Le Ministère de la marine pendant la Commune/02

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Le Ministère de la marine pendant la Commune
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 241-280).
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LE
MINISTERE DE LA MARINE
PENDANT LA COMMUNE

II.[1]
LA BATTERIE DE MONTRETOUT. — LES INCENDIES DE LA RUE ROYALE. — LE COMBAT DU PONT D’AUSTERLITZ.


VI. — LES AVANIES.

Le ministère, à peine protégé par l’ambulance où MM. Raynaud, Le Roy de Méricourt et Mahé continuaient imperturbablement leur service, surveillé attentivement par les employés de l’administration régulière que l’on y avait laissés, eut plus d’un assaut à subir pendant que les capitaines de frégate galonnés par la commune rivalisaient de zèle pour former des corps « d’élite » et se faire adjuger de gros appointemens. Latappy essayait de maintenir un peu d’ordre dans son personnel ; mais que pouvait-il seul au milieu de la mauvaise engeance dont il était entouré, et surtout avec le 224e bataillon, qui continuait à camper dans l’hôtel que l’on mettait volontiers au pillage ? L’ivresse dissipait promptement les quelques scrupules qui subsistaient encore, et les fédérés, déjà fort peu soucieux de l’honneur de leur uniforme, dont Rossel devait sottement leur parler plus tard, considéraient comme de bonne prise tout ce qu’ils pouvaient mettre dans leurs poches. Ils usaient entre eux d’un mot qui les peint bien ; ils disaient, lorsqu’ils quittaient le poste : « Je vais au fourrage. » Aller au fourrage, c’était gravir les escaliers du ministère, ouvrir la porte des bureaux, faire sauter le tiroir des tables, briser les serrures des armoires et voler les menus objets que les employés avaient oubliés ou abandonnés en se retirant sur Versailles. L’adjudant Langlet avait beau avoir l’œil sur eux, ils déjouaient toute surveillance et levaient les épaules en ricanant lorsque l’on essayait de leur faire honte de leur conduite. Parfois le chef du matériel, M. Gablin, le concierge, M. Le Sage, étaient avertis par quelque planton effaré ; ils accouraient alors, prenaient ces détrousseurs de chambre au collet et d’un coup de pied les envoyaient rouler dans l’escalier. Il n’en était que cela, et ça recommençait le lendemain. Latappy se fâchait, donnait les instructions les plus sévères à son chef de comptabilité Matillon, à Boiron, son secrétaire-général, qui trouvaient le délégué un peu sévère, mais qui estimaient cependant que les réquisitions devaient parer à toutes les exigences du moment. Comme leur haute situation administrative les tenait à l’écart des simples fédérés, ils transmettaient les ordres du citoyen ministre au citoyen Gournais, gouverneur du ministère. Gournais ne se les faisait pas répéter, et, pour mieux apprécier l’importance des dégâts, il s’empressait de faire des perquisitions pour son propre compte. Les montres, les porte-monnaie, les bijoux, les armes précieuses dont le ministère possédait une importante collection, tout objet de valeur, en un mot, disparut de la sorte et ne fut point retrouvé.

La commune faisait en bloc ce que ses soldats se plaisaient à faire en détail ; elle avait besoin d’argent, en manquait, et cherchait à s’emparer des services de vaisselle plate appartenant aux ministères et aux grandes administrations. À cet effet, elle avait, le 12 avril, institué un directeur-général des domaines appelé Fontaine, qu’il ne faut pas confondre avec Joseph Fontaine, qui le 7 mai fut nommé séquestre des biens du clergé. Ce Fontaine trouva facilement à la délégation des finances les états indicatifs de l’argenterie réservée aux usages de chaque ministère. Le 17 avril, accompagné d’un commissaire de police nommé Charles Mirault[2], il vint en personne à l’hôtel de la marine réclamer, au nom du gouvernement qu’il représentait, les soixante-dix-huit articles dont se composait le service de table du ministère. M. Gablin, auquel il s’adressa, bien résolu à ne point dévoiler dans quel trou il avait versé l’argenterie, répondit sans se troubler : « La vaisselle plate ? il y a longtemps qu’elle n’est plus ici ; ils l’ont emportée. » Il expliqua alors que, dans la nuit du 18 mars, lorsque l’évacuation du ministère avait été décidée, une bonne partie de l’argenterie, la plupart des objets précieux et les armes de guerre avaient été chargés sur un fourgon qui avait pris route sur Versailles. Fontaine lui dit alors : « Vous devez avoir une décharge, montrez-la-moi. — Ma foi, répliqua M. Gablin, on était si pressé que je n’ai point pensé à la demander et qu’on n’a pas pensé davantage à me l’offrir. Du reste, il y aurait eu un compte-matières à faire, car on a dû laisser quelques pièces ici, et l’on n’avait pas le temps de vérifier. » Fontaine se mit en quête et découvrit en effet des plats et des couverts dont la valeur représentait une dizaine de mille francs. En homme avisé, M. Gablin avait fait la part du feu, c’est-à-dire de la commune ; bien lui en avait pris. Le directeur des domaines donna un reçu et constata dans son procès-verbal que les « articles » manquant avaient été transbordés à Versailles par « les royalistes. » Le commissaire de police Mirault signa sans faire d’objection, et nul ne songea à sonder les sous-sols. L’argenterie ainsi enlevée fut livrée à la Monnaie, où Camélinat la fit jeter en fonte ; on y retrouva, au mois de juin, soixante couteaux en vermeil qui valaient 932 francs.

L’alerte n’avait pas été bien chaude, et le ministère de la marine semblait devoir jouir de quelque repos, d’autant plus que le 224e bataillon avait été relevé le 19 avril et remplacé par le 30e bataillon sédentaire venant de Belleville, composé de petits boutiquiers, gens d’ordre et de tenue convenable, auxquels on n’eut aucun reproche grave à adresser. Les tiroirs furent respectés, et l’on ne fut plus obligé d’enjamber des ivrognes endormis lorsque l’on gravissait les escaliers. Ce fut un bon temps relatif ; mais que de gêne encore, que de précautions prises contre toute liberté, pendant cette période de misère et d’abjection ouverte au nom de la liberté ! La porte du ministère qui bat dans la rue Saint-Florentin était mise sous scellés, comme une caisse de banqueroutier. Le concierge de la rue Royale, M. Le Sage, devait tenir sa porte toujours fermée ; on pénétrait dans le ministère par le poste des fédérés, où l’on était examiné avec soin ; après sept heures du soir, avant six heures du matin, on ne pouvait entrer sans montrer un laisser-passer ; une fois admis dans l’enceinte sacrée du ministère, on était conduit de sentinelle en sentinelle, jusqu’au gouverneur Gournais, qui, lorsqu’il n’était pas tout à fait ivre, daignait prendre une décision. Les habitans de l’hôtel n’étaient même pas exemptés de ces insupportables vexations ; pour s’y soustraire, le docteur Mahé ne sortait jamais le soir et était toujours rentré avant sept heures. Sans le savoir, la commune, par ses agens enfiévrés d’autorité, avait fait retour aux pratiques que tous les peuples civilisés ont condamnées ; quelques jours avant de s’effondrer, n’avait-elle pas rendu un décret qui forçait chaque citoyen à être muni d’une carte d’identité ? Il faut ajouter que tous les hommes de ce gouvernement de singes malfaisans avaient passé leur vie à déblatérer contre les très anodines précautions que la préfecture de police prenait contre leurs instincts pervers et leurs détestables projets.

En ce temps-là, toute délation était écoutée, tenue pour bonne, et donnait motif à des avanies sans pareilles. M. Gablin en fit la dure expérience. Dans les premiers jours de mai, il vit entrer dans son cabinet un commissaire de police portant l’écharpe en sautoir, et suivi d’une dizaine d’estafiers vêtus en gardes nationaux. — Le citoyen Gablin, chef du matériel de l’ex-ministère de la marine ? — C’est moi. — Au nom de la loi, je vous arrête. — Pourquoi ? — Parce que j’en ai reçu l’ordre. — La raison était sans réplique ; M. Gablin prit son chapeau et dit : — Eh bien ! marchons ! — Le commissaire de police lui expliqua qu’on allait le garder à vue jusqu’à ce qu’on se fût assuré de deux autres employés. Les deux sous-ordres — contre lesquels un mandat d’amener avait été lancé, — étaient MM. Manfrina et Juin, le fumiste et le serrurier qui avaient aidé M. Gablin à cacher les armes et l’argenterie. Ces trois arrestations opérées simultanément ne laissaient aucun doute aux trois prisonniers, qui se regardèrent comme pour se dire : Nous avons été dénoncés. On les emmena à la préfecture de police. C’est à peine si les gens qui les voyaient passer faisaient attention à eux. À ce moment, les arrestations arbitraires étaient si fréquentes qu’on ne les remarquait plus. Sur le Pont-Neuf, quelques curieux s’arrêtèrent et dirent : « Ce sont des curés déguisés. » On les fit entrer d’abord au bureau de la permanence, où on les remit entre les mains de Chapitel. Celui-ci commença l’interrogatoire, que M. Gablin sut immédiatement faire porter sur lui seul. Son argumentation fut très simple et très ferme : — Ces deux hommes arrêtés, on ne sait pourquoi, sont deux ouvriers attachés au ministère ; ils sont hiérarchiquement soumis au chef du matériel ; l’un ne peut déplacer un tuyau de poêle, l’autre planter un clou, sans son autorisation, sans son ordre ; s’ils sont prévenus de faits qui se sont passés dans le ministère et qui se rapportent à leur fonction spéciale, ils ne sont pas responsables, car ils n’ont fait qu’obéir. Le chef du matériel les couvre absolument de son autorité ; la préfecture de police peut le garder, l’interroger, l’incarcérer, si bon lui semble, mais au nom de la justice elle doit renvoyer immédiatement chez eux ces deux hommes qui sont d’honnêtes ouvriers, et qui, comme tels, ont droit à la bienveillance de la commune. — Le chef de la permanence se grattait la tête en écoutant M. Gablin, qui parlait avec quelque vivacité ; le fumiste et le serrurier ne soufflaient mot. Chapitel sembla consulter de l’œil un chef de bataillon fédéré qui se trouvait près de lui, et qui n’était autre que le commandant de place Découvrant. Celui-ci haussa les épaules en signe de doute. Chapitel dit alors à haute voix : — Après tout il a raison, — et il renvoya MM. Juin et Manfrina. Puis, s’adressant à M. Gablin, il ajouta : — Quant à vous, je vais vous expédier au citoyen délégué ; il verra ce qu’il veut faire de vous.

Fort heureusement pour M. Gablin, le délégué n’était plus Raoul Rigault et n’était pas encore Théophile Ferré ; c’était Frédéric Cournet, un viveur, sans méchanceté, spirituel parfois, sensuel toujours, et qui aurait pu n’être pas nuisible si l’ivrognerie ne l’eût abruti. M. Gablin était doublement satisfait d’avoir vu ses ouvriers rendus à la liberté, car c’était d’une part les soustraire à tout péril immédiat, et de l’autre c’était lui donner à lui-même la possibilité de se justifier, — il ne savait pas de quoi, — sans qu’un débat contradictoire vînt lui infliger un démenti. Il fut placé entre quatre nouveaux fédérés pris au poste voisin et conduit au cabinet du délégué, qui était le cabinet des anciens préfets de police. Il franchit un escalier, des couloirs, des corridors, une galerie suspendue, plusieurs pièces et le palier d’un second escalier. Partout il vit des gardes nationaux au milieu de bidons, de gamelles, de « litres, » de jeux de cartes, de feuillettes placées sur chevalet et de débris de charcuterie. Entre tous les postes gardés par les fédérés pendant la commune, celui de la préfecture de police était le plus envié ; il avait son sobriquet : on l’appelait « le campement de la ribote. » Après une assez longue attente, M. Gablin fut introduit près du délégué assis devant un magnifique bureau orné de bronze doré sur lequel une « chope » à moitié vide était posée. Gournet parut ne pas savoir de quoi il s’agissait, interrogea distraitement le prisonnier et donna ordre de le conduire devant un juge d’instruction « qui aviserait. » On fit une nouvelle promenade à travers d’autres couloirs, d’autres corridors, à travers des cours ; on escalada deux étages dans un bâtiment neuf ; on s’arrêta dans une antichambre, et M. Gablin fut reçu par un homme d’une trentaine d’années, vêtu d’une robe de magistrat et coiffé d’une toque : la fo-orme, dit Brid’oison, — les gens de la commune en raffolaient et ne savaient qu’inventer pour se distinguer les uns des autres. Quel était ce juge d’instruction ? Il est difficile de le dire précisément, car M. Gablin a oublié son nom. D’après le résultat de l’interrogatoire et la façon bienveillante dont celui-ci fut mené, il est probable que M. Gablin eut la bonne chance d’être conduit devant Joseph-Frédéric Moiré, qui fit fonction de juge interrogateur dès l’établissement de la commune, mais qui ne fut officiellement nommé que le 8 mai. C’était un simple sceptique, sans fiel, sans conviction, sans principe, qui traversait le Palais de Justice, comme il avait traversé la caisse des dépôts et consignations : parce qu’on le payait. Il a signé plus d’un mandat de libération au temps de la commune, et si cela lui a valu quelques aubaines, je n’ai pas le courage de les lui reprocher.

