Le Ministère de Hardenberg - La Réforme agraire et la Réforme administrative (1811-1812)

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Le Ministère de Hardenberg - La Réforme agraire et la Réforme administrative (1811-1812)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 625-655).
LE MINISTÈRE DE HARDENBERG

LA RÉFORME AGRAIRE
ET LA RÉFORME ADMINISTRATIVE (1811-1812)

L’œuvre financière de Hardenberg[1] donnait peu de satisfactions à l’esprit démocratique. Elle n’eut pas non plus d’originalité, puisqu’il se borna tout d’abord à emprunter l’appareil fiscal du royaume de Westphalie et de la législation française. C’était déjà beaucoup que ces lois fiscales remplissent l’objet pratique en vue duquel elles étaient faites et créassent à la Prusse les ressources dont elle avait besoin.

Il semble bien qu’à ce point de vue tout au moins on n’ait pas rendu justice à Hardenberg. Doubler presque les revenus d’un Etat misérable, épuisé par une guerre désastreuse et par un bouleversement de plusieurs années, d’un État qui venait de supprimer, pour un temps, le paiement des appointemens et des intérêts de la dette publique, où l’on avait dû suspendre l’exigibilité des dettes privées[2], ce n’était point une tâche aisée.

C’est grâce aux mesures financières du chancelier que la Prusse vécut de 1810 à 1813. Ce n’est même pas dire assez. La guerre d’indépendance est due sans doute aux grands courans moraux qui l’ont préparée; mais elle est due aussi à ce que la Prusse sut conserver, après 1809, une existence indépendante et préparer quelques-uns des élémens matériels du soulèvement de 1813. Les ressources créées et encaissées par Hardenberg, utilisées par Scharnhorst en préparatifs militaires, y ont concouru pour une large part.

Cherchons cependant ailleurs ce qui peut servir à caractériser l’œuvre politique et sociale du chancelier. Il fut pour la Prusse plus qu’un ministre des finances expert. Il fut aussi un réformateur. Seulement il faut écarter les idées d’austérité, de passion, ou même d’autorité que ce mot évoque.

Hardenberg n’était rien moins qu’austère; il ne l’était pas. pour lui-même ; il l’était encore moins dans son entourage où pullulaient les intrigans subalternes et les plumitifs superficiels. Les amis de Stein, irrités d’avoir vu écarter assez brusquement les hommes les plus considérables du gouvernement prussien, signalaient avec aigreur à l’exilé « les pratiques louches ou les influences malpropres » qui s’exerçaient autour de Hardenberg, et tous n’avaient point l’ardeur passionnée de délivrance qui porta, dans les débuts au moins, Stein à soutenir malgré tout le chancelier[3].

Hardenberg avait de l’autorité ; mais ce n’était point au même sens que Stein. Stein avait su imposer autour de lui l’ascendant d’une volonté forte. Hardenberg possédait l’autorité absolue et quelque peu artificielle qui résultait de l’organisation gouvernementale qu’il avait imposée au monarque, de l’éloignement de tous ceux, Scharnhorst excepté, qui eussent pu conserver vis-à-vis de lui quelque indépendance. Il ne posséda point cette autorité spontanée qui naît du respect.

Hardenberg était sans passion pour son œuvre. Il avait groupé, il guidait de fort haut, une armée de collaborateurs jeunes, ardens et actifs. Il avait plus de bonne humeur que Stein; mais il lui manquait le goût du détail, l’ardeur exclusive des convictions arrêtées. A peine trouve-t-on dans toutes les pièces de la réforme agraire une ou deux notes de son écriture fine et déliée de diplomate expert[4]. Il a inspiré peut-être, il a su s’approprier en tous cas et faire siens les travaux de ces administrateurs laborieux et éclairés, habitués à serrer de près la réalité et le détail des affaires, passionnés pour la réforme agraire, convaincus de sa nécessité et de son efficacité, et parmi lesquels Scharnweber était le plus ardent et le plus tenace.


LA REFORME AGRAIRE
I

Hardenberg et Stein s’étaient, dès l’origine du mouvement de réforme en Prusse, accordés sur bien des points, et cet accord ne paraît pas s’être rompu dans l’entrevue mystérieuse de septembre 1810 où Hardenberg, premier ministre, avait été chercher les conseils et l’assentiment de Stein proscrit.

L’accord paraissait notamment s’être fait dès le début sur l’introduction en Prusse du régime représentatif. C’était là une de ces promesses retentissantes que contenaient les édits de Hardenberg. Stein, qui n’avait pas été plus ménager que Hardenberg de grandes promesses et de manifestations sans sanction, lui avait légué celle-là, entre beaucoup d’autres, dans son testament politique[5]. Hardenberg l’avait recueillie dans son édit du 27 octobre 1810. Seulement la promesse était demeurée vague et ni l’un ni l’autre des hommes d’Etat prussiens ne paraît y avoir attaché de sens bien précis[6].

Le régime représentatif est demeuré pour nous en France ce qu’il a été depuis le serment du Jeu de Paume. Nous voulons que la représentation détienne le pouvoir politique. L’Assemblée constituante l’a conquis de haute lutte, en 1789, dès les premiers jours de son existence, et, depuis, nous n’avons jamais considéré sans quelque mépris les assemblées qui n’ont point possédé la réalité du pouvoir. Les Allemands ne sauraient avoir la même conception du système représentatif. Le régime parlementaire est établi en Prusse depuis quarante ans, et le suffrage universel admis en Allemagne depuis vingt ans. L’autorité monarchique ne s’est jamais encore heurtée au suffrage universel : elle s’est trouvée plus d’une fois en conflit avec le Parlement. Mais, dans ces conflits, elle n’a rien perdu de ses prérogatives. Lorsqu’en 1810 Stein et Hardenberg parlaient de constitution nouvelle et de représentation nationale, ils n’avaient ni l’un ni l’autre, si peu que ce fût, la pensée d’affaiblir l’autorité royale, ni d’en faire passer la moindre partie à un corps électif.

Stein, qui associait quelques tendances libérales à la ténacité des traditions aristocratiques, concevait la représentation nationale avec ses trois ordres : l’aristocratie foncière, la bourgeoisie des villes, les paysans, comme un grand corps consultatif, destiné à établir un contact réel entre la nation et le gouvernement. Mais si, dans son esprit, cette conception demeura vague, Stein était du moins, dans ses projets de système représentatif, dans les limites étroites où il les enfermait, probablement plus sincère que Hardenberg. Celui-ci était encore plus éloigné de se départir même d’une parcelle du pouvoir dictatorial qu’il s’était si jalousement constitué. L’autorité monarchique était pour une part entre ses mains. Il ne se souciait pas, ses actes le prouvèrent, de la réduire en rien.

Et cependant si dérisoires qu’aient été, sous le ministère de Hardenberg, les essais de régime représentatif, si éloignées que soient ses tentatives de celles qui ont donné à la France des assemblées vivantes et agissantes, leur courte histoire allait fournir l’image assez exacte de ce qu’était en Prusse, au début du XIXe siècle, la société politique dominée encore par l’oligarchie.

Hardenberg a convoqué deux « représentations nationales ». La première a siégé du mois de février au mois de septembre 1811, du lendemain des grands édits financiers d’octobre 1810 à la grande réforme agraire de septembre 1811. La seconde a siégé de 1812 à 1815. Si l’on jugeait de leur importance par l’oubli dont elles ont été l’objet jusqu’à une époque récente, on ne l’apprécierait peut-être pas à sa juste valeur. Quelques fouilles pratiquées dans les archives au moment où les idées libérales s’éveillaient en 1841, quelques mots dans l’Histoire de Treitschke[7], c’est tout ce que les historiens allemands leur ont accordé d’attention, jusqu’au jour où les études récentes de M. Stern en ont mieux précisé le caractère et l’importance[8].

La première de ces assemblées s’est appelée modestement l’Assemblée des députés du pays. Elle fut composée suivant des principes exposés clairement par la plume de Raumer, interprète fidèle des conceptions politiques du chancelier.

La nouvelle représentation doit émaner du gouvernement seul, et doit être octroyée gracieusement d’en haut.

Le nombre des députés ne doit pas être trop grand ; il faut prendre avec prudence toutes les précautions nécessaires pour qu’il ne puisse s’organiser ni obstruction ni opposition contre les mesures prises par le gouvernement.

Et comme si ces principes politiques ne portaient pas assez clairement leur marque d’origine et n’indiquaient pas suffisamment l’influence des exemples napoléoniens, il ajoutait : « Le premier besoin de la nouvelle administration est un journal officiel calqué sur le modèle du Moniteur westphalien. »

On conçoit que l’Autriche[9] et la France, Metternich et Saint-Marsan, se montrassent pleinement rassurés sur les périls révolutionnaires que pouvait faire naître en Prusse une assemblée de notables constituée sur ces bases.

