Le Miracle français/02

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Le Miracle français
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 570-600).
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LE MIRACLE FRANÇAIS

II [1]
TROIS ANS APRÈS

Elle dure encore, après trois ans, la grande, l’effroyable guerre. Des peuples de plus en plus nombreux jettent sans compter dans la fournaise ardente leur sang, leur or, les richesses de leur sol et les espérances de leur labeur. Demain, peut-être, l’incendie aura gagné de nouvelles régions pacifiques. Et bien qu’à divers signes on puisse entrevoir que le dénouement de la sombre tragédie approche, nul ne saurait prédire l’heure exacte où succombera, sous les coups de l’univers civilisé, la grande Barbarie occidentale. Puisque c’est contre nous, « son principal ennemi, » qu’elle a dirigé son principal effort, comment, après l’avoir brisé une première fois, l’avons-nous usé lentement, infatigablement, inexorablement, au prix de quotidiens et obscurs sacrifices ? Comment la France triomphante est-elle devenue la France endurante ? Comment le miracle français, dont la soudaine révélation avait émerveillé le monde, s’est-il si longtemps prolongé, soutenu, poursuivi sans défaillance ?


I

Le printemps de 1915 s’ouvrait plein d’espérances. Le premier hiver des tranchées avait été dur, mais on oubliait ses misères. Przemysl avait capitulé, et l’on s’attendait à l’invasion de la Hongrie. L’expédition des Dardanelles semblait reprise dans des conditions qui devaient en assurer l’heureuse issue. En dépit de leurs nouveaux gaz asphyxians, la deuxième bataille d’Ypres n’avait été, pour les Allemands, qu’un succès local et sans lendemain. Nous commencions en Artois une offensive qui s’annonçait victorieuse, et que beaucoup espéraient libératrice. Enfin, l’Italie secouait ses chaînes, et, après d’apparentes hésitations qui dissimulaient une méthodique préparation politique et militaire, elle prenait place à nos côtés pour combattre l’éternel ennemi de la civilisation latine.

Les déceptions vinrent, hélas ! assez vite. Malgré tout l’héroïsme déployé, et des souffrances sans nom, nous ne parvenions pas à forcer le passage des Dardanelles. Nos victoires de Carency, de Neuville-Saint-Vaast, d’Ablain-Saint-Nazaire, certes réelles et dignes de la vaillance française, ne produisaient pas tous les résultats qu’on en attendait : nous n’avions pas percé les lignes ennemies, et nos villes du Nord restaient sous le dur joug de l’étranger. Surtout, nous apprenions que les Russes, dépourvus d’armes et de munitions, soumis au feu écrasant d’une artillerie formidable, avaient subi, sur les bords de la Dunajec, une lourde défaite, et, sans rompre leur front, il est vrai, en se défendant avec une ténacité admirable, reculaient, reculaient toujours, perdant l’une après l’autre toutes leurs conquêtes, laissant même progressivement envahir leur propre territoire…

Ah ! le lourd, le morne et sombre été qui suivit ! L’activité militaire se raréfiait sur notre front, et les opérations, d’ailleurs secondaires, qui s’engageaient ne nous étaient point partout favorables. Si nous progressions en Alsace, nous reculions en Argonne. On sentait, comme nous venons de le sentir encore, rôder partout l’espionnage allemand, épiant nos moindres gestes de lassitude, prêt à insinuer ses louches offres pacifiques. Les paroles officielles, qui auraient pu dissiper cette atmosphère de malaise, entretenir la confiance publique, se faisaient plus rares, elles aussi. Et les mauvaises nouvelles du front russe tombaient sur notre cœur avec la sourde régularité d’un glas funèbre : Przemysl, Lemberg, Varsovie, Kovno, Novo-Georgiewsk, Ossoviecz, Brest-Litowsk, aucune ville, aucune forteresse ne résiste à ce déluge de fer et de feu que font pleuvoir les canons allemands. La guerre industrialisée, mécanisée, matérialisée, devenue presque totalement indifférente à tout ce qui — valeur individuelle ou habileté manœuvrière — mettait un peu d’élégance morale et de beauté dans la guerre d’autrefois ; toutes les forces aveugles et brutales de la nature et de la science mises au service d’une puissance sans scrupule et sans frein : telle était l’obsédante pensée qui hantait tous les esprits. Et l’on pouvait se demander, aux heures d’inquiétude et d’angoisse, si jamais, sur ce terrain de la lutte industrielle, de la préparation matérielle, nous parviendrions, surpris comme nous l’avions été, et démunis comme nous l’étions par l’invasion, à rejoindre, à égaler nos redoutables adversaires.

Et nous ne savions pas tout encore ! Nous ignorions alors, — M. Lloyd George nous l’a révélé depuis, — que nos amis anglais, dépourvus de munitions, n’auraient pu résister à l’effort germanique, s’il s’était produit contre eux plutôt que contre les Russes. Nous ignorions aussi qu’à la fin du mois de mai 1915 pas un seul fusil neuf n’était encore sorti des fabriques anglaises, et que l’instruction des recrues de lord Kitchener se faisait avec des fusils de bois... Que n’ignorions-nous pas d’ailleurs ? Mais nous sentions confusément que l’Angleterre était lente à se mettre en mouvement, et que sur nous, sur notre armée de terre tout au moins, reposerait longtemps la plus lourde part du commun fardeau.

Malgré tout, malgré tant d’idées ou d’impressions qui auraient pu être aisément déprimantes, malgré les deuils qui se multipliaient tous les jours, la confiance ne désertait pas les cœurs. La confiance, — une confiance quasi mystique, — s’était implantée dans l’âme française pour n’en plus sortir, dès le 1er août 1914. Elle avait résisté au terrible assaut qui avait suivi la bataille de Charleroi. Quelque dures que fussent les épreuves présentes, notre idéalisme invétéré n’admettait pas, ne pouvait pas admettre qu’une agression aussi criminelle, aussi injustifiée que celle dont nous avions été l’objet pût finalement réussir : la vie eût perdu son sens et le monde sa raison d’être, si l’histoire, en l’acceptant, avait dû justifier pareil forfait. Bientôt une victoire dont la portée décisive nous apparaît davantage, à mesure qu’elle recule dans la perspective du passé, venait légitimer ces intuitions du cœur : la grande espérance de la Marne désormais va planer sur toutes nos démarches et sur toutes nos pensées, Le bop sens français, se surajoutant ici aux affirmations irraisonnées de notre instinct moral, va suggérer à tous les esprits la même conviction : ce que l’Allemagne, au moment de sa plus grande supériorité numérique et matérielle, n’a pu réaliser, elle ne pourra l’obtenir après de cuisans échecs, et quand les forces qu’elle veut combattre iront croissant à leur tour. Pour venir à bout d’elle, nous n’avons plus qu’à ne pas être inférieurs à nous-mêmes ; nous n’avons plus qu’à tenir.

Et l’on tient en effet. On tient en dépit des mauvaises nouvelles, ou de l’absence de nouvelles. On tient, parce qu’il faut tenir. L’armée, d’abord, qui voit de près les difficultés de la tâche à accomplir, est tout entière animée de cet esprit de sacrifice, de ce stoïcisme grave qui sont peut-être les qualités les plus vraiment foncières de la race. Jamais elle n’a été plus unie, plus disciplinée. Jamais les divers élémens qui la composent n’ont été plus intimement fondus. Une année de guerre, — et de quelle guerre ! — mille dangers affrontés en commun, les privations, les fatigues, les misères de la vie en campagne courageusement supportées, toutes les classes sociales, toutes les professions, tous les âges mêlés : voilà qui a plus fait pour constituer la véritable «  nation armée » que toutes les théories élaborées, pendant la paix, dans les officines parlementaires. La tranchée est une rude, mais salutaire école d’égalité, de solidarité et d’unité nationales. Les rapports entre les hommes, entre les soldats et les chefs y deviennent plus intimes, plus simples, plus directs ; la discipline, sans cesser d’être ferme, s’y fait plus paternelle. Au bout de quelques mois de cette vie, la fusion est si parfaite que le généralissime peut effacer les distinctions d’usage entre l’active et la réserve : il a désormais sous ses ordres, et dans sa main, une immense armée démocratique, endurcie, entraînée et confiante qui s’est peu à peu élaborée dans ce terrible creuset de la guerre d’aujourd’hui. Ces troupes ont leur armature morale constituée par les officiers survivans de l’active, et non moins autant par ces admirables officiers de réserve dont la guerre a révélé les hautes capacités d’initiative, d’intelligente adaptation, d’inépuisable dévouement. Elles ont foi dans leurs chefs, qu’elles ont vus à l’œuvre, et dont elles connaissent la science militaire, la bravoure, l’humanité. Elles savent que leurs armes ne valent pas encore, pour le nombre et la puissance, celles de l’ennemi ; mais elles savent aussi qu’on leur en forge de nouvelles, et elles les attendent patiemment pour courir à l’assaut. « Long, dur, sûr, » avait dit un des plus beaux hommes de guerre qu’ait mis en lumière la bataille de la Marne, le général Foch : c’est la devise même, stoïque et tenace, de l’armée française tout entière.