Il examina rapidement les paperasses qu’un homme de l’escorte lui remit. Resté seul avec M. Gablin, il ne put réprimer un sourire et dit : — Vous avez donc fait murer l’entrée du souterrain de la marine ? — M. Gablin eut un soupir de soulagement : on ne savait rien ni de l’argenterie, ni des armes cachées. — Mais il n’y a jamais eu de souterrain ! — J’en suis parfaitement convaincu, répondit le juge. — L’interrogatoire commencé de la sorte dégénéra promptement en conversation. M. Gablin vit sans peine qu’il était en présence « d’un bon garçon, » il en profita habilement ; il mit beaucoup de rondeur, quelque gaîté dans ses réponses, et au bout d’un quart d’heure le magistrat et l’accusé étaient les meilleurs amis du monde. — Surtout, disait le juge, n’ayez aucune correspondance avec Versailles, parce qu’alors le procureur-général (Raoul Rigault) évoquerait l’affaire, et je n’aurais plus à m’en mêler. — Tout en causant, il avoua qu’on allait « trop loin, » et que l’éducation du peuple n’était pas encore complètement faite. — Allons, retournez chez vous, dit-il en terminant à M. Gablin, je regrette que l’on vous ait dérangé. — On se quitta sans se dire au revoir, mais en se donnant une poignée de main. M. Gablin était en liberté, il le croyait du moins, mais il avait compté sans le zèle des fédérés. La nuit venait ; il errait dans les couloirs, cherchant sa route et ne la trouvant guère, car il avait été amené au Palais par les dégagemens intérieurs de la préfecture de police, c’est-à-dire par un labyrinthe où il était facile de s’égarer, lorsque l’on n’en connaissait pas les détours. Au coin d’un corridor, il aperçut un garde national en faction et lui demanda naturellement son chemin. Le fédéré lui répondit : — Vous, vous m’avez l’air d’un évadé, et je vais vous conduire au dépôt. — M. Gablin eut beau regimber, il fallut obéir ; heureusement ce fédéré prudent entra au poste pour prendre des hommes de renfort, afin de s’assurer du prisonnier. Celui-ci fut reconnu par un des soldats qui l’avaient conduit chez le juge d’instruction. M. Gablin fut ramené devant le magistrat, qui cette fois signa une mise en liberté régulière, à laquelle il ajouta courtoisement un laisser-passer. M. Gablin, rentré au ministère où l’on n’espérait plus trop le revoir, fut mandé chez Latappy. Le délégué s’excusa, dit qu’il regrettait vivement ce qui était arrivé, parla de malentendu, et finit par insinuer qu’il avait fait prier Gournet de relâcher immédiatement le prisonnier arrêté par erreur, — ce qui était contraire à la vérité ; enfin, avec quelque embarras, Latappy demanda à M. Gablin de s’engager par écrit à ne plus correspondre avec Versailles. M. Gablin se soumit à cette condition d’autant plus volontiers qu’il n’envoyait jamais aucune correspondance à son ministre régulier et qu’il se contentait de rapports verbaux directement faits à M. de Champeaux, délégué du ministère à Paris, avec lequel il avait des rendez-vous fixés d’avance, mais dont le lieu n’était jamais le même. En effet, M. de Champeaux, dont le dévoûment fut impeccable pendant toute la durée de la commune, avait été décrété d’accusation ; il le savait, prenait les précautions nécessaires, ne dormit pas, depuis le 12 avril, une seule nuit dans le même domicile, et à force de sagacité réussit à dépister toutes les recherches que Raoul Rigault dirigeait incessamment contre lui.

M. Gablin en avait été quitte à bon marché, car plus d’un fonctionnaire paya alors par une longue détention la fidélité gardée aux administrations régulières. Le 30e bataillon était toujours au poste du ministère et n’offrait aucun danger, mais l’introduction subite d’un nouveau personnage prouva aux employés qu’il fallait redoubler de prudence. Le 6 mai, un Polonais, nommé Landowski, vint s’installer et établir ses bureaux dans l’hôtel de la marine en qualité de commissaire de police de la navigation et des ports. C’était un ami de Raoul Rigault, qui, le 20 mars, l’avait nommé commissaire de police provisoire du quartier Saint-Denis ; cela n’avait point empêché Landowski de participer à une action militaire, sous le titre de chef de légion. Il était à Asnières le 20 avril sur la rive gauche de la Seine ; repoussé vivement par les troupes françaises, il perdit quelque peu la tête, ne pensa guère qu’à sa sécurité personnelle, passa lestement le pont de bateaux et donna ordre de le rompre. L’ordre fut rigoureusement exécuté, au grand détriment des gardes nationaux, qui, bousculés par les gendarmes et les soldats de ligne, se noyèrent, furent tués ou mirent bas les armes en se rendant prisonniers. Cette sotte équipée lui avait démontré qu’il ne suffit pas de porter des galons pour savoir diriger une retraite, et il s’était confiné dans ses fonctions de policier pour lesquelles il paraît avoir eu du goût. Il fut activement mêlé à la mission révolutionnaire qui fut confiée à Landeck et à Mégy pour établir la commune à Marseille[3].

Raoul Rigault, quoique devenu procureur-général, tenait à être renseigné sur les actes et les tendances de chaque administration ; il avait des agens à la guerre, à la justice, aux finances, il voulut en avoir un à la marine et y envoya Landowski, avec mission occulte de surveiller Latappy, ses différens chefs de service et de rendre compte de sa conduite, de sa correspondance et des propos de tous les fonctionnaires réguliers, médecins, chef de matériel et autres. Il fut deviné et ne put rien apprendre, car l’on se tint vis-à-vis de lui dans une attitude assez correcte pour déjouer tous les soupçons.

Ce Landowski représentait une sorte d’inconvénient moral auquel on put se soustraire ; les travaux de défense construits autour de l’hôtel de la marine créaient un inconvénient matériel insupportable, car ils y amenaient une grande quantité d’ouvriers, de fédérés soupçonneux, ignares, et qui, eux aussi, demandaient à voir l’entrée du souterrain. Il y eut plus d’une lutte à soutenir contre ces brutes, et M. Le Sage, le concierge, avait fort à faire pour les empêcher d’encombrer la cour dont ils auraient voulu faire leur quartier-général. C’était l’heure où Napoléon Gaillard, pétillant de bêtise, cordonnier par vocation, barricadier par tempérament, avait été chargé d’élever la redoute de la rue Saint-Florentin et la vaste barricade qui, englobant l’issue de la rue Royale, menaçait la place de la Concorde, le pont, le Corps législatif, le Palais-Bourbon et le ministère des affaires étrangères. Ce fantoche, qui, comme Ferré, comme Duval et tant d’autres, devait sa réputation révolutionnaire à la manifestation faite en décembre 1869 sur la tombe de Baudin, commandait la construction d’une barricade comme on commande un assaut, la main sous le revers de la capote, le képi sur l’oreille, se croyant un homme de guerre et se comparant mentalement à César ou à Frédéric II. Obséquieux du reste et très timide, sa spécialité consistait à bâtir des barricades et à ne point les défendre. Il était venu voir Latappy et le remercier d’avoir mis à sa disposition cent dix fûts trouvés dans les magasins du ministère ; il saluait fort bas le concierge et lui demandait « la faveur » de remiser ses brouettes dans la cour. Familièrement on l’appelait l’empoisonneur, car, pour fortifier les talus et les « blinder, » il les avait fait garnir avec des paquets de chiffons qui — ainsi qu’eût dit Rabelais, — puaient bien comme cinq cents charretées de diables. Ces chiffons étaient contenus dans des sacs gris et dans des sacs de toile à matelas ; il les faisait alterner, obtenant de la sorte une décoration grossière qui le ravissait ; il s’éloignait semblable à un peintre qui cherche l’objectif de son tableau clignait des yeux et trouvait que cela était bien. Les temps n’étaient point gais alors, et cependant l’on a conservé un bon souvenir du « père Gaillard » au ministère de la marine, car il était si naturellement grotesque qu’il y faisait rire tout le monde.

Ce qui parut moins comique que « le commandant supérieur du bataillon de barricadiers de la commune, » c’est que vers le 16 mai trois camions pénétrèrent dans la cour du ministère. Ils étaient chargés de touries de pétrole, de caisses renfermant des mèches soufrées, d’obus décoiffés. Tous ces engins de destruction furent rangés dans la petite cour qui s’ouvre derrière la porte de la rue Saint-Florentin. On interrogea Latappy, Matillon, Boiron ; ils répondirent d’une façon évasive : « Il n’y a pas lieu de s’inquiéter ce sont des munitions de guerre destinées aux remparts ; on ne les a que momentanément déposées au ministère. » Le docteur Mahé M. Gablin, M. Le Sage, n’étaient point convaincus ; ils secouaient la tête, et, regardant dans la direction de Versailles, ils se disaient : « Mais que font donc nos hommes ? » Ce que « nos hommes » faisaient, il faut le dire, car ils eurent une action considérable dans la délivrance de Paris.


VII. — LA BATTERIE DE MONTRETOUT.

Au début de la guerre franco-allemande, nos vaisseaux avaient couru à travers la Méditerranée, l’Océan, la mer Baltique cherchant le péril partout et ne le rencontrant nulle part. Aussitôt que nos premiers désastres aux frontières de l’est eurent appris que tout projet de débarquement sur la côte prussienne devait être abandonné, on chercha à utiliser pour la défense du pays l’admirable ressource que notre marine nous offrait. Fantassins de marine canonniers, fusiliers marins, furent appelés à Paris, mis en garnison dans les forts, dirigés sur les points menacés par la marche en avant de l’ennemi, ou envoyés en province pour grossir et fortifier les armées que l’on comptait y lever. Ce que ces hommes ont été pendant la guerre, toute la France le sait et leur en garde une reconnaissance inaltérable. Ils ont combattu partout, ont tout supporté avec un calme héroïque et ont accompli sans murmurer des marches forcées que leurs habitudes nécessairement sédentaires leur rendaient extraordinairement pénibles. Au milieu de nos forces vives désagrégées par la défaite, la captivité, la révolte et l’ivresse, la marine représentait une force intacte que l’insurrection avait sollicitée sans pouvoir l’entamer. Malgré les nombreux combats auxquels elle avait pris part et où elle ne s’était point ménagée, elle formait une sorte de réserve sur le dévoûment de laquelle on pouvait absolument compter.

On peut dire qu’après le 18 mars la France était réfugiée et concentrée à Versailles. Là était l’assemblée, là était le gouvernement légal, là battait le cœur du pays. Pour mettre fin à la guerre civile déchaînée par d’impuissans ambitieux, pour sauver une nation qui se sentait mourir sous les coups redoublés de l’ennemi et de la perversité sociale, ce n’était pas trop de réunir tous les élémens de combat dont on disposait encore et de les grouper dans un effort suprême dont le salut pouvait sortir. C’était là une affaire de famille qui ne regardait que nous, et l’on dut tout d’abord refuser les offres de l’Allemagne victorieuse, qui proposait de réduire la révolte et de faire au besoin subir à Paris une exécution militaire. On se contenta de solliciter d’elle et d’obtenir le retour de nos soldats prisonniers au-delà du Rhin. La capitulation de Sedan, la capitulation de Metz, avaient privé la France de ses armées, qui, du moins, allaient réapparaître assez compactes et assez solides pour arracher le pays à la mort violente dont il était menacé. On hâtait le retour de ces pauvres gens qui avaient tant souffert et qui ne demandaient qu’à souffrir encore pour la cause qu’ils avaient à défendre. Des généraux furent envoyés à différens points de nos frontières pour recevoir et enrégimenter ces hommes dont une longue, une douloureuse captivité n’avait point émoussé le courage. Il fallut du temps, bien du temps pour rassembler ces débris épars et en composer des corps capables de résistance et d’offensive. Dans les premiers momens qui suivirent la victoire de l’insurrection, un grand trouble avait envahi les esprits et plus d’un officier général parut douter du succès définitif. Au point de vue exclusivement militaire, la situation n’était pas bonne. Le droit était à Versailles, il est vrai, et le crime était à Paris, mais Paris regorgeait de troupes, d’artillerie et de munitions. Si l’insurrection avait possédé un seul homme de guerre, elle aurait pu, quoique le Mont-Valérien fût à nous, faire un mouvement tournant un peu allongé qui l’eût mise en possession de Versailles et peut-être des destinées de la France. Cette honte nous fut épargnée.

M. Thiers a avoué lui-même l’espèce de torpeur dont on était accablé, lorsqu’il a dit devant la commission d’enquête : « Nous passâmes à Versailles quinze jours sans rien faire. » Cet état d’âme, lourd et indécis, qui succède presque invariablement aux grandes commotions, ne dura pas. L’énergie se retrouva parmi nos officiers de la marine et de l’armée, auxquels elle n’a pas l’habitude de faire défaut ; M. Thiers, surexcitant son activité naturellement excessive, voulait tout entreprendre à la fois. Chaque matin, il réunissait autour de lui les chefs de service des différens ministères, les interrogeait individuellement, leur donnait directement ses ordres et en recevait des rapports verbaux ; c’était ce qu’il appelait le petit conseil ; dans la journée, il expliquait au conseil des ministres, — le grand conseil, — les diverses mesures qu’il avait cru devoir adopter. Sur les instances de l’amiral Pothuau, il se résolut à utiliser les ressources considérables en hommes et en matériel que la marine pouvait mettre à sa disposition.

« Il fallait, dit un rapport officiel, réduire au silence les bastions sud de la place, dont l’armement gênait les travaux de siège contre le fort d’Issy, et rendre intenables les remparts depuis la. Seine jusqu’à la Muette pour faciliter les travaux d’approche. » Ces positions, occupées par l’insurrection, faisaient rage nuit et jour ; elles ne gênaient pas seulement les travaux du siège, bien souvent elles les paralysaient, et c’était là un très grave inconvénient qui ne pouvait se prolonger sans mettre la situation en péril. Les pièces de siège manquaient ; l’artillerie de terre, quoique admirablement servie et commandée, ne suffisait pas à la tâche qui lui avait été imposée, car ses canons n’avaient pas la portée nécessaire pour battre efficacement l’enceinte et les forts détachés. La marine seule possédait dans ses arsenaux des pièces assez puissantes pour détruire, à longue distance, les repaires de la révolte et ouvrir à nos soldats une route certaine vers Paris. M. Thiers avait accepté avec empressement les propositions de l’amiral Pothuau, mais il eut quelque peine à les faire adopter par le grand conseil ; il y réussit cependant et fit, en cette circonstance, acte de bonne autorité en disant : « Je le veux ! » Ce fut le capitaine de vaisseau Krantz, alors chef d’état-major et chef du cabinet du ministre, actuellement vice-amiral, qui, assistant chaque matin au petit conseil, fut chargé de mettre à exécution les ordres de l’amiral Pothuau et de faire diriger sur Versailles les hommes et le matériel dont on avait besoin. Ce ne fut point une petite affaire ; tous les documens administratifs étaient restés à Paris, et l’on se trouvait singulièrement empêché, car nulle mémoire n’était assez précise pour pouvoir indiquer avec certitude ce que contenaient les arsenaux de Brest, de Cherbourg, de Lorient, de Rochefort et de Toulon. A force d’énergie, on suppléa à l’inconvénient créé par l’absence forcée des « états et des inventaires. » Je n’ai pu sans respect parcourir le registre des dépêches échangées à ce sujet entre le ministre de la marine et les cinq préfets maritimes ; l’activité intelligente de l’un, le dévoûment des autres sont admirables. Chaque matin, au petit conseil, le commandant Krantz pouvait dire à M. Thiers : « Nos arsenaux tiennent à votre disposition tant d’hommes, tant d’obusiers, tant de munitions, tant de plates-formes. — C’est bien, répondait M. Thiers, faites-les venir, arrangez-vous avec M. de Franqueville. » M. Krantz conférait alors avec M. de Franqueville, directeur-général des chemins de fer ; des instructions étaient expédiées aux différentes gares, et l’on faisait place aux trains sauveurs, lourdement chargés, qui nous apportaient la délivrance.

