Le Ministère des Colonies

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Le ministère des colonies
Joseph Chailley-Bert

Revue des Deux Mondes tome 122, 1894


LE
MINISTERE DES COLONIES

Nous possédons maintenant, ne disons pas le ministère, mais le droit d’organiser un ministère des Colonies. Les Hollandais en ont un depuis 1834 ; les Anglais, depuis 1854 : soixante ans après les premiers, quarante ans après les seconds, nous arrivons, logiquement, quoique par un détour imprévu, à la solution qu’imposaient l’étendue de notre empire et l’importance de nos intérêts coloniaux. Reste maintenant à créer l’organisme nouveau et à en tirer un bon parti.

Le gouvernement a devant lui une belle tâche, mais lourde. Le moment est critique. Il se prépare, à n’en pas douter, un mouvement dans le pays en faveur des entreprises coloniales. Pour des raisons que sait le monde des affaires, la France continentale est devenue trop étroite ; des débouchés se sont fermés et se ferment encore qu’il sera difficile de rouvrir ; beaucoup de bras sont sans travail ; beaucoup de capitaux sans emploi : une partie en peut être, en devrait être détournée vers les colonies.

Les capitaux d’abord ; car nos colonies sont de telle nature qu’il faut que les capitaux y précèdent les colons.

Prétendre amener aux colonies les capitaux français, cela paraîtra sans doute une chimère. Il dépend de nous que cette chimère devienne une réalité. Ces capitaux, qu’on ne s’y trompe point, ne se défient pas des colonies ; ils se défient seulement du régime auquel les colonies sont soumises. J’en appelle à ceux qui y vivent, qui y plantent ou y trafiquent et je leur demande s’il n’est pas vrai que toute opération coloniale traîne après soi tant de difficultés, de tracas et de déboires que les plus intrépides redoutent de s’y engager et que les plus tenaces aspirent à s’en retirer.

Changer ce régime, qui date de loin, ne saurait être l’œuvre d’un homme ni d’un jour. Mais puisque nous avons maintenant un ministère, il importe que de ce ministère date une ère nouvelle. Il importe, sous peine de voir compromises les plus belles espérances, qu’après un débat public, où toutes les opinions pourront s’affirmer, un plan de gouvernement et d’administration soit enfin arrêté ; que les ministres qui se succéderont s’attachent à le respecter et à le faire exécuter et que chaque jour marque un pas dans une voie au bout de laquelle est le succès.

C’est comme contribution à l’étude de l’organisation prochaine que nous présentons les observations suivantes.


I. — LE DOMAINE DU MINISTÈRE DES COLONIES.

Le premier ministre des Colonies va certainement être sollicité de délimiter son domaine. Nos possessions, comme elles sont éparses par le monde, sont éparpillées parmi les ministères. Quelques-unes dépendent du ministère des Colonies ; d’autres, moins nombreuses mais aussi importantes, dépendent du ministère de l’Intérieur, comme l’Algérie, ou du ministère des Affaires étrangères comme Madagascar et la Tunisie. Il semblerait naturel de les confier maintenant toutes au seul ministère des Colonies. Et là peut-être sera la solution de l’avenir. L’Algérie, qui, durant de longues années, a tranquillement pu s’engraisser au régime des « rattachemens », n’a plus rien désormais à attendre du ministère de l’Intérieur. La Tunisie, qui ne se plaint pas de la tutelle des Affaires étrangères, aura peut-être plus tard intérêt à être remise aux mêmes mains qui dirigeront sa voisine. Madagascar enfin, le jour où nous y serons solidement établis et songerons à l’exploiter, n’aura plus de raisons de dépendre, aura peut-être même des raisons de ne dépendre plus du quai d’Orsay. Mais, pour le moment, on ne voit pas d’avantages à transférer soit la Tunisie soit même l’Algérie à un ministère qui. de l’avis de tous, a besoin d’être réorganisé et, sans être pessimiste, on peut apercevoir des inconvéniens à déplacer Madagascar, qui en est encore évidemment à la période diplomatique.

Le domaine du ministère des Colonies, au moins à l’heure présente, ne semble donc pas devoir être élargi. Si l’on ne risquait de passer pour paradoxal, on pourrait même soutenir qu’il gagnerait à être diminué. Nous avons des colonies, les Antilles et la Réunion, qui n’ont plus rien d’une colonie. La population y est française ; les lois y sont françaises ; les mœurs, — autant que le permet la latitude, — y sont françaises ; le sol entier y est occupé. Elles peuvent encore recevoir des fonctionnaires ; elles ne peuvent plus recevoir un colon. Ces pseudo-colonies, ces véritables départemens français, aussi français assurément que la Corse, pourraient être détachées du ministère des Colonies et, de même que la Corse, rattachées au ministère de l’Intérieur.

Un sénateur de ces îles l’a proposé au sénat. On prétend que cette proposition cache un espoir : une fois rattachées à l’Intérieur, ces colonies se croiraient assurées de conserver à jamais leur représentation au parlement. Il se peut qu’en effet tel soit le but de cette proposition. Malgré cela, je l’appuierais volontiers, pour un autre motif : ces colonies prennent au ministre et à l’administration un temps qui pourrait être plus utilement employé. Trois départemens de plus n’écraseraient pas le ministère de l’Intérieur, ces trois colonies de moins laisseraient le ministère des Colonies singulièrement allégé.

Mais je n’insiste pas : ce transfert semblerait ridicule au lendemain de la création d’un ministère spécial des Colonies. Ne changeons donc rien à ce qui est et laissons faire le temps.


11. — LES ATTRIBUTIONS DU MINISTRE DES COLONIES : LES SERVICES AUTONOMES ET LE RECRUTEMENT DU PERSONNEL.