Huit fonctionnaires représentans de l’administration, dix-huit représentans de la noblesse, onze représentans des villes, huit paysans, tous désignés par l’administration, ne pouvaient faire courir grand danger à la monarchie prussienne. Encore, comme la noblesse protestait avec véhémence contre l’admission des paysans, qui avaient toujours été exclus des États provinciaux, le Gouvernement lui fit la concession d’accroître le nombre des députés de la noblesse. Le Brandebourg et la Poméranie ayant envoyé, sans autorisation, plus de représentans nobles qu’il ne leur en avait été attribué, on les admit sans difficulté[10].

L’idée de Hardenberg n’était point de prendre conseil auprès d’hommes autorisés à traduire fidèlement les vœux de la nation[11]. Les députés étaient, au contraire, dans son esprit, des intermédiaires qui devaient se pénétrer de la pensée du gouvernement, expliquer ses intentions, et calmer par là, s’il était possible, l’irritation que paraissaient soulever déjà ses premières mesures. Il ne les convoqua qu’après la promulgation des édits de finance, la partie la plus contestée de son œuvre ; et dès la première séance, dans son discours du 23 février 1811, il leur expliqua sans ambages le rôle qu’il leur réservait : « Le roi, leur dit-il, n’exige pas seulement l’obéissance. Il veut amener la conviction dans vos esprits[12]. »

Mais telle est la logique des choses que le rôle et l’action d’une assemblée représentative dépendent beaucoup moins, depuis la Révolution française surtout et l’avènement des gouvernemens d’opinion, des intentions de ceux qui les ont convoquées, ou même de leur mode d’élection, que des courans d’opinions qui les portent ou les poussent.

Tout nommés par le pouvoir qu’ils fussent, les députés, qui s’assemblèrent à Berlin en février 1811, avaient le vague sentiment de représenter la nation[13]. C’était la première fois que l’on voyait, en Prusse, une assemblée qui ne fût pas simplement provinciale, et qui mît en contact, dans une réunion unique, et pour la discussion d’intérêts nationaux, des hommes venus de toutes les provinces de la monarchie. Mais ce rapprochement ne pouvait engendrer aucune entreprise révolutionnaire. L’oligarchie foncière, qui avait cédé depuis cent cinquante ans une large part du pouvoir politique à l’autorité souveraine, n’avait pour ainsi dire rien perdu de sa prépondérance et de sa domination sociale. Les huit paysans et les onze citadins devaient faire assez piètre figure devant le groupe des seigneurs fonciers qui s’était renforcé de sa propre autorité. C’était de ce côté que pouvaient naître pour le gouvernement, non point un péril révolutionnaire, mais quelques difficultés politiques. Les tendances agressives de l’oligarchie ont été, en plus d’un pays, à plus d’une époque, aussi menaçantes pour le pouvoir monarchique que les entreprises de la démocratie. Et, sans vouloir exagérer le péril, on peut dire qu’en 1811 encore, c’était plutôt de ce côté que la monarchie prussienne courait quelque risque.

Dans la petite assemblée de 1811, on retrouvait comme un pâle reflet des diètes avec lesquelles avait négocié le grand Électeur. L’aristocratie y arrivait très ardente, très frondeuse, très résolue à défendre ses intérêts, et tout près de la rébellion.

C’était déjà un symptôme assez significatif qu’elle eût réussi à imposer le nombre de ses représentans au pouvoir qui d’abord avait voulu le limiter. Mais son action ne se borna pas là. Lorsqu’on examine l’histoire et les transformations de la législation sociale de Hardenberg, on ne tarde pas à reconnaître que cette maigre assemblée, oubliée de l’histoire, qui semble avoir traîné, durant quelques mois à peine, une existence obscure, contre laquelle Hardenberg avait pris toutes ses précautions, qu’il avait eu soin de composer lui-même; — on reconnaît que cette assemblée réussit à exercer, dans son contact avec les agens administratifs, une action silencieuse, mais efficace, sur l’œuvre législative du chancelier. Au lendemain d’un désastre que l’on considérait dès lors comme la banqueroute de la classe privilégiée, l’aristocratie foncière sut manifester ce qu’elle avait conservé de vitalité et d’autorité dans la société et dans la politique prussiennes.

Elle débuta par une manifestation tapageuse ; et le chancelier trouva devant lui, dès le début de sa longue administration, cette opposition féodale dont toutes ses tendances le faisaient l’ennemi, à laquelle il ne sut peut-être point résister avec toute la vigueur d’un caractère comme celui de Stein, mais à laquelle toute son œuvre politique allait en somme porter, — et c’est son meilleur titre de gloire, — les coups les plus sensibles.

Marwitz était à la fois le théoricien de la caste et son représentant le plus intransigeant[14]. Dès le mois de février 1811, quelques mois à peine après l’avènement de Hardenberg, il avait fait rédiger, par la plume experte d’Adam Müller, une remontrance adressée au chancelier. Mais cette œuvre confuse, de forme littéraire et très équilibrée, n’avait point plu aux compagnons de Marwitz. Il fut seul, trouvant sans doute que toute manifestation d’opposition était bonne, à y apposer sa signature. Mais il ne s’en tint pas là. Ce fut en mai 1811, quelques mois après la réunion des députés, que Marwitz réussit à grouper autour de lui la caste des possesseurs de biens nobles de la Marche de Brandebourg, ou, pour parler plus exactement, les États des cercles de Lebus, Storkow et Béeskow[15]. C’est en leur nom qu’il signa une adresse au roi des plus audacieuses, qui, cette fois, n’était plus l’œuvre d’un homme de lettres équivoque, mais traduisait fidèlement les revendications et les pensées intimes de l’oligarchie foncière[16].

Au milieu de phrases sur l’intérêt national, que dictait à Marwitz son patriotisme sincère et le souvenir encore récent des désastres de 1806, on sent percer le plus singulier esprit provincial. La province est une personne morale qui traite avec le monarque, un État dans l’État; et, si l’idée de l’intérêt national n’est pas absente, elle est du moins complètement subordonnée. Les vrais griefs de Marwitz et de ses compagnons, on le sent et il >en livre lui-même le secret dans ses mémoires, c’est qu’on a mis la main sur la caisse provinciale, cette propriété des États du Brandebourg, c’est qu’on ne respecte plus l’indépendance et l’individualité de la Marche.

Il y a toutefois dans le manifeste des États du Brandebourg autre chose que cette étroitesse provinciale. On y trouve l’exposé très clair des théories politiques du parti féodal. La législation fiscale de Hardenberg, les édits rendus sans que les États provinciaux aient été consultés, sont pour Marwitz et ses co-signataires un pur et simple coup d’État.

Rien ne peut être décidé ou projeté, en toute matière qui intéresse la prospérité ou le déclin du pays, sans la connaissance, le conseil et le consentement des États provinciaux du royaume formés par l’association traditionnelle des villes et des possesseurs nobles de biens nobles.

Cela est écrit dans chacun de ces contrats, de ces traités que le monarque a passés, en 1653 notamment, avec la noblesse de ses provinces, et qui sont, pour ces hobereaux, la seule forme valable de la législation prussienne, la constitution même du royaume.

Marwitz cède à la force, mais il proteste pour lui et pour sa descendance à perpétuité. Il est bien convaincu qu’il n’y a pas d’autre loi dans le royaume que celle qui résulte de ces contrats passés entre le monarque et la noblesse des diverses provinces, traitant de puissance à puissance.

Toute platonique que fût la rébellion, ce n’en était pas moins une attaque directe à l’autorité du roi. L’on envoya Marwitz et l’autre signataire, le vieux Finkenstein, ce débris du règne de Frédéric II, expier leur crime à la forteresse de Spandau. Le pouvoir monarchique, que Marwitz paraissait méconnaître, s affirma par un acte du plus pur arbitraire.

Mais, si le manifeste de Marwitz donne assez clairement le résumé des théories politiques de la noblesse prussienne, il ne faudrait chercher, ni dans cette manifestation tapageuse, ni dans la rigueur isolée, bruyante et d’ailleurs passagère de la répression, la mesure de l’action de la caste féodale ou des résistances du chancelier. Pour apprécier exactement l’une et l’autre, il faut reprendre l’histoire de la législation agraire et celle du grand édit de septembre 1811.


II

La commission de législation, instituée par Hardenberg, et dont Raumer était l’élément le plus actif, avait dressé le programme de la réforme agraire. S’il eût été réalisé sans modification, il eût constitué une législation révolutionnaire très comparable à celle de la Révolution française.

Tous les tenanciers, de quelque ordre qu’ils fussent, petits et gros, quelle que fût aussi la nature du titre, précaire, héréditaire, ou viager, en vertu duquel ils détenaient leur propriété partagée, devenaient propriétaires de leur tenure. Le seigneur perdait, sans indemnité, ses droits de copropriété. Restaient les charges et les corvées. On devait inscrire sur un registre d’hypothèques, créé à cet effet, les charges, services et corvées dus par le tenancier et les obligations du seigneur en secours ordinaires et extraordinaires de toute nature, et si, dans un an, le règlement ne s’en était point fait à l’amiable, l’État intervenait pour en imposer la liquidation. Il faisait payer, parcelle des deux parties au détriment de laquelle le compte se soldait, en argent, en capital ou en terre, le reliquat inscrit à son passif.