On était arrivé au 28 avril. L’armée française s’était singulièrement augmentée depuis un mois en recevant les prisonniers revenus d’Allemagne, mais l’armée des fédérés s’était aguerrie par une suite de combats ininterrompus, et la partie semblait demeurer encore égale. L’artillerie de notre marine allait détruire l’équilibre et faire à l’insurrection une blessure mortelle. L’emplacement choisi avec discernement pour établir la batterie était Montretout, dont le commandement fut confié (30 avril) au capitaine de vaisseau Ribourt, qui pendant la guerre avait, sous la haute direction du préfet maritime de Cherbourg, commandé les lignes de défense de la presqu’île du Cotentin[4]. Par suite de l’importance considérable de la batterie de Montretout, les batteries de Breteuil et du Mont-Valérien lui étaient en quelque sorte soumises et rentraient sous les ordres du commandant Ribourt.

On se hâta. Les travaux commencèrent sous la direction de M. Hertz, chef de bataillon du génie, avec une section de sapeurs et une escouade de 300 terrassiers. Le capitaine de frégate Riball fut appelé avec un détachement de marins, et la besogne ne chôma pas, car on eût dit que chacun comprenait l’importance exceptionnelle des ouvrages que l’on élevait et dont le salut de Paris pouvait dépendre. Pendant que l’on remuait les terres, qu’on dressait les épaulemens, qu’on nivelait la place réservée aux plates-formes, les trains de chemins de fer se succédaient sans interruption, apportant à l’ancien embarcadère impérial du parc de Saint-Cloud tout l’immense matériel que l’amiral Pothuau avait tiré de nos arsenaux maritimes. Dès qu’une pièce était enlevée du truc, on la plaçait sur un porte-corps, et huit chevaux la traînaient à l’embrasure qui l’attendait. Le grand parc d’approvisionnement fut installé près de l’orangerie du palais, dans les caves de la maison Pozzo di Borgo, et sous le tunnel que l’on avait gabionné et mis à l’abri d’un coup de main, car l’on avait été prévenu que la commune préparait une expédition secrète pour faire sauter le dépôt des munitions de la ligne d’attaque de Montretout. Les canonniers de la marine et les batteries qu’ils avaient à servir furent hiérarchiquement attachés au 4e corps commandé par le général Douai. En sept jours, tout fut terminé, ce qui est merveilleux. Cinq batteries, comprenant quarante-deux canons rayés, une batterie composée de huit obusiers rayés de 22 centimètres, étaient « parées » dans la soirée du 7 mai. Le maréchal Mac-Mahon et le général Princeteau, commandant l’artillerie de l’armée, donnèrent eux-mêmes leurs instructions aux lieutenans de vaisseau commandant les batteries.

A dix heures du matin, le 8 mai, les batteries ouvrirent le feu en présence de l’amiral Pothuau et du général d’artillerie Clappier. L’effet fut terrible, les remparts se turent prudemment, après avoir essayé une riposte inutile ; les obusiers purent envoyer des projectiles pesant 80 kilogrammes, jusqu’à la porte de Vaugirard, située à 6,200 mètres de distance. L’axe de la batterie principale traversait précisément l’avenue d’Auteuil et aboutissait à la porte. Vers quatre heures du soir, il pleuvait, le feu n’était point ralenti ; le commandant Ribourt, allant d’une batterie à l’autre, examinait attentivement les effets du tir, lorsque son planton vint lui dire : « Il y a un monsieur qui demande à parler au commandant et qui dit qu’il n’a pas le temps d’attendre. — Comment est-il ce monsieur ? — C’est un petit vieux, tout petit, qui a son pantalon retroussé sur ses bottes pour ne pas se crotter, pas de barbe, le nez crochu et des lunettes d’or ; derrière lui, il y a un grand domestique, un bel homme, qui tient un parapluie. » Le commandant Ribourt reconnut le portrait et courut recevoir M. Thiers, car c’était lui qui venait voir fonctionner ce qu’il aimait à appeler « notre batterie de Montretout. » Chaque jour il revint, de quatre à six heures ; monté sur l’observatoire du commandant, il regardait Paris à l’aide d’une longue-vue, il encourageait les marins, causait avec les officiers et disait en plaisantant : « C’est vous qui tenez la clé de Paris entre vos mains, dépêchez-vous d’ouvrir, » Un jour qu’il était dans une batterie, il eut un soubresaut involontaire en entendant la formidable détonation d’une pièce qui venait de faire feu à côté de lui. Un lieutenant de vaisseau lui dit : « Ce bruit doit vous fatiguer, monsieur le président ? » Il répondit, — oserai-je le répéter ? — « Non, ça me repose de celui que l’on fait à l’assemblée. »

Le résultat de l’établissement de la ligne d’attaque de Montretout ne se fit pas attendre. Dans la nuit même du 8 mai, nos troupes purent franchir la Seine. Billancourt, absolument dominé, allait recevoir la batterie qui devait forcer les canonnières à virer de bord et à se réfugier au pont de la Concorde. Le feu était incessant ; on sentait bien que la clé de Paris, comme disait M. Thiers, était aux mains des canonniers marins ; leurs batteries semblaient être devenues le lieu du rendez-vous des chefs de l’armée ; le 13 mai, en présence de M. Thiers, du maréchal de Mac-Mahon, de l’amiral Pothuau, des généraux Douai et Clappier, on dirige « un feu en bombe » sur le château de la Muette, qui servait de quartier-général à Dombrowski. — Peut-être M. Thiers voulait-il rappeler ainsi à cet étranger, accueilli par l’insurrection, les promesses que leurs plénipotentiaires mutuels avaient échangées en leur nom. Le 14, le général Douai ordonna de renverser la porte d’Auteuil ; il suffit d’une heure pour la détruire, raser un épaulement construit en arrière et démolir une seconde barricade élevée plus loin. Ces obstacles étaient cependant placés à 3,200 mètres. Pendant que Montretout pulvérisait la porte d’Auteuil, la batterie de Breteuil, composée de six canons rayés, servie par les marins, démantibulait la porte de Saint-Cloud, malgré les maisons qui en masquaient presque la vue et rendaient le pointage singulièrement difficile. Ce fut sous la protection de Breteuil et de Montretout que les travaux d’approche purent être lestement poussés dans le bois de Boulogne, et dévoilèrent ainsi quel était le véritable objectif de l’armée. Dans la nuit du 18, grâce au feu qui ne se ralentit pas, nos cheminemens vers la porte d’Auteuil avaient fait de sérieux progrès ; le lendemain, le général en chef envoyait au commandant Ribourt le télégramme suivant : « Le tir de la nuit a été d’une efficacité remarquable ; je vous adresse mes félicitations, faites-en part à tous vos officiers et marins ; faites-en part à Breteuil. » L’amiral Pothuau avait lieu d’être satisfait ; la marine ouvrait Paris, et, par une plaie béante, allait permettre à la civilisation d’y rentrer pour en chasser la barbarie.

Le dimanche 21 mai 1871, vers deux heures et demie de l’après-midi, alors que le feu de Montretout couvrait toute la zone depuis la Muette jusqu’à Vaugirard, un officier d’ordonnance du général Douai, arrivant à bride abattue, venait prévenir le commandant Ribourt que l’armée se disposait à entrer par la porte de Saint-Cloud trouvée abandonnée, et qu’il eût à cesser de diriger son feu sur cette porte et sur les bastions voisins. Une heure après, un officier d’état-major apportait l’ordre de ne plus tirer sur la porte d’Auteuil parce que nos troupes cheminaient derrière les fortifications. Le bruit lointain de la fusillade vint apprendre que notre avant-garde était engagée contre les postes fédérés. Tout à coup on aperçut dans l’avenue d’Auteuil deux bataillons de gardes nationaux qui s’avançaient pour essayer de repousser nos troupes ; les fédérés étaient à découvert et encore loin des nôtres ; cinq obus envoyés simultanément par Montretout, éclatant parmi eux, les mirent en déroute et permirent à nos soldats de continuer leur mouvement. Ce fut là le dernier effort des batteries de la marine à Montretout. Elles avaient déblayé le chemin au drapeau de la France ; du 8 au 21 mai, elles avaient lancé 14,897 projectiles sur les remparts de la ville insurgée. Elles avaient battu la porte de Saint-Cloud, l’avaient égrenée et rendue semblable à un tas de moellons éboulés ; lorsque l’on y pénétra sur l’invitation de M. Ducatel, il y avait quatre jours qu’elle était abandonnée. Dans le poste du bastion n° 66, on trouva, placé en évidence sur le registre de l’octroi, un écrit ainsi conçu : « Porte de Saint-Cloud : 17 mai, quatre heures du soir. — Ne recevant de secours de personne, malgré toutes les promesses qui m’ont été faites, la position n’étant plus tenable, je pars. Les quelques hommes qui me restent, après en avoir délibéré en commun, m’en ont donné le conseil et me suivent. Timbre bleu : artillerie fédérée ; 1re compagnie ; capitaine commandant. » Cinq signatures sont apposées au-dessous de celle du capitaine. Ces noms, je ne puis les reproduire, car j’ignore ce que sont devenus ceux qui les portent ou qui les ont portés.


VIII. — LE 21 MAI.

Pendant que les batteries de la marine accéléraient ainsi la libération de Paris que nous attendions tous avec une si poignante impatience, Napoléon Gaillard avait terminé ses barricades. La place de la Concorde était devenue inabordable ; une barricade coupant le quai de la Conférence en amont du pont se reliait aux deux grandes terrasses des Tuileries munies d’épaulemens, qu’armaient des canons ; une vaste redoute placée à l’entrée de la rue de Rivoli, engorgeant la rue Saint-Florentin, affleurant le ministère de la marine, rejoignait une barricade très forte élevée un peu en avant du débouché de la rue Royale ; il eût fallu le feu de plus d’une batterie pour détruire ces ouvrages s’ils avaient été convenablement défendus. C’était un but de promenade pour les Parisiens ; on allait voir ces amoncellemens de sacs de terre, de sacs de chiffons, et l’on s’amusait de l’importance que le père Gaillard se donnait au milieu de ses barricades, qu’il se plaisait à faire admirer aux passans. Le samedi 20 mai, j’avais été les voir ; pour en mieux comprendre la disposition générale, j’étais monté sur la terrasse des Tuileries, et je regardais, lorsque mon attention fut éveillée par la conversation de deux femmes qui causaient près de moi. L’une disait : — Comment ! vous êtes à Paris ? — L’autre, avec un léger accent anglais, répondit : — Oui, je suis arrivée ce matin de la campagne, je repartirai lundi ou mardi. — La première reprit en baissant la voix : — Si vous le pouvez, repartez tout de suite ; ça va mal pour les communards ; les Versaillais ne tarderont plus longtemps. Mon mari est employé à l’Hôtel de Ville, vous le savez, il y est resté par ordre ; eh bien ! depuis mercredi dernier (16 mai) tous ces gens-là semblent avoir perdu la tête et brûlent des papiers, surtout les papiers qu’ils ont signés ; et puis écoutez ! .. En disant ces derniers mots, la femme levait la main dans la direction de l’ouest ; le roulement des artilleries tonnantes remplissait l’horizon.

Cette femme ne se trompait pas ; la commune était sur ses fins, elle se préparait à la lutte suprême qu’elle sentait inévitable, en redoublant de bêtise et de cruauté ! L’inspecteur-général du service de santé, M. Raynaud, prévenu par un avis officieux qu’il était désigné pour servir d’otage et qu’il allait être arrêté, avait réussi, non sans peine, à quitter Paris et était arrivé à Versailles le 19 mai. Le lendemain, 20, les deux médecins de l’ambulance de la marine, MM. Le Roy de Méricourt et Mahé, reçurent par estafette ordre de se rendre au ministère de la guerre. Ils y furent reçus par un jeune chirurgien militaire de la commune, agressif, grossier et tout gonflé de suffisance. Ce citoyen mal élevé reprocha aux deux docteurs d’avoir manqué gravement à leurs obligations professionnelles en n’envoyant pas régulièrement au service sanitaire du ministère de la guerre les états de leur ambulance ; si pareille irrégularité se reproduisait, on se verrait dans la nécessité de sévir. Une telle négligence dénonçait les projets réactionnaires des monarchistes sur lesquels on ouvrirait les yeux. Du reste, on allait mettre bon ordre à ce scandale ; lundi prochain, 22 mai, l’ambulance de la marine serait évacuée, les malades seraient transportés à l’hôpital Lariboisière, les valides seraient versés dans la garde nationale ; quant aux médecins, ils seraient attachés aux bataillons fédérés.

M. Le Roy de Méricourt et M. Mahé revinrent fort attristés au ministère de la marine ; il leur paraissait singulièrement pénible, après avoir fait tant d’efforts pour maintenir leurs blessés à l’ambulance, d’être obligés de les livrer à l’insurrection, qui les forcerait à la servir ou les emprisonnerait. Ils se présentèrent chez Latappy, lui expliquèrent la nouvelle situation qui leur était faite et lui demandèrent d’intervenir. A côté de Delescluze, délégué à la guerre, le délégué à la marine, personnage en sous-ordre et fort peu consulté, n’était qu’un bien petit garçon. Il le sentait ; il promit cependant de faire son possible pour empêcher l’évacuation de l’ambulance. « Je tâcherai, disait-il, de vous adresser à un chirurgien moins intraitable, je ne sais si je réussirai ; lundi, soyez au ministère de la guerre avant midi : j’aurai prévenu, peut-être reviendra-t-on sur la décision prise ; j’espère, en tout cas, que l’on ne vous tourmentera pas trop. » — Le dimanche, 21, fut un jour de réjouissance ; des musiques militaires, réunies dans le jardin des Tuileries, donnèrent un grand festival imaginé et réglé par un certain docteur Rousselle qui, nommé directeur-général des ambulances le 23 avril, avait été révoqué le 5 mai pour causes familières aux gens de la commune et qui s’était improvisé organisateur de fêtes populaires. Il y eut du monde ; au milieu de la foule, Dardelle, ancien sous-officier de chasseurs d’Afrique, promu colonel et gouverneur du palais des Tuileries, promenait ses grandes bottes et ses galons tout neufs. Lorsque le concert eut pris fin, vers quatre heures du soir, un officier fédéré monta sur une chaise et, tournant le poing dans la direction de l’Arc-de-Triomphe, il s’écria : « Jurons que jamais Thiers n’entrera dans Paris ! » On jura par conviction, par esprit d’imitation ou par crainte. Serment posthume et sans conséquence ; depuis une heure, « Thiers » était dans Paris.