Le premier ministre des Colonies va encore certainement être sollicité, ne disons plus cette fois de délimiter, mais de limiter ses attributions. On le sait avisé, pétri de bon sens et ménager des deniers publics : on ne manquera pas de lui faire sentir le bon goût qu’il y aurait, au lendemain d’une victoire remportée de haute lutte, à se présenter devant le parlement avec un plan d’organisation modeste. Pas trop de fonctionnaires dans le ministère ; pas trop d’attributions pour le ministre. Le ministre des Colonies remplace outre-mer les sept ou huit ministres de la métropole. Il a charge de la politique, de l’administration, de la sécurité, de la justice, des travaux publics, de l’instruction, des finances, etc. Va-t-il dans son département constituer autant de directions spéciales ? Ce serait, à tout le moins, puéril, quand, à côté de lui et comme lui dévoués au bien du pays, il a ses collègues qui se feront un devoir de l’assister. Veut-il créer des écoles et établir un plan d’éducation ? Qu’il s’en fie au ministre de l’Instruction publique ? Veut-il organiser des tribunaux ? Qu’il s’en rapporte au ministre de la Justice. Et, pour le personnel, a-t-il besoin de magistrats ? qu’il les demande au garde des sceaux. D’ingénieurs ? Aux Travaux publics. De soldats ? A la Guerre. Les choix ainsi faits seront excellens ; son administration sera soulagée, et le budget y trouvera son compte.

M. Boulanger, administrateur plein de droiture et financier plein de sévérité, pourrait se laisser prendre à ces argumens captieux. On peut lui affirmer, avec, derrière soi, l’expérience de tous les peuples colonisateurs, que ce système, qui, de son vrai nom, s’appelle le « système des rattachemens », est inefficace, coûteux et, à tous égards, détestable.

Le ministère des Colonies doit avoir ses services à lui, les organiser lui-même et lui-même pourvoira leur recrutement. J’ai quelque pudeur à revenir sur un sujet si longuement étudié ici-même[1]. Mais sur ce point capital et à cette heure décisive, je voudrais essayer de faire partager à l’organisateur du ministère des Colonies des convictions lentement acquises et solidement échafaudées.

Qu’il se garde de continuer à gouverner et à administrer les colonies avec des fonctionnaires détachés des services de la métropole. Ces services ne lui céderaient que leurs sujets les plus médiocres[2] ; et parvînt-il à leur arracher les plus éminens, qu’il pourrait encore n’avoir pas à s’en louer. Un fonctionnaire préparé pour la métropole ne saurait convenir aux colonies. A cet égard, l’expérience des Anglais et des Hollandais ne laisse place pour aucune hésitation.

Choisissez, parmi les meilleurs, un magistral d’Europe et transportez-le aux colonies : des années se passeront avant qu’il vous y rende les services que ses talens vous promettaient. Pourquoi ? parce qu’il ignore les lois, les coutumes, les préjugés, et jusqu’à la langue de ses justiciables. Un meurtre est commis ; vous en connaissez le théâtre ; vous en tenez l’auteur ; vous possédez des témoins oculaires ; rien n’est plus facile que d’arriver à une condamnation. Du moins cela nous apparaît ainsi, à nous autres Européens. Mais allez aux Indes : tout cela est changé. Le major général, sir W. H. Sleeman, raconte à ce propos l’anecdote suivante[3]. Dans un village appelé Sajaina, les Thugs, fameuse organisation de criminels, avaient attaqué un convoi, saisi 4 500 piastres, tué plusieurs hommes, et aussitôt disparu. Les habitans du village avaient recueilli leurs victimes et enseveli leurs morts. La justice naturellement vint faire son enquête. Elle ne trouva devant elle que des aveugles ou des muets. Personne n’avait rien vu ni rien entendu. Une attaque ? un convoi pillé ? des morts d’hommes ? Nul ne savait ce que Son Honneur voulait dire. Son Honneur insista et finit par obtenir cet aveu : que, leurs amis étant morts, l’argent volé étant loin, et le gouvernement n’étant sans doute pas disposé à le rendre, on ne pouvait, à se plaindre de maux irréparables, qu’attirer sur soi, par une déposition publique, des malheurs nouveaux. Afin de délier les langues, le juge, pour une fois, s’engagea à indemniser les victimes et à ne pas les faire comparaître en justice. Aussitôt les témoins affluèrent, et les meurtriers purent être arrêtés. Cela se passait il y a bien des années. Mais l’annotateur des Mémoires de sir W. H. Sleeman ajoute : « De nos jours, des difficultés du même ordre arrêtent constamment l’action de la justice criminelle aux Indes. » N’est-ce pas là une de ces particularités, sans intérêt pour des magistrats européens, qu’il est indispensable de signaler à de futurs magistrats des Indes ?

Un magistrat célèbre, sir Erskine Perry, qui occupa les fonctions éminentes de Chief Justice à Bombay, fait, dans un de ses arrêts, cette déclaration de principe[4] : « Je pourrais m’appuyer, pour soutenir cette opinion, sur la réponse affirmative d’un des témoins. Mais c’est une particularité du caractère hindou qu’une question posée d’une certaine façon par un supérieur amène toujours la réponse qu’on croit que ce supérieur désire. » Ailleurs, le même sir Erskine Perry professe cette doctrine : que les magistrats des colonies chargés de juger des indigènes, dont les sentimens et les mœurs sont pour eux si pleins d’inconnu, pécheraient contre toute sagesse s’ils tranchaient les questions sans s’appuyer sur des précédens.

Ne sont-ce pas encore là des enseignemens qu’il faut absolument donner aux magistrats des colonies ?

Ces exemples, qu’on pourrait multiplier, paraissent suffisans pour justifier la pratique constante de l’India Office de ne nommer aux Indes que des magistrats spécialement préparés à leurs fonctions, et pour engager le ministre des Colonies en France à ne pas prendre de la main du garde des Sceaux, mais à recruter lui-même, par des moyens bien connus et d’une incontestable efficacité, les magistrats des colonies françaises[5].


Et ce que nous disons des magistrats, il faut le dire aussi des fonctionnaires des Travaux publics. Certes l’administration métropolitaine des Travaux publics est une des premières par les talens et la considération. Elle se recrute, par les procédés les plus sévères, parmi les sujets les plus distingués d’une école dont l’entrée n’est pas précisément facile. Et cependant il est probable et même presque certain que, transportés aux colonies, les fonctionnaires de cette administration y débuteraient par de coûteuses erreurs. C’est que ni l’Ecole, ni même le service ordinaire des ponts et chaussées ne les auront préparés aux problèmes et aux difficultés qui les attendent. Qu’à la longue ils deviennent égaux à leur tâche, nul n’en doute ; ce que nous soutenons, c’est que le gouvernement doit s’épargner les frais de leurs écoles.