Le projet d’édit tentait également de transformer en propriétaires les simples fermiers à temps. Le seigneur devait être déchargé de l’obligation, très lourde pour lui après les désastres de la guerre, de tenir en bon état d’entretien toutes les exploitations dépendant de son bien, s’il abandonnait en toute propriété au fermier la moitié des terres affermées.

Il est facile de saisir la portée d’une semblable mesure. Les tenures rurales occupaient dans la Marche électorale les trois cinquièmes du territoire[17]. Dans la Prusse orientale, on peut admettre, d’après les chiffres de la contribution, qu’elles représentaient le cinquième du sol environ. Quelle révolution en Prusse si tous les détenteurs précaires des tenures, représentant, en petites exploitations de 15 hectares au maximum, une superficie aussi étendue, fussent devenus propriétaires du sol et si tous les services et toutes les corvées eussent été liquidés!

Mais si Hardenberg avait l’esprit assez large pour concevoir une œuvre politique de cette portée, la volonté lui manquait pour la réaliser, et peut-être aussi les moyens d’action. L’histoire nous enseigne que des transformations sociales de cette étendue ne sortent point du cerveau d’un homme.

Les obstacles matériels et moraux qui s’opposaient à la réalisation du plan conçu par Hardenberg, apparaissent, sous une forme palpable, dans la résistance des députés du pays.

Huit mois après la date où le projet de Hardenberg avait été présenté aux députés, le chancelier promulguait l’édit du 14 septembre 1811 ; et le simple rapprochement de l’édit définitif et du projet primitif mesure, par les amputations, par les transformations qu’a subies la première épreuve des idées de Hardenberg, ce qu’il restait de puissance aux représentans de l’aristocratie foncière, et ce que l’état de la Prusse opposait d’obstacles insurmontables à la révolution agraire et à la constitution de la petite propriété.

On a comparé les négociations du chancelier avec les députés aux négociations d’un ministère parlementaire avec les Chambres. Et, de fait, ce sont ces députés, désignés par le pouvoir, appelés dans la pensée du chancelier à propager ses idées et à défendre ses projets, qui substituèrent leur initiative à celle de la commission de législation instituée par Hardenberg. La réforme, qu’ils subissaient de mauvais gré, prit, sous leur action, un caractère très différent de celui que le gouvernement lui avait assigné.

Scharnweber, qui fut l’agent le plus laborieux, le plus compétent et le plus actif de la réforme agraire, avait, dès la première séance, fait office de commissaire du gouvernement et développé les idées principales du projet de Hardenberg.

Les représentans de la noblesse se sentirent atteints tout de suite dans leurs privilèges de caste, dans leurs habitudes seigneuriales, dans le sentiment singulièrement naïf de l’autorité et de la prépondérance sociales qu’ils considéraient comme leur patrimoine. La noblesse disait, dans une protestation du 26 février 1811 contre le projet de Hardenberg : « Si le possesseur du bien noble n’a plus le droit d’expulser ses tenanciers, tout le charme du séjour sur ses terres sera perdu pour lui. » D’autres ajoutaient : « Du jour où nous aurons pour voisins des propriétaires ruraux indépendans, nos biens deviendront pour nous un enfer. »

Mais ce n’étaient pas seulement les habitudes traditionnelles de prédominance sociale des possesseurs de biens nobles qui étaient menacées, c’étaient aussi leurs intérêts matériels.

Le seigneur perdait, dans le premier projet, et sans aucune indemnité, tous ses droits de copropriété sur les tenures rurales. Ces droits de copropriété, s’ils n’étaient point seulement des droits théoriques, avaient, il est vrai, quelque chose de platonique, — l’État faisant toujours difficulté pour autoriser le seigneur, lorsque les tenures devenaient vacantes, à les absorber.

Ce qui apparaissait sinon comme plus grave, du moins comme plus directement menaçant, c’était la suppression des corvées et des services de tout genre dus par les petits tenanciers. Les hobereaux consentaient encore à voir disparaître les services et les corvées dus par les attelages des gros tenanciers. Ils construiraient des écuries, ils achèteraient des chevaux. Mais, si on leur ravissait la main-d’œuvre humaine gratuite, la vie deviendrait impossible. Il fallait à tout prix qu’ils pussent trouver des bras. Et si le petit tenancier était affranchi de tout service, si on lui laissait à la fois sa tenure et tout son temps pour la cultiver, qui donc ferait office de travailleur journalier sur les biens nobles?

Toutes ces objections étaient formulées, non seulement par des hobereaux qui, comme Marwitz, n’avaient d’autre qualité pour parler que leur titre de membre de la caste, non seulement par les députés de la noblesse, mais aussi par quelques-uns de ces fonctionnaires qui formaient le trait d’union entre l’administration prussienne et la caste aristocratique. Les réclamations de la noblesse poméranienne étaient signées par le Landrath von Dewitz qui faisait office dans l’assemblée, non point de député, mais de représentant du gouvernement.

La noblesse ne se borna pas d’ailleurs à signaler le mal, et ne demeura pas inactive. Elle mit sans hésiter le projet du gouvernement de côté, et proposa, de sa propre initiative, des dispositions nouvelles.

Elle sut bien faire quelques sacrifices à l’esprit nouveau. Elle acceptait l’abandon, mais l’abandon contre indemnité, de ses droits de copropriété sur les tenures. Elle exigeait, en échange, que l’État renonçât à déclarer intangible l’ensemble des tenures rurales, et permît au seigneur d’étendre son domaine propre lorsqu’il en trouverait l’occasion. Elle acceptait encore le rachat des services et des corvées; mais elle voulait en être indemnisée, et l’un des députés de la Marche électorale, von Goldbeck, suggéra un mode d’indemnité qui plaisait fort à l’aristocratie foncière : on lui abandonnerait à forfait une partie du sol. Elle demanda d’abord la moitié des tenures, et se contenta en fin de compte du tiers. Cette solution parut d’autant plus «acceptable que l’évaluation, la liquidation, et le règlement des obligations réciproques du seigneur et du tenancier étaient des opérations des plus délicates. Et, si le règlement à forfait devait entraîner nécessairement bien des injustices de détail, il constituait, en tout cas, une simplification des plus pratiques.

Les idées suggérées par l’aristocratie foncière prirent ainsi la place du projet élaboré par Raumer. Scharnweber reprit son travail. Il prépara, à la date du 12 juillet 1811, un nouveau projet d’édit sur les bases indiquées par les députés de la noblesse, et ce projet devint, avec de très légers changemens, l’édit du 14 septembre 1814.

La promulgation de l’édit fut, de la part des réformateurs théoriques qui environnaient Hardenberg, l’occasion d’un débordement d’enthousiasme. « Vous avez fait, lui disait-on, ce que Frédéric l’unique n’a pu réaliser. Vous avez assuré aux paysans la propriété de leurs tenures. C’est un événement européen. Bien des millions d’hommes béniront encore dans plusieurs siècles les noms de Frédéric-Guillaume et de Hardenberg. »

L’édit, déjà réduit par rapport aux projets primitifs, ne méritait pas de semblables hyperboles. Si toutefois il eût été exécuté dans sa teneur, si sa forme nouvelle eût marqué la dernière concession faite aux exigences de l’oligarchie foncière, il eût conservé l’importance d’une grande réforme sociale.

La noblesse y avait sans doute mis sa griffe. Elle prélevait sa dîme sur l’opération, puisqu’elle devait acquérir, en toute propriété, un tiers des tenures, plus qu’il n’en fallait certainement pour l’indemniser de ce qu’elle perdait. Elle voyait surtout disparaître ce droit de veto du XVIIIe siècle, cette protection gênante que l’État prussien avait étendue jusqu’alors sur le bloc des tenures rurales, en interdisant au propriétaire noble de le réduire par ses tentatives d’accaparement. Toutes ces réserves faites, l’édit du 14 septembre 1811, n’en mettait pas moins un terme au malentendu douloureux des propriétés partagées d’ancien régime.

A qui appartenaient, avant l’édit, ces petites tenures, ces morceaux de terre fécondés par les labeurs, par les misères des serfs, des paysans d’ancien régime? Nous ne saurions leur appliquer nos notions précises sur le droit de propriété. Elles n’appartenaient plus au seigneur, puisqu’il fallait qu’il y maintînt un foyer de tenanciers ruraux, et qu’il n’eût point eu le droit de les adjoindre purement et simplement à son domaine. Mais elles appartenaient encore moins aux tenanciers, qui pouvaient en être expulsés, s’il plaisait au seigneur de les remplacer par de nouveaux occupans. Ainsi s’était prolongée la douloureuse équivoque qui restreignait, qui voilait, qui condamnait à l’incertitude et à la précarité le droit du tenancier sur la terre qu’il occupait et qu’il cultivait. Cette équivoque séculaire, l’édit de septembre la tranchait. Et s’il eût dû s’exécuter sans modifications, il eût réalisé en Prusse une révolution d’une portée incalculable, en constituant, sur une large portion de son territoire, la petite propriété rurale[18].