Par les permissionnaires, par les lettres du front, cet état d’esprit s’est propagé à l’arrière. Rien n’est plus réconfortant que d’entendre parler ces soldats, improvisés pour la plupart, que la vie d’action a si fortement trempés, que le génie militaire de leur race a si complètement ressaisis, et qui ne doutent point de la sûre et lente victoire.


Il n’y a pas que les soldats qui fassent la guerre, — écrit l’un d’eux à sa grand’mère. — Vous aussi, les mères, les grand’mères, les épouses, vous la faites ! car, vous aussi, vous souffrez dans vos affections ; car, vous aussi, vous vivez dans l’angoisse, dans la solitude, dans l’incertitude du lendemain. Vous toutes, ô femmes de France, vous souffrez et vous faites la guerre avec nous. Vos armes, ce sont vos mains qui tricotent ou qui préparent des pansemens, ce sont vos lèvres qui prient, ce sont vos cœurs qui crient courage aux soldats. Et votre devoir, c’est, comme la sentinelle qui veille les pieds dans l’eau ou fond de la tranchée, de tenir aussi et de garder tout votre courage. Et votre gloire, elle viendra comme viendra la nôtre, après la souffrance et les jours de tristesse, et elle sera aussi grande que la nôtre [2].


Comment ne pas se laisser convaincre par ces enfans héroïques ? Partager leur foi, c’est se montrer dignes d’eux. Et en effet, malgré toutes les raisons que l’on pouvait avoir de sentir quelque lassitude, de voir le présent et même l’avenir en sombre, on reste patient, confiant, et, comme ils disent, nos soldats, on « garde le sourire. » Une noble cérémonie patriotique, comme celle qui eut lieu le 14 juillet pour le transfert des cendres de Rouget de Liste aux Invalides, les éloquentes et fortes paroles qu’y prononça le Président de la République : il n’en faut pas plus pour ranimer les courages et pour tendre les volontés. « Il n’est pas un seul de nos soldats, a dit le Président, il n’est pas un seul citoyen, il n’est pas une seule femme de France qui ne comprenne clairement que tout l’avenir de notre race, et non seulement son honneur, mais son existence même sont suspendus aux lourdes minutes de cette guerre inexorable. » Et quand il a repoussé dédaigneusement l’idée d’ « une paix précaire, trêve inquiète et fugitive entre une guerre écourtée et une guerre plus terrible ; » quand il a répété que « la victoire finale sera le prix de la force morale et de la persévérance, » il ne faisait que traduire dans sa langue robuste et nerveuse la pensée commune de tout un peuple.

La force morale ! Elle allait bientôt nous devenir plus nécessaire que jamais. Si nos alliés russes finissaient par enrayer l’offensive allemande, ils n’étaient plus assez forts, — au moins provisoirement, — pour paralyser certaines trahisons et écarter certaines menaces. Or, à l’Orient, s’amoncelaient de noirs nuages : déçue dans ses ambitions, exaspérée dans ses rancunes, la Bulgarie n’attendait qu’une occasion pour se retourner contre ses alliés de la veille et ses bienfaiteurs de toujours : elle crut la trouver, elle la saisit. La Serbie abandonnée par la Grèce, attaquée d’autre part par la coalition germanique, allait connaître une fois encore les horreurs de l’invasion.

Il fallait essayer d’empêcher ce nouveau désastre. Le jour même où l’on apprenait en France la mobilisation bulgare, le général commandant le corps expéditionnaire d’Orient recevait l’ordre d’envoyer par Salonique une division au secours des Serbes. Et quatre jours après, l’offensive franco-anglo-belge commençait.

On crut un moment qu’elle allait réussir à percer les lignes adverses et à libérer notre territoire. Elle avait été longuement et minutieusement préparée en tenant compte de toutes les expériences antérieures. Les ordres du jour et les communications du généralissime aux troupes étaient de nature à leur inspirer la plus enthousiaste confiance ; elles savaient que « des forces considérables » et « des moyens matériels puissans » avaient été lentement accumulés, qu’il s’agissait, comme à l’époque de la Marne, « de vaincre ou mourir, » et « non pas seulement d’enlever les premières tranchées ennemies, mais de pousser sans trêve, de jour comme de nuit, au delà des positions de première et de deuxième ligne, jusqu’au terrain libre, » « jusqu’à l’achèvement de la victoire. » « Votre élan sera irrésistible, » leur avait-on dit. De telles paroles ne pouvaient «  manquer d’élever leur moral à la hauteur des sacrifices qui leur étaient demandés. « Merveilleux ressort du soldat français ! Il retrouve instantanément le prodigieux état d’âme qui l’a soutenu pendant les héroïques journées de la bataille de la Marne, cette ardeur sacrée, cette espèce d’exaltation lucide qui a frappé tous les témoins d’une respectueuse admiration. Et il court à l’assaut, à la mort, à la gloire, avec cette facilité, cette ferveur d’abnégation qui fait les martyrs et les saints. Quand, dans l’après-midi du 26 septembre, Paris apprit qu’en Champagne, sur un front de vingt-cinq kilomètres et sur une profondeur variant de un à quatre kilomètres, de formidables positions allemandes avaient été prises et gardées, que plus de 12 000 prisonniers étaient tombés entre nos mains, avec de nombreux canons et un important matériel de guerre, un grand frisson d’espoir secoua tous les cœurs. Frisson d’espoir, et de fierté aussi, quand on connut tous les traits d’héroïsme dont ce succès fut la résultante. Tel ce légendaire Marchand qui avait dit, devant ses troupes, à l’un de ses chefs qui les visitait : « Mon général, le jour de l’attaque, nous atteindrons la ferme Navarin en une heure, » et qui fit comme il l’avait dit, allant en tête de sa division, la canne à la main, la pipe à la bouche, proie vivante et souriante toute désignée à la mitraille qui l’abattit. Et combien d’autres ! Hélas ! cette fois encore, si ce fut bien une victoire, ce ne fut pas la victoire, la victoire décisive, libératrice, que beaucoup espéraient. Dans la guerre moderne, la vaillance individuelle et collective, l’habileté stratégique, le nombre même, ne suffisent pas ; il y faut encore un certain ensemble de conditions atmosphériques, il y faut l’abondance inépuisable et la puissance du matériel. Sur ce dernier point notamment, nous n’avions pas encore entièrement réparé les lacunes initiales de notre préparation militaire, nous demeurions encore inférieurs à nos adversaires. Les résultats obtenus étaient d’autant plus méritoires : 140 000 hommes hors de combat, 25 000 prisonniers, 330 officiers, 150 canons, un matériel considérable, tel était le bilan de huit jours d’une lutte acharnée : le général Joffre pouvait se dire « fier de commander aux troupes les plus belles que la France eût jamais connues. »

Notre victoire de Champagne et d’Artois n’avait pas été assez complète pour modifier sérieusement la situation générale. Les événemens, en Orient, allaient suivre leur cours trop prévu, et le second hiver passé dans les tranchées s’annonçait assez sombre. Attaquée de toutes parts, l’armée serbe se repliait, cédait du terrain, et, n’ayant pu saisir la main que nous avions, trop tard, essayé de lui tendre, elle exécutait, à travers l’Albanie, cette désolante retraite qui pesa longtemps sur la générosité française comme un amer souvenir, et presque comme un remords. Nous n’étions pourtant qu’à moitié coupables. Si nous n’avions pas su prévoir la crise balkanique, si, divisés comme nous l’étions, entre nous et entre alliés, sur une question pourtant essentielle, nous n’avions pas su, au moment opportun, imposer notre volonté et prendre des décisions énergiques, nous avions cependant été les seuls à voler au secours de la pauvre Serbie ; c’est nous qui avons recueilli, transporté, nourri, soigné, sauvé les débris de son armée et de son peuple en fuite : c’est nous enfin qui sommes allés à Salonique, qui y sommes délibérément restés, qui en avons fait, avec l’appui de nos alliés enfin persuadés, la base d’importantes opérations ultérieures, l’instrument nécessaire des futures revanches. Ce fut là l’œuvre d’un homme que les circonstances ont porté chez nous au pouvoir, et qui pourrait bien apparaître un jour comme l’un des principaux hommes d’Etat de la coalition. Très bel orateur, à la voix grave, chaude et charmeuse, d’un sang-froid merveilleux et d’une grande souplesse dialectique, admirable manœuvrier parlementaire, homme d’intuition, d’initiative et d’avenir, politique très réaliste, auquel il ne manque peut-être qu’une capacité d’énergie plus continue, le nouveau Président du Conseil français, M. Briand, avait toutes les qualités requises pour concilier des intérêts divergens, unir des volontés, des mentalités différentes et les associer à une même entreprise. Il avait de plus l’art et le don de ces formules heureuses qui résument toute une situation, définissent un programme, servent de mot d’ordre et de signe de ralliement. Celle qu’il a mise en circulation, « réaliser l’unité d’action sur l’unité de front, » répondait à un besoin si général de l’opinion publique que, peu à peu traduite dans les faits, elle n’a pas peu contribué à rassurer les esprits inquiets, à leur faire attendre avec une sécurité patiente la suite des événemens militaires.