Allez au Tonkin, par exemple : vous entendrez émettre même par des techniciens les opinions les plus contradictoires sur le régime des fleuves. Allez aux Indes anglaises : vous recueillerez, de la bouche de personnes autorisées, des avis diamétralement opposés sur l’utilité de l’irrigation[6]. Ne faut-il pas que les élèves-ingénieurs soient instruits de ces divergences et des raisons sur lesquelles elles se fondent ? Les canaux, les chemins de fer, même les simples routes se dessinent et se construisent dans les colonies autrement que dans la métropole. Et c’est pourquoi le gouvernement anglais, qui pourrait cependant se flatter de trouver dans son personnel métropolitain des ingénieurs de quelque mérite, forme avec tant de soin, dans le collège spécial de Coopers Hill, ceux qu’il destine aux Indes[7]. Et certes, l’on ne saurait prétendre que les élèves de notre Ecole polytechnique et de notre Ecole des ponts et chaussées soient inférieurs en science à leurs émules de Cooper’s Hill. Mais ils ne sont pas, comme eux, préparés aux exigences du service des colonies et, même munis de diplômes universellement estimés, il conviendrait de les soumettre encore à des examens techniques et, une fois nommés, de leur imposer, pas surcroît, un séjour en Égypte ou dans l’Inde, ou quelque voyage d’études, par exemple, sur cette petite ligne de Darjiling, qui, s’élevant de la plaine jusqu’à une altitude de 8 000 pieds, est un miracle de hardiesse et de bon marché.


Après la magistrature et les Travaux publics, on pourrait, du même point de vue, étudier les autres services : l’Instruction, les Forets, les Douanes, l’Hygiène, etc. Cela nous entraînerait trop loin. Pour tous, noire thèse serait identique. Le meilleur fonctionnaire de la métropole débutera presque fatalement aux colonies par rendre de médiocres services. Le ministre des Colonies ne peut donc pas, les yeux fermés, l’accepter de la main de ses collègues. Il doit, j’y insiste encore, choisir lui-même ses agens ; ce qui signifie les faire choisir par des personnes compétentes. Et s’il entrait dans cette voie, je ne crois pas qu’il put faire mieux que d’apporter des perfectionnemens à l’Ecole coloniale et, en outre, d’instituer, à l’exemple de l’Angleterre, un corps permanent de « commissaires du service des colonies », qui seraient chargés, dans des conditions à déterminer, de recruter, au moyen de concours publics, les fonctionnaires coloniaux de tous ordres.

On peut affirmer que ce procédé laisserait loin derrière lui le procédé des « rattachemens ».


III. — L’ARMEE COLONIALE.

Il est cependant un rattachement contre lequel je n’oserais pas, au moins à l’heure actuelle, m’élever aussi nettement : c’est le rattachement de l’armée coloniale à l’un des ministères de qui dépendent déjà d’autres troupes, au ministère de la Guerre ou au ministère de la Marine, de préférence au ministère de la Marine, pour ne pas trop multiplier les frottemens. Ce rattachement, on ne peut guère le critiquer tant que l’armée coloniale restera ce qu’elle est ; on le pourrait, le jour où, nos colonies étant tout à fait pacifiées ou dans un état voisin de la pacification, l’armée coloniale par cela même aurait enfin le rôle et la composition qu’elle doit avoir.

À cette heure, nous n’avons pas d’armée coloniale, ou nous n’en avons que sur le papier. Nous possédons bien un certain nombre de régimens indigènes, formés dans les colonies où ils doivent opérer et commandés principalement par des officiers français. Mais, ni par l’importance ni par la mobilité, cela ne constitue une armée : ce qui le prouve mieux que tous les raisonnemens, c’est que quand une expédition coloniale exige seulement quelques milliers d’hommes, nous devons les emprunter à la Guerre ou à la Marine.

On a bien tenté récemment de constituer une armée coloniale : mais ce que les Chambres ont voté n’a d’une armée coloniale que le nom.

Elles ont voulu donner satisfaction aux électeurs dont on prenait les fils pour ces expéditions et ont décidé de créer une armée coloniale composée d’engagés volontaires, qui savent à quoi ils s’exposent. L’armée coloniale sortie de ce vote n’est pas l’armée qui convient aux colonies. La loi ne s’est préoccupée que du choix des hommes ; les hommes, sans doute, dans une armée ont leur importance ; les chefs en ont bien davantage. La véritable armée coloniale est une armée dont les officiers seraient recrutés en vue des nécessités de la politique coloniale.

Oui, comme les fonctionnaires politiques, comme les fonctionnaires techniques, les officiers coloniaux devraient avoir été préparés pour le service des colonies.

Or ce service, nous ne pouvons admettre qu’il reste longtemps ce que nous l’avons vu depuis quelques années. Nous avons coup sur coup fait l’expédition de Tunisie, l’expédition du Tonkin et les campagnes du Soudan. Mais il faudra bien qu’un jour, prochain, nous l’espérons, on déclare l’ère de la conquête enfin close. Si alors on parle d’expansion coloniale, cela ne pourra plus signifier qu’expansion pacifique. Ce jour-là, la politique coloniale s’entendra non pas de l’annexion indéfinie de nouveaux territoires, mais de la science de gouverner et d’administrer les colonies. Et, sur notre domaine colonial enfin borné et pacifié, l’armée coloniale aura un rôle politique plus encore que militaire.