On apprit cette bonne nouvelle au ministère de la marine par quelques marins de l’ancienne flottille qui, ayant « couru bordée » vers le Point-du-Jour, du côté d’un cabaret où l’on fabrique de bonnes matelotes, avaient détalé à toutes jambes lorsqu’ils surent que « les pantalons rouges » se montraient dans Auteuil. Ce fut un grand désarroi dans le poste et dans la cantine ; on se parlait à voix basse et l’on ne paraissait pas rassuré. M. Le Sage, sur le pas de sa loge, M. Gablin, passant et repassant dans la cour, prêtaient l’oreille, recueillaient les propos, restaient impassibles, mais se disaient : « Enfin, cette mascarade va donc finir ! » Vers dix heures du soir, une estafette apporta à Latappy la lettre suivante, qui est fort probablement une circulaire que l’on adressa à toutes « les autorités » du moment : « La situation devient grave, les municipalités doivent se tenir en permanence, prêtes à toutes éventualités. Occupez-vous de rassembler tous les artilleurs de votre arrondissement et de les diriger de suite sur l’École militaire. Salut et fraternité. — Le secrétaire-général du comité de salut public, HENRI BRISSAC. » Latappy comprit cette instruction d’une façon particulière ; il réunit immédiatement tous ses chefs de service, leur déclara qu’ils étaient consignés et leur défendit absolument de sortir du ministère. On se le tint pour dit, et nul n’insista. « La nuit se passa fort gaîment à boire et à manger, a écrit un témoin oculaire dans un rapport que j’ai sous les yeux ; seulement ces messieurs montaient à tour de rôle sur la terrasse, interrogeaient l’horizon et redescendaient en disant : « On n’entend rien. »

Au point du jour, vers quatre heures du matin, la place de la Concorde, qui avait été silencieuse pendant toute la durée de la nuit, s’emplit subitement d’un tumulte indescriptible ; un troupeau de fédérés affolés par la terreur, avec ou sans armes, fuyaient sans retourner la tête, heurtés, renversés par les fourgons, par les pièces d’artillerie qui bondissaient sur les pavés avec un bruit terrible. Par le Cours-la-Reine, par l’avenue des Champs-Elysées, par l’avenue Gabriel, ils accouraient les bras serrés au corps, allant droit devant eux, hors d’haleine, escaladant les barricades et disparaissant vers le centre de Paris. Les moins effrayés avaient conservé leur fusil. Les caissons, les cavaliers, se jetaient dans la rue Boissy-d’Anglas et gagnaient le boulevard libre d’obstacles. Au-delà du pont de la Concorde, on entendait aussi une grande rumeur : c’étaient les bandes de Vinot et de Razoua qui galopaient comme des chacals en abandonnant l’École militaire, le Champ de Mars et l’esplanade des Invalides. M. Gablin saisit une longue-vue, enjamba les escaliers en quelques bonds, et de la terrasse du ministère il regarda vers le Trocadéro ; il aperçut des soldats de la ligne et des fusiliers marins qui s’y massaient. Il respira largement comme un prisonnier délivré. En descendant, il rencontra M. Le Sage, et lui dit : « Les voilà ! nous sommes sauvés ! » M. Le Sage répondit tristement : « Les matières incendiaires sont encore dans la petite cour. »

Le 30e bataillon sédentaire, qui était toujours de garde à l’hôtel de la marine, se rassembla sans mot dire et s’en alla paisiblement par la rue Royale, oubliant derrière lui un de ses tambours qui était tellement ivre que l’on ne parvint jamais à le réveiller. Latappy descendit du faîte des grandeurs avec une simplicité philosophique qui fait son éloge. Vers cinq heures du matin, au moment où le bataillon pliait bagage et opérait honnêtement sa retraite, Latappy demanda une tasse de café ; il dit au garçon qui la lui apporta : « Eh bien ! tu n’auras plus longtemps à me servir ; tout a une fin en ce bas monde ; je vais quitter le ministère sans avoir eu le temps d’y introduire les réformes que j’avais projetées. Hélas ! depuis samedi soir je m’attendais à quelque chose ; ça a tourné mal plus vite que je ne pensais ; adieu, mon brave, sois toujours honnête homme, je te souhaite de rencontrer des ministres qui ne soient pas plus chiens que moi ! » Ceci dit, il prit un grand portefeuille, y mit quelques chemises, quelques chaussettes, et donna ordre d’introduire près de lui tous les chefs de service. Lorsque ceux-ci furent réunis et qu’ils eurent pris l’attitude d’hommes auxquels on va adresser une allocution patriotique, Latappy leur dit : « Filons, mes enfans, nous n’avons plus rien à faire ici. » C’est de la sorte que le délégué à la marine quitta son ministère. Que n’a-t-il été imité par tous les autres délégués ! Latappy rejoignit probablement les membres de la commune et les suivit dans leurs dernières étapes. Le vendredi 26 mai, il était avec Varlin et quelques autres au secteur de la rue Haxo lorsque l’on y poussa les malheureux qui devaient y périr ; ce que l’on sait de son caractère permet d’assurer, sans doute possible, qu’il s’est éloigné avec horreur de ce lieu de boucherie.

A cinq heures et demie du matin, le lundi 22 mai, il ne restait plus un seul partisan de la commune au ministère ; employés, fédérés, délégués, marins postiches, canonniers de contrebande, gouverneur, tout ce mauvais monde avait décampé. Le docteur Mahé, MM. Gablin, Le Sage, Langlet, les infirmiers, se félicitaient ; on se préparait à faire bon visage à nos troupes ; les portières, jacassant sur les trottoirs de la rue Royale, se réjouissaient à l’idée que les laitières allaient pouvoir rentrer à Paris et que le café au lait serait moins rare. A la barricade du quai de la Conférence, derrière les balustrades de la terrasse des Tuileries, à la redoute de la rue de Rivoli, à l’ouvrage avancé de la rue Royale, il n’y avait personne. Tout était désert, abandonné, à la disposition du premier peloton qui se serait présenté. Debout sur la galerie du ministère d’où l’on découvre Paris depuis le pont de la Concorde jusqu’aux verdures de Passy, M. Gablin regardait étonné de ne pas voir nos soldats accourir. Le temps passait, il était six heures et demie : « Que font-ils donc ? » disait M. Gablin. Un sifflement aigu passa devant lui, un candélabre jaillit en morceaux et un obus éclata. C’était une batterie française que l’on venait d’établir au Trocadéro et qui canonnait la place de la Concorde que l’on croyait occupée et défendue en force par les fédérés. Au bruit de l’explosion, tous les habitans du ministère étaient accourus sur la galerie et se désespéraient. Un boulet prit la statue de Lille par le travers et la coupa en deux. « Et mes blessés ! » cria M. Mahé. L’ambulance en effet prenait jour sur la place ; on se hâta d’évacuer les malades et de les transporter dans les appartemens qui, s’ouvrant sur la rue Saint-Florentin, étaient moins exposés aux projectiles.

Dans Paris, vers les boulevards, on entendait les clairons qui sonnaient des appels désespérés ; quelques hommes groupés autour de la guenille rouge parcouraient les rues en criant : « Aux armes ! » Au loin, dans les églises, le tocsin retentissait lugubrement ; vers le nord-est, la fusillade crépitait, car le corps du général Clinchant, déjà maître de la gare Saint-Lazare, attaquait la barricade Clichy par la place de l’Europe. Tout le monde au ministère de la marine était dans un état nerveux indescriptible. Une longue-vue avait été braquée sur la terrasse, à l’angle même du toit, derrière un des grands trophées. Chacun allait y mettre l’œil et croyait toujours voir des pantalons rouges courir sur le quai, sous les arbres du Cours-la-Reine et se diriger vers la rue Royale. On disait : Les voilà ! Je les vois ! L’illusion seule les voyait ; ils ne venaient pas ; ils ne devaient venir que quarante heures après pour prendre possession du ministère aux lueurs de la rue Royale, ruisselante de pétrole, embrasée et croulante. La déroute des fédérés traversant la place de la Concorde au galop avait été terminée à cinq heures du matin. Jusqu’à dix heures, nul soldat de la révolte n’y apparut, nul essai de résistance n’y fut tenté. Bergeret avait quitté le Corps législatif et s’était replié sur le palais des Tuileries. A dix heures on entendit un grand bruit de voix, de clairons, de tambours, de piétinemens de chevaux. C’était le colonel Brunel qui, à la tête de 6,000 hommes environ, venait prendre le commandement des défenses de la place de la Concorde et établir son quartier-général au ministère de la marine. On ouvrit les portes donnant sur la rue Royale, les portes battant sur la rue Saint-Florentin et l’on put communiquer d’une barricade à l’autre, sans danger, à l’abri du vaste bâtiment, dont la façade reçut plus d’une blessure.

Le colonel Antoine-Magloire Brunel avait alors quarante ans ; sa taille élancée, ses cheveux grisonnans, sa moustache teinte en noir et retroussée, un certain air de distinction répandu sur toute sa personne le rendaient peu semblable aux chefs communards que l’on était accoutumé à voir promener dans les rues leur tenue débraillée et leur démarche titubante. Quoiqu’il eût la voix éraillée, Brunel était d’une sobriété irréprochable ; en ce temps d’alcoolisme à outrance, on ne le vit jamais ivre. Il était intelligent, très brave, et n’avait aucune tare dans sa vie antécédente. Ce fut la vanité qui le perdit et l’entraîna dans une cause pour laquelle il n’était pas fait. Ancien sous-lieutenant au 4e chasseurs d’Afrique, ayant quitté le régiment après une bonne carrière militaire, il avait été élu chef du 107e bataillon (11e de marche) pendant le siège de Paris par les armées allemandes. Au 31 octobre, il avait été bien près de prendre parti pour les émeutiers, car il fit sonner le tocsin à l’église Saint-Laurent, afin de rassembler ses hommes et de se porter avec eux sur l’Hôtel de Ville. Au combat de Buzenval, il déploya un courage qui fut admiré et le fit proposer pour la croix de la Légion d’honneur. Ce fut la capitulation, ce fut peut-être un aveugle sentiment de patriotisme qui lui fit perdre la tête. De concert avec un certain Piazza, il essaya de soulever la garde nationale, demanda la continuation de la guerre et placarda quelques appels à la révolte. Condamné pour ce fait à deux ans de prison, il fut délivré, se cacha, et s’offrit au comité central, qui, le 18 mars, en fit un général. Membre de la commune, aux délibérations de laquelle il n’assistait guère, il fut nommé chef de la 10e légion ; il défendit le fort d’Issy très vigoureusement et y reçut un éclat d’obus qui le força au repos pendant quelque temps. Évidemment mal à l’aise avec lui-même, mécontent des gens de la commune, qui le traitaient un peu cavalièrement et l’avaient, en un jour de colère, sottement accusé de trahison, Brunel s’aigrit, s’exaspéra et devint d’autant plus redoutable qu’il sentait bien que son devoir eût été de marcher avec cette armée de Versailles qu’il avait ordre de combattre. Comme les gens qui comprennent leurs torts et ne veulent pas les avouer, il s’avança plus encore dans la voie mauvaise où sa vie passée, ses instincts, son éducation, auraient dû l’empêcher de jamais mettre le pied. Il est de ceux sans doute qui, dans ces derniers momens si terribles, se sont dit : Puisqu’on ne peut plus reculer, il faut aller jusqu’au bout. Il y alla brutalement, et, au lieu du brave soldat qu’il avait été, devint un scélérat.

Son premier soin en arrivant au ministère de la marine fut de demander « le père Gaillard. » On ne put s’empêcher de rire ; Napoléon Gaillard, qui, la veille encore, la main derrière le dos et les yeux animés, paradait sur ses barricades, n’avait pas reparu et ne devait pas reparaître. Il fut imité en cela par tous les hauts fonctionnaires que la commune avait infligés à la marine, et qui ne se montrèrent plus dans la rue Royale. J’en excepte Matillon, qui, au moment où « le corps d’armée de Brunel » arrivait, vint en volontaire de la révolte offrir ses services qui furent acceptés. Ce chef de la comptabilité fit valoir qu’il avait été sous-officier de spahis, et déploya pendant toute la bataille une ardeur qui dénotait des convictions qu’on ne lui aurait pas soupçonnées. Brunel et Matillon firent rapidement l’inspection des ouvrages de défense. On était très sérieusement protégé contre toute attaque se prononçant par les Champs-Elysées ou le pont de la Concorde ; mais les derrières n’étaient point assurés, et la rue Royale offrait une voie libre aux troupes qui pourraient débucher par le boulevard Malesherbes ou par le boulevard de la Madeleine. C’était là un inconvénient majeur auquel il fallait remédier sans délai, afin d’empêcher la position d’être prise à revers. Dans la cour de la maison portant le n° 14 de la rue Royale, on trouva dix-sept tonneaux vides appartenant à un restaurateur voisin. On s’en empara, et ce fut le premier élément de la très forte barricade qui fut construite en demi-cercle rue Royale, en avant de la rue et du faubourg Saint-Honoré qui lui servaient de chemins abrités et dont la face était tournée vers l’église de la Madeleine. Tout ce quartier qui, le matin même, pendant quatre heures, avait cru à sa délivrance prochaine que les circonstances avaient rendue si facile, se voyait maintenant occupé, bloqué par l’insurrection arrivée en force et prête à tout pour défendre sa bauge. Prise entre la barricade de la place de la Concorde et la barricade rapidement élevée sur l’emplacement où se dressait jadis la porte Saint-Honoré, toute la partie sud de la rue Royale devenait une place d’armes formidable qui, pendant deux jours, allait arrêter le progrès des troupes françaises.