C’est alors que, sentant, en dépit de ses faciles victoires, de son rêve d’hégémonie orientale à moitié réalisé, le faisceau des forces alliées se resserrer autour d’elle, désireuse de le rompre enfin, d’écarter la main de fer qui, de plus en plus inexorable, la prenait à la gorge, l’Allemagne se décida à tenter encore une fois la fortune contre son u principal ennemi. » Et pressée, « forcée » d’en finir, elle fonça sur Verdun.


II

Le projet datait de loin, puisqu’on mit plus d’un an à en préparer l’exécution. Il avait comme tous les projets allemands ce caractère de lourde complexité qui les oppose généralement à la simplicité directe des idées françaises. C’était tout d’abord une opération dynastique : il s’agissait de rehausser, par une grande victoire, le prestige personnel de l’héritier des Hohenzollern. On se proposait d’autre part de rééditer à nos dépens la célèbre manœuvre napoléonienne de Friedland, de couper les ponts de Verdun et de capturer toute une armée française. On voulait aussi, sinon se rouvrir la route de Paris, tout au moins mettre définitivement à l’abri d’une tentative de nos troupes cette riche région de Briey dont l’annexion est si âprement revendiquée par la métallurgie allemande. On espérait bien d’ailleurs, en prenant les devans, paralyser et faire avorter nos desseins d’offensive générale, et l’on avait des raisons de penser que toutes les précautions n’avaient pas été prises pour défendre contre de violens assauts répétés une place forte qui passait pour imprenable. Enfin, et peut-être surtout, Verdun était un symbole pour l’imagination germanique : Verdun, vieille ville impériale, où se partagea l’empire de Charlemagne, où entra l’armée prussienne en 1792, l’armée saxonne en 1870, Verdun avait jusqu’alors défié tous les desseins de l’envahisseur. Il fallait abattre l’orgueilleuse cité guerrière, « la plus puissante forteresse » de « l’insolente nation. » Si Verdun n’était pas le « cœur, » c’était bien le boulevard avancé de la France. Amplifiée, proclamée aux quatre coins de l’horizon, une retentissante victoire de Verdun effacerait sans aucun doute l’impression produite par la défaite de la Marne : la redoutable infanterie de l’armée d’Allemagne retrouverait intacte sa réputation d’invincibilité, un moment éclipsée.

Pour lui préparer les voies, à cette infanterie, on avait eu recours à tous les procédés que la guerre « scientifique » d’à présent peut mettre en œuvre : long entraînement méthodique, « répétitions » minutieuses, suralimentation abondante, prescriptions détaillées et despotiques, virulentes exhortations impériales. Chaque homme devenait l’un des innombrables rouages nécessaires et aveugles d’une colossale machine de meurtre. Rien n’était laissé au hasard ou à l’imprévu. Jamais pièce de théâtre n’a été « montée » avec un tel luxe d’acteurs, (le rôles scrupuleusement appris, d’accessoires, de costumes et de décors. Une artillerie formidable, inouïe, paradoxale avait été réunie, qui devait faire pleuvoir, jour et nuit, sans trêve, sur les positions françaises, une pluie diluvienne d’obus de tout calibre, d’explosifs de toute composition, et à laquelle aucune puissance humaine ne semblait devoir résister : fusans, percutans, shrapnells et « marmites, » obus lacrymogènes et suffocans, gaz asphyxians, liquides enflammés, toutes les variétés d’engins destructeurs que le sadisme sanguinaire de l’Allemagne a pu inventer ou exploiter seront utilisés avec une ‘profusion dont rien encore n’a pu donner une idée. C’est le triomphe de la machinerie homicide et de la science mise au service de l’assassinat.

En face de cette organisation puissante, disciplinée, brutale, toute tendue vers une offensive d’écrasement impitoyable, une défense qui a su habilement renforcer et mettre en valeur les avantages naturels d’une situation exceptionnelle, mais qui présente de dangereuses lacunes : peu d’artillerie, surtout peu d’artillerie lourde ; des mitrailleuses, des fusils, surtout des poitrines humaines. Il semble que, cette fois encore, comme à Charleroi, comme sur la Marne, comme sur l’Yser, la partie ne soit pas égale, et que le succès soit mathématiquement, infailliblement assuré à l’Allemagne, à la force monstrueuse de terreur et de mort. Comment l’ingénieux et imprévoyant Ariel pourrait-il résister au rude gantelet du terrible Caliban ? Et ne faudrait-il pas un miracle pour le sauver ? Le monde entier a les yeux fixés sur ce coin de terre historique où va s’engager, dix mois durant, une lutte titanesque. Comme aux journées épiques de la Marne, ce ne sont pas seulement deux armées qui vont s’affronter entre ces bois et ces collines ; ce sont deux peuples, ce sont doux races, avec leurs vertus et leurs défauts mêlés, ce sont deux génies ethniques différens. La bataille de Verdun, c’est le duel de deux âmes.

Le 21 février, de 7 heures 15 du matin jusqu’à cinq heures du soir, eut lieu la première « préparation » d’artillerie : elle fut effroyable : rien que des obus lourds, qui écrasaient tout, nivelaient tout. Comment les vagues d’assaut trouvèrent-elles des hommes encore vivans pour leur résister, pour les accueillir à coups de fusil et de mitrailleuses ? C’est le secret de l’ingéniosité française, et, plus encore, de l’héroïsme français. Et durant des jours et des jours, il en fut ainsi. Subir pendant des heures interminables des bombardemens terribles, se blottir, s’accrocher, se terrer où l’on peut, se coucher par terre et feindre la mort, quand passe un avion allemand, grelotter sous la pluie, sous la neige, ne pas dormir, souvent n’avoir rien à manger ni à boire, voir à côté de soi tomber des camarades atrocement déchiquetés, entendre les cris des blessés et les râles des mourans, et tenir, tenir jusqu’au bout, jusqu’à la mort, parce qu’il le faut, parce que c’est la consigne et le devoir, parce que la France d’hier, et celle de demain, l’exigent ; puis trouver encore la force de franchir en courant d’aveuglans tirs de barrage, de faire le coup de feu contre les hideuses faces convulsées de ces Boches gorgés d’alcool et d’éther, qui sans relâche s’avancent en chantant, contre-attaquer à la grenade, à la baïonnette ou en de sanglans corps à corps : telle est la vie épuisante, sinistrement pathétique, de nos soldats dans cet enfer de Verdun. Et comme toute l’armée française, successivement, a passé à Verdun, voilà de quel effort a été capable ce peuple « dégénéré » dont, en un mois, les dirigeans de Berlin se flattaient de venir à bout.

Cependant, les premiers assauts, s’ils n’avaient pas donné tout ce qu’en attendait l’Empereur, venu pour assister à la prise de l’inexpugnable ville et pour y faire une prompte entrée triomphale, avaient sérieusement entamé nos lignes de défense. Nous reculions pied à pied, vendant chèrement à l’ennemi le moindre pouce de terrain, mais nous reculions. Devant certaines débauches d’obus, il n’y a pas d’héroïsme, — surtout pas d’héroïsme à demi désarmé, — qui puisse tenir. Le 24, la situation est si grave que le général commandant le groupe des armées du centre n’est pas loin de la juger désespérée. Elle l’eût été sans doute si les Allemands l’avaient exactement connue, et s’ils avaient eu plus d’audace. Elle va être, en quelques heures, rétablie par l’un des deux ou trois chefs dont la guerre aura mis le plus nettement en lumière les hautes vertus militaires, le général de Castelnau.

L’avenir, qui saura bien percer certains mystères et faire violence à certaines modesties, dira probablement du général de Castelnau que ce douloureux et héroïque soldat, que ce chef complet, aux sûres et vives intuitions, aux décisions promptes, au lucide esprit organisateur, aura été l’un des principaux artisans de la victoire française. Il a déjà sauvé la France au Grand Couronné, en rendant possible la victoire de la Marne ; il va la sauver encore sur la Meuse. Comme s’il était dans la destinée du général français de s’opposer à toutes les ‘(entrées » impériales, c’est lui, c’est son adversaire et son vainqueur de Nancy que le « seigneur de la guerre » va retrouver à Verdun, et qui s’empresse au rendez-vous. Il arrive, juge d’un coup d’œil la situation, donne des ordres nets, précis, lumineux, pour la bataille prochaine ; il calme les inquiétudes, rassérène les courages, communique à tous, officiers et soldats, sa tranquille, sa mystique confiance. Quand, le soir du 25, le général Pétain vient prendre le commandement de l’armée de Verdun, les renforts sont arrivés, le 20e corps est à son poste. L’Empereur a pu télégraphier à l’univers entier qu’ « en sa présence, le fort cuirassé de Douaumont, le pilier angulaire des fortifications permanentes de la forteresse de Verdun, » a été pris par ses fidèles Brandebourgeois, dans un « irrésistible assaut [3] » et « demeure solidement entre les mains des Allemands. » — « La France nous regarde, a dit le nouveau chef. Elle attend, une fois de plus, que chacun fasse son devoir. » Le lendemain, 26, d’énergiques contre-attaques françaises enrayent l’avance allemande, dégagent Douaumont ; après trois jours de luttes furieuses, l’ennemi cesse ses attaques : « le pilier angulaire » reste en notre pouvoir.