Dans cette situation, dont nous ne sommes pas aussi éloignés qu’on pourrait le croire, l’armée coloniale s’occupe moins de guerre que de police. La police se fait la main dans la main avec les pouvoirs civils. L’officier de l’armée coloniale[8] est donc sans cesse mêlé aux choses de la politique et de l’administration. Il voit, il fréquente, il apprend à connaître et parfois à apprécier les fonctionnaires indigènes et, en tout cas, à les considérer comme autre chose que des fantoches grotesques. Il est le collaborateur quotidien de l’administrateur ; il lui donne, il lui demande des avis ; il lui fait part de ses renseignemens ; il combine avec lui les mesures à prendre ; là, où il n’y a pas d’administrateur, c’est lui qui le supplée ; et bien plus, dans les provinces frontières, dans les districts nouvellement conquis, parmi les populations moins civilisées ou plus turbulentes, c’est lui qui, durant des années entières, prend en main toute l’administration et prépare peu à peu le terrain aux autorités civiles. Enfin, il se peut même qu’intéressé par ce côté de sa tâche, il entre, pour une période plus ou moins longue, dans les cadres politiques, sans d’ailleurs, pour cela, rompre ses attaches avec l’autorité militaire[9].

Le jour où nous aurions une armée coloniale commandée par de pareils officiers, on pourrait sans crainte la faire dépendre du ministère des Colonies : ce n’est pas celle-là ‘qui créerait des « affaires ».

Jusque-là, il est indispensable qu’on attende.


IV. — L’ADMINISTRATION CENTRALE DES COLONIES.

L’organisation intérieure du ministère varie nécessairement avec la liberté qu’on a laissée aux colonies. Avec des colonies déjà anciennes, aux frontières arrêtées, à l’administration assise, si l’on a su, en outre, leur assurer de bonnes lois et de bons fonctionnaires, le ministère n’a plus qu’un devoir de contrôle bien facile. Nos colonies, en général, n’en sont pas là : elles sont sorties de lisières : elles ne marchent pas encore toutes seules et le ministère ne peut se dispenser de veiller sur elles. Ce n’est pas toutefois une raison pour multiplier outre mesure les surveillans et constituer un ministère abondant en directeurs et en chefs de division.

Le sous-secrétariat des Colonies, ce n’est un secret pour personne, n’était pas un modèle de bonne organisation. D’abord simple bureau du ministère de la marine, puis transformé en direction, élevé enfin à la dignité de sous-secrétariat, il avait grandi à l’aventure. D’année en année, on projetait de le remanier. Il est devenu un ministère avant que les remaniemens aient pu être effectués. Ce qu’on pouvait reprocher au sous-secrétariat, c’est que tout y aboutissait aux mains de deux ou trois personnes, sans compter le ministre, et que le détail de notre empire colonial, les choses d’Asie et les choses d’Afrique, la politique et le commerce, le système pénitentiaire et le régime douanier, ces deux ou trois personnes devaient tout savoir, tout comprendre, tout diriger. Par bonheur, les fonctionnaires dont il s’agit étaient d’une intelligence souple et d’un tempérament laborieux : les choses avec eux allaient donc tant bien que mal. Mais on ne peut indéfiniment remplacer la méthode dans l’administration par le zèle chez les agens. Et le moment est venu d’asseoir le ministère des Colonies sur des bases rationnelles.

Sous le régime parlementaire, la décision appartient au ministre ; par le jeu rationnel de ce régime, ce ministre n’est ordinairement pas un spécialiste des choses de son ministère. Il a été choisi pour son bon sens et son ouverture d’esprit ; il a une conception générale des affaires, mais il ne sait pas, il ne peut pas savoir (peut-être même vaut-il mieux qu’il ne sache pas) le détail de chacune d’elles. Quels services ce ministre des Colonies attend-il donc de ses bureaux ? Il attend qu’ils fassent son éducation professionnelle et aussi qu’ils lui composent et lui commentent le dossier de chaque affaire, qu’ils lui indiquent les précédens et les conséquences de chaque mesure. Son temps est précieux ; le commerce, pour le profit duquel, en somme, on possède les colonies, attend impatiemment les solutions : il faut que les fonctionnaires du ministère soient en état de pouvoir, neuf fois sur dix, lui donner séance tenante le renseignement demandé. Ce doivent être des dictionnaires vivans qui lui épargnent la lenteur des recherches. « De quand date cette entreprise ? » Et la date aussitôt est fournie. « Quelle loi permet d’accueillir cette demande ? » Et la loi est aussitôt indiquée.

Il va de soi, que si l’on exige des fonctionnaires cette connaissance impeccable des choses et dans les principes et dans les détails, ces fonctionnaires doivent forcément être spécialisés. La spécialisation sans doute a ses inconvéniens : elle rétrécit l’esprit. Mais, dans un ministère comme celui des colonies, chaque spécialité est encore assez vaste pour permettre aux principaux fonctionnaires les vues d’ensemble. De plus, la spécialisation devrait ici être comprise de telle façon qu’elle ne fût pas un obstacle à l’intelligence des intérêts généraux.

C’est qu’en effet dans le gouvernement des colonies, il est presque impossible de séparer la politique des affaires. Vous négociez, par exemple, un traité de commerce entre la Chine et le Tonkin : des questions, en apparence très nettement commerciales, telles que la création de consulats, l’établissement des nationaux respectifs, le commerce de l’opium ou celui du sel, sont, au fond, des questions politiques. Vous négociez, sur la côte occidentale d’Afrique, un traité de délimitation ; cette question, qui paraît purement politique, se compliquera, n’en doutez pas, d’une question commerciale : l’interdiction de droits différentiels dans les colonies contiguës. La Côte d’Ivoire en sait quelque chose, et aussi les commerçans qui s’y sont ruinés.

La spécialisation des fonctionnaires au ministère des Colonies doit donc, si l’on peut ainsi parler, être une spécialisation d’ordre géographique. Elle n’a que des avantages : il importe fort peu que celui qui dirige les affaires d’Asie soit ou non instruit, dans le détail, des affaires d’Afrique : les deux genres d’affaires sont indépendans. Mais il est indispensable que les affaires d’un même groupe de colonies soient toutes centralisées dans les mêmes mains, parce qu’affaires politiques, affaires commerciales, affaires indigènes, s’enchevêtrent les unes dans les autres et qu’à les traiter isolément on s’expose aux pires erreurs.