IX. — LA RUE ROYALE.

Brunel donna ses ordres ; la redoute de la rue de Rivoli riposta à nos batteries du Trocadéro ; la barricade protégeant la rue Royale contre la place de la Concorde canonna le Corps législatif et le ministère des affaires étrangères ; en haut de l’hôtel de la marine, le drapeau rouge flottait au vent. Brunel, une simple badine à la main, allait de groupe en groupe, offrant l’exemple de l’intrépidité et même de l’imprudence, car deux ou trois fois il passa de la barricade de la rue Royale à la barricade de la rue de Rivoli en traversant lentement la place de la Concorde, malgré les projectiles dont elle était battue. Les fédérés qui n’étaient point employés au service de l’artillerie étaient placés, en réserve, dans le ministère même, dans la cour des maisons voisines, dans la rue et dans le faubourg Saint-Honoré. La marine de la commune était représentée là par ses prétendus canonniers, par ses fusiliers et par quelques hommes sortis des équipages de la flottille. Ils étaient dans le ministère comme de vieilles connaissances, en faisaient les honneurs à leurs camarades et ne se gênaient guère pour aller réquisitionner du vin dans les restaurans d’alentour. Plus d’un fédéré était ivre et dormait sur le trottoir, insensible au bruit du canon qui ébranlait les bâtimens du ministère ; tous les carreaux y furent brisés ; après la bataille, la note du vitrier s’éleva à plus de 5,000 francs.

Il n’y avait pas là seulement des héros, il y avait aussi des héroïnes. Trois sinistres femelles animaient, enfiévraient les hommes, embrassaient les pointeurs et faisaient preuve d’une impudeur qui ne redoutait pas le grand jour. Jeunes, enivrées de bataille et d’eau-de-vie, elles apportaient au milieu de la tuerie un horrible élément de débauche. Elles tiraient des coups de fusil au hasard, riant, criant, tutoyant tout le monde, ignobles à voir, plus ignobles à entendre. L’une, Florence Vandewal, âgée de vingt-huit ans, forte et sanglée à la taille, avait été ambulancière au 107e bataillon fédéré que Bergeret lui-même avait autrefois commandé ; on l’appelait « la Belge. » C’était une simple journalière qui se pavanait dans un costume ridicule et sous une toque à plumes ; l’autre, Aurore Machu, brossière de vingt-sept ans, pointait les canons et après chaque détonation se retroussait impudiquement en se tournant vers les positions occupées par l’armée française. La troisième, Marie Ménan, qui venait d’atteindre sa vingt-sixième année, marchande de journaux, fille sombre, exaltée, vêtue de noir, passait, comme un spectre, au milieu des combattans et leur versait à boire. Un hasard m’avait fait connaître cette créature ; je n’ai jamais vu une laideur pareille à la sienne ; brune, l’œil écarquillé, les cheveux ternes et sales, le visage tout piolé de taches de rousseur, la lèvre mince et le rire bête, elle avait je ne sais quoi de sauvage et de violent qui rappelait l’effarement des oiseaux nocturnes subitement placés au soleil. Elle fut cruelle, naturellement, sans efforts, pour obéir à ses instincts. De ces trois goules, la Machu était la plus choyée. Comme elle venait d’envoyer un boulet de canon dans une des statues qui précèdent le palais du Corps législatif, on la prit, on l’enleva et on la porta en triomphe à l’Hôtel de Ville, où elle fut félicitée pour son patriotisme et son dévoûment à « la cause sacrée de la commune. »

Tout le jour le duel d’artillerie continua ; la nuit l’interrompit à peine. Beaucoup de fédérés étaient partis ; sous prétexte d’aller manger, de se rendre dans leur quartier, ils s’éloignaient, fatigués de la bataille, hésitans, trouvant que ça prenait mauvaise tournure, et ne revenaient pas. Dans la soirée, Brunel passa l’inspection de ses troupes, il constata qu’il en manquait les trois quarts, entra en fureur et écrivit à la délégation de la guerre pour avoir du renfort ; on lui répondit : « Au citoyen Brunel, chef de la 10e légion. Citoyen, il nous est impossible de vous donner les renforts que vous nous demandez ; nous avons disposé même des forces que nous avions à l’Hôtel de Ville. Du courage, du patriotisme, colonel ; il faut à tout prix que vous défendiez vos positions avec les troupes dont vous disposez. Salut et fraternité. Pour le délégué civil à la guerre, le sous-chef d’état-major : LEFEBVRE RONCIER[5]. » Brunel ne fut point satisfait. Le péril se rapprochait, car les premiers blessés commençaient à arriver ; on les apportait du haut du faubourg Saint-Honoré et du boulevard Malesherbes, où le corps du général Douai s’avançait en faisant lentement reculer les fédérés qui lui tenaient tête. Le docteur Mahé les accueillit sans leur demander quel parti ils servaient et les installa dans son ambulance, où il était resté seul, car M. Le Roy de Méricourt, empêché par la bataille, n’avait pu malgré ses efforts parvenir jusqu’au ministère.

Le mardi 23 mai, au lever du jour, la situation ne semblait pas-modifiée ; nos troupes cependant s’étaient avancées dans les Champs-Elysées et avaient pris possession du Palais de l’Industrie. L’avenue, commandée par les pièces mises en batterie sur les terrasses des Tuileries, ne pouvait permettre aucun mouvement d’ensemble sur les positions défendues par les insurgés. La division Vergé cheminait à travers les jardins des hôtels du faubourg Saint-Honoré, le général Douai poussait ses hommes vers la Madeleine ; Clinchant luttait toujours contre la barricade du boulevard Clichy, qui ne fut emportée qu’à onze heures du matin. Des balles venaient frapper sur le talus des barricades de la rue Royale et de la rue de Rivoli ; Brunel fît placer des tirailleurs dans la galerie extérieure, sur les toits du ministère, et une fusillade incessante se mêla au bruit du canon. Des projectiles éclataient jusque dans l’ambulance. Le docteur Mahé venait de saisir un plateau de charpie pour panser un blessé ; le plateau lui.fut enlevé de la main par un fragment d’obus. Désigné par son drapeau rouge, l’hôtel de la marine servait de point de mire aux batteries françaises. Ce fut à l’ambulance, où cinq infirmiers aidaient M. Mahé, que l’on put comprendre que le découragement saisissait les combattans ; les fédérés y arrivaient sous tout prétexte, cachaient leurs armes, se glissaient dans les lits ; on avait grand’peine à les renvoyer, et il fallut en bousculer quelques-uns pour s’en débarrasser.

Brunel était triste et assombri, il expédiait des ordres, décachetait des dépêches, envoyait chercher des nouvelles ; il s’inquiétait fort de savoir où étaient les Versaillais, regardait avec inquiétude du côté de la Madeleine et disait : « Le boulevard Malesherbes va nous tomber sur le dos. » Matillon se multipliait ; à coups de pied, il réveillait les fédérés endormis, les poussait aux barricades et ordonnait aux canonniers d’accélérer leur tir. — La journée s’avançait, il était trois heures environ lorsque quelques soldats français, apparaissant aux fenêtres des maisons de la place de la Madeleine, ouvrirent le feu sur les défenseurs de la rue Royale. Longtemps on échangea une fusillade presque inutile. C’est alors que Brunel, voulant empêcher le corps du général Douai de le déborder par ses derrières, ordonna d’incendier la rue Royale. D’après tous les témoins oculaires, ce fut Matillon qui reçut l’horrible mission, l’accepta et la fit exécuter. Il y fut bien aidé par les trois femmes dont j’ai parlé ; la Machu, la bonne pointeuse, ne fut pas la dernière, la plus terrible fut Marie Ménan ; leste, alerte, souffletant tous ceux qui ne lui livraient point passage, sans dire un mot, elle allait, jetant les touries de pétrole dans les escaliers, lançant les mèches soufrées à travers les fenêtres qu’elle brisait à coups de poing, se hâtant dans son œuvre néfaste, comme si elle craignait que le temps ne lui manquât ; la Vandewal, lourde, blessée à la jambe, courait derrière elle en boitant et lui criait : « Attends-moi ! » La furie allait toujours, n’écoutait rien et entraînait les hommes. Un témoin m’a dit : « Elle était tellement trempée par le pétrole, répandu sur elle que c’est un miracle qu’elle n’ait pas pris feu. »

Le pétrole, on allait le prendre à la provision apportée quelques jours auparavant dans la petite cour du ministère ; en outre, une voiture d’ambulance chargée de bonbonnes arriva vers quatre heures et demie par la rue Saint-Honoré. Les rares locataires, les domestiques abandonnés à Paris, les portiers, se sauvaient en poussant des cris ; quelques gens exaspérés se ruèrent sur les incendiaires et les frappèrent au visage ; un coup de revolver les jetait bas, et ces fous furieux continuaient leur acte de dévastation. Brunel, debout, dans l’angle de la porte du ministère, regarda quelque temps, puis il dit à Matillon : « Ça va trop lentement ! » Ce fut alors que cet ancien chef de la comptabilité se rappela qu’il devait y avoir des pompes dans quelque hangar de l’hôtel. On en trouva deux qui parurent singulières, car elles ne ressemblaient pas aux pompes à incendie. C’étaient en effet des pompes marines, pompes à épuisement que l’on branche directement sur la mer ou sur la cale remplie par une voie d’eau, pompes à air, sans récipient, et qui ont besoin d’être amorcées pour pouvoir fonctionner. Ces brutes s’imaginèrent qu’il suffisait de tremper l’extrémité du tuyau d’appel dans une tonne de pétrole pour arroser facilement, à toute hauteur, la façade des maisons. Ils pompèrent, ils pompèrent sans résultat possible, et ils avaient beau diriger la lance vers les murailles, la lance ne lançait rien. M. Le Sage les regardait ; ils s’adressèrent à lui : — Comment les manœuvre-t-on, tes chiennes de pompes ? — Je ne sais pas, répondit-il, je suis concierge et ne suis pas pompier. — Ils repoussèrent les pompes vers les barricades. C’est alors que Matillon fit retourner deux des canons qui battaient les approches de la place de la Concorde et les fit diriger vers les maisons d’angle de la rue Royale et du faubourg Saint-Honoré. Lorsque la pièce était chargée et pointée, on refoulait par-dessus la gargousse un paquet de filasse préalablement trempé dans de l’huile de pétrole. Précaution plus ingénieuse qu’efficace, car les étoupes, divisées par la commotion, se dispersaient en l’air et retombaient comme une pluie enflammée avant d’avoir atteint le but. Les bandits purent être satisfaits : la Ménan, la Vandewal, la Machu et le troupeau de mâles qui les avait suivies n’avaient point perdu leur temps. L’incendie éclatait partout. Les maisons de la rue Royale portant les numéros 15, 16, 17,19, 21, 23, 25, 24, 27, le n° 422 de la rue Saint-Honoré, les numéros 1, 2, 3 et 4 du faubourg Saint-Honoré, étaient en feu. Dans les caves de la maison qui fait le coin du faubourg et de la rue Royale, sept personnes s’étaient imprudemment réfugiées : elles y périrent. Avant d’allumer la maison du n° 16, qui forme l’angle de la rue Saint-Honoré et dont le rez-de-chaussée est occupé par un marchand de vin nommé M. Vallée, les incendiaires eurent une précaution qui ne doit pas être mise en oubli. Ils jugèrent illogique de laisser dans des caves exposées à une ruine certaine de bonnes, bouteilles qu’ils aimeraient à boire. Ils traînèrent devant la porte trois tonneaux de porteurs d’eau, qu’ils remplirent de vin en faisant la chaîne avec des brocs, comme s’il se fût agi d’éteindre un incendie. Lorsque les trois tonneaux à bras furent pleins jusqu’aux bords, on alluma la maison. C’était là un « en cas » qui fut épuisé pendant la soirée même, au milieu d’une scène à la fois grotesque et lugubre qui fait sérieusement douter de l’état mental de ces gens-là.

Le crépuscule avait fait place à la nuit, et les incendies, brillant à travers l’obscurité, apparaissaient dans toute leur horreur. Le combat, sans avoir pris fin, était singulièrement ralenti ; de chaque côté on était harassé de fatigue ; les batteries tiraient mollement et à de longs intervalles. Sur la barricade de la rue Royale, un loustic avait imaginé de planter une petite potence à laquelle il avait accroché un rat mort ; au-dessous, il avait fixé une pancarte sur laquelle on lisait : « Mort à Thiers, Macmaon (sic) et Ducrot, les rongeurs du peuple ; défense d’y toucher. » Cette sotte plaisanterie eut un vif succès : les fédérés, les ambulancières, les vivandières, les incendiaires s’étaient groupés et applaudissaient. Un obus versaillais éclata sur la place ; tout le monde poussa une clameur de joie et de défi. Un homme et une femme se mirent à danser vis-à-vis l’un de l’autre, ce fut comme un signal ; toute la bande entra en branle. Chantant, vociférant, levant la jambe au-dessus des têtes, multipliant les gestes obscènes à la lueur des maisons qui brûlaient, au bruit des artilleries lointaines, aux sons d’un cornet à pistons accélérant la mesure, cette troupe d’aliénés se rua dans une de ces danses dont le nom honnête est encore à trouver. La Machu, la Ménan, la Vandewal en sueur, les vêtemens débraillés, la poitrine presque nue, passant d’homme en homme, bondissaient comme des chèvres ivres de raisins, et parfois criaient : A boire ! On amenait alors un des tonneaux à bras, on enlevait la bonde, on recevait le vin dans des seaux, et les uns après les autres, le visage penché au-dessus du liquide, ils lapaient comme des loups.