Il n’y restera pas toujours. Trop engagée d’honneur et, peut-être, d’intérêt, pour reculer maintenant, l’Allemagne ne voudra pas avouer au monde, ni s’avouer à elle-même son coûteux échec. Elle prolongera la lutte, elle l’élargira ; elle jettera dans le gouffre bataillons sur bataillons, ses meilleures troupes et ses plus utiles réserves, ses milliards et ses espérances. Nous jugeant toujours incapables d’une longue résistance, elle voudra nous user, nous accabler sous le poids de ses obus, de ses attaques massives ; elle conservera l’espoir, en gagnant de temps à autre, au prix des pertes les plus sanglantes, quelques mètres de terrain, de nous faire lâcher prise, de parvenir enfin au cœur de l’inviolable citadelle. Et certes, elle obtiendra quelques avantages : elle prendra, elle gardera quelque temps Douaumont, Thiaumont, Vaux, Fleury ; elle progressera sur les pentes du Mort-Homme, elle menacera le fort de Souville, mais Verdun restera inviolé. Cinq milliards de munitions, cinq cent mille hommes auront été sacrifiés en pure perte. Le prestige de l’armée allemande aura reçu une atteinte mortelle.

Car l’Allemagne, il faut le reconnaître, avait fait contre Verdun un colossal, un suprême effort. Ni Hindenburg, ni Mackensen, il est vrai, ne semblent avoir collaboré, même de leurs conseils, à l’entreprise, qu’ils auraient désapprouvée, paraît-il : mais qu’auraient bien pu faire Hindenburg et Mackensen de plus ou de mieux que Falkenhayn et les autres conseillers militaires de Guillaume II et de son fils ? Jamais moyens matériels plus puissans ni plus abondans n’avaient été utilisés dans une action offensive : Charleroi, l’Yser, la Dunajec, la Champagne n’étaient, à cet égard, en comparaison de Verdun, que des opérations secondaires. D’autre part, des troupes d’élite furent engagées dans cette interminable bataille, et si quelques-uns de leurs procédés de guerre sont parfaitement abominables, il y aurait une injustice un peu puérile à contester leur bravoure disciplinée, méthodique et farouche. Enfin, s’il n’est pas tout à fait exact, comme l’a dit un des nôtres, que le génie ne soit qu’une longue patience, il est incontestable que le génie allemand est surtout fait de patience, d’une patience obstinée et tenace, que rien ne rebute ni ne décourage. Il semblait que, sur ce terrain-là, — et l’Allemagne y comptait bien, — les Français, le peuple léger et impatient par excellence s’imaginait-elle, dussent finalement et fatalement être vaincus.

Vains calculs et vains efforts ! L’Allemagne, une fois de plus, n’avait pas compris et avait calomnié la France. Le Français passe pour léger, parce qu’il sait sourire, et, dans les intervalles de ses misères, il souriait, même à Verdun ; mais il sait être grave quand il le faut ; et surtout, il met son point d’honneur, avec cette merveilleuse faculté d’adaptation et d’assimilation qui le caractérise, à ne se laisser dépasser par aucun autre peuple, à acquérir même les qualités qui passent pour lui faire défaut, à se montrer égal à toutes les circonstances, quelque difficiles qu’elles puissent être. Il croit naïvement qu’ « impossible n’est point français, » et, au besoin, il le prouve. On lui a dit que l’obstination est la faculté maîtresse des Allemands : c’est une supériorité qu’il entend bien leur ravir avec les autres, et puisqu’aussi bien le salut de la Patrie l’exige, il saura lasser l’obstination allemande. D’autre part, l’Allemagne a oublié que le peuple de France est avant tout un peuple de paysans, et plus particulièrement encore l’armée française, aujourd’hui surtout que tant d’ouvriers sont rentrés aux usines de guerre qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Or, de tout temps, — voyez ce qu’en dit Montaigne, — le paysan français s’est distingué par des qualités de patience un peu têtue, de stoïque endurance, de ténacité laborieuse. Il suffisait de faire appel à ces vieilles vertus héréditaires, pour les retrouver intactes et pour leur faire rendre tout leur effet. C’est ce qui est arrivé. Avec une inlassable, une héroïque patience, nos soldats ont supporté la pluie de fer et de feu que l’artillerie allemande déversait sans cesse sur leurs positions ; ils ont résisté aux brutales attaques multipliées qui menaçaient de tout emporter, le plus souvent ils les ont brisées. Quand, par hasard, ils étaient forcés de reculer, de céder du terrain, des positions, ou des ruines, ils ne tardaient pas à revenir à la charge, à reprendre hardiment ce qu’ils avaient dû abandonner ; et autant la défense française avait été longue, acharnée, tenace, autant la reprise était, presque toujours, rapide et brillante. Preuve manifeste que l’ancienne flamme n’était pas éteinte, qu’elle couvait toujours sous la cendre, qu’à se contenir, à se maîtriser, à se convertir en une sorte de passivité souffrante, elle n’avait rien perdu de sa première ardeur. Le soldat français a su vaincre en obstination le soldat allemand, sans cesser d’être le fougueux et irrésistible guerrier de sa propre légende.

De combien de traits d’héroïsme individuel ou collectif se compose l’histoire de la résistance française à Verdun, il faudrait être un Michelet pour le dire, ou, mieux encore, un Victor Hugo, — car c’eût été na guerre, à Victor Hugo, qu’une guerre telle que celle-ci, et il faudra bien qu’il surgisse un jour le grand poète qui immortalisera cette merveilleuse épopée ! On n’a qu’à puiser à pleines mains dans les récits qui nous sont parvenus pour voir se lever devant nos yeux d’étonnantes visions épiques. C’est l’arrivée sur le champ de bataille de Douaumont des premières unités du 20e corps : elles sont harassées, fourbues, transies de froid, incapables, semble-t-il, du moindre effort : quelques paroles de Castelnau les galvanisent ; elles entrent en ligne, elles attaquent ; l’ennemi recule ; la situation est rétablie. Le sort en est désormais jeté. « Il ne faut pas qu’ils prennent Verdun, a dit le grand chef. Et ils ne prendront pas Verdun. » C’est l’admirable retraite du bois d’Haumont : deux divisions françaises contre deux corps d’armée allemands qu’elles arrêtent pendant plusieurs heures : un sergent, le meilleur tireur de son bataillon, voyant l’ennemi s’avancer, sort de sa tranchée ; il est entièrement exposé aux balles et à la mitraille ; par-dessus le parapet, ses camarades lui passent des fusils chargés l’un après l’autre ; il abat successivement soixante Allemands, et il n’a pas une égratignure. Une batterie de 75 a tiré sept ou huit cents coups sans interruption ; il faut attendre, pour continuer le tir, que les pièces soient refroidies ; pas d’eau, sauf dans les bidons des hommes ; qu’à cela ne tienne ! Ils ont beau mourir de faim et de soif : sans en distraire une goutte, ils vont réserver toute leur provision d’eau pour refroidir leurs canons : et n’est-ce pas là un symbole émouvant de la modeste abnégation française ? C’est, au bois des Caures, le tragique sacrifice du lieutenant-colonel Driant et de ses chasseurs. C’est, le 22 mai, la « magnifique » reprise du fort de Douaumont, dont un colonel disait : « J’ai fait vingt-cinq campagnes, je n’ai rien vu de plus beau que cet assaut. » C’est cette prodigieuse défense du fort de Vaux, à laquelle l’ennemi lui-même a cru « devoir payer le tribut de la plus haute admiration. » C’est enfin, — car on ne peut tout dire, — la conquête, cette fois définitive, de Douaumont, puis de Vaux, et l’élégante annulation, en quelques heures d’attaque, de dix mois d’efforts incessans et de sanglans sacrifices. Le 1er mai, après soixante-dix jours de bataille, en transmet- tant au général Nivelle le commandement de la 2e armée, le général Pétain disait déjà de la bataille de Verdun qu’elle était « une des plus grandes batailles que l’histoire eût enregistrées, » et qu’ « un coup formidable avait été porté à la puissance militaire allemande. » L’avenir allait apporter à ces paroles une confirmation singulière.