Il y a, au contraire, des services qui, reliés, d’ailleurs, à chaque division géographique, pourraient embrasser toute l’étendue de notre empire colonial : le service de l’inspection et de la comptabilité, le service de la Justice, le service des douanes, (sauf l’établissement des tarifs douaniers), le service de l’instruction publique, le service des travaux publics, le service du « recrutement des fonctionnaires coloniaux », et aussi le service des renseignemens et informations.

Ces deux derniers services n’existent pas jusqu’ici et seraient à créer. Nous avons déjà parlé du premier ; il reste à parler du second.


Le service des renseignemens ne serait pas une chose absolument nouvelle. M. Delcassé en avait posé les bases ; le temps ne lui a pas permis de le consolider et de l’étendre. Au premier ministre des Colonies revient la tâche de le fonder définitivement.

Trois catégories de personnes (sans parler des candidats-fonctionnaires) en peuvent retirer une grande utilité : les commerçans, les émigrans, les hommes d’Etat.

Nous ne croyons pas qu’il faille attendre le développement du commerce des renseignemens que lui fournira le gouvernement sur ce qui se produit et se consomme aux colonies. Il convient assurément de ne dédaigner ni les musées commerciaux, ni les expositions de produits coloniaux, ni les envois d’échantillons aux chambres de commerce intéressées. Tout cela est incontestablement utile. Mais le commerce sait lui-même, par les missions, par les agens d’une exceptionnelle compétence qu’il envoie sur les lieux de production et de consommation, se procurer ces sortes de renseignemens, et ce sont d’autres renseignemens qu’il attend de l’administration et du gouvernement. Ce qu’il lui faut, ce sont ou bien des renseignemens d’ordre très général qui fournissent une base à ses propres enquêtes, ou bien des renseignemens tout à fait spéciaux que, presque seul le gouvernement peut obtenir avec rapidité. Tel port a été déclaré en quarantaine. Tel tarif douanier vient d’être ou va être mis en vigueur. Telle loi est promulguée dans telle colonie. Telle assemblée locale a voté telle taxe applicable à partir de telle date. Tel produit est menacé par toile proposition de tel conseil général. Voilà de ces circonstances d’une réelle importance, dont les particuliers sont rarement informés en temps opportun, que le ministère des Colonies connaît tout de suite, et que tout de suite il doit faire connaître au commerce. C’est de cette façon surtout qu’il peut lui être utile.


Les émigrans réclament de l’administration un concours d’un autre genre. A ceux-là, au contraire, il faut mettre les points sur les i. Ils ont tout à apprendre ; on ne leur en dira jamais assez. Et ces émigrans ne sont plus maintenant une quantité négligeable. Autrefois, le chiffre de l’émigration française s’élevait par an à 5 ou 6 000 personnes ; aujourd’hui, à en croire du moins la statistique des pays où nos émigrans débarquent, elle monte bien à 30 ou 40000. Je ne dis pas qu’en leur ouvrant un bureau d’informations, on en détournerait une proportion sérieuse vers nos colonies. Je ne dis même pas que cela serait actuellement souhaitable : le temps n’est pas encore venu de la grande émigration vers les colonies françaises. Mais j’estime que ceux qui veulent y émigrer doivent pouvoir se renseigner pleinement au ministère des colonies, au lieu, comme ils font aujourd’hui, de s’adresser à des sociétés privées.

A la tête de ce bureau d’émigration, il conviendrait de mettre un ancien fonctionnaire des colonies, qui aurait beaucoup voyagé, et vu et observé. Il ferait, — comme le font, à Londres, l’Emigrant’s Information office, et à Paris, l’Union Coloniale Française, — rédiger pour chaque colonie le Guide pratique de l’Emigrant, dans lequel on mettrait, sous la forme la plus claire, les renseignemens indispensables à de pauvres gens en quête d’une nouvelle patrie : comment on y va, comment on y vit, comment on y travaille, les objets à emporter, les soins à prendre, etc., et, pour certaines colonies, le danger d’y aller sans capitaux et la difficulté d’y réussir. Il pourrait même davantage : se faire présenter ces émigrans, les interroger sur leurs projets et leurs ressources, et parfois prendre sur lui de leur donner des conseils et, même, suivant leurs réponses, de leur faire modifier leurs plans.

Ce bureau de l’émigration aurait bientôt une autre utilité. Le fonctionnaire qui le dirigerait se lasserait de répondre toujours à ces infortunés qu’il n’y a pas de place pour eux dans des colonies conquises par leurs fils et subventionnées avec leur argent. Il se mettrait à étudier, de ce point de vue, l’utilisation de notre domaine colonial. Lancé sur cette piste, il ne tarderait pas à découvrir de vastes espaces, qu’il ferait peu à peu attribuer à la colonisation libre. Pour commencer, il chasserait les forçats de la Nouvelle-Calédonie, et peuplerait d’honnêtes citoyens français, qui y feraient souche, la seule jusqu’ici de nos colonies où l’Européen puisse travailler et fonder une famille.


Après les commerçans, après les émigrans, une troisième classe de personnes recourrait encore au bureau d’informations : ce sont les hommes d’Etat et les hommes d’étude.

Ceux qui s’occupent des colonies et prétendent se faire une opinion raisonnée sur leur situation, savent l’embarras qu’on éprouve à obtenir des documens dignes de foi. C’est même un curieux phénomène que, sous un gouvernement d’opinion, il soit si difficile de se renseigner sur des colonies au sujet desquelles l’opinion précisément se montre si soupçonneuse. Les Journaux officiels et les Bulletins des colonies publient bien les textes législatifs et quelques menues statistiques ; mais les renseignemens de quelque étendue, les renseignemens politiques, financiers, commerciaux, où les trouver ? Dans les annuaires ? C’est insuffisant. Il appartient à l’administration centrale des colonies de faire la lumière. Elle avait jadis beaucoup promis : cartes, croquis, statistiques, rapports commerciaux ; elle n’a presque rien donné. Ses statistiques sont ce que l’on peut imaginer de plus décevant : elles paraissent tardivement, ne sont pas exactement comparables d’année à année et renferment passablement de chiffres suspects. Quant aux renseignemens commerciaux dont on avait, sous l’administration de M. Etienne, inauguré la publication dans le Journal officiel, c’était quelque chose assurément ; mais ce quelque chose, — que d’ailleurs on a depuis lors supprimé, — ne fournissait que des informations éparses et fragmentaires. Ce qu’il nous faut, ce sont des publications, régulières, rédigées sur un plan uniforme, comme en ont les Hollandais et les Anglais.