Tous n’étaient point à cette bacchanale, mais beaucoup profitèrent du tumulte qu’elle causa pour quitter un champ de bataille qu’ils ne se souciaient pas de défendre. Trois bataillons fédérés, placés sous les ordres du colonel Spinoy, chef de la 3e légion, avaient pour mission spéciale de maintenir ouvertes les communications entre le ministère de la marine et la place Vendôme ; ils devaient, selon les circonstances, se porter au secours de l’un de ces deux points et repousser ou couper le mouvement tournant des troupes françaises. Ces trois bataillons étaient déjà fort diminués par les désertions qui, pendant toute la journée, n’avaient cessé de se produire. Ils ne se trouvèrent probablement plus en force, et, tranquillement, comme de bons bourgeois qui rentrent chez eux après une journée de fatigue, ils s’en allèrent. Lorsque l’on s’aperçut de leur départ, ils étaient déjà loin, et la place Vendôme, malgré les solides barricades qui la défendaient, était déjà très sérieusement menacée par la division Berthaut, du corps du général Douai. Le bruit se répandit et vint jusqu’au ministère de la marine qu’elle était évacuée et, disait-on, occupée par nos soldats ; ce bruit était prématuré : le général Berthaut ne franchit les barricades de la rue de la Paix et ne se trouva en présence de la colonne renversée, brisée, qu’à deux heures du matin. — Brunel, abusé par ce faux avis, écrivit alors la lettre suivante qui fut retrouvée sur son bureau : « Ministère de la marine et des colonies ; cabinet du ministre (cet en-tête est biffé d’un trait de plume), 23 mai 1871 ; au citoyen délégué à la guerre. Citoyen, le colonel Spinoy, qui avait ici trois bataillons, a presque autorisé, d’après les rapports, le départ de ces bataillons, qui tenaient communication de l’hôtel de la marine avec la place Vendôme. La place Vendôme étant évacuée, le colonel a jugé à propos de ne pas s’opposer assez énergiquement à cette fuite, toujours d’après les mêmes rapports. Je vous envoie le colonel Spinoy, qui affirme que les bataillons sont partis malgré lui. Dans cette situation, je vous prie, citoyen ministre, de me faire donner des ordres. Je vous réitère que je resterai tant qu’il me sera possible. S’il me faut soutenir un siège dans l’hôtel de la marine, je le soutiendrai. Recevez, citoyen ministre, mes sentimens dévoués. BRUNEL. — S’il est possible de faire réoccuper la place Vendôme, cette mesure rétablirait le calme ici. » Lorsque Brunel écrivit cette lettre, il devait être environ onze heures du soir ; il la plia, la mit sous enveloppe et allait l’expédier par un petit peloton chargé d’escorter le colonel Spinoy, lorsqu’il reçut un message du comité de salut public. Il ne put s’empêcher de pâlir en le lisant, et fit appeler le docteur Mahé.

Celui-ci accourut et fut étonné du spectacle qu’il eut sous les yeux ; le cabinet du ministre était plein d’officiers fédérés qui faisaient du punch et causaient joyeusement entre eux, tout en buvant. Brunel était, selon son habitude, très calme et très froid. Sans mot dire, il tendit au docteur Mahé la dépêche qu’il venait de recevoir. M. Mahé lut : « Incendiez et faites sauter le ministère de la marine ; » pas de signature, mais le timbre du comité de salut public. La première exclamation du docteur Mahé fut le cri de désespoir d’un chirurgien : — Et mes blessés ? — Vous voyez que j’y ai pensé, puisque je vous ai prié de venir me parler. — Une discussion commença alors entre ces deux hommes, discussion émouvante pendant laquelle M. Mahé déploya toutes les ressources de son esprit et Brunel se montra réellement humain. Les blessés recueillis à l’ambulance de la marine s’élevaient au nombre de 107, dont une vingtaine très gravement, presque mortellement atteints de plaies profondes à la tête et à la poitrine, résultat du feu plongeant que nos troupes avaient dirigé sur les fédérés du haut des maisons du boulevard Malesherbes. Les transborder, c’était les exposer à une mort certaine ; et les autres, qu’en ferait-on ? Il n’y avait pas de voitures, il n’y avait pas de brancards, il n’y avait même pas de porteurs ; aurait-on tous les moyens de transport imaginables, une telle évacuation exigeait au moins douze heures ; certes, le médecin ne se refusait pas à obéir, mais il demandait le temps nécessaire, il répondait de la vie de ses malades et il ne la laisserait pas sacrifier ; il adjurait le colonel Brunel d’avoir quelque pitié de ses propres soldats, des défenseurs mourans de la cause qu’il servait. Brunel alla lui-même à l’ambulance, constata l’état fort grave de quelques malades qu’on lui exagéra encore et, sans avoir pris de résolution, revint dans son cabinet avec le docteur Mahé. Celui-ci insistait et reprenait avec chaleur son argumentation. Brunel dit : « Nous allons les évacuer sur l’hôpital militaire du faubourg Saint-Martin. » M. Mahé répondit : « C’est impossible ; les rues sont coupées de barricades et pleines de troupes ; l’on se bat partout, mes blessés n’arriveraient pas vivans. — Alors, reprit Brunel, on va les expédier dans les salles du musée du Louvre. — Mais, répliqua le docteur, les Tuileries sont en feu ; avant une heure, le Louvre brûlera. — Non, le vent est de l’est, dit Brunel. — Le vent peut changer, riposta le chirurgien. — Mais que faire ? s’écria Brunel. — Tenir l’ordre pour non avenu et ne point incendier une ambulance remplie de blessés protégés par la convention de Genève. » — Du groupe des officiers s’éleva une voix qui dit : « On ne peut discuter les ordres du comité de salut public ; l’ordre est de brûler, il faut brûler ! — Le comité de salut public, dit Brunel en s’adressant au docteur, ignore peut-être que l’hôtel de la marine contient une ambulance ; je vais provoquer de nouvelles instructions ; en attendant, préparez l’évacuation. » Il écrivit une lettre, appela un de ses officiers d’ordonnance : « Montez à cheval, allez à l’Hôtel de Ville, demandez une réponse et revenez vite ! »

Le docteur Mahé, profondément ému, retournait à son ambulance, lorsqu’il rencontra M. Gablin qui passait dans un couloir. En deux mots, il le mit au fait. Sans se parler davantage, ils échangèrent une poignée de main et un regard qui contenaient bien des promesses. En hâte, aidé de l’adjudant Langlet et de deux hommes de service régulier, les seuls qui lui eussent été laissés, M. Gablin fit descendre dans les caves des tableaux, des pendules et quelques chronomètres qu’il avait pu soustraire à la rapacité des fédérés. Il entra ensuite dans sa chambre, y prit un revolver de la marine, le chargea avec soin et le mit dans sa poche. Ceci fait, il attendit. M. Mahé avait réuni ses infirmiers et il attendait aussi. Dans le cabinet du ministre, les officiers buvaient. Brunel, pensif, se promenait de long en large ; dans les postes, des fusiliers marins de la commune étaient ivres ; dans la rue, la danse avait cessé ; tout ce qui ne dormait pas s’empressait autour de la Vandewal qui, ayant voulu voir de près l’incendie des Tuileries, était arrivée au moment de l’explosion des barils de poudre placés par Victor Bénot dans la salle des Maréchaux ; elle avait pris peur, s’était sauvée, avait passé entre deux barreaux des grilles et s’était, dans ce mouvement, cruellement froissé la poitrine qu’elle montrait à tout le monde en geignant.

Il était un peu plus de minuit lorsque l’officier revint ; il descendit de cheval sous la grande porte, rencontra Matillon et lui parla à l’oreille. Matillon dit à M. Le Sage : « Prenez vos nippes, votre femme, votre enfant, et filez sans vous retourner : on va faire sauter le ministère. » M. Le Sage courut prévenir le docteur Mahé, qui répondit : « Laissez-moi faire, nous gagnerons du temps, tout n’est pas encore perdu ! » M. Mahé est un homme de taille moyenne, blond, aux yeux pétillans de vivacité, très dévoué à la noble profession qu’il exerce, ne s’étonnant de rien et gardant en toute occurrence un imperturbable sang-froid. Rapidement il avait arrêté son plan de conduite, et n’en dévia pas. L’officier d’ordonnance avait transmis à Brunel l’ordre verbal et positif de mettre le feu au ministère. Dans une lettre écrite de Bruxelles, le 21 janvier 1872, Matillon a affirmé qu’il n’avait ménagé aucun effort pour faire révoquer l’ordre de destruction ; cela est possible ; mais en tout cas sa tentative a échoué, et, si le ministère a été préservé, il en est bien innocent. Lorsque la réponse implacable du comité de salut public fut rapportée à Brunel, celui-ci dit : « Et les blessés ? » L’officier répondit : « Une escouade de gardes nationaux va venir les chercher. » A ce moment, minuit et demi environ, Brunel se retira suivi de tout son état-major et d’une partie de ses hommes ; son dernier mot fut adressé à Matillon : « Je vous laisse ici, et je vous rends responsable de l’exécution des ordres du comité de salut public[6]. »

Peu de temps après son départ, une bande de fédérés sans armes envahit le ministère et se précipita vers l’ambulance pour évacuer les blessés. « Où sont vos voitures ? demanda le docteur Mahé. — Nous n’en avons pas. — Où sont vos brancards ? — Nous n’en avons pas. — Eh bien ! alors, comment allez-vous les enlever ? — Ah ! nous ne savons pas. » M. Mahé se mit alors lentement et sentencieusement à discuter avec ces hommes et à leur expliquer quels sont les moyens généralement usités pour le transport des blessés. Les blessés criaient : « Nous ne voulons pas nous en aller. » Les porteurs ripostaient : « Sont-ils bêtes, puisque c’est l’ordre ; dans dix minutes, on va allumer les pétards ! » La scène qui suivit défie toute description. On prit des matelas par les quatre coins pour les emporter avec le blessé qui était dessus ; on n’avait pas fait trois pas que tout tombait ; le malade poussait des hurlemens ; alors on reprenait le malheureux, on le mettait dans un drap, on essayait de l’enlever de la sorte ; ça allait encore passablement tant que l’on marchait de plain-pied dans les appartemens, mais dès que l’on arrivait aux escaliers le fardeau échappait des mains, et plus d’un malade, roulant de degré en degré, jetait un cri de détresse et s’évanouissait. Le docteur Mahé accourait alors et constatait que le pansement était dérangé ; il fallait le refaire, cela demandait du temps. Les fédérés insistaient. « Baste ! c’est bien comme cela, on le pansera à l’hôpital. » Le docteur parlait du devoir professionnel, et avec un soin méticuleux remettait les bandes en place. Les fédérés laissaient faire tout en grommelant et en disant : « Est-il têtu, ce major-là ! »

Pendant que l’évacuation de l’ambulance se faisait dans ces conditions qui la retardaient forcément, Matillon avait donné ses ordres. Quinze gredins appartenant aux canonniers-marins de la commune avaient été réservés pour l’œuvre néfaste ; ils obéissaient à un adjudant sous-officier qui s’appelait… A quoi bon le nommer ? Pour des causes que nous allons bientôt dire, cet homme a reculé devant le forfait qu’il avait à commettre ; rentré aujourd’hui dans la vie normale et laborieuse, il ne peut parler sans tremblement de cette nuit terrible pendant laquelle le principal rôle lui avait été imposé ; mais, comme il faut désigner l’acteur, nous dirons qu’il s’appelait Jacques, car nous ne nous sentons pas le droit de divulguer le nom d’un homme que la justice a eu raison d’épargner et qui s’est repenti. D’après les instructions de Matillon et sous la surveillance de Jacques, des touries de pétrole furent portées dans les appartemens ; après les avoir débouchées, on y glissa des cartouches ; une mèche très longue et flexible fut placée sur les obus décoiffés amoncelés dans la petite cour ; quelques bouteilles d’essence furent lancées contre les murailles afin d’activer le feu. Lorsque tout fut prêt, Matillon se retira après avoir dit à Jacques : « Aussitôt que vous aurez allumé, évacuez et rendez-vous à l’Hôtel de Ville avec vos hommes. » Au moment où Matillon traversait la rue Saint-Florentin, un infirmier courut à lui : « Mais nous avons encore des blessés. — Ne craignez rien, répondit Matillon, vous avez le temps. »

Tout était désert autour de l’hôtel de la marine ; la nouvelle : « On est tourné, » avait rapidement circulé, chacun avait gagné au pied ; des vedettes françaises montaient la garde sous le péristyle de l’église de la Madeleine, et, croyant toujours les barricades de la rue Royale occupées par l’insurrection, tiraient impitoyablement sur tout homme qu’elles apercevaient, même sur ceux qui, un mouchoir en main, leur faisaient signe d’avancer. C’est alors, vers deux heures du matin, que M. Gablin monta sur la terrasse du ministère, comme sœur Anne : « Ne vois-tu rien venir ? » En face de lui, la sombre verdure des Champs-Elysées laissait apercevoir quelques lointains feux de bivouac ; à sa droite, la rue Royale flambait ; à sa gauche, de l’autre côté de la Seine, toute la rue de Lille brûlait ; derrière lui, le ministère des finances et le palais des Tuileries étaient un océan de flammes. Il put croire que seul, dans cet incomparable désastre, l’hôtel de la marine subsistait encore. A ses pieds, la place de la Concorde s’étendait morne, silencieuse, jonchée de débris des balustrades, des statues, des candélabres et des fontaines. Impassible, témoin des ravages des hordes de Cambyse à travers l’Égypte, l’Obélisque était resté intact, comme la stèle funéraire des civilisations destinées à périr. Malgré son énergie, à cause d’elle peut-être, M. Gablin se sentit défaillir. Il eut un sanglot et pleura abondamment devant tant de honte et d’horreur. Cela ne fut qu’un spasme nerveux promptement surmonté. Il s’essuya les yeux et descendit. Sa résolution était prise : sauver le ministère ou périr.