Si admirables que soient les soldats, — et de l’aveu de tous ceux qui les ont vus à l’œuvre, on n’admirera jamais trop les nôtres, — ils ne prennent toute leur valeur qu’entre les mains de chefs qui sont dignes d’eux. L’armée de Verdun a eu cette bonne fortune d’être commandée par de grands hommes de guerre, de dignes lieutenans du général de Castelnau. Deux d’entre eux ont surgi au premier plan : Pétain, qui, de simple colonel au moment de la mobilisation, est devenu progressivement commandant d’un groupe d’armées, puis généralissime, et qui, partout où il a passé, à la Marne, en Artois, en Champagne, a obtenu des merveilles de ses troupes par son calme, sa fermeté, son indomptable énergie, sa méthode, ses divinations de grand artiste militaire ; Nivelle, colonel lui aussi en août 1914, esprit lucide et inventif qui a su transformer peu à peu en une victoire offensive une action purement défensive : à son sang-froid, à son admirable ténacité nous devons cet immense service de nous avoir conservé Verdun. Autour d’eux, d’autres chefs dont la bravoure et la science inspirent aux hommes l’élan et la confiance, Balfourier, Berthelot, Mangin, — Mangin qui, en Afrique, préparait Verdun, songeant sans relâche aux « inoubliables devoirs. » Et au-dessous d’eux, un corps d’officiers, probablement unique au monde par sa souple et vive intelligence des choses de la guerre, par sa dignité morale, par son humanité et son esprit de sacrifice. Il semble que sur ce sol sacré de Verdun, toutes les plus hautes énergies spirituelles de la France, exaltées au-dessus d’elles-mêmes par les dangers que courait la Patrie, se soient donné rendez-vous pour briser la brutale puissance matérielle de l’orgueilleuse et barbare Allemagne. « Général, — a dit Pétain à Nivelle, — mon mot d’ordre au début de la bataille a été : Ils ne passeront pas. Je vous le transmets. — Entendu, général, ils ne passeront pas. » Ce fut là l’héroïque devise de l’armée de Verdun tout entière.

Grâce à cette communauté de bonnes volontés, de dévouemens et de compétences, les erreurs ou les imprévoyances passées furent assez vite réparées. A défaut des multiples voies ferrées construites par les Allemands, nous disposions d’excellentes routes et d’un très important service de transports automobiles, dont les évolutions semblent bien avoir été étudiées et prévues longtemps à l’avance, mais qu’il fallut organiser, développer et mettre en œuvre sous le feu de l’ennemi. On y parvint, — sous la direction de Castelnau, — et de manière à étonner non seulement les Anglais, mais les Allemands eux-mêmes, à force de sang-froid, de décision, d’ingéniosité, d’abnégation individuelle et collective. Transport de troupes, ravitaillement en vivres, en matériel et en munitions, évacuations des blessés, on put suffire à tout. Ce ne sont pas seulement les combattans qui donnèrent l’exemple du zèle et du sacrifice : conducteurs d’automobiles, « cheminots, » cuisiniers, infirmiers, brancardiers, médecins, aumôniers surent rivaliser d’élan, d’endurance et d’oubli de soi-même. Jusqu’en première ligne, par des chemins défoncés, sous des bombardemens effroyables, on vit arriver des convois sanitaires : de précieuses vies se risquaient sans hésiter pour en sauver d’autres, en apparence plus humbles. Entre les diverses armes, entre les divers services de l’avant et de l’arrière, sous l’action souveraine d’une pensée unique, — « les empêcher de passer, » — s’établissait la plus touchante des solidarités, et comme une circulation ininterrompue de vaillance, d’activité, de vivante fraternité. Les historiens de l’avenir diront peut-être — et ils auront raison de le dire — que la France, à Verdun, a touché le point culminant de son histoire morale.

Et avec les renforts, peu à peu affluait l’artillerie dont l’attaque allemande nous avait d’abord trouvés fâcheusement démunis. Peu à peu, à cet égard, l’équilibre s’établissait entre l’assaillant et la défense. Peu à peu, les poitrines de nos soldats sentaient qu’elles n’étaient plus presque seules à s’opposer à l’avance germanique. Nos artilleurs ont su reprendre, en la perfectionnant, la méthode adverse : à mesure que les mois s’écoulaient, les Allemands n’avaient plus le privilège exclusif de certains écrasemens d’artillerie lourde. Et je ne sais si, à ce point de vue, nous avons fini par conquérir la supériorité matérielle ; mais ce qui est certain, c’est que Douaumont et Vaux n’auraient pas été définitivement repris si nos obus et nos explosifs n’avaient pas largement frayé les voies à nos audacieux fantassins.

Une bataille ininterrompue de dix mois ; les pires dangers et les pires souffrances, çà et là illuminés des plus beaux rayons de gloire humaine ; toutes les formes de dévouement et toutes les variétés d’héroïsme ; des chefs magnifiques, et, selon le mot d’un ennemi, le fameux von Klück, des soldats « grandioses, » auxquels on peut tout demander, et qui se sacrifient sans compter ; une organisation à demi improvisée, et qui sait, concilier à merveille l’obéissance et l’initiative ; une lutte âpre, continue, obscure, sans éclat et sans panache, et dont les vraies prouesses sont faites de satisfaction intérieure, de consentement secret au devoir, de renoncement stoïque : voilà Verdun. Il s’est rencontré des amis de la France pour trouver que nous n’avons pas été assez fiers de notre œuvre et pour regretter l’excessive modestie française. Et certes, si l’Allemagne avait remporté sur elle-même et sur ses ennemis une pareille victoire, elle n’eût pas manqué d’en tirer un orgueilleux, un bruyant parti, elle qui a célébré sa défaite à l’égal d’un succès. Mais les faits parlent assez haut d’eux-mêmes, et, comparée surtout à la jactance tudesque, la sobre discrétion de notre attitude, bien loin de nous nuire, n’a fait, aux yeux de l’étranger, qu’ajouter une grâce de plus à la grandeur de notre effort.

Assurément la victoire de la Marne avait provoqué, hors de France, un grand élan de surprise émue et d’admiration respectueuse. Mais quoi ! la victoire de la Marne, c’était encore, ou peu s’en faut, indéfiniment multipliée et élargie d’ailleurs, l’ancienne, la traditionnelle victoire française ; c’était la guerre de mouvement, en rase campagne, celle qui a toujours favorisé notre fougue légendaire. La bataille n’avait du reste duré que huit jours, et nous n’y étions pas seuls, assistés comme nous l’étions de « la méprisable petite armée anglaise. » Mais à Verdun, personne ne nous aidait à soutenir le poids d’une lutte de dix mois, puisque nous avions volontairement décliné l’offre fraternelle de la collaboration britannique. Et cette fois, c’était bien la guerre moderne, avec la brutalité et les raffinemens et les traîtrises de la méthode dite scientifique, la guerre qui paraissait le moins convenir à notre tempérament moral. Or, à ces nouvelles méthodes de guerre qui effrayaient pour nous nos amis, non seulement nous nous sommes pliés et résignés, mais nous avons réussi à les convertir en instrumens de victoire. Nous pouvons dire sans forfanterie, — car, sur ce point, les témoignages spontanés de l’étranger rempliraient tout un volume, — que ce spectacle inattendu a émerveillé le monde. Verdun a peut-être plus contribué que la Marne à retourner en notre faveur l’opinion universelle. Jamais encore le génie militaire et la grandeur morale de la France n’avaient aussi pleinement « éclaté aux esprits. » Le geste de cette famille anglaise se levant d’un seul mouvement toutes les fois que le nom de Verdun était prononcé devant elle a pour pendant celui de M. Lloyd George ramassant quelques marrons sous « ces murailles inviolables » pour planter dans son parc une « allée de Verdun. » Et l’on se rappelle le beau, l’émouvant discours qu’a prononcé ce même M. Lloyd George dans les casemates de la vieille citadelle : « Pour moi, disait-il, je me sens profondément remué en touchant ce sol sacré. Je ne parle pas en mon nom seul : je vous apporte l’admiration émue de mon pays et de ce grand empire dont je suis ici le représentant. Ils s’inclinent avec moi devant le sacrifice et devant la gloire. »

A quelques semaines de là, dans ces mêmes casemates se déroulait une cérémonie d’une symbolique et imposante beauté. Entouré des principaux chefs français, des généraux représentans des puissances alliées, le Président de la République, dans un superbe langage, rendait hommage au dévouement et à l’héroïsme des soldats de Verdun, et il décernait à la ville imprenable les décorations militaires des divers Etats de l’Entente.