Les Hollandais publient chaque année, distribuent aux États-Généraux et mettent en vente un document d’ensemble sur la situation de leurs Indes Orientales[10]. Quant à l’Angleterre, elle semble s’ingénier à faciliter l’étude de ses colonies. Chaque colonie publie chez elle, à ses frais, et sous sa responsabilité, un Blue-Book annuel, de cent à deux cents pages, et d’un prix modéré. Ces Blue-Books, naturellement, sont envoyés au ministère des Colonies, et ce ministère, à son tour, les résume dans leurs grandes lignes et les publie en fascicules de dix à vingt pages, qui sont distribués au Parlement et vendus au public pour quelques sous[11]. À ces publications régulières, dont la collection, au bout de quelques années, finit par former le plus précieux des répertoires, viennent s’en ajouter d’autres : Colonial office, India office Lists, Blue-Books spéciaux à tel sujet déterminé, sans parler de la masse de documens de toutes sortes que distribuent si largement les agens généraux. Et il est vrai que ce sont là des documens officiels et que ces sortes de documens pourraient celer ou dissimuler bien des choses ; mais, quand une fois une administration a pris l’habitude de rendre ses comptes, elle s’aperçoit que c’est une grande force que de les rendre fidèlement.

Nous saurions gré au ministre des Colonies de la République d’être en cette matière seulement aussi libéral que ces deux monarchies : l’Angleterre et la Hollande.


V. — LES AUXILIAIRES DU MINISTRE DES COLONIES : LES AGENS GÉNÉRAUX ; LE CONSEIL DES COLONIES.

L’administration centrale une fois constituée, la question des rattachemens résolue, le recrutement du personnel colonial assuré, il semble que l’organisation du ministère serait achevée et que le ministre n’aurait plus qu’à expédier les affaires courantes. À notre avis cependant, son œuvre serait encore incomplète : il devrait, pendant qu’il serait en travail de gestation, instituer, à côté de son ministère, deux services, qui seraient ses auxiliaires à lui et lui donneraient plus de liberté et d’autorité morale : nous voulons dire : des agens généraux et un conseil des colonies.

Les agens généraux n’existent pas en France ; mais depuis longtemps déjà, sous des formes variables, ils existent en Angleterre. Ils y rendent de signalés services, qu’eux seuls peuvent rendre, et, pour un certain ordre d’affaires, soulagent à ce point le ministère, que le Colonial office, malgré l’immensité de l’empire britannique, n’est guère plus riche en fonctionnaires que le Pavillon de Flore.

Les agens des colonies[12] sont de deux sortes : les Crown Agents, agens des colonies de la Couronne, c’est-à-dire des colonies qui sont plus directement placées sous la direction du ministère (telles sont les Antilles, Hong-Kong, etc.) et les agens généraux des colonies qui possèdent un gouvernement responsable : par exemple, les colonies australiennes, le Cap, etc.

Les agens des colonies de la Couronne sont des fonctionnaires. Ils ont leur office dans Downing-street, au siège même du ministère. Ils sont chargés de négocier les emprunts coloniaux et de conclure certains contrats d’ordre commercial. En dehors de cela, ils n’ont aucun rôle politique : les affaires politiques se traitent, en dehors et au-dessus d’eux, directement entre le gouverneur de la colonie et le ministre.

Les agens généraux ont un caractère plus relevé. Tout d’abord, ils jouent le rôle d’agens diplomatiques, qui auraient été accrédités par la colonie près du Royaume-Uni. En cette qualité, ils traitent les principales affaires de la colonie (défense, relations extérieures, expansion) avec les divers départemens (Guerre, Trésor, Affaires étrangères, Postes et Télégraphes, etc.), mais toujours par l’intermédiaire du ministre des Colonies.

Ils sont ensuite les représentais directs et officiels de la colonie auprès du public ; ils sont chargés d’en faire connaître les ressources de toutes sortes, de développer les relations commerciales avec ta métropole ; de préparer la colonisation des districts inhabités et, dans ce dessein, de réglementer et de favoriser l’émigration.

Ils sont encore les agens d’affaires de la colonie ; agens financiers et agens commerciaux. Agens financiers, ils renseignent régulièrement et rapidement le gouvernement local sur l’état du marché ; ils négocient les emprunts à émettre ; ils s’entendent avec la succursale de la banque coloniale pour le paiement des coupons. Agens commerciaux, ils font, sous leur responsabilité et par le procédé qui leur parait le plus avantageux, tous les achats de matériel, d’équipement, etc., et passent tous les contrats (chemins de fer, services de bateaux, télégraphes, etc.).

Pour satisfaire à ces devoirs multiples, ils sont assistés de personnes techniques : ingénieurs, financiers de profession et agens d’émigration répartis sur les points convenables du royaume.

Quant à eux, ils ne sont point des spécialistes : ils possèdent la connaissance des besoins généraux de la colonie ; ils sont au courant de ses aspirations ; ils en représentent l’esprit et la politique. Ils ne sont point davantage des fonctionnaires : ils sont des hommes publics et tombent ordinairement avec le gouvernement qui les a choisis.

Ils sont nommés, en général, pour trois ans, mais peuvent être prorogés pour trois nouvelles années ; ils reçoivent un traitement (qui varie d’ailleurs avec chaque colonie) de 2 500 livres sterling environ, et fournissent une caution de 10 000 livres.

Ce bref exposé du rôle des agens généraux permet d’apercevoir de quelle utilité ils pourraient être chez nous. Assurément, dans la situation politique et financière de nos colonies, on ne doit pas songer à créer des agens généraux avec tous les pouvoirs et toute l’indépendance d’allures des agens généraux anglais. Mais on peut s’inspirer d’une institution sans la copier servilement.