Mais c’est s’exposer aux plus étranges erreurs que d’arrêter l’histoire des mesures législatives au jour de leur promulgation. Lorsque, quelque trente ans plus tard, on put mesurer les modifications économiques et sociales que l’édit de septembre avait apportées, en fait, à la constitution de la propriété rurale en Prusse, il fallut bien reconnaître que les réalités étaient loin de correspondre aux espérances qu’il avait suscitées. Comment cela se fit-il ?


III

L’édit accordait un délai de deux ans aux propriétaires nobles et à leurs tenanciers pour s’entendre à l’amiable; et, passé ce délai, mal précisé, d’ailleurs, l’État devait intervenir d’autorité. Aussitôt après la promulgation de l’édit, des commissions furent constituées pour en assurer l’exécution. Elles se formèrent dans les diverses provinces, et les rapports qu’elles adressaient au chancelier semblent constater unanimement le mouvement d’opinion que l’édit avait produit au sein de la population rurale. L’espoir prochain, le sentiment de la propriété engendrait partout, disait-on, l’ardeur au travail. Les paysans se rendaient en foule chez ces petits agens d’affaires qui étaient leurs conseillers habituels, les Winkeladvocaten, et venaient leur demander la solution des mille questions litigieuses que soulevait l’application de l’édit. La population rurale semblait partagée entre les espérances que suscitaient chez elle les perspectives nouvelles qui lui étaient ouvertes, et les craintes qui paralysaient ces mouvemens, lorsque se répandait dans la campagne le bruit que l’aristocratie allait obtenir la rupture des promesses contenues dans l’édit de septembre. La part faite à l’optimisme administratif, il paraît impossible de méconnaître l’effet moral, l’agitation même, que l’édit produisit parmi les populations rurales de la Prusse.

La noblesse cependant ne considérait pas l’édit comme définitif. Si les députés avaient paru l’accepter comme un compromis provisoire, la caste des propriétaires fonciers ne se tenait pas pour engagée. Elle continuait à assaillir le roi et le chancelier de protestations de droit et de réclamations de fait.

Les protestations de droit étaient des plus vives. Les seigneurs se considéraient comme propriétaires des tenures ; qu’on leur en prît la moitié ou les deux tiers, c’était une spoliation pure et simple, la mainmise violente sur un droit privé, l’importation des idées françaises.

Dans les réclamations de fait, on vit poindre, dès le début, la tactique habile par laquelle la noblesse allait réussir à restreindre considérablement la portée de l’édit.

Dans un mémoire présenté, avant même la promulgation de l’édit, en mars 1811, par Goldbeck, qui était, comme tant d’autres, à la fois fonctionnaire et représentant des intérêts de la caste, perce la pensée de limiter l’application de l’édit à un petit nombre de gros tenanciers. La noblesse déclarait que, si l’on pouvait admettre la concession de la propriété à une sorte d’aristocratie paysanne, il était impossible de traiter de même la grande masse des petits tenanciers, qui n’étaient en réalité que des journaliers ou des serviteurs payés avec de la terre. Un autre propriétaire noble de la Marche proposait plus simplement de dépouiller les petits tenanciers de leurs terres et de ne leur laisser que leur maison et leur jardin. La même proposition était faite en Silésie.

L’effet de ces interventions actives et pénétrantes ne tarda pas à se faire sentir. L’édit d’ailleurs avait besoin sur plus d’un point d’être expliqué et éclairci. On s’occupa, dès les premiers mois, de le compléter parce que l’on appelait, d’un euphémisme, une déclaration, et sous ce voile, s’agitèrent des projets de réaction qui justifiaient les inquiétudes manifestées sur plus d’un point par la population rurale,

Ce travail n’aboutit qu’après les crises européennes de 1815; mais il commença dès le lendemain de la promulgation de l’édit, et, s’il n’en suspendit pas complètement, il en paralysa du moins dans une certaine mesure l’exécution.

Dès les premiers mois de 1812 furent préparés deux projets nouveaux.

Le premier, dressé sous l’influence de l’oligarchie foncière lui donnait de larges satisfactions. Il précisait les catégories de tenanciers auxquelles pourrait s’appliquer l’édit de septembre. Il limitait l’attribution de la propriété à une catégorie assez étroite, aux paysans proprement dits, c’est-à-dire aux gros tenanciers exploitant, avec un personnel et des attelages à eux, des tenures variant de quinze à trente hectares. C’était un procédé sûr et habile pour retirer à l’édit, en le laissant subsister dans sa teneur, sa généralité et, par là même, sa portée sociale.

Les partisans convaincus de la réforme agraire, le plus ardent d’entre eux, Scharnweber, essayèrent d’obtenir quelque concession, en échange d’une atteinte aussi essentielle portée à leur œuvre. Scharnweber prépara un second projet qui, en acceptant les restrictions proposées, assurait l’application immédiate des nouvelles mesures, sans faire dépendre la concession de la propriété, comme l’édit de septembre, d’une entente préalable ou d’un délai mal déterminé.

Les deux projets formaient un ensemble de mesures dont la portée pouvait se résumer ainsi : restreindre étroitement la réforme agraire en excluant toute la masse des petits cultivateurs; mais, en revanche, assurer du moins aux gros tenanciers, immédiatement et sans autre délai, le bénéfice de l’édit et la propriété du sol. Ces projets furent soumis aux représentans de la noblesse ; mais, entre temps, l’assemblée des députés du pays avait cessé d’exister. Elle avait cédé la place à une assemblée nouvelle, et assez semblable, qui portait le nom plus pompeux de représentation nationale. Celle-ci parut accepter d’abord le compromis avantageux que lui présentait le gouvernement. Mais, au dernier moment, l’aristocratie poussa plus loin ses prétentions et ses succès. Elle admettait volontiers la part du compromis qui lui était avantageuse : la limitation de l’édit aux gros tenanciers ; quant à l’attribution immédiate et sans délai de la propriété, la concession lui parut encore au dernier moment excessive. Il n’y avait pas péril en la demeure ; l’édit s’exécutait avec lenteur. L’opposition oligarchique obtint du personnel réactionnaire qui formait une partie de l’entourage de Hardenberg, notamment du ministre de la justice, que tout fût ajourné.

D’ailleurs, la diplomatie et la situation extérieure de l’Europe absorbaient de plus en plus le chancelier qui prêtait à la réforme agraire une attention plus intermittente et plus distraite que jamais.

La guerre d’indépendance interrompit sans y mettre un terme l’œuvre de la réforme agraire. En 1812 encore, de ce côté, tout demeurait en suspens. On pouvait bien mesurer les amputations qu’avait subies le programme primitif du chancelier. L’oligarchie foncière, engagée dans une lutte ardente contre le parti des réformes, pouvait enregistrer plus d’un succès. Secondée dans l’entourage du chancelier par quelques complicités latentes, secondée par l’insouciance de Hardenberg lui-même, elle apportait dans les négociations toute l’habileté, toute la ténacité des intérêts menacés. Elle avait ramené par ses résistances opiniâtres les projets si vastes, si étendus, de la commission de législation, à l’aspect d’un tronçon fort réduit, et d’une tentative restreinte. L’on pouvait se demander même, à suivre la marche des événemens, si, après quelques nouveaux efforts, elle laisserait subsister quoi que ce fût du grand mouvement réformateur qui avait paru entraîner les milieux politiques de la Prusse, et si, par un jeu de bascule qui n’était point pour effrayer sa hardiesse, elle n’allait point passer de la défensive à l’offensive, et substituer aux tentatives d’émancipation de la démocratie rurale, quelques satisfactions nouvelles accordées à ses propres besoins de domination sociale.

Il n’en devait pas être ainsi. L’édit de septembre 1811, ballotté, amputé, modifié maintes fois, n’en devait pas moins demeurer le point de départ d’un remaniement social considérable. Hardenberg, en le signant, avait bien signé la charte, restreinte sans doute dans ses applications, mais s’étendant encore à un groupe de 70 000 cultivateurs et de bien près d’un million d’hectares, la charte de la petite propriété libre en Prusse.


LA REFORME ADMINISTRATIVE
I

Nous avons été tellement façonnés, par une sorte d’atavisme, au régime de la centralisation française, et nous nous confinons si volontiers dans l’habitude tranquille de ce qui nous apparaît comme national, que nous avons toujours quelque difficulté à nous représenter des systèmes politiques entièrement différens du nôtre.

Un homme d’esprit reprochait à je ne sais quel homme d’Etat de ne pouvoir, en parcourant les riantes campagnes de la France, voir apparaître, au détour d’une vallée, le clocher d’un village ou la fumée de ses chaumières sans songer aussitôt au maire, à l’adjoint, et surtout au gendarme.