La lenteur calculée, admirablement ménagée du docteur Mahé à faire évacuer l’ambulance avait lassé la patience de Matillon, et cette lenteur fut la cause principale du salut. Matillon eut peur de tomber entre les mains des Versaillais et s’esquiva ; si l’évacuation eût été plus rapidement conduite, Matillon aurait eu le temps de faire mettre le feu lui-même, sous ses yeux, et tout eût été perdu ; il trouva plus prudent de sacrifier un inférieur, et tout fut sauvé. M. Gablin demanda à M. Le Sage : « Où est Matillon ? — Il est parti ! » En deux bonds, M. Gablin fut au premier étage, devant une porte fermant un petit salon où l’escouade des quinze incendiaires était réunie. Avant d’entrer, « il se fit une tête, » comme on dit au théâtre, prit un air effaré, et, se trouvant en présence d’un groupe d’hommes ivres pour la plupart, assis devant une table chargée de brocs et de bouteilles qu’ils achevaient de vider, il s’écria avec consternation : « Mes pauvres amis ! nous sommes trahis, voilà les Versaillais, nous sommes tous pincés, on va nous fusiller. » Ce fut un tumulte sans nom, chacun se leva pour gagner la porte : « Pas par là, reprit M. Gablin, ils sont dans la rue Royale et dans la rue Saint-Florentin, filez par les corridors et cachons-nous. » A la hâte et se bousculant, battant les murs et se rattrapant à la rampe, ils gagnèrent les couloirs des étages supérieurs et se jetèrent pêle-mêle dans les chambres dont M. Gablin referma la porte sur eux. Toujours courant, il revint au rez-de-chaussée où Jacques s’impatientait parce que trois blessés, étendus sur les pavés, gémissaient et demandaient à être emportés, mais vainement, car les fédérés les avaient abandonnés et ne devaient pas revenir. Au premier coup d’œil M. Gablin reconnut que Jacques avait bu plus que de raison ; ce malheureux, peut-être pour se donner du courage, avait avalé trop d’eau-de-vie. Il avait l’œil humide et la démarche lourde. Il n’était point du reste pour faire hésiter M. Gablin, qui a « les épaules larges et la taille ramassée, » comme eût dit La Bruyère. Le dialogue fut rapide : « Mettrez-vous le feu au ministère ? demanda M. Gablin. — C’est l’ordre du comité de salut public, et je dois obéir, répondit Jacques. — Écoutez, reprit M. Gablin ; je vous jure que, si vous ne mettez pas le feu, les troupes de Versailles ne vous feront rien ; je vous cacherai ; la justice sera clémente pour vous, et nous vous donnerons de l’argent lorsque vous en aurez besoin. — Vous êtes bien honnête, monsieur Gablin, et je vous remercie ; mais vous savez, il y a une consigne ; si je désobéis, le comité de salut public me fera fusiller ; je suis fâché de vous désobliger, mais il y a une consigne, et, puisqu’il y a une consigne, il faut obéir, je ne connais que ça. — Et ça, le connais-tu ? s’écria M. Gablin en le prenant à la gorge et en lui mettant son revolver armé au visage ; si tu fais un geste, je te casse la tête ; si tu m’écoutes, je te sauve ; choisis : je te tue ou je t’achète. — Jacques répondit d’une voix étranglée : — Monsieur Gablin, je ferai ce que vous voudrez. — A la bonne heure, reprit M. Gablin en le lâchant, je vois que vous êtes un bon enfant avec lequel on peut s’entendre ; eh bien, venez me donner un coup de main. » C’est alors que Jacques, ce chef d’incendiaires, suivit humblement M. Gablin. Tous deux se hâtant enlevèrent de l’intérieur des appartemens vingt-deux touries de pétrole qu’ils descendirent dans la cour et versèrent dans l’égout. Jacques aida ensuite M. Gablin à ouvrir les bouches d’eau et à inonder la cour, de façon à conjurer tout danger immédiat. Lorsque cette bonne besogne fut terminée, M. Gablin conduisit Jacques dans son appartement, lui donna des vêtemens bourgeois, l’enferma à double tour et le quitta en lui disant : « Soyez en paix, je réponds de vous. » Deux minutes après, il revint pour voir ce que devenait son prisonnier. Jacques, assis par terre, la tête accotée contre un fauteuil, dormait ; l’ivresse l’avait abattu.

Grâce à l’intelligence et à l’énergie du docteur Mahé et de M. Gablin, le ministère était sauvé ; mais un retour des fédérés était possible tant que les troupes françaises n’y seraient pas rentrées. M. Le Sage se proposa pour aller les prévenir. « Mais par où passerez-vous ? — Par le no 7 de la rue Royale, qui par les toits communique avec le no 8 de la rue Boissy-d’Anglas. J’ai été professeur de gymnastique au régiment et je saurai bien me tirer d’affaire. » Il embrassa sa femme, son enfant, et partit ; il enjamba lestement la rue, car quelques rares fédérés cachés dans des caves tiraient encore des coups de fusil par les soupiraux, et put enfin, après mainte escalade, par venir dans la rue Boissy-d’Anglas. Il était alors près de trois heures du matin. À chaque pas, M. Le Sage fut arrêté par des factionnaires, par des patrouilles ; rue du Faubourg-Saint-Honoré, un poste fit feu sur lui. Il se faisait reconnaître, ce qui n’était pas toujours facile ; conduit, promené de capitaines en colonels, de colonels en généraux de brigade, de généraux de brigade en généraux de division, il finit par être mis en présence du général Douai, qui commandait en chef et qui avait son quartier dans une maison située à l’extrémité du boulevard Malesherhes, au-delà de l’église Saint-Augustin. M. Le Sage se désespérait. Que de temps perdu ! Il était plus de cinq heures ; qu’était-il advenu du ministère ? Le général Douai l’écouta attentivement et commençait à dicter des ordres lorsqu’on lui remit une dépêche. Il la lut et, se tournant vers M. Le Sage, il lui dit : « Vous pouvez retourner au ministère de la marine, nous y sommes. »


X. — NOS CANNONIERES.

Le général Douai ne se trompait pas : « nous y étions. » Vers trois heures et demie du matin, M. Gablin entendit un cri perçant, un cri de femme : « Voici l’amiral ! » Il accourut et se trouva face à face avec l’amiral Pothuau, qui, accompagné d’un officier de marine et d’un officier de la gendarmerie coloniale, venait, lui troisième, reprendre possession de son ministère, et ajoutait ainsi un trait héroïque à une existence où l’héroïsme n’a jamais fait défaut. « Bonjour, Gablin ; je suis content de vous revoir ! » Il y eut une minute d’expansion ; Mme Le Sage, qui avait reçu l’amiral, ne pouvait, malgré son énergie toute virile, retenir ses larmes. « Où est Le Sage ? demanda le ministre. — Il vous cherche, répondit sa femme. — Comment, vous êtes seul ? dit M. Gablin. — Non pas, répliqua l’amiral, mon. corps d’armée est derrière moi. » Et en souriant il montrait trois gendarmes qui, l’arme au bras, marchaient posément de front dans la rue Royale et se dirigeaient vers le ministère.

Voici ce qui s’était passé. L’amiral Pothuau avait établi son quartier-général au Palais de l’Industrie, ne se doutant guère qu’il n’était séparé que par une cloison de l’ancien commandant en chef de la flottille insurrectionnelle Durassier, qui mourait des suites de sa blessure. L’amiral n’avait point dormi ; involontairement, il regardait vers le ministère de la marine, qui se détachait en noir sur les flammes ; il écoutait et de ce côté n’entendait plus que de rares coups de fusil. Il eut une inspiration, comme les grands cœurs en ont souvent ; il fit appeler son aide-de-camp, M. Humann, un sous-lieutenant de gendarmerie coloniale, M. Jacquemot, et leur dit : « Allons voir un peu ce qui se passe chez nous ! » Sur l’ordre de M. Jacquemot, trois gendarmes suivirent et, à distance respectueuse, « emboîtèrent le pas. » L’amiral mit le sabre en main et partit. Il traversa le faubourg Saint-Honoré, échappa à une fusillade qui lui vint on ne sait d’où et arriva paisiblement au ministère, où Mme Levage faillit s’évanouir de joie en le voyant. L’amiral n’était pas entré que toutes les femmes du quartier, échevelées, pleurant, se jetaient sur lui, l’embrassaient, lui baisaient les mains et criaient : « Enfin ! vous voila ! nous sommes sauvés ! » Oui, sauvés en effet, parce que ce seul homme venait de revenir dans sa maison souillée par la commune.

Le ministère était dans un désordre inexprimable ; partout de la poudre répandue, des touries de pétrole brisées, des restes de victuailles, des bouteilles vides, des armes jetées au hasard et jusqu’à des blessés abandonnés au milieu des escaliers. Par l’état dans lequel on retrouvait l’hôtel, il était facile de deviner la grandeur du péril auquel on venait d’échapper. L’amiral donna ordre de rechercher les insurgés que l’on pourrait encore découvrir ; puis il cria : « Au pavillon ! » On s’élança derrière lui dans les escaliers ; il monta jusque sur les toits et fit couper la drisse du drapeau rouge, qui fut amené sous ses yeux. Quelques fédérés, encore embusqués derrière les épaulemens du jardin des Tuileries, tirèrent sur lui et ne le dérangèrent pas. Le 24 mai, le soleil se lève à quatre heures et dix minutes. Il n’était pas quatre heures encore, mais le jour blanchissait et permettait de distinguer les objets ; les gens des Tuileries voyaient donc ce groupe d’hommes debout sur la toiture et ne leur épargnaient pas les balles. On hissa le drapeau tricolore, mais on ne put l’amarrer qu’à mi-mât, ce qui était de circonstance, car les pavillons en berne sont signe de deuil. M. Humann reçut ordre d’aller chercher une compagnie d’infanterie de marine et des fusiliers marins empruntés à la division Bruat, qui occupait le Corps législatif. M. Humann, qui était alors lieutenant de vaisseau, sauta sur lin cheval abandonné dans les écuries du ministère, traversa la place de la Concorde, faillit être tué sur la place du Palais-Bourbon par un obus lancé des hauteurs de la rue de l’Université, et ramena au pas de course une compagnie de fusiliers commandée par le lieutenant de vaisseau Moye et la première compagnie du 2e régiment de marche que conduisait le capitaine Veyne. Lorsque cette poignée d’hommes sauta dans la rue Royale par-dessus la barricade, ce fut un cri de délivrance ; tout ce qui n’avait pas fui, tout ce qui vivait encore dans ce quartier ravagé par l’incendie, se précipita vers ces braves gens et les étreignait en pleurant. Il y eut une immense clameur : « Vive les marins ! » Ces soldats de l’infanterie de marine appartenaient au bataillon du commandant Lambert, de l’existence duquel le tableau les Dernières cartouches a reproduit un épisode. Au moment où les troupes de marine venaient se grouper autour du ministère, le comte Roger (du Nord) accourait se mettre à la disposition de l’amiral Pothuau, qu’il ne quittait plus. Une heure après, là division Vergé prenait possession de la rue Saint-Florentin où les marins avaient déjà éteint l’incendie allumé dans l’hôtel Talleyrand. Sur l’invitation de l’amiral, deux régimens furent immédiatement utilisés par le général Vergé, qui les lança à travers le jardin des Tuileries et put ainsi parvenir au Louvre en temps opportun. Le ministère de la marine était à l’abri d’un retour des fédérés, mais non point de tout danger, car la batterie du Père-Lachaise, ayant aperçu le drapeau tricolore, tirait dessus à toute volée. Heureusement les coups étaient trop « longs » et achevaient de bouleverser la place de la Concorde.

M. Humann, en traversant le pont, avait remarqué que la flottille, — ou, pour mieux dire, ce qui restait de la flottille, — était amarrée près du quai de la Conférence ; il en prévint l’amiral Pothuau, qui décida immédiatement de la faire servir à la défense de Paris. Le capitaine de vaisseau Ribourt, — actuellement vice-amiral, — commandant en chef des batteries de Montretout, avait massé ses canonnière au Champ de Mars et en gardait un certain nombre sous sa main au ministère des affaires étrangères, où il se tenait de sa personne. C’est là que vers neuf heures du matin il reçut ordre de prendre le commandement des canonnières de la Seine et de remonter le fleuve en attaquant les positions des insurgés. Il avait déjà dirigé un détachement sur la rue de Lille pour essayer de combattre les incendies ; ce fut en vain, trop de pétrole avait été versé par les soins d’Eudes et de Mégy ; trois pauvres matelots, s’aventurant au milieu des brasiers, périrent écrasés sous l’écroulement d’un mur des archives de la cour des comptes ; un autre détachement, commandé par le lieutenant de vaisseau de La Bédollière, filant par le quai des Tuileries, avait pénétré dans le Louvre pour aider les soldats de la division Vergé à sauver les musées. Le commandant Ribourt envoya promptement ses canonnière prendre possession des canonnières, et il se rendit au ministère de la marine, où il rencontra M. de Champeaux, qui y arrivait de son côté. Pour manœuvrer les canonnières, ce n’étaient ni les officiers ni les marins qui manquaient, c’étaient les mécaniciens. Comment en trouver au milieu du désordre où Paris se débattait et semblait près de succomber ?

Les commandans Ribourt et de Champeaux ayant appris, je ne sais comme, que les mécaniciens des bateaux-mouches se réunissaient souvent à la prétendue frégate où l’on distribue des douches et des bains en aval du Pont-Royal, s’y rendirent et y furent fort mal reçus par une femme absolument effarée qui, à toute question, répondait : « Je ne sais pas. » Le commandant Ribourt prit son air le plus grave et dit : « Madame, nous avons besoin de mécaniciens afin d’aller avec nos canonnières jusqu’à Bercy couler bas une flottille de brûlots chargés de pétrole que la commune vient de lâcher sur Seine de façon à mettre le feu à tous les lavoirs, bateaux, établissemens de bains qui sont sur le fleuve. » La dame fit un bond ; on venait de plaider pro domo suâ. Elle sortit en courant, suivie de MM. de Champeaux et Ribourt ; elle s’arrêta dans une maison du quai d’Orsay et conduisit les deux capitaines de vaisseau chez le directeur même de la compagnie des mouches. On répéta à celui-ci la fable qui avait déjà eu bon succès. Sans prendre le temps de quitter ses pantoufles, le brave homme courut jusqu’à la rue Surcouf, entra dans un cabaret et en sortit bientôt avec quatre mécaniciens et deux patrons.

Trois canonnières ne paraissaient pas hors de service, la Clayrnore, le Sabre et la Farcy, mais on s’aperçut bientôt que la machine de cette dernière fonctionnait mal, en outre la vis de culasse manquait à la pièce ; il fallut donc l’abandonner. La Claymore, commandée par le lieutenant de vaisseau Witz, le Sabre, commandé par le lieutenant de vaisseau Bourbonne, placés tous deux sous la direction du capitaine de frégate Rieunier, purent appareiller vers deux heures de l’après-midi ; elles étaient accompagnées par une chaloupe, la Vedette n° 4, qui, conduite par l’enseigne Mercier, apportait les vivres, les munitions, servait d’estafette et enlevait les blessés. Dès leur arrivée au pont des Arts, elles prennent part au combat acharné qui se livrait dans la Cité, derrière la préfecture de police et le Palais de Justice incendiés par ordre de Ferré. Le lendemain, jeudi 25 mai, les deux canonnières, à bord de l’une desquelles le commandant Ribourt s’était rendu, remontèrent la Seine de façon à pouvoir battre les quais des Ormes, de Saint-Paul et des Célestins. Un peu plus tard, devançant nos colonnes qui marchaient parallèlement sur la rive droite et sur la rive gauche de la Seine, elles s’embossèrent à 100 mètres environ en aval du musoir sud du canal Saint-Martin. Là elles livrèrent un véritable combat naval.