Pour ne prendre qu’un seul côté de la question, le ministère des Colonies fait en France, pour toutes les colonies, les contrats que fait en Angleterre, pour chaque colonie, l’agent responsable. C’est lui qui, pour elles toutes, achète le matériel, négocie les affaires financières, etc. Ne serait-il pas soulagé dans cette partie si délicate de ses fonctions, si chaque colonie entretenait à Paris, pour défendre spécialement ses intérêts, un agent investi de sa confiance et instruit de ses besoins ? Ce n’est pas tout. Bien des questions qui languissent seraient alors vite tranchées. Des problèmes, en apparence insolubles, recevraient promptement une solution. Le ministre aurait sous la main un homme capable de répondre à ses objections et de dissiper ses appréhensions. Les récriminations habituelles entre la métropole et les colonies seraient évitées. Et si, par hasard, un contrat se trouvait être désavantageux, la colonie trouverait devant elle pour l’indemniser un homme responsable et sa caution.

Pour peu qu’on y veuille réfléchir d’un esprit affranchi, on admettra que cette création nous rendrait d’appréciables services. Le second auxiliaire, mais non le moins utile, du ministre serait un Conseil des colonies.

Pourquoi un Conseil des colonies, quand déjà ces colonies sont reliées au gouvernement métropolitain par leurs gouverneurs, quand certaines d’entre elles sont représentées au parlement et possèdent des assemblées locales, quand enfin nous demandons pour chacune un agent général ? Parce que gouverneurs, sénateurs et députés, assemblées locales, agens généraux ne suffisent pas à éclairer le gouvernement. Le gouverneur fait l’apologie de son administration ; les sénateurs et députés ne représentent qu’une fraction de la population ; les assemblées locales et les agens généraux peuvent défendre des intérêts opposés à ceux de la métropole.

Au surplus, je me hâte de dire que, dans ma pensée, ce Conseil des colonies, au début, se réduirait à peu de chose. Nos colonies ne sont pas suffisamment homogènes pour être toutes représentées dans un même conseil. Il y a entre elles beaucoup plus de différences assurément qu’il n’y en a entre l’Angleterre et la France, entre l’Allemagne et l’Italie. Les Antilles et la Réunion sont des départemens français ; les colonies de l’Afrique occidentale, sauf peut-être le Sénégal, ne sont guère que des comptoirs ; la Guyane et la Nouvelle-Calédonie sont surtout des établissemens pénitentiaires. L’Algérie dépend de l’Intérieur, la Tunisie et Madagascar des Affaires étrangères. Je ne vois que l’Indo-Chine qui forme un tout homogène, qui relève en entier du même ministère et qui puisse motiver et réclamer la création d’un Conseil près du ministre des Colonies. En sorte que tout d’abord le Conseil des colonies se réduirait à un Conseil de l’Indo-Chine française.

Ce Conseil est à peu près indispensable. L’Indo-Chine française renferme une population nombreuse, pleine d’activité et d’industrie ; elle avoisine des pays riches et dont nous devons tenter la conquête économique ; elle possède des ressources agricoles et minières immenses ; elle dispose de voies commerciales de premier ordre ; elle a attiré des colons riches et entreprenans. Elle espère beaucoup de l’avenir ; elle attend impatiemment des voies ferrées, des ports, des banques ; elle prétend recourir prochainement au crédit public ; elle va, avant peu, soulever un certain nombre de questions capitales. Ces questions, un ministre ne peut les résoudre sans le concours d’hommes compétens ; dès qu’elles se poseront, il nommera, pour sa décharge, une commission ; qu’il crée tout de suite le Conseil de l’Indo-Chine ; ce sera une commission compétente, qui travaillera, celle-là, et qui aboutira. Au risque de prêter au ridicule, je citerai encore en cette matière l’exemple des étrangers. Il existe un Conseil des Indes-Néerlandaises à Java, un Conseil des Indes-Anglaises à Calcutta, et un autre à Londres, près du ministre des Indes.

Le Conseil des Indes à Londres se compose de quinze membres à la nomination du ministre ; douze d’entre eux, au moins, sont nommés pour dix ans, au bout desquels ils peuvent, pour des raisons soumises au parlement, être prorogés pour cinq années encore. Les trois autres membres peuvent être nommés à vie. La majorité de ces membres doit avoir servi ou résidé dans l’Inde pendant au moins dix ans et ne l’avoir pas quittée depuis plus de dix ans. Tous y ont occupé des fonctions considérables. « Si vous consultez la liste des membres du Conseil actuel, dit sir John Strachey[13], vous verrez que cinq ont été gouverneurs de provinces ou membres du Conseil du vice-roi ; quatre ont appartenu à l’armée, deux aux travaux publics ; un est banquier, trois sont d’anciens diplomates, fonctionnaires ou négocians. »

Ce conseil n’a qu’un rôle purement consultatif. Même les questions qui passionnent l’opinion et se discutent dans la presse, ne peuvent venir en discussion devant lui, si le ministre ne l’en a pas saisi. Et même quand il est appelé à donner son avis au ministre, sauf dans les questions de finances, il ne le lie pas par cet avis : le ministre peut toujours s’affranchir de sa tutelle. En fait, il ne le veut pas souvent, et l’on cite les cas où il l’a voulu.


Voilà ce qu’est le Conseil des Indes. On objectera peut-être au ministre des Colonies, s’il songe à créer un Conseil indo-chinois, qu’il ne trouvera pas le personnel désirable pour le composer. Je me permets de lui faire observer que les plus hautes institutions ont eu les commencemens les plus humbles, et qu’à l’Ecole polytechnique, par exemple, dont les examens sont aujourd’hui de si redoutables épreuves, on entrait, dans les premiers temps, sans savoir l’analytique, comme Monge, ou seulement en promettant de l’apprendre, comme Arago.