Et, pour ceux en effet qui sont portés en France à substituer à l’image de la vie intime et réelle celle de la société politique, le tricorne du gendarme n’en est-il pas l’emblème assez indiqué? Pour combien d’esprits, peu façonnés au maniement des abstractions, le gendarme n’est-il pas la seule apparence concrète de la loi? et n’est-ce pas un symbole assez caractéristique de l’état administratif de la France que cet agent de l’autorité centrale, dépendant directement d’elle, chargé d’assurer pour la plus large part l’exécution des lois, portant sur tous les points du territoire l’action hiérarchisée et directe de l’autorité, et auquel aboutit, en dernière analyse, pour la plus grande part, le fonctionnement matériel de l’appareil administratif, judiciaire, militaire de la France.

L’édit, par lequel Hardenberg essaya de substituer, à l’organisation féodale de l’ancienne Prusse, une administration centralisée, porte, jusque dans son nom, la marque de l’importation française [19]. Il est resté, sous le nom d’édit de gendarmerie[20], un des événemens de l’histoire intérieure de la Prusse.

Tant il est vrai que toute lutte entreprise contre la féodalité ramène presque nécessairement à l’imitation des modèles français. Les détracteurs de la centralisation française y devraient songer plus souvent. C’est sur le sol de la France, c’est par les efforts qui ont été tentés là, c’est par les idées qui ont rayonné de là, qu’a été détruite une organisation sociale, subie durant des siècles par toute l’Europe, et dont les traces sont loin d’avoir disparu : n’en subsistât-il que les rancunes qu’elle a laissées derrière elle.

La société européenne est plus solidaire qu’on ne pense, et, si, au temps du moyen âge, elle a senti cette solidarité dans l’uniformité du réseau féodal répandu sur toute sa surface, elle n’a pas pu s’y soustraire davantage dans la lutte entreprise de toutes parts pour passer de cet état social à un autre. Cette solidarité s’est imposée, bon gré mal gré, à ceux qui eussent voulu ne rien devoir à la France et qui lui ont dû, en dépit d’eux-mêmes, l’affranchissement du lien féodal et jusqu’aux procédés de cet affranchissement.

Nous avons une tendance aujourd’hui à réagir contre les excès de la centralisation; nous apprécions moins les effets bien faisans d’institutions qui furent assez fortes pour triompher du moyen âge ; et nous voudrions détruire, au profit du développement individuel, ce qu’elles ont donné de force en excès à l’État.

Mais il faut, pour juger plus sainement les choses, se reporter aux heures où la féodalité fut ébranlée, puis détruite. Les Allemands, qui, comme Stein, reportaient sur les institutions politiques de la France leur rancune et leur haine de patriotes vaincus, avaient beau parler de l’organisation anglaise, de la décentralisation, de l’affranchissement des forces et des initiatives individuelles : au début de ce siècle, à cette heure et sur ce terrain, décentralisation et féodalité, c’était tout un. Affaiblir, désarmer l’État moderne et centralisé, ne pas créer ses organes nécessaires — car c’est là qu’on en était en Prusse — c’était laisser la féodalité maîtresse de toutes les positions qu’elle détenait.

Dans un État où l’oligarchie conservait, sur tout ce qui dépendait de sa terre, une part des attributions de la souveraineté, où tout essai, si timide qu’il fût, du régime représentatif donnait, comme image fidèle de la société, une assemblée livrée au parti des hobereaux, ce que l’État perdait ou ne gagnait point, ce n’était point le libre jeu des initiatives individuelles qui le pouvait acquérir. Qui donc en pouvait profiter sinon les seules individualités qui comptassent encore en Prusse, sinon l’aristocratie foncière ?

Le vrai mérite de Hardenberg est d’avoir vu cela. C’est là, nous semble-t-il, la supériorité logique de ses conceptions sur celles de Stein. Il a compris que, si l’on ne voulait point s’en rapporter à l’évolution spontanée et lente du siècle pour dissoudre la féodalité prussienne, si l’on voulait supprimer brusquement la décentralisation féodale des vieilles oligarchies allemandes, il n’existait point d’instrument plus sûr que l’appareil coordonné de la centralisation française.

Nous disons que ce fut la supériorité logique de son programme. Il y avait, en effet, contradiction évidente à vouloir, comme Stein, briser l’organisation d’ancien régime, et à repousser en même temps les seules armes qui fussent d’une trempe suffisante. Mais ce qui est une supériorité logique n’est pas toujours un avantage dans le domaine des faits. Une coupure aussi brusque, si elle eût été réalisable alors en Prusse, se fût appelée une révolution. Les circonstances ne s’y prêtaient point et le passé ne l’avait point préparée, puisque Hardenberg y échoua. Son action n’eut donc point la portée qu’il avait calculée. Elle marqua seulement une étape décisive dans cette évolution progressive qu’il rêvait plus brutale, ou tout au moins plus rapide.

Le système que représentent ses projets de 1810, de 1811 et de 1812, n’en apparaît pas moins comme un ensemble homogène et bien ordonné.

Après avoir emprunté à la France son appareil fiscal, après avoir tenté de lui emprunter les lois révolutionnaires qui y avaient définitivement affranchi la propriété rurale, il voulut de plus, mais avec moins de succès encore, imiter son organisme administratif. Tel est le sens et la portée de l’édit de gendarmerie.

Nous avons montré ailleurs[21] comment en 1808 les collaborateurs de Stein avaient très nettement dégagé le point précis où se maintenait encore, comme en un dernier réduit, le pouvoir politique de l’aristocratie foncière.

Toute l’histoire du développement social avait abouti, en Prusse, à grouper les individus en petites sociétés morcelées qui affectaient trois formes diverses. C’était d’abord le groupement municipal des villes, puis, lorsqu’on sortait des grandes agglomérations, c’était, sur une portion assez étendue du territoire, le canton des domaines royaux, et, sur tout le surplus de la superficie, sur la plus large part du territoire, le domaine seigneurial. C’étaient là les cellules élémentaires de la société politique. Mais ces petites sociétés élémentaires n’étaient point, comme le sont aujourd’hui les communes françaises, reliées, cimentées, pénétrées par l’action centralisatrice de l’Etat. L’Etat monarchique de la Prusse, tout fortement constitué qu’il fût, s’était superposé à ces organismes élémentaires; mais il demeurait presque sans contact avec eux.

Le domaine seigneurial, surtout, avait conservé, sous la direction de son chef local, la plus large part de son autonomie. Non seulement la surveillance de l’école, de l’église, mais jusqu’à la justice, jusqu’à la police, jusqu’au maintien même de l’ordre social, dans ce qu’il a d’essentiel, reposaient entre les mains du propriétaire du domaine, du chef local de cette petite communauté quasi féodale. L’Etat n’avait point d’autre organe de son autorité, d’autre instrument de son action, que cet agent indépendant et effectivement irresponsable, qui s’appelait le propriétaire du domaine, et qui, de sa terre, de son bien noble, régissait, le plus souvent par des agens dépendans de lui, le ou les villages voisins[22].

Le préambule, l’exposé des motifs, de l’édit de gendarmerie précisait avec autant de netteté que nous pouvons le faire aujourd’hui l’état social et politique de la Prusse, et le mal auquel il voulait porter remède.

Il montrait la Prusse morcelée en collectivités isolées les unes des autres : les communes urbaines, les districts des domaines royaux, et ce qu’il appelait les sociétés seigneuriales, c’est-à-dire les circonscriptions des biens nobles qui tenaient la place des communes rurales.

Il dépeignait ces sociétés dépourvues de toute représentation ou représentées dans l’État de la façon la plus partiale. Il faisait ressortir la prépondérance exclusive de l’aristocratie foncière dans la direction des affaires publiques.

Il insistait enfin, — c’était là le motif déterminant d’une législation nouvelle — sur l’impuissance des agens directs de l’État, planant dans le vide au-dessus de cette société féodale, dépourvus de moyens d’action pour faire pénétrer jusqu’aux individus la volonté centrale, dépendant, en somme, du bon vouloir d’une classe prépondérante, d’une oligarchie puissante[23].

L’édit de gendarmerie contenait, en vue de modifier cette organisation politique, deux ordres de dispositions très distincts.

La première partie[24] importait en Prusse la hiérarchie administrative de la France. L’agent traditionnel et hybride de l’administration prussienne, le Landrath, qui représentait dans le cercle, dans l’arrondissement prussien, à la fois le dernier organe de l’autorité centrale, et une sorte d’intermédiaire officieux entre l’Etat et l’aristocratie locale, dont il faisait généralement partie, était remplacé par un pur agent d’Etat : le directeur de cercle. Les adversaires de la législation de Hardenberg n’ont point tort d’assimiler ce directeur de cercle, sauf l’étendue de son ressort, aux préfets de la centralisation française. On lui adjoignait, pour la forme, un petit nombre de représentans des intérêts locaux, six par cercle. Il n’en demeurait pas moins le maître de l’administration, qui échappait à l’oligarchie. L’édit, en effet, et c’était là, comme nous l’avons vu, le nœud même de la lutte, l’édit supprimait le droit de police seigneuriale sur le pays plat, et le remettait, sous l’autorité du directeur du cercle, au petit agent rural qui avait été jusqu’alors une créature du seigneur foncier[25].

