurs dotations pour se bâtir des palais, et la politique prussienne groupant à Berlin ses forces intellectuelles, ne reculant pas, au plus fort de ses malheurs, devant de semblables dépenses, pénétrée de l’importance de l’acte qu’elle accomplissait, tandis que, parmi l’occupation française, Davout seul semblait en mesurer les conséquences et la portée.
Même des hommes médiocres, comme Beyme et Altenstein, n’ont pas été les plus insensibles à la grandeur de l’idée. Mais s’il est possible de faire honneur à l’un des hommes d’Etat prussiens de ce qui fut le résultat d’un courant d’idées général, c’est à Guillaume de Humboldt qu’en doit revenir le mérite. Il devait être plus tard fort mêlé à la politique de la Prusse, à sa politique extérieure lorsqu’il la représenta au congrès de Vienne, à sa politique intérieure, où il apporta dans ses démêlés avec Hardenberg, après 1815, un esprit plus original qu’administratif. Mais il n’a jamais effacé les titres qu’il s’était acquis en 1809 à la reconnaissance de la Prusse.
Né en Prusse, ou du moins d’une famille prussienne, Guillaume de Humboldt forme, par plus d’un trait, le lien entre le mouvement intellectuel qui trouva dans Gœthe et dans Schiller sa plus haute expression, et l’Allemagne nouvelle qui s’éveillait à la voix de Stein. Distingué de bonne heure par une étude philosophique sur le rôle de l’Etat, il s’était fait bientôt dans le milieu intellectuel une situation de premier ordre. Emporté dans le courant des idées de Weimar, collaborateur des Horen, il avait été d’abord conduit, par l’étude de l’antiquité grecque, vers un quiétisme qui semble avoir dépassé même celui de Gœthe. Mais plus jeune que Gœthe, il était mieux préparé que lui à suivre les tendances nouvelles qui portaient son siècle à l’action ; et, bien que l’un des adeptes du cercle de Weimar, il devait laisser une trace marquante dans les événemens contemporains.
Il définissait bien lui-même ses tendances d’idéologue en même temps qu’il donnait, dès le début de l’ère impériale, la plus juste critique du régime napoléonien, lorsqu’il écrivait à Schiller : « Rien dans le monde ne domine les idées. Eussé-je entre les mains un pouvoir aussi étendu que celui qui pèse en ce moment sur l’Europe, je le considérerais encore comme subordonné à une puissance plus haute. » Et plus tard, il trahissait même quelque exagération d’esprit littéraire, lorsque, parcourant le champ de bataille de Leipzig, il disait à l’un de ses amis : « Voyez-vous, mon cher, les empires tombent et les beaux vers demeurent. »
Beyme l’avait fait désigner, malgré les hésitations du roi qui s’inquiétait de son esprit trop libre et quelque peu païen, pour l’ambassade de Rome. C’est de là qu’il fut rappelé en avril 1809 [27] pour être placé à la tête du ministère de l’instruction publique. Il était en réalité le subordonné de Dohna, car l’organisation de l’administration centrale conçue par Stein, en constituant un vaste ministère de l’intérieur dont il s’était réservé la direction et dont l’étendue écrasait Dohna, avait fait de l’administration de l’instruction publique et des cultes une section du ministère de l’intérieur.
Humboldt porta la vie dans cette administration, et l’esprit de réforme dans tous les degrés de renseignement. Il appela à Berlin Zeller, l’un des disciples de Pestalozzi, pour y fonder un institut où il devait appliquer ses méthodes nouvelles encore vivement critiquées. Süvern entreprit, sous la direction personnelle de Humboldt, la réforme des gymnases.
Quant à l’idée de fonder une université à Berlin, elle n’était point nouvelle ; elle datait d’avant 1806. Les événemens, en séparant de la Prusse ses anciennes universités, surtout celle de Halle, avaient donné tout naturellement à ce projet une nouvelle actualité. Guillaume de Humboldt trouvait l’idée mûre ; il eut le grand mérite de la réaliser.