Et peu après, le général Nivelle, commandant l’armée de Verdun, pouvait écrire :


La supériorité nécessaire, nous la trouverons non seulement dans notre outillage et notre armement, qui ne seront cependant jamais trop puissans, mais aussi et surtout dans la résolution audacieuse, raisonnée et confiante des chefs. Nous la trouverons dans le cœur de nos admirables soldats, dont je pouvais dire récemment, en les montrant avec orgueil au chef de l’État, venu pour décorer nos drapeaux : « Jamais, même dans la vieille garde, il n’y a eu de pareilles troupes. » Ces soldats venaient de recevoir un hommage éclatant de leurs ennemis mêmes, dans le cri échappé à cet officier supérieur prussien au moment où il était fait prisonnier : « C’est triste de finir la guerre ainsi, mais c’est une consolation pour moi de rendre mes armes à de tels soldats : je n’ai jamais vu d’aussi belles troupes [4] ! »


III

Ces troupes auxquelles, vers le milieu de mars, en les félicitant et en les encourageant, le général Joffre disait : « Vous serez de ceux dont on dira : Ils ont barré la route de Verdun, » elles ont longtemps ignoré, — et leur mérite en est d’autant plus grand, — la raison dernière de leur long effort. Il ne s’agissait pas seulement pour elles de sauver Verdun, — la perte de Verdun, matériellement, sinon moralement, n’aurait pas été irréparable, — il s’agissait de retenir devant ces vieilles murailles la plus grande partie de l’armée allemande, de paralyser ses autres initiatives, de lasser sa confiance, d’user et de détruire ses disponibilités et ses réserves, de permettre enfin à tous les Alliés d’achever, sans être inquiétés, tous leurs préparatifs pour les offensives prochaines. Ce résultat a été amplement atteint. Plus on y regardera de près, et plus on reconnaîtra que la défense de Verdun aura été le pivot de toutes les campagnes ultérieures, et qu’elle marque le tournant décisif de la guerre. Verdun aura été la dernière grande offensive qu’ait montée l’Allemagne contre un de ses principaux ennemis.

Et pendant qu’elle se brisait contre le mur inébranlable des poitrines françaises, à Paris même, sous la présidence de l’habile homme d’Etat français qui s’était donné pour tâche d’unifier son action, la Sainte-Alliance des peuples libres se resserrait, échangeait ses vues, se concertait pour les ripostes nécessaires ; et dans cette réunion tenue en pays envahi, à 280 kilomètres d’une frontière entamée et furieusement attaquée, il y avait, tout à la fois, un délicat et fier hommage d’admiration et de confiance rendu à la France, et, à l’adresse du brutal adversaire, une sorte de dédaigneuse ironie dont nous avons tous savouré la hautaine élégance. Quelque temps après, Galliéni mourait, et Paris faisait au grand soldat qui l’avait défendu « jusqu’au bout, » et sauvé du Barbare, de ces funérailles simples et grandioses, comme il sait en faire à ceux qu’il a beaucoup aimés : funérailles où la tristesse s’éclairait d’espérance et qui, hier plutôt qu’à une cérémonie funèbre, ressemblaient à un radieux cortège de victoire. Et en effet, il nous quittait au moment où la bataille de Verdun commençait à dégager ses victorieuses conséquences. Broussiloff déclenchait alors contre l’Autriche sa triomphale offensive, trop tôt arrêtée malheureusement, — nous savons aujourd’hui pourquoi, — et qui, sans parler des remarquables résultats directement obtenus, obligeait encore l’armée autrichienne descendue en Italie à lâcher prise et à se retourner contre l’entreprenant envahisseur. Libre, désormais, de ses mouvemens, Cadorna pouvait mettre la dernière main à ses préparatifs d’offensive, infligeait sur le Carso, à l’armée autrichienne, une sanglante défaite, et s’emparait enfin de Gorizia, l’une des clefs de l’Italia irredente. Nous-mêmes, d’autre part, que Verdun n’avait ni exclusivement absorbés, ni épuisés, comme on le croyait outre-Rhin, nous prenions, avec nos amis Anglais, l’offensive sur la Somme, et, en quelques semaines, nous faisions subir à l’armée allemande des pertes irréparables, et, en attendant de la contraindre à la retraite, nous remportions des avantages plus importans, plus décisifs, et, surtout, plus définitifs, que ceux qu’en plusieurs mois, l’Allemagne avait obtenus à Verdun. Encouragée enfin par tous ces succès, la Roumanie suivait à son tour l’exemple de sa « sœur latine, » et, répudiant comme elle une alliance qui n’était qu’un esclavage, elle se rangeait à nos côtés avec un courage que nous avons applaudi sans doute, mais dont nous n’avons pas soupçonné tout d’abord la méritoire imprudence. Vaincus à Verdun, il semblait que les empires de proie fussent dès lors sur le point d’éprouver l’irrémédiable désastre.

Il faut leur rendre cette justice qu’ils surent se ressaisir encore avec une farouche décision et une rare audace. Hindenburg nommé généralissime et consacré fétiche national ; derrière la popularité grossière de ce grossier soldat, l’habile Ludendorf ourdissant ses plans, tramant ses intrigues, sachant imposer ses vues à l’Empereur et à son triste chancelier ; la mobilisation civile décrétée ; probablement mille manœuvres de corruption tentées un peu partout, notamment en Grèce et dans cette Russie où l’Allemagne avait conservé tant de louches et profitables intelligences ; une presse admirablement dressée à tromper l’opinion publique et à l’entretenir dans les plus invraisemblables illusions : voilà quelques-uns des moyens que le pangermanisme, blessé à mort, imagina pour ajourner, ou, qui sait ? pour conjurer sa ruine. Avouons qu’il s’en est fallu de bien peu qu’ils n’aboutissent. L’honnêteté du Tsar aujourd’hui déchu nous sauva sans doute de la désastreuse paix séparée qu’on négociait déjà dans son entourage. Mais on réussit du moins à faire avorter les belles promesses que les opérations militaires du printemps et de l’été nous avaient permis de concevoir. Broussiloff, — la rage dans le cœur, sans doute, — dut s’arrêter dans sa marche victorieuse. La Roumanie, mal préparée et abandonnée à elle-même, offerte en proie à des ennemis résolus et bien armés, voyait peu à peu son territoire envahi, sa capitale occupée, ses réserves de blé pillées. Le roi Constantin de Grèce nous trahissait au profit de « l’ennemi héréditaire » et mettait en péril notre armée de Salonique. Enfin, par une fâcheuse coïncidence, notre victoire de la Somme, interrompue par la mauvaise saison, ne donnait pas tous les résultats immédiats qu’on avait peut-être escomptés. A l’entrée d’un troisième hiver de guerre, il était difficile de se défendre d’un vague sentiment de malaise ou d’inquiétude. Irions-nous donc toujours de déception en déception, de demi-victoire en demi-victoire ? Et laisserions-nous toujours à des adversaires redoutables, étroitement unis par leurs crimes, habiles d’ailleurs à exploiter toutes nos divisions et toutes nos faiblesses, audacieux et sans scrupules, l’entière liberté de leurs initiatives ?

C’est ce moment-là qu’avec une incontestable habileté, l’Allemagne choisit pour nous faire ses premières ouvertures officielles de paix. Sentant bien qu’elle ne pourrait plus que décliner, qu’elle avait déjà atteint les limites extrêmes de ses forces réelles, consciente des innombrables difficultés intérieures et extérieures que lui ménageait le très prochain avenir, aux prises avec une crise économique et alimentaire dont nous saurons un jour toute la gravité, convaincue que la « carte de guerre » ne lui serait jamais plus aussi favorable, et qu’il y avait donc tout intérêt à liquider « honorablement » une opération dont les suites risquaient d’être infiniment désastreuses, elle entreprit de négocier. Elle éprouvait d’ailleurs le besoin de rassurer, ou de relever une opinion publique qui commençait à être bien inquiète et très lasse. Elle espérait, par cette attitude toute nouvelle, se concilier la faveur intéressée ou naïve de quelques neutres. Surtout, elle comptait sur la lâcheté ou la lassitude de ses adversaires pour les amener à une conversation, que faciliterait du reste la disparition récente de François-Joseph, et dont elle se promettait toute sorte d’avantages. Elle en fut pour ses frais de duplicité et d’insolence. On repoussa dédaigneusement du pied ses avances. Une « question » du président Wilson aux belligérans sur leurs « buts de guerre » respectifs vint mettre en un piquant relief la cauteleuse insincérité de l’Austro-Allemagne et la courageuse franchise de l’Entente. Que les Alliés se soient longuement concertés pour rédiger leurs deux réponses, c’est ce qui est l’évidence même, et aucun d’eux n’a le droit d’en revendiquer la responsabilité exclusive ; mais que la plume qui les a rédigées ait été tenue en France, c’est ce qui ressort de mille petits faits et nuances distinctives. Et nous pouvons croire que si la France a été choisie pour porte-parole, ce n’est pas seulement en signe d’hommage à la traditionnelle perfection de sa langue diplomatique ; c’est aussi parce qu’en dépit de ses deuils et de ses souffrances, et de son légitime désir de paix, elle était moins que jamais le pays des capitulations et des défaillances.