Mais, comme, dans l’état politique de la Prusse, il était nécessaire de créer, pour cette administration centralisée, les moyens d’action qui faisaient défaut, l’édit, dans sa seconde partie, instituait une gendarmerie, placée dans la dépendance exclusive du directeur de cercle, du nouvel agent d’État, chargée d’assurer l’exécution de ses décisions, et mêlée même, en quelque mesure, à l’administration proprement dite.

La première partie de l’édit, la plus importante certainement, celle qui instituait en Prusse une administration d’Etat centralisée, se heurta, dès le premier jour, à la résistance passionnée que devait nécessairement alors rencontrer toute mesure anti-féodale. Elle demeura lettre morte[26].

La seconde fut maintenue après de longs tâtonnemens[27]. La gendarmerie de Hardenberg vit ses attributions restreintes, prit un caractère plus militaire, mais elle survécut; toutefois, par là même que le pouvoir administratif ne passait point de l’aristocratie aux fonctionnaires d’Etat, la création d’un agent d’exécution, qui, placé sous la dépendance d’une administration fortement constituée, eût acquis une singulière importance, perdit beaucoup de sa signification. Et, surtout, l’autorité seigneuriale, le droit de police seigneuriale sur le bien noble, demeurèrent intacts.

Les projets de Hardenberg subirent donc de ce côté un échec encore plus sensible que celui de la réforme agraire. C’est encore dans la résistance de l’oligarchie, groupée dans le simulacre de représentation nationale instituée par Hardenberg, qu’il faut chercher le secret de cet insuccès.


II

L’assemblée des députés du pays s’était dissoute peu après la promulgation de l’édit agraire. Mais le chancelier avait annoncé que le gouvernement prussien ne se croyait pas dégagé, après la dissolution de cette première assemblée, de la promesse de doter la Prusse d’une représentation nationale. On tenta donc un nouvel essai du système représentatif, aussi peu sincère d’ailleurs que le premier, quoique d’une forme un peu différente.

Il était devenu nécessaire de convoquer une commission générale pour régler une question brûlante, qui réveillait toutes les ardeurs de l’esprit provincial, le règlement des dettes de guerre, et leur répartition entre les diverses provinces de la monarchie. Hardenberg décida que cette commission générale constituerait provisoirement la représentation nationale de l’État prussien[28]. Il prit d’ailleurs toutes précautions pour que cette représentation nationale ne pût devenir ni plus menaçante ni plus inquiétante que la première. Il eut soin de laisser dans le vague ses attributions, et de ne lui accorder, en dehors du règlement des dettes provinciales, aucun pouvoir, aucune compétence précise.

On chercha, cette fois encore, une première garantie dans le petit nombre des membres de l’Assemblée. Chaque province devait désigner quatre délégués : deux pour représenter les possesseurs de biens nobles, deux pour représenter les habitans des villes et du « pays plat ». C’était en tout trente-neuf personnes, une représentation moins nombreuse encore que celle qui avait formé la première Assemblée des notables. Les élections furent faites au scrutin indirect, à deux degrés. Les possesseurs de biens nobles élurent dix-huit représentans; les paysans propriétaires, fort peu nombreux, d’ailleurs, à cette époque où ils constituaient une sorte d’aristocratie rurale assez clairsemée, déléguèrent huit représentans ; les propriétaires urbains élurent huit délégués et trois grandes villes chacune un[29]. Il est à noter que l’un au moins des députés de l’ordre des paysans appartenait à la caste privilégiée. Le comte de Dohna-Wundlacken représentait les paysans de la Prusse orientale et ces petits propriétaires libres qu’on appelait les Köllmer.

Hardenberg n’avait pas cherché seulement en France le modèle d’une administration centralisée, et ses notions démocratiques sur la constitution de la petite propriété rurale. Il avait emprunté au régime napoléonien une conception plutôt étriquée du système représentatif. Nous avons vu quelle admiration lui inspirait le Moniteur officiel du royaume de Westphalie. Il conseilla de même à ses fonctionnaires de prendre toutes les mesures nécessaires pour que, à l’occasion des élections, il ne pût s’organiser aucune opposition contre les mesures du gouvernement, et, comme les représentans des possesseurs de biens nobles silésiens avaient demandé à se tenir en contact avec leurs mandans, et à se renseigner sur leurs vœux et sur leurs besoins, on leur répondit vertement qu’ils devaient savoir par eux-mêmes ce qu’ils avaient à faire sans avoir besoin de consulter personne.

Il semble donc qu’il y eût une pointe de naïveté et beaucoup d’inexpérience politique dans les manifestations du tiers-état prussien, comme dans cette adresse où les électeurs au premier degré des villes de la Haute-Silésie célébraient avec enthousiasme la grande réforme politique que le roi venait d’accomplir.

Dohna, l’ancien ministre, qui n’était point un exalté, appréciait plus justement les faits lorsqu’il traitait de calamité la réunion d’une assemblée minuscule de trente-neuf personnes chargée de représenter la nation prussienne, et qui, disait-il, sans publicité des séances, sans liberté de parole ni de presse, n’était plus qu’une parodie du régime représentatif.

Cette assemblée, qui se réunit pour la première fois le 10 avril 1812, tient cependant sa place, une place qui n’est point négligeable, dans l’histoire de la Prusse. Les historiens allemands ne lui ont pas fait justice ; et ce sont seulement des recherches récentes qui ont permis de retrouver chez le descendant de l’un des membres de l’assemblée, d’un fonctionnaire, représentant du tiers-état, qui avait pris son mandat au sérieux, et s’en était acquitté en conscience, les procès-verbaux de la plupart des séances[30].

Ces procès-verbaux et l’histoire de la représentation nationale de 1812 n’ouvrent pas seulement un jour sur les conceptions politiques de Hardenberg et son esprit en somme peu libéral. Ils puisent leur intérêt dans l’image qu’ils offrent de l’état social de la Prusse à cette date. La masse urbaine et rurale n’est en réalité point représentée. Un seul élément vivace apparaît: l’élément aristocratique.

Contraste bien singulier! Ce sont les modèles de la France révolutionnaire, c’est l’idée démocratique venue de France, qui ont fait naître les projets de régime représentatif : c’est le besoin de faire une place à ces énergies populaires répandues sur l’Europe bouleversée. Et, en vertu même de la constitution sociale de la Prusse, ce n’est point une assemblée populaire qui sort de ces timides essais, c’est une assemblée oligarchique. Par quelle étrange illusion d’optique Hardenberg redoutait-il de voir surgir en ces lieux et en ces temps l’esprit révolutionnaire? Il faillit se heurter, toutes proportions gardées, à une chambre introuvable ; il se heurta en tous cas à l’esprit particulariste de l’oligarchie prussienne. Au début, chacun fut d’accord, aussi bien les fonctionnaires qui représentaient le tiers-état des villes que les délégués de l’aristocratie, pour demander que l’on précisât les pouvoirs de l’assemblée. L’esprit de corps unissait tous les députés dans cette revendication commune. Cette assemblée, dont la compétence n’était pas déterminée, qui n’avait apparemment à délibérer que sur le règlement des dettes provinciales, et que l’on avait cependant baptisée du titre de représentation nationale provisoire, allait devenir ridicule. N’aurait-elle ni le droit de consentir l’impôt, ni même celui de délibérer sur les lois? Si l’on ne voulait point préciser ses attributions, ce serait, disaient les députés lithuaniens et le comte de Dohna-Wundlacken, une simple machine à passer le temps, et ils proposaient d’ajourner toute délibération jusqu’à ce qu’on eût fixé les pouvoirs de l’assemblée. Les représentans de la noblesse silésienne avaient demandé à se tenir en contact avec leurs commettans. La noblesse de la Prusse orientale avait réclamé le droit de rappeler ses délégués à son gré. Les représentans des villes allaient plus loin. Nous avons été choisis, disait l’un d’eux, d’après les formes que le gouvernement a déterminées, pour élaborer un projet de constitution qui donne sécurité à la fois au monarque et au peuple et qui écarte toute cause de conflit entre les citoyens.

On peut trouver, dans ces revendications, quelque image affaiblie, bien affaiblie, de l’Assemblée constituante et du serment du Jeu de paume. Mais si l’on peut rencontrer dans ce langage quelques traces de l’esprit révolutionnaire, il n’était appelé à avoir en Prusse aucune portée, ni aucun écho. Le seul écho du moins, c’étaient les réponses négatives et parfois brutales du chancelier.

Tantôt il refusait de faire connaître à l’assemblée l’ensemble de la situation financière, tantôt il lui rappelait qu’elle était une simple assemblée consultative, et, pour la ramener à des visées plus modestes, il rendait l’édit de gendarmerie et l’édit de 1812 concernant l’impôt sur le revenu sans même prendre la peine de les lui faire connaître; tantôt, lorsque la représentation nationale voulait se saisir, au milieu même des difficultés de l’année 1812, de la question du recrutement, il réprimait ces velléités intempestives sur un ton et avec des allures d’une raideur blessante.