On n’hésita point à faire choix de la capitale pour siège du nouvel institut ; on ne doutait point que l’université, le mouvement intellectuel dont elle serait le foyer, n’exerçassent par leur voisinage une action bienfaisante sur le gouvernement lui-même. C’est à Humboldt qu’est dû certainement l’esprit libéral dans lequel fut conçue la nouvelle organisation. Fichte eût voulu établir une discipline rigoureuse et étroite. Schleiermacher plaidait pour la liberté illimitée de l’enseignement et des études. Les projets de Fichte furent écartés, et, symptôme déjà significatif du déclin du particularisme, l’on rétablit pour les étudians de l’université de Berlin un droit qui depuis longtemps n’était plus qu’un souvenir en Allemagne, le droit de fréquenter indistinctement à leur gré toutes les universités allemandes.
Dès 1810 l’université de Berlin fut ouverte. Dès 1810, elle eut, sous le rectorat de Schmalz, 458 étudians. Elle put, dès ses débuts, sans parler des noms qui devaient l’illustrer plus tard, ou de ceux qui nous sont moins connus, offrir au souvenir de la postérité les noms de Fichte, de Schleiermacher, de Savigny et de Niebuhr.
Le nom des deux premiers, le souvenir des discours enflammés par lesquels ils avaient inauguré à Berlin, deux ans auparavant, une nouvelle ère de l’histoire d’Allemagne, indiquent assez que la création de la nouvelle université n’avait été que la sanction d’un mouvement intellectuel tout spontané. Davout, l’un des plus éclairés parmi les maréchaux du premier Empire, pressentait un danger de ce côté. En 1811, il se plaignait de l’esprit de la littérature allemande. Il signalait surtout les doctrines des professeurs de Berlin, dangereuses, disait-il, pour l’ordre social, et contraires à l’esprit du gouvernement français. Lui seul avait senti qu’en inaugurant l’université de Berlin, les Allemands avaient inauguré l’un des premiers monumens de leur patriotisme naissant[28].
En 1810 toutefois, l’on était beaucoup moins frappé de ce que Scharnhorst et Humboldt avaient pu faire d’utile que de l’impuissance manifeste du ministère et de l’incapacité apparente de Dohna et d’Altenstein. La proposition de céder la Silésie à la France était un sacrifice inutile et un expédient injustifiable. Le roi en avait été très vivement irrité, et son irritation était facile à exploiter. Les programmes financiers de Hardenberg et d’Altenstein étaient inconciliables et plus encore leurs deux personnalités. Il semble cependant que ceci n’explique pas à soi seul la chute du ministère et que quelque obscurité demeure. On ne saurait s’en étonner.
La dissimulation est la dernière ressource des opprimés. Sans croire que la conspiration patriotique ait eu l’étendue et le caractère que les Français ont été portés à lui attribuer quelques années plus tard, il est permis de penser que le faisceau n’en avait point été rompu complètement par les déceptions successives de 1808 et de 1809. Le parti insurrectionnel, tout réduit qu’il fût, n’avait certainement point abandonné les desseins qu’il était plus que jamais condamné à voiler. Bien que l’on ne retrouve point son action durant la crise ministérielle, il est difficile d’admettre qu’il soit demeuré indifférent ou inactif.
A qui allait passer la direction des affaires prussiennes ? Aux hommes qui voulaient accepter sans arrière-pensée la suzeraineté de l’Empire français, ou à ceux qui voulaient réserver l’avenir ? Ce débat valait bien au moins la querelle entre les personnalités rivales et les programmes financiers.
L’ambassadeur français s’en préoccupait. Saint-Marsan, qui représentait la France, était un Piémontais ; les historiens allemands lui attribuent des tendances fort anti-bonapartistes et des sympathies secrètes pour la Prusse, mais c’était un agent docile[29] Renseignant du mieux qu’il pouvait son gouvernement qui ne lui prodiguait pas les instructions précises, il ne voyait à Berlin que le système français et le système anti-français. Il n’hésitait pas à classer Scharnhorst parmi les adversaires de la France. Mais pour le surplus il était fort embarrassé ; il paraissait avoir quelque difficulté à discerner si tel des ministres, comme Goltz par exemple, appartenait à l’un ou à l’autre des deux systèmes. On ne saurait s’en étonner. Les ministres n’eussent peut-être point su où se ranger eux-mêmes.