Pour raviver son courage, affermir son endurance, décupler son énergie et calmer son impatience, la France avait, dans les événemens mêmes, des raisons d’espérer qui manquaient à son ennemie. Oui, sans doute, la campagne d’été n’avait pas eu le temps de porter tous ses fruits légitimes, et le territoire national n’était pas libéré. Oui, sans doute, l’intervention roumaine avait surtout servi à ravitailler l’adversaire, et l’attitude de la Grèce royale n’était rien moins que rassurante. Oui, sans doute enfin, la vie matérielle devenait plus difficile, et l’on ne pouvait songer sans angoisse à l’existence sordide et dure de nos chers soldats dans leurs tranchées, sous les rafales de bise et les pluies d’un troisième hiver. Mais, en revanche, quel tragique aveu d’impuissance, de misère et de désespérance dans cette offre, maladroitement fanfaronne, d’une paix « modérée, » qu’on se refusait d’ailleurs à définir ! Aussi bien, l’offensive contre la Roumanie était arrêtée, et l’armée roumaine, sauvée par les Russes, n’avait pas été mise hors de cause. D’autre part, il était visible que les Alliés, instruits par l’expérience, resserraient leur union, avisaient aux meilleurs moyens de réparer les lacunes et de corriger les imperfections de leur organisation politique, diplomatique et militaire. L’Italie avait déclaré la guerre à l’Allemagne et s’associait de plus en plus étroitement à notre campagne balkanique. L’Angleterre, qui avait eu l’admirable courage de rompre avec toutes ses traditions et d’adopter le service militaire obligatoire, l’Angleterre venait de mettre à sa tête un véritable dictateur dans la personne de M. Lloyd George : homme d’énergie, de pensée et d’action, grand orateur, travailleur infatigable, — un Celte, comme notre Briand, — M. Lloyd George sera peut-être, dans cette dernière phase, le véritable « seigneur de la guerre. » En France, un remaniement du ministère et du haut commandement était l’indice et la promesse d’une utilisation plus complète, sur le front et à l’arrière, de toutes les énergies nationales. Enfin et surtout, d’heureuses actions militaires avaient lieu, signes avant-coureurs des futures victoires décisives. L’armée inter-alliée de Macédoine s’ébranlait, rentrait dans la Serbie envahie, s’emparait de Monastir. Et, sur notre front, non seulement Verdun tenait toujours, mais Verdun, sous la direction de Nivelle, reprenait l’offensive. « Que tous, avant de partir, aient jeté leur cœur par-dessus la tranchée ennemie, » avait dit magnifiquement le nouveau chef en arrivant à Verdun. Et nos soldats, électrisés par ce noble langage, firent comme on le leur disait. Le 24 octobre, dans un élan irrésistible, ils reprenaient Douaumont, le fort symbolique ; le 2 novembre, ils récupéraient le fort de Vaux ; le 15 décembre, dans une superbe offensive, ils avançaient de trois kilomètres, dégageant Verdun, et ramenant nos lignes jusqu’à l’endroit d’où était partie l’attaque allemande. En quittant l’armée qu’il avait commandée sept mois, le nouveau généralissime venait de faire ses preuves : grâce à lui, l’obstination méthodique de l’héroïsme français avait eu le dernier mot.

Et tandis que cette fermeté indomptable émerveillait le monde, achevait de retourner en notre faveur l’opinion universelle, — exaspérée par tant de constance, effrayée de tous ses échecs, en proie à mille inquiétudes trop justifiées, sentant monter autour d’elle la lente réprobation de la conscience humaine, emportée par « cet esprit d’imprudence et d’erreur » qui souffle sur les nations agonisantes, l’Allemagne, déchirant tous les traités et violant tous ses engagemens, dans un véritable sursaut de démence désespérée, déclarait la guerre à tous les neutres, une guerre sous-marine sans loyauté et sans merci. Cette fois, la mesure était comble. La grande démocratie pacifique du Nouveau-Monde, qui avait fait preuve, à l’égard des Empires du Centre, d’une longanimité et d’une patience que nous avions peine, parfois, à ne pas trouver excessives, rompait soudainement avec eux, et, acceptant le défi, venait prendre sa place à nos côtés dans cette nouvelle croisade contre la nation satanique, plus barbare et plus inhumaine que l’Infidèle du moyen âge. En même temps, la Russie, impatiente, elle aussi, du joug germanique que faisait peser sur elle son gouvernement, et surtout sa bureaucratie, honteuse des trahisons qu’à son insu on lui avait fait commettre à l’égard des démocraties occidentales, la Russie renversait l’imprévoyante et faible dynastie qui n’avait pas su la conduire à la victoire, et, à travers mille fluctuations inévitables, et parfois inquiétantes, s’acheminait à un état politique et social qui devait, fatalement, la rapprocher encore de nous. Et ainsi, deux des plus grands événemens de l’histoire moderne venaient, à quelques jours de distance, comme se greffer sur le formidable conflit, sur cette guerre d’Apocalypse, et dans leurs communes origines, s’il est difficile de la définir exactement, on ne saurait méconnaître la secrète action de la France.

Car d’abord ni la Révolution russe, ni l’intervention américaine ne se seraient produites si la guerre avait moins duré. Et la guerre aurait moins duré si la France avait fléchi sous le terrible poids qui, depuis trois ans, pèse sur ses épaules. Il ne s’agit pas, bien entendu, de revendiquer pour la France seule l’apanage et l’honneur des sacrifices et de l’endurance. Les sacrifices qu’a faits la France à la cause du Droit sont, relativement, moins lourds que ceux qui ont été consentis par la Belgique et par la Serbie. Et sans la Belgique, sans l’Angleterre, sans la Russie, la victoire de la Marne était impossible. Mais, de toutes les grandes puissances alliées, ce n’en est pas moins la France qui, dans son sol et dans son sang, dans sa richesse aussi, a le plus souffert de la guerre. Si elle s’était dérobée à sa douloureuse destinée, si elle avait marchandé ses efforts, la victoire totale, définitive, qui est, aujourd’hui, de moins en moins douteuse, eût été impossible. Il aurait fallu se résigner à la paix boiteuse, à laquelle, depuis la Marne, l’Allemagne aspire. En résistant comme elle l’a fait, en prodiguant son or et la vie de ses enfans, la France a assuré à la cause commune l’immense bénéfice de la durée. Les Alliés ont pu se préparer à loisir aux luttes décisives. Surtout peut-être le sens profond de cette guerre, qu’on n’avait point perçu tout de suite, a pu se développer sans contrainte, se révéler aux esprits les plus inattentifs ou les plus prévenus. On a pu voir où tendaient les ambitions germaniques, et qu’elles ne visaient à rien de moins qu’à la domination du monde. On a pu se rendre compte que la lutte n’était pas seulement entre deux groupes de puissances rivales, mais entre deux conceptions opposées du monde et de la vie, entre la démocratie et l’autocratie, entre la civilisation et la barbarie, entre le christianisme et le paganisme. El quand, à la lente lumière des faits contrôlés et vérifiés, les incertitudes et les équivoques du début eurent peu à peu disparu, le monde entier dut faire son choix. Au contact de la France républicaine, la Russie a pris conscience de son nouvel idéal, de sa future mission historique. Est-il vrai, comme on l’a dit, que dans les commencemens de l’alliance franco-russe, un haut personnage de l’entourage du tsar répondit à un Français qui s’étonnait de la froideur avec laquelle il était accueilli en Russie : « Vous nous apportez la-Révolution ? » Si le mot a été prononcé, il était prophétique. La France, — nous le voyons aujourd’hui de mieux en mieux, — aura largement contribué à détacher la Russie des influences et des intrigues germaniques, à l’introduire dans le chœur des grands Etats démocratiques contemporains, et à faire cesser, aux yeux des ennemis du « tsarisme, » une apparente contradiction dont triomphaient trop aisément nos adversaires.

Et la France enfin n’aura pas peu contribué à déterminer les Etats-Unis à joindre leur cause à la nôtre. Assurément, il serait d’un chauvinisme un peu puéril de prétendre que, sans la France, ils ne seraient pas entrés en guerre ; mais peut-être, sans elle, y seraient-ils entrés moins généreusement et plus tard. Il est difficile de sonder les reins et les cœurs, et les raisons d’un acte collectif aussi grave sont nécessairement multiples et complexes. Un amour passionne du droit et de la justice, le désir de fonder une paix durable, sinon éternelle, et de soustraire à la simple violence l’avenir des relations internationales, le désir aussi de créer l’unité nationale de sa jeune patrie, de fondre ensemble les divers élémens ethniques qui la composent, et, en les mêlant à de vieux peuples, en les associant à une œuvre hautement humaine et désintéressée, de les faire entrer dans l’histoire, de leur constituer une tradition, de les encadrer dans un peu de passé : voilà, selon toute vraisemblance, les idées et les sentimens essentiels, et, pour ainsi dire, consciens, qui ont provoqué la décision du Président Wilson, et qui ont peu à peu rallié la très grande majorité de l’opinion américaine.