On rencontre donc, dès la première apparition du régime représentatif en Prusse, cette conception particulière à l’Allemagne, ce conflit permanent par lequel le gouvernement monarchique a toujours eu soin de se prémunir contre les empiétemens d’un pouvoir voisin du sien et d’origine populaire. Bien avant les conflits de 1863 et de 1875, et les récriminations des oppositions parlementaires de ce temps, Hardenberg a inauguré le parlementarisme d’apparat, le Scheinparlamentarismus. Il était, il est vrai, à bonne école, puisqu’il imitait la France napoléonienne. Mais la France en a rappelé depuis, et la Prusse paraît en être demeurée, avec M. de Bismarck, aux conceptions de Hardenberg.

« Que nos fonctionnaires ne se laissent point ravir le rôle de direction qui leur appartient, écrivait, il y a quelques mois encore, un des hommes qui ont le mieux étudié la question agraire, même pas par des majorités parlementaires... l’Etat allemand est un État de fonctionnaires; espérons qu’en ce sens, du moins, il le demeurera[31]. »

La représentation nationale de 1812 ne pouvait accomplir ce que toute l’évolution du XIXe siècle n’a pas réalisé. Impuissante à faire préciser ses attributions et sa compétence, elle était beaucoup moins agitée par la lutte de la noblesse et du tiers-état, que dominée par un esprit de corps qui unissait dans l’opposition mesurée au pouvoir ses divers élémens.

C’est dans une action commune que les représentans de la noblesse et ceux du tiers-état, c’est-à-dire les fonctionnaires qui représentaient les villes, se rapprochaient pour réclamer du gouvernement une constitution.

On les trouve aussi d’accord, ce qui est plus surprenant, pour protester contre l’édit de gendarmerie[32]. S’il y avait eu quelque esprit et quelque courant politique au sein de cette assemblée, on devait s’attendre à voir un édit qui, sous son titre trompeur, contenait une réorganisation administrative de la Prusse et brisait la souveraineté du possesseur de biens nobles, ardemment combattu par les représentans de l’aristocratie et soutenu par les représentans du tiers-état. Mais ceux-ci combattirent avec l’oligarchie la réforme administrative de Hardenberg. En réalité, ils se sentaient beaucoup plutôt membres de la caste semi-administrative, semi-féodale, qui gouvernait la Prusse, que représentans d’un tiers-état sans vie et sans action politiques; tant la Prusse était éloignée encore de voir se constituer dans son sein une opposition politique contre la féodalité. Quelques protestations vinrent seulement des représentans de la population paysanne[33]. Elles furent vite et facilement éteintes dans ce milieu où dominait l’oligarchie.

Ce ne fut peut-être pas l’opposition de la représentation nationale qui détermina l’échec de l’édit de gendarmerie[34] ; ce fut en tous cas la résistance de la caste. Elle n’avait pas besoin pour se grouper et se faire valoir de ce simulacre de régime représentatif. L’expérience de Hardenberg, tentée il est vrai avec bien des timidités et des restrictions, montrait cependant, en quelque mesure, combien il y avait peu alors, dans la nation prussienne, de levier pour une action anti-féodale.


CONCLUSION

Si large qu’on fasse la part de la critique dans l’appréciation de l’œuvre de Hardenberg, il faut bien, lorsqu’on a constaté le peu de consistance de son action, les incertitudes et les faiblesses de ses résistances, la mollesse de ses interventions, il faut bien relever ce que le jugement des historiens allemands paraît avoir d’injuste et d’excessif à son égard.

Treitschke, qui personnifie peut-être mieux que personne la conception prussienne et chauvine de l’histoire d’Allemagne, appréciant les premiers résultats de l’activité de Hardenberg, le compare à Stein.

Quel contraste, dit-il[35], entre les lois de Stein et les expériences de Hardenberg! Chez l’un, tout est coordonné, profond, médité; tout s’exécute aussitôt sans faiblesse. Chez l’autre, que trouve-t-on? Les incertitudes, le flottement entre les doctrines radicales et les tendances despotiques, une série de lois de finances manquées, de grandes promesses dangereuses pour l’avenir, de hardies tentatives abandonnées dès le premier pas, chaque chose faite à la hâte, et sans plan; — et, au milieu de cette agitation de dilettante incomplet, quelques réformes de haute importance.

Et Hausser[36], aussi passionné que Treitschke pour l’unité allemande, mais d’esprit plus large, adresse au chancelier des reproches analogues. Il le blâme d’avoir plus d’une fois défait ce qu’il venait de faire, d’avoir proclamé les réformes sans les réaliser et d’avoir donné à quelques-unes de ses créations le caractère d’essais provisoires ou de vaines apparences.

Et, parmi les contemporains déjà, même parmi ceux qui n’avaient point contre l’œuvre de Hardenberg d’hostilité fondamentale, même parmi ceux chez qui les tendances réformatrices du chancelier n’éveillaient point l’opposition de l’esprit conservateur ou féodal, on en rencontre plus d’un, qui, dès lors, se dérobe et se refuse. Des hommes comme Schleiermacher et Gneisenau[37], heurtés par l’aspect extérieur des choses, par ce que le caractère de Hardenberg avait d’équivoque, par son apparence de diplomate d’ancien régime, par son entourage, opposaient dès lors Stein à Hardenberg, et accordaient au premier, malgré lui, l’adhésion qu’ils refusaient au second. Même à une heure où Stein apportait, du fond de son exil, un concours décidé au chancelier, il semble que tout ait contribué à faire des deux hommes d’Etat les représentans de deux principes contradictoires.

Qu’y a-t-il au fond de cette opposition? Il semble que, pour le mieux reconnaître, il soit préférable de rechercher non point les tendances idéales de l’un et l’autre esprit, tendances complexes toujours et difficiles souvent à préciser, à réduire en formule; mais les réalités pratiques auxquelles l’un et l’autre ont abouti.

L’œuvre agraire de Stein s’était limitée en fait à l’émancipation des paysans des domaines royaux.

Il avait créé, de ce côté, sur ces domaines où le souverain agissait comme propriétaire et non comme chef d’État, il avait créé 30 000 propriétaires libres. C’était un fait social considérable. La légende, qui a fait depuis de Stein le libérateur du paysan prussien, l’a beaucoup exagéré. En dehors des domaines royaux, Stein n’avait rien osé ; et cette timidité restreint singulièrement la portée de ses édits. L’école historique allemande commence à le reconnaître, à revenir des exagérations anciennes. Elle est bien près d’effacer le bas-relief de la statue de Berlin, où l’on voit la foule des serfs affranchis apporter aux pieds de Stein l’hommage de la démocratie rurale à son libérateur[38].

Ces impressions, d’ailleurs, ne sont pas nouvelles. On les retrouve, en cherchant bien, chez quelques-uns des contemporains.

En 1808[39], le ministre von Schrötter avait rédigé pour un petit journal, l’Ami du Peuple, un panégyrique officiel et sans ré- serves de l’édit de Stein. Vers 1812, Scharnweber, esprit moins administratif et plus indépendant, retrouvait l’article de Schrötter et l’annotait avec un scepticisme inquiet et peu laudatif, et vers 1810, Vincke, qui était beaucoup plus que Scharnweber de l’école de Stein, s’épanchait sans réserve sur l’avortement de la réforme agraire. Quiconque pénètre au fond des choses sent dès lors que la législation de Stein, la législation de 1807 et de 1808, a surtout l’aspect d’une manifestation humanitaire[40].

Hardenberg, en principe et en fait, a été plus loin. L’édit de septembre 1811, réduit, limité, envisagé seulement dans le résidu final, dans les conséquences définitives de son application pratique, entraîne de bien autres résultats, soulève de bien autres questions de droit public que les édits de Stein.

Ce n’est plus ici le souverain qui, sur ses domaines, fait l’abandon librement consenti d’une domination, de prérogatives exceptionnelles. C’est le chef d’Etat qui porte un main révolutionnaire sur les droits traditionnels et contractuels des grands propriétaires nobles et qui transforme, par le fait du prince, leurs titres de propriété sur les tenures rurales.

Les hobereaux ne s’y trompent pas un instant. C’est là, presque autant que la résistance de l’intérêt menacé, ce qui fait l’ardeur de leur opposition. Ces vieux titres de domination, dont l’origine obscure et souvent violente se perd dans la nuit des temps, l’oligarchie ne peut consentir à les reconnaître périmés par les progrès de l’évolution sociale. Qu’elle ait réussi, comme elle le fit, à restreindre l’étendue de la mainmise révolutionnaire dont elle se plaignait, l’importance théorique, la portée fondamentale de l’acte n’en demeure pas moins.

Hardenberg a fait sur une moindre échelle, avec d’autres lenteurs et d’autres ménagemens[41], la liquidation partielle, mais cependant révolutionnaire, de la féodalité, liquidation que la France venait d’achever radicalement.

C’est par là encore que Hardenberg est un succédané en Prusse de la Révolution française. Treitschke le reconnaît indirectement lorsqu’il relève chez le chancelier le mélange des doctrines radicales et des tendances autoritaires qui le rapprochent du jacobinisme[42], et c’est peut-être dans cette définition qu’il faut chercher le secret des hostilités allemandes à l’égard de Hardenberg.