Quoi qu’il en soit, après avoir demandé à plusieurs reprises des instructions à Paris où l’on s’était résolu à lui donner pleins pouvoirs, Saint-Marsan inclinait à croire à la sincérité des déclarations françaises de Hardenberg. Il avait facilité sa rentrée au pouvoir.
Les négociations qui la précédèrent durèrent, comme nous l’avons vu, assez longtemps. Il n’est pas impossible que les discussions assez aigres qui s’engagèrent entre Hardenberg et Altenstein n’aient été qu’un paravent. D’autres questions durent être débattues entre le roi et Hardenberg : des questions de personnes sûrement, d’autres aussi peut-être. Elles furent discutées dans les deux entrevues mystérieuses dont nous avons parlé. Scharnhorst assista à la première et y joua un rôle qui ne paraît pas défini très clairement. D’après les confidences faites à Saint-Marsan par un tiers bien informé, Scharnhorst aurait assisté sans être appelé à la première entrevue. Il serait intervenu d’autorité pour, empêcher le roi de suivre les idées françaises de Hardenberg. Il aurait cette fois du moins réussi à l’écarter.
La biographie la plus récente de Scharnhorst ne donne point d’explications complètes. Scharnhorst aurait été une sorte de médiateur cherchant à apaiser par une intervention conciliante la querelle de Hardenberg et d’Altenstein, voulant amener le premier à accepter la direction du ministère tel qu’il était constitué. Il est toutefois vraisemblable qu’il dut se préoccuper des intentions réelles et des projets d’avenir de Hardenberg. Qu’allait faire celui-ci ? Il rentrait sous le patronage assez inquiétant et louche du prince de Wittgenstein. Il avait depuis longtemps éteint ses ardeurs d’antan, soit qu’il s’agît de politique révolutionnaire au dedans ou de politique insurrectionnelle au dehors. Il prodiguait les apparences de la soumission à Sa Majesté Impériale et Royale et ne voulait rien faire que de l’assentiment de Saint-Marsan.
Dissimulait-il, entrevoyait-il l’avenir, était-il prêt à s’enrôler dans la conspiration des patriotes ? ou bien avait-il réellement trouvé son chemin de Damas, et aspirait-il à être, à la tête du gouvernement prussien, un premier ministre de la Confédération germanique, un délégué agréable à l’Empereur ? Son goût pour la centralisation française pouvait fort bien en faire un Montgelas prussien[30].
Singulier symptôme de l’état moral de la Prusse, et d’un sentiment national encore confus et naissant à peine, que l’on pût se demander encore, après 1806 et après 1809, si le premier ministre de la monarchie prussienne serait un ministre français.
Hardenberg n’était vraisemblablement ni d’un côté ni de l’autre. Ce n’était point, comme dit Marwitz, un homme à principes. Il est probable qu’il suivait, en politique délié, le cours des événemens, se pliant aux circonstances, les subissant sans répugnance, et attendant avec une sage réserve ce que l’avenir pourrait amener.
La situation de l’Europe commandait d’ailleurs cette attitude prudente. La puissance de l’Empereur avait été provisoirement consolidée et semblait même à son apogée.
L’Europe centrale avait devant elle trois années de paix relative : et en Prusse, les ardeurs patriotiques les plus déterminées avaient dû être désarmées par une succession de déboires. C’était manifestement une période de détente et de résignation qui commençait.
Mais, sur un point du moins, Hardenberg n’était point disposé à transiger. Il voulait une autorité indiscutée, et sut imposer ses conditions au roi. Il refusa net de conserver le personnel du précédent ministère. Altenstein, Beyme, Nagler durent se retirer, Niebuhr ne pouvait demeurer, Dohna ne restait ministre que provisoirement. Enfin Napoléon avait condamné Scharnhorst à une retraite au moins apparente. Hardenberg rentrait donc en maître dans la politique prussienne.
G. CAVAIGNAC.
- ↑ Le mot est de Kleist. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 342.