Voilà, en peu de mots, comment nous concevons l’organisation du ministère des Colonies. Elle repose sur quelques principes essentiels :

Assurer aux colonies un personnel de choix ; Entourer le ministre de renseignemens sûrs ;

Permettre l’expédition rapide des affaires ;

Décharger le ministère de besognes qui ne lui conviennent pas.

Les moyens que nous suggérons ne sont pas sortis de notre cerveau. Ils sont empruntés à l’expérience de peuples à qui la colonisation a valu les plus éclatans succès, et accommodés à nos institutions et à nos besoins. Les gens à imagination auraient peut-être préféré quelque beau système logique ; les patriotes à outrance auraient peut-être souhaité autre chose qu’une imitation de l’étranger. Aux esprits réfléchis, il semblera d’une plus sage méthode scientifique de consulter les résultats de l’expérience, et d’un patriotisme plus haut de profiter des leçons mêmes de nos rivaux.

Ces leçons, d’ailleurs, prêtent à des interprétations diverses. Notre interprétation peut être discutée ; mais les réformes, des réformes profondes, ne peuvent pas être ajournées. Le pays, depuis vingt ans, s’impose de grands sacrifices pour la politique coloniale. Il attend avec une patience admirable l’heure de la moisson. Si cette moisson devait avorter ou être indéfiniment retardée, ses désillusions seraient terribles dans leurs conséquences. Il n’aurait plus foi dans ces Frances nouvelles, fondées avec l’espoir de rajeunir et de perpétuer la nation. Le domaine colonial, si chèrement acquis, le laisserait indifférent : il ne tenterait plus rien pour l’étendre, pour le féconder, peut-être même pour le garder.

Mais que demain, au contraire, le ministre décide d’entreprendre les réformes nécessaires ; qu’il les aborde avec le désir perspicace du bien et les applique avec un ferme vouloir, les colonies prospèrent, l’idée coloniale triomphe, et l’avenir est réservé.


JOSEPH CHAILLEY-BERT.


  1. Voir la Revue des 15 décembre 1891, 1er janvier et 15 avril 1892.
  2. Je tiens de source certaine le propos que voici. Un procureur général demandait la révocation d’un magistrat concussionnaire. Le directeur du personnel lui dit : « Le révoquer, non ! mais, à la première vacance, nous l’évacuerons sur les colonies. » Le directeur était dans les traditions de la chancellerie.
  3. Humbles and recollections of an Indian official, 2 vol. Constable, Londres, 1893, t. I, 97 à 111 et 242-3.
  4. Cases illustrative of oriental life, and the application of english law to India. 1 vol. in-8o. S. Sweet, London, 1858, p. 228. Opium Cases, Crawford ; et Ecclesiastical pretention, p. 338.
  5. Cf. notamment sur le recrutement des magistrats algériens la déposition de M. Flandin, député, alors procureur général d’Alger, devant la commission sénatoriale de la réorganisation de l’Algérie.
  6. A Civilian’s Wife in India, 2 vol., Hentley, 1884, t. I, p. 54.
  7. Voir sur ce collège la brochure officielle : The Royal indian engineering college Cooper’s Hill et les extraits qui en figurent dans l’India office list, 1894.
  8. Si, au lieu d’une simple esquisse du rôle de l’officier colonial, nous avions à faire une étude sur l’année coloniale, nous devrions insister sur certains points d’un grand intérêt : la composition, forcément différente, des contingens qui servent dans les différentes colonies, cette composition étant déterminée, non seulement par le climat, mais encore par l’importance de la colonie, par le nombre et le caractère des habitans et leur degré de civilisation ; — la nécessité d’avoir dans presque chaque colonie des troupes blanches en même temps que des troupes indigènes ; — l’utilité, quelque inconvénient que cela puisse entraîner, de constituer, si on le peut, chaque régiment indigène avec des hommes appartenant à des races différentes et parfois même hostiles ; — l’intérêt qu’il y a, au double point de vue de la santé et de la discipline, à relever, après un certain temps, les unités de troupes blanches, etc.
  9. Cette esquisse sommaire est empruntée à l’expérience de l’armée anglaise des Indes. Les résultats obtenus par les Anglais après beaucoup de tâtonnemens et d’erreurs, permettent de recommander leur méthode. Voir sur ce sujet : The Army book for the empire, by Lt General W. H. Goodenough et Lt Colonel J. C. Dalton ; un vol. in-8o, 1893, H. M. Stationery office, 1893 ; India army regulation, vol. I, partie 1, clauses 215 et suivantes ; l’article sur l’Indian army, dans l’Encyclopedia Britannica, 9e édit., vol. II, p. 589 à 593 ; et un article sur l’Indian staff corps, paru dans le United service magazine, octobre 1892.
  10. Verslag betreffende Nederslandsch (Oost-) Indie van 1892, un vol. in-folio de 269 pages, suivies d’annexés formant un millier de pages de même format.
  11. Prenons pour exemple le fascicule du Zoulouland pour 1892. Il contient : 1o  un Résumé général des recettes et des dépenses ; 2o  des relevés : des dépenses militaires, des travaux publics, de la législation, des remaniemens de circonscriptions territoriales, des subventions, du mouvement de la population, de la statistique criminelle, de l’exploitation et du rondement des mines, de l’agriculture ; un tableau de la santé publique ; une conclusion sur l’ensemble.
    Le tout en 6 pages, pour un demi-penny. La feuille de garde indique les brochures consacrées aux autres colonies et les libraires qui les vendent.
  12. Voir sur les Crown agents for Colonies, le document parlementaire C-3075, 1881 ; sur les agens généraux, les lois de chaque colonie, dont voici deux spécimens : 49 Victoria, n° 19, An Act to provide for the office of an Agent General for Tasmania (5 décembre 1885) ; — 54 Victoria, n° MLXI, an act to consolidate the Laws relating to the Agent General for Victoria (10 juillet 1890).
  13. India, un vol. in-8o, Kegan Paul, Londres 1888, pages 48 à 51. Consulter aussi sur les attributions respectives du ministre des Indes, du ministre assisté de son Conseil, et enfin du Conseil de l’Inde, un document administratif confidentiel, émané de l’India office et daté de 1887.