Le pont d’Austerlitz, à son point d’attache sur la place Mazas, était formidablement défendu. Un large fossé, appuyé sur une barricade énorme, l’oblitérait complètement. La barricade, affleurant les parapets du quai, enveloppait toute la place et se reliait par derrière au dépôt municipal de pavés qui occupe l’intervalle compris entre le boulevard Mazas et la rue Lacuée. Porté vers le sud-ouest jusqu’au musoir du canal Saint-Martin, protégé au sud-est par la Seine, au nord par la gare de l’arsenal, cet ouvrage, d’une force extraordinaire, était armé de cinq pièces de 7, de cinq pièces de 4, de deux obusiers de 15 et d’une mitrailleuse. C’était, dans une position pareille, de quoi tenir, et longtemps, contre tout un corps d’armée. La division de l’amiral Bruat occupait le boulevard de l’Hôpital, la gare d’Orléans et débordait jusque sur la place Walhubert. La division Faron tenait les deux rives de la Seine : la rive gauche, par la brigade Derroja, massée dans le Jardin des Plantes ; la rive gauche par la brigade La Mariouse, abritée dans le magasin central de la ville, sur le quai Morland, arrêtée devant le canal par les insurgés qu’elle ne pouvait tourner en s’engageant sur le quai Bourdon où les greniers d’abondance incendiés interdisaient toute tentative de passage. Le feu de la barricade était tel qu’une batterie de six pièces établie sur le quai Saint-Bernard, devant la grille du Jardin des Plantes, fut abandonnée ; elle fut du reste immédiatement remplacée par une demi-batterie de trois pièces de 12 qui, installée devant la rue Cuvier, ne broncha pas et tint vertement tête aux canons de l’insurrection. Nos troupes ne pouvaient arriver jusqu’à la terrible redoute du pont d’Austerlitz qu’en se glissant sur le bord de l’eau, par la berge même, et en jetant des planches sur l’embouchure du canal, dans la Seine. C’était fort difficile, mais non pas impossible ; elles l’ont prouvé.

La division Bruat, la brigade Derroja, la brigade La Mariouse, tiraient sur la barricade, qui ripostait avec violence. Les canonnières lançaient d’énormes obus malgré le feu plongeant des insurgés, qui était des plus meurtriers pour elles. Le commandant Rieunier était blessé, l’enseigne Huon de Kermadec venait d’être tué. C’était une rumeur épouvantable, l’eau jaillissait sous les projectiles qui la fouettaient, les vitres éclataient dans les maisons, les détonations, répercutées sous les arches des ponts, roulaient comme un ouragan furieux, un coup n’attendait pas l’autre. Comme le comte d’Estaing au combat de Bender-Abassi, le commandant Ribourt aurait pu lancer son chapeau en l’air et s’écrier : « Feu bâbord, feu tribord, feu partout, feu dans ma perruque ! » Au Sabre et à la Claymore était venue se joindre la Mitrailleuse, sous le commandement du lieutenant de vaisseau Dupuis. C’était un bon renfort, et la canonnade n’en fut que plus vigoureuse. N’était-ce pas assez du feu des insurgés pour la pauvre petite flottille ? Une pièce de la demi-batterie de la brigade Derroja, mal dirigée par négligence, envoya un paquet de mitraille à bord du Sabre et blessa un homme grièvement. Un enseigne de vaisseau, M. Germinat, monta en youyou et, traversant la Seine sous une tempête de mort, alla poliment prier l’officier d’artillerie de vouloir bien rectifier son tir.

Le seul moyen de permettre aux soldats de la brigade La Mariouse de sortir de l’Ile Louviers et d’assaillir la barricade était de chasser les insurgés qui occupaient le petit pont très solide qui franchit le canal, au-dessous de la gare de l’Arsenal. Le commandant Ribourt le comprit et donna des ordres en conséquence. Les canonnières firent un mouvement en avant, s’embossèrent juste en face du musoir, par le travers du courant de la Seine, et, ne répondant plus au feu de la barricade Austerlitz, lancèrent des tas de mitraille sur ce pont, qui fut promptement dégagé. Des sapeurs du génie passèrent quelques planches sur les deux rives de la berge entre lesquelles le canal se dégorge dans la Seine. Bientôt une passerelle fut établie, et le 35e de ligne se massa en colonne d’assaut. Les batteries de droite et de gauche, les fortes pièces des canonnières tonnèrent pendant quelques minutes, puis tout se tut. Le colonel Vanche commanda : En avant ! La colonne s’élança au pas de course le long de la berge, passa sous le pont d’Austerlitz, remonta par le quai de la Râpée et arriva derrière la barricade au moment où ses derniers défenseurs s’enfuyaient par la rue Lacuée. La division Faron avait accompli ce tour de force avec un aplomb et un entrain admirables ; je suis persuadé qu’elle se serait rendue maîtresse toute seule de cette forteresse si terriblement armée ; mais il est juste de dire que les canonnières n’ont pas nui à son succès et qu’elles ont singulièrement aidé au dénoûment. Elles ont été valeureuses au-delà de toute expression et n’ont reculé ni devant aucune difficulté, ni devant aucun sacrifice ; un chiffre douloureux le constatera : sur un effectif de 82 hommes 26 furent tués ou blessés ; près du tiers ; c’est là une proportion absolument anormale.

Là s’arrête le rôle militaire des canonnières ; elles n’ont plus qu’une surveillance incessante à exercer sur la Seine. Leur action a été prépondérante, elle a ouvert la rive droite dans-la partie orientale de la ville, et a permis aux corps d’armée qui manœuvraient sur la rive gauche d’aller vers la Bastille, vers la mairie du XIe arrondissement, vers le Père-Lachaise, où les fusiliers marins sont arrivés « bons premiers » le vendredi 27 mai, et ont trouvé abandonnée la batterie qui foudroyait Paris depuis six jours ; ils sont entrés aussi le lendemain à la Grande-Roquette, ainsi que je l’ai déjà raconté, mais trop tard pour sauver les héroïques victimes que la commune s’est enorgueillie d’avoir sacrifiées à ses haines. Pendant que nos marins poursuivaient leur œuvre de salut, pendant que les batteries mobiles de la marine, hissées dans l’église de la Trinité, sur les balcons de la rue Lafayette et ailleurs, démolissaient les grandes barricades sous le commandement du lieu tenant de vaisseau Gaillard, et arrachaient un cri d’admiration au général d’artillerie Clappier[7], la rue Royale continuait à brûler. Qui ne se rappelle ces foyers horribles, dont les poutres en s’écroulant faisaient jaillir des débris enflammés ; qui ne se rappelle ces murs éventrés, ces plaies vives de la demeure dévoilant ses secrets ; qui ne se rappelle l’ardeur des pompiers, dont les premiers arrivés sur ces lieux désolés furent ceux de Marly-le-Roy, et luttèrent en vain pour arracher à l’incendie une proie qu’il ne lâcha plus ? J’ai vu là un spectacle que je n’oublierai jamais. Parmi les sept malheureux qui furent asphyxiés dans les caves de la maison d’angle de la rue Royale et de la rue du Faubourg-Saint-Honoré se trouvaient le portier et sa femme. Lorsqu’après avoir pu creuser une tranchée sous les ruines embrasées, on fut parvenu jusqu’à eux, on les retrouva enlacés dans les bras l’un de l’autre. Le mari, M. Robardet, était facteur à la poste ; ses camarades voulurent lui rendre les derniers honneurs. Il n’y avait plus alors de corbillards, car l’administration des pompes funèbres était encore au centre de l’insurrection. Un menuisier cloua deux cercueils dans lesquels on enferma les deux cadavres. Les bières furent placées sur une Victoria, et, comme on n’avait pu se procurer de drap mortuaire pour les envelopper, on jeta dessus deux manteaux de facteur. On les conduisit à Saint-Augustin, puis au cimetière Montmartre. Tous les facteurs suivaient ce triste convoi ; Paris les vit passer, s’en émut, et raconta sérieusement que M. Rampon, directeur des postes, avait été fusillé.

Pendant les cinquante-six jours que dura la lutte contre la commune, la marine n’a point ménagé son dévoûment ; elle se donna sans réserve et avec un héroïsme constant à la cause de la civilisation outrageusement attaquée. Lors des dernière combats, pendant cette semaine maudite qui semble avoir résumé tous les épouvantemens de l’histoire, elle fut au premier rang de nos soldats, rivalisant de courage avec eux pour purger notre ville des sanglantes sanies qui la déshonoraient ; autant que nul autre corps d’armée, elle eut l’esprit de sacrifice et d’abnégation. Elle a été dans nos rues, contre les barricades impies, contre les bandes d’assassins et d’incendiaires, ce qu’elle est sur les océans et sur les terres loinlaines : brave, inébranlable et simple. Paris, pour lequel sans marchander elle a donné son sang, ne l’oubliera pas. Quant aux Parisiens, lorsqu’ils passent sur la place de la Concorde et qu’ils admirent le monument construit par Gabriel, qu’ils se souviennent qu’ils en doivent la conservation au docteur Mahé, chirurgien de la marine ; à M. Gablin, chef du matériel, et à l’amiral Pothuau, qui, venant seul, comme un paladin des romans de chevalerie, reprendre possession de sa résidence, a, sans tarder, énergiquement mis en œuvre tous les moyens d’action dont il disposait, pour aider la France à reconquérir sa capitale.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Ce Charles Mirault fut chargé de procéder à la destruction de la chapelle expiatoire, ainsi qu’il ressort des pièces suivantes : « L’an mil huit cent soixante et onze et le vingt mai, nous, Ch. Mirault, commissaire de police attaché aux domaines, requérons dix hommes pour surveiller la démolition de la chapelle expiatoire. À la caserne de la Pépinière, les jour, mois et an que dessus, le commissaire de police, CHARLES MIRAULT. » — « D’après un ordre de la légion, il a été expressément défendu de disposer des citoyens faisant partie des compagnies de marche. Je viens donc prier le chef de la légion de me donner des ordres ou de faire prévenir le commandant des compagnies sédentaires pour obtempérer à l’ordre ci-dessus. Pour le commandant du 69e bataillon absent, le lieutenant : PARADIS. » Timbre bleu ; garde nationale sédentaire de la Seine, 69° bataillon. L’arrêté du comité de salut public prescrivant la démolition de la chapelle est signé : Ant. Arnaud, Ch. Gérardin, Léo Meillet, Félix Pyat, Ranvier, et daté de 16 floréal an 79 (6 mai 1871).
  3. J’en trouve la preuve dans les papiers oubliés par Landowski au ministère de la marine : Note pour les frais de délégation du citoyen Landeck près la ville de Marseille. Frais de séjour à 10 fr. 150 fr. ; voyage de Paris à Marseille et retour ; voyage par Draguignan pour dépister les poursuites, 167 fr. 65 c ; avances diverses faites aux agens chargés de fournir les renseignemens sur la réaction et les mouvemens de troupes, 125 fr. ; avances pour la nourriture des soldats isolés et des caïmans (soldats de marine), 175 fr. Total : 617 fr. 65 c. Reçu du citoyen Amourous, 100 fr. ; reste dû : 217 fr., plus 15 jours d’indemnité à raison de 5 fr. par jour : 75 fr. Total 292 fr. 65 c. Je vois en outre plusieurs notes prescrivant de surveiller diverses maisons de Paris, où l’on soupçonnait des officiers de marine de se cacher.
  4. Cette ligne de défense était réellement formidable ; couvrant l’arrondissement de Valognes, celui de Cherbourg, elle formait un vaste demi-cercle dont l’extrémité occidentale s’appuyait au havre de Port-Bail, et dont l’extrémité orientale, dépassant Carentan, venait toucher à Saint-Pellerin et affleurait presque la limite du département du Calvados. Trente-six batteries, construites selon les accidens favorables du terrain, étaient armées de deux cent quatorze pièces de gros calibre.
  5. Ce Lefebvre Roncier, qui pendant la commune joua un certain personnage dans les rôles secondaires, était un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans. C’est chez lui, rue de Rivoli, n° 60, au 4e étage, que Delescluze attendit le résultat de l’échauffourée du 22 janvier. Commandant d’artillerie au début de l’insurrection, il fut successivement secrétaire-général à la délégation de l’intérieur, juge suppléant à la cour martiale, et enfin sous-chef d’état-major à la guerre, où il suivit Delescluze, dont il était un fervent admirateur.
  6. Brunel, après avoir quitté le ministère de la marine, n’est pas resté oisif ; il alla proposer ses services au comité de salut public, qui sut les utiliser. Dans une lettre adressée par lui, le 9 janvier 1873, au journal la République française, il dit : « Les Versaillais ont pu me voir après la retraite de la place de la Concorde (et non la prise, comme on l’a dit) au Xe arrondissement et ensuite au Château-d’Eau, où une blessure grave m’a enlevé du champ de bataille. » — Brunel a été accusé par les habitans du Xe arrondissement d’avoir incendié le théâtre de la Porte-Saint-Martin et les magasins du Tapis rouge. Nous ignorons si cette accusation est justifiée, mais nous savons que sur un Belge nommé Van der Howen, chef de barricade au faubourg du Temple, on a trouvé un ordre ainsi conçu : a Le citoyen délégué, commandant la caserne du Château-d’Eau, est invité à remettre au porteur du présent les bonbonnes d’huile nÛDé-ràle nécessaires au citoyen chef des barricades du faubourg du Temple. Le chef de légion : BRUNEL. »
  7. Le général d’artillerie Clappier, ayant mandé le commandant Ribourt, lui a dit : « Je n’osais compter sur des résultats aussi remarquables que ceux obtenus avec ces petites pièces portées dans les églises, sur les monumens ou aux étages élevés. Nous aurions certainement perdu beaucoup de monde sans ces pièces, dont le tir plongeant balayait les barricades que nos troupes devaient franchir. Dites cela au ministre, et ajoutez, je vous prie, que j’ai rarement vu des hommes aussi solides, aussi modestes et aussi calmes au feu que vos braves matelots. » (Extrait du rapport du commandant supérieur des batteries à M. le ministre de la marine.)