- ↑ Lehmann, Scharnhorst, II, p. 265.
- ↑ Lehmann, Scharnhorst, II, p. 263. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p, 341. Droysen, Das Leben des Feldmarschalls Grafen York von Wartenburg, I, p. 170.
- ↑ Aus dem Nachlasse Friedrich August Ludwig’s von der Marwitz, I, p. 316.
- ↑ Lehmann, Scharnhorst, II, p. 286.
- ↑ Erinnerungen aus dem Leben des General-Feldmarschalls Hermann von Boyen, II, p. 3. — Droysen. York, I, p. 166.
- ↑ A. Stern. Abhandlungen und Aktenstücke zur Geschichte der preussischen Reformzeit, 1807-1815, p. 66.
- ↑ Hausser, Deutsche Geschichte, III, p. 382.
- ↑ Lehmann, Scharnhorst, II, p. 263.
- ↑ Droysen, York, I, p. 170.
- ↑ Droysen, York, I, p. 170. — Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staatsbesteuerung, 1806-1816, p. 34.
- ↑ A. Stem, Abhandlungen und Aktenstucke zur Geschichte der preussischen Reformseit, 1807-1815. V. Die Mission des Obersten von Steigentesch nach Königsberg im Jahre 1809.
- ↑ Seelcy, Life and Times of Stein, II, p. 403.
- ↑ Lehmann, Scharnhorst, II, p. 300.
- ↑ Lehmann, Scharnhorst, II, p. 311. — Sealey, Life and Times of Stein, II, p. 410.
- ↑ Voigt, Das Leben des königlich preussischen Staatsministers Friedrich Ferdinand Alexander Graf zu Dohna-Schlobitten. — V. Raumier, Lebenserinnerungen. I, p. 311. — V. Bodelschwingh, Leben des Oberpräsidenten Freiherrn on Vincke, p. 371. — E. Meier, Die Reform der Verwaltungs-organisation unter Stein und Hardenberg, p. 162.
- ↑ Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 332.
- ↑ Seeley. Life and Times of Stein, II, p. 407.
- ↑ Aus den Papieren des Ministers und Burggrafen von Marienburg, Theodor von Schön, 1 et II.
- ↑ Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staatsbesteuerung, 1806-1816, p. 27, 30, 33.
- ↑ Leopold von Ranke, Denkwürdigkeiten des Staatskanzlers Fürsten von Hardenberg, IV, 215.
- ↑ Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staatsbesteuerung, 1806-1816, p. 134.
- ↑ Ranke, Denkwürdigkeiten des Staatskanzlers Fürsten von Hardenberg, IV, p. 223. — Erinnerungen aus dem Leben des General-Feldmarschalls Hermann von Boyen, II, p. 50. — Seeley, Life and Times of Stein, II, pp. 407, 411.
- ↑ Erinnerunyen aus dem Leben des General-Feldmarschalls Hermann von Boyen, II, p. 61.
- ↑ Erinnerungen aus dem Leben des General-Feldmarschalls Hermann von Boyen, II, p. 105.
- ↑ Voir, sur cette fondation, l’étude de M. Lavisse dans la Revue du 15 mai 1876.
- ↑ Treitschke, Deutsche Geschichte, I. p. 833.
- ↑ Correspondance du Maréchal Davout, publiée par Ch. de Mazade.
- ↑ A. Storn. Abhandlungen und Aktenstücke zur Geschichte der preussischen Reformzeit, 1807-1815 ; IX. Preuszen und Frankreich, 1809-1813. Urkundlïche Mittheilungen aus dem Archive des Ministeriums der auswärtigen Angelegenheiten zu Paris. — Maxt Duncker, Abhandlungen zur preussischen Geschichte, Preussen während der französischen Okkupation.
- ↑ Duncker, Abhandlungen zur preussischen Geschichte, p. 333. — Mamroth, p. 226. — Pertz, Das Leben des Ministers Freiherrn von Stein, II, p. 572. — Erinnerungen aus dem Leben des General-Feldmarschalls Hermann von Boyen, II, pp. 79, 80, 81.