Stein, le représentant du droit historique, n’eût rien fait et n’a rien fait de comparable à l’acte révolutionnaire qu’était malgré tout l’édit du 14 septembre 1811. Il n’est cependant pas sans intérêt, pour l’histoire de son esprit, de noter comment il s’est comporté, au regard de l’œuvre de Hardenberg.

Son exil, en ces temps de trouble profond, l’éloignait fort du centre des affaires. Toutefois lorsque ses amis, ou lorsque Schleiermacher et Gneisenau lui faisaient parvenir leurs diatribes personnelles contre le chancelier, il persistait encore, même durant tout le cours de l’année 1811, à voir en Hardenberg l’ennemi actif du vieux parti féodal et la réserve de la politique nationale. De sa rude écriture, Stein ramenait les dissidens à une conception plus élevée de la politique prussienne, de la politique européenne, à une vue plus large où devaient s’effacer les griefs personnels et les querelles de détail.

Plus tard, toutefois, il a refusé d’associer sa responsabilité aux mesures agraires de Hardenberg et à l’édit de septembre, et l’on trouve dans les jugemens qu’il a portés sur la question elle-même des fluctuations assez singulières.

En 1801[43], à une époque tranquille, Stein, envisageant et condamnant l’état social de la population rurale, ne voit le salut que dans la concession de la propriété au petit tenancier.

En 1808[44] encore, dans son testament politique qui est, il est vrai, l’œuvre de Schön, mais auquel il a donné sa signature, il proclame la nécessité d’une transformation du droit de propriété, qu’il n’a pu, durant ses quelques mois de dictature, réaliser.

Mais, appréciant plus tard, dans sa biographie, l’œuvre de Hardenberg, il en dégage sa responsabilité explicitement. Il blâme l’édit de septembre d’avoir bouleversé et rompu, dans son action brutale, les rapports traditionnels du propriétaire noble et du tenancier[45].

Et plus tard encore, à l’époque de réaction, appréciant la réforme comme un fait accompli, il conseille de ne point l’abolir, de ne point revenir à l’ancien état social qu’elle a partiellement détruit[46].

Contradictions, ou tout au moins hésitations flagrantes, qui ne permettent point de chercher l’unité de la vie de Stein ailleurs que dans son action continue, persistante, homogène, de grand patriote allemand. Ne saisit-on pas ici sur le vif ce qu’il y a de factice, à vouloir faire de Stein, malgré toute la vigueur de sa volonté, l’homme d’un système ou d’une doctrine politique?

Tout au plus pourrait-on dire, — si l’on veut, sans rien exagérer, synthétiser les deux hommes d’État, — tout au plus pourrait-on dire que Stein a représenté les réserves du droit historique ou comme un résidu des tendances semi-libérales, semi-oligarchiques de la vieille Allemagne décentralisée; tandis que Hardenberg, qui était bien moins que lui un homme à principes, était porté par les idées plus modernes, par la conception plus neuve d’un état social rajeuni, égalisé, uniformisé et par ce que cette conception même entraînait nécessairement avec elle de plus brutal, de plus autoritaire, de plus radical.


GODEFROY CAVAIGNAC.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1894 et du 15 janvier 1895.
  2. Warschauer, Zur Geschichte der Staats-anleihen in Preussen von-1786-1870.
  3. Pertz, Das Leben des Ministers Freiherrn vom Stein, II, pp, 571 et suiv.
  4. Knapp, Die Bauern-Befreiung, II, p. 265.
  5. Pertz, Das Leben des Ministers Freiherrn vom Stein, II, p. 311.
  6. A. Stern, Abhandlungen und Aktenstücke zur Geschichte der preussischen Reformzeit, 1807-1815, VII. Geschichte der preussischen Verfassungsfrage, 1807-1815, pp. 1 45 et suiv.
  7. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 378.
  8. A. Stern, Abhandlungen und Aktenstücke zur Geschichte der preussischen Reformzeit, 1807-1815, VI. Die Sitzungsprotokolle der interimislischen Landesvepräsentation Preussens, 1812-1815, p. 129.
  9. De Bombelles à Metternich, 31 déc. 1810, A. Stern, op. cit., p. 169.
  10. Ranke, Denkwürdigkeiten des Staatskanzlers Fürsten von Hardenberq, IV, p. 246. — Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 374, d’après le rapport officiel sur l’assemblée des États et députés du pays, conservé aux archives d’Etat à Berlin.
  11. Sack à Stein, 11 septembre 1810. (Stein’sches Archiv. Nassau.) A. Stern, op. cit., p. 168.
  12. Treitschke, Deutsche Geschichte, l, p. 374.
  13. Déclaration du 26 mars 1811 signée par v. Gerhard, v. Köller, v. Rœbel, comte v. Götzen, comte Larisch, v. Sydow, v. Kalckreuth. — A. Stern, op. cit., p. 171.
  14. Groh schroff und knorrig, ein grunddeutscher Mann von scharfem Verstande und unbändigem Frehnuth. — Un vrai Allemand, grossier, noueux et raboteux, dit Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 373.
  15. Voir le texte de l’adresse, Klose, Leben Karl August’s’ Fürsten von Hardenberg, p. 283.
  16. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 373, Adresse remise au roi le 24 janvier 1811. Adresse remise à Hardenberg le 30 janvier 1811. Aus dem Nachllasse Friedrich August Ludwig’s von der Marwitz, I. Lebensbeschreibung, p. 313.
  17. Voir Formation de la Prusse contemporaine, pp. 84, 85. — Knapp, 1, p. 75. — Mamroth, Geschichte der preussischen Staats-Besteuerung, p. 273.
  18. Voir le jugement porté par Treitschke, Deutsche Geschichte, I, 376, sur l’édit de septembre. Il est antérieur aux travaux de Knapp, et ceux-ci permettent de le rectifier. Treitschke parait exagérer la portée pratique de l’édit et en atténuer en quelque mesure le caractère révolutionnaire.
  19. Bornhak, Durchausfranzösisch, Geschichte des preussischen Verwaltungs-Rechts, III, p. 55. — Keil, Die Landgemeinde in den östlichen Provinzen Preussen’s.
  20. Édit du 30 juillet 1812.
  21. Formation de la Prusse contemporaine, p. 422.
  22. Preussische Jahrbücher, XXXVII. Gneist, Die Denkschriften des Freiherrn vom Stein, p. 264.
  23. Meier, Die Reform der Verwaltungs-Organisation unter Stein und Hardenberg, p. 432.
  24. Bornhak, Geschichte des preussischen Verwaltungs-Rechts, III, p. 55.
  25. Meier, Die Reform der Verwaltungs-Organisation, p. 435.
  26. Meier, Die Reform der Verwaltungs-Organisation, p. 440. — Keil, Die Landgemeinde in den östlichen Provinzen Preussens, p. 110. — Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 380.
  27. Meier, Die Reform der Verwaltungs-Organisation, p. 4 45. — Bornhak, Geschichte des preussischen Verwaltungs-Rechts, III, p. 55.
  28. A. Stern, Abhandlungen and Aktenstücke zur Geschichte der preussischen Reformzeit, VII. Geschichte der weussischen Verfassungs-frage, 1807, 1815, p. 172.
  29. A. Stern, op. cit., p. 173.
  30. A, Stern, Abhandlungen und Akienstücke zur Geschichte der preussischen Reformzeit, VI, Die Sitzungs-protokolle der intermistischen Landes-reprasentation Preussens, 1852-1815, p. 129.
  31. Knapp, Die Landarbeiter in Knechtschaft und Freiheit, p. 86.
  32. A-Stern, op., cit., p. 183. — Keil, Die Landgemeinde in den östlichen Provinzen Preussens, p. 110. — Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 380.
  33. Keil, Die Landgemeinde in den östlichen Provinzen Preussens, p. 110.
  34. Bornhak, Geschichte des preussischen Verwaltungsrechts, III, p. 56.
  35. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 381.
  36. Hausser, Deutsche Geschichte, III, p. 496.
  37. Pertz, Stein’s Leben, II, pp. 571 et suiv.
  38. Gœtte, Das Zeitalter der Deutschen Erhehung, 1807-1815, p. 40.
  39. Knapp, Die Landarbeiter in Knechtschaft und Freiheit, p. 90.
  40. V. Bodelschwingh, Leben Vincke’s, I, p. 451 et suiv.
  41. Le principe de l’indemnité notamment. Voir Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 376.
  42. Treitschke, ibid., p. 381.
  43. Pertz, Stein’s Leben, I, p. 202. — Preussische Jahrbücher, XXXVII. — Gneist, Die Denkschriften des Freiherrn vom Stein. p. 263.
  44. Voir Formation de la Prusse contemporaine, p. 482.
  45. Autobiographie de Stein. Pertz, Stein’s Leben, VI, 2, Beilagen, p. 165.
  46. Pertz, Stein’s Leben, V, p. 89. — Preussische Jahrbücher, XXXVII. Gneist, Die Denkschriften des Freiherrn vom Stein, p. 263.