Mais, à côté des idées « claires et distinctes, » il y a des sentimens obscurs et profonds qui, chez les peuples comme chez les individus, entraînent à l’action, et sans la complicité desquels les idées pures risquent de demeurer éternellement inactives. Or, les Etats-Unis n’ont jamais oublié qu’ils devaient au généreux concours de la France leur indépendance nationale, et la vive sympathie qu’ils nous ont toujours témoignée depuis lors n’a pas d’autre origine. Quoi qu’en disent les sceptiques et les pessimistes, l’ingratitude — déjà l’attitude de l’Italie nous en avait été une preuve — est un vice qui, même chez les nations soi-disant réalistes, est moins fréquent qu’on ne l’a parfois prétendu : la Bulgarie et la Grèce — celle de Constantin, et non celle de Vénizélos — n’ont point fait partout école. Aux Etats-Unis, La Fayette et Rochambeau sont encore des noms vénérés, et plus peut-être que partout ailleurs, on eût ressenti fortement là-bas la douleur d’une défaite française. Lorsque, contre l’attente générale, on vit la France non seulement invaincue, mais victorieuse, quand on la vit, calme et grave, improviser, organiser sa défense, maîtriser peu à peu la supériorité matérielle du redoutable adversaire, quand on la vit, avec une ténacité indomptable, résister seule à Verdun, supporter sans faiblir l’effroyable tempête de fer et de feu, et, à force d’héroïsme, de patience, de sang-froid et de génie militaire, contenir l’envahisseur, puis le dominer et le repousser, alors l’affection, la tendresse émue et apitoyée firent place, dans les cœurs, à un sentiment de chaleureuse admiration, et presque de remords. On s’en voulut d’avoir méconnu la France et d’avoir, parfois, douté d’elle. On eut un peu honte de n’être pas à ses côtés pour défendre contre l’ennemi du genre humain une cause manifestement juste, et chère de tout temps aux démocraties américaines. Nulle part plus qu’aux Etats-Unis on n’a été sévère aux atermoiemens, aux scrupules, aux prudentes, et peut-être sages hésitations du Président Wilson. Et quand enfin l’intervention fut décidée, elle provoqua, et surtout en faveur de la France, un élan d’enthousiasme dont chaque jour nous apporte les vibrans échos. Ce sont les « impondérables » qui déterminent les grands événemens de l’histoire, et peut-être Verdun a-t-il plus fait que le torpillage de la Lusitania pour entraîner dans la sainte Alliance la grande République d’outre-mer[5].

Ce qui est sûr, c’est que l’entrée en guerre des États-Unis a soulevé dans toute la France une joie telle que nous n’en avons pas éprouvé de semblable depuis la victoire de la Marne. Et même Paris, qui n’avait pas pavoisé après la bataille de la Marne, a pavoisé à la nouvelle de l’intervention américaine. Certes, cette intervention nous a tous réjouis, comme l’un des gages les plus sûrs de notre décisive victoire, et il n’est pas un Français qui ne se soit rendu compte, dans une guerre d’usure, comme celle que nous subissons, de l’importance incalculable d’un facteur tel que celui de la puissance matérielle de nos nouveaux alliés. Mais si nous avons apprécié à sa juste valeur ce facteur formidable, idéalistes incorrigibles que nous sommes, nous avons encore bien mieux senti l’incomparable portée morale de l’acte si lentement mûri de la grande démocratie du Nouveau Monde. Ainsi donc, nous ne nous étions pas trompés ! Quand nous disions que, non contens de nous battre pour notre existence menacée, nous nous battions pour défendre les droits de tous les peuples libres et les principes essentiels sur lesquels repose toute civilisation humaine, — et quel est celui de nos soldats qui n’ait cette conviction au cœur ? — nous n’étions pas la dupe d’un mirage ! Nous ne nous étions pas grisés de mots sonores et vides ! Il y avait donc au monde autre chose que la force ! Et la réalité morale était bien une réalité ! Voici qu’un peuple, tout un peuple se levait, pour prononcer entre nos adversaires et nous le jugement de l’histoire. Et dans des conditions d’autorité, de désintéressement et d’impartialité admirables, c’est à nous qu’il donnait raison, pleinement raison. Il épousait sans réserves notre juste cause. Il s’associait de tout son cœur à notre croisade. Il dénonçait au monde entier les forfaits de l’Allemagne impériale. Il vouait à l’exécration universelle sa funeste caste militaire, son armée de pillards et d’incendiaires, de violateurs de tombes[6], de tortionnaires et d’assassins disciplinés. Et cette grande voix lointaine qui nous proclamait les soldats du Droit a retenti longuement dans tous les cœurs français comme le témoignage irrécusable d’une haute et juste conscience.

La décision américaine était peut-être encore quelque chose de plus. Elle était la récompense du long effort qu’avait fourni la France pendant ces trente-trois mois d’une guerre inexpiable. Certes, la France n’a pas été seule à lutter et à souffrir, et elle n’oublie ni le martyre de la Belgique, ni l’appui, unique et irremplaçable, que, dès le premier jour, lui a prêté la flotte anglaise. Il n’est aucune des Puissances, grandes ou petites, de l’Entente, qui n’ait, dans cette guerre, joué généreusement son rôle non pas seulement utile, mais nécessaire, et qui n’ait contribué à hâter la victoire finale. Mais nos amis Anglais l’ont proclamé assez souvent et assez haut : c’est, au moins de toutes les grandes Puissances, la France qui, pendant longtemps, a eu à supporter les plus durs sacrifices, et la moindre défaillance de sa part aurait pu avoir les plus désastreuses conséquences. Le miracle français fut que, trop mal préparée, hélas ! à recevoir le furieux assaut d’un ennemi formidable, la France ne se montra pas inférieure à sa haute destinée, qu’elle soutint le choc, le brisa et sut opposer aux retours offensifs de l’adversaire une barrière infranchissable. Elle fit plus encore : sous le canon même de l’ennemi, avec une patience indomptable, avec une activité inventive et multipliée, elle sut se forger de nouvelles armes et en forger à ses alliés. Pendant que ses fils lui faisaient un rempart de leurs corps, elle organisait d’abord sa défense, et puis sa victoire, — cette victoire dont nous voyons aujourd’hui les glorieux commencemens. Elle resserrait ses alliances, en conquérait de nouvelles, aplanissait les difficultés entre ses anciens et ses nouveaux amis, les groupait autour d’un même idéal, les enflammait de son ardeur, de sa confiance, et joignant leurs ressources aux siennes, les utilisait toutes contre l’ennemi commun : cela sans emphase, sans vaine gloriole, avec cette discrétion, cette honnête simplicité qui sont la marque propre du génie français. A la voir si vaillante, si douloureuse et si sereine, les admirations, les sympathies lui venaient de toutes parts. Une heure vint où l’amitié américaine, exaspérée d’ailleurs par la félonie tudesque, ne voulut plus se contenter de l’active charité qu’elle exerçait si généreusement à notre égard ; elle voulut prendre sa part personnelle de l’œuvre commune. Et puisque, — elle nous le manifeste tous les jours d’une manière bien éloquente et bien touchante, — c’est surtout à la France qu’elle apporte l’appui de ses armes et de son or, la France est fière et elle est heureuse d’avoir contribué par ses sacrifices d’aujourd’hui, et par ceux d’autrefois, à déchaîner contre la monstrueuse tyrannie allemande la grande force bienfaisante d’un grand peuple libre [7].

Etranges vicissitudes des choses humaines ! Que de fois ne nous avait-on pas dit que le spectacle de l’histoire, comme celui de la vie même, est une vaste école d’immoralité, que le mal y règne en souverain maître, avec ses deux compagnes inséparables, la ruse et la violence, et que la seule sanction qu’on y reconnaisse est celle du succès ! Et, sous l’obsession de notre défaite, nous avions failli souscrire à cette désespérante philosophie. Eh bien ! non, ils avaient tort, ceux qui nous tenaient ces raisonnemens découragés. Le mal n’est pas la loi du monde, et ses triomphes ne durent qu’un temps. Si les hommes ont l’air de les absoudre, Dieu, lui, ne les absout pas. Il n’y a pas de prescription pour les grandes iniquités historiques. Question de Pologne, question d’Alsace-Lorraine, on les croit mortes, enterrées à jamais. Erreur profonde ! Un jour, elles renaissent de leurs cendres. Le monde est en feu pour les résoudre ; les Empires le plus solidement assis s’écroulent sous le poids des crimes séculaires qu’ils ont commis pour s’édifier aux dépens des nations vivantes qu’ils ont mutilées, piétinées sans scrupule. Et l’avenir reste ouvert aux peuples qui n’ont pas désespéré de la justice, et qui se sont noblement sacrifiés pour hâter son avènement.


Au premier rang de ces peuples-là a été la France. Comme si la destinée lui proposait un pari suprême, la France s’est retrouvée telle qu’elle a été aux plus belles époques de son histoire. Elle a accepté le pari, et elle l’a tenu, elle le tiendra jusqu’au bout. Elle a senti d’instinct tout le prix de l’enjeu. Elle a vu qu’il y allait non seulement de son existence nationale, mais encore du partage du monde, et de l’avenir de la civilisation tout entière. Jamais encore, au cours des innombrables guerres qu’elle a soutenues, de si hautes et de si graves questions n’avaient été comme impliquées dans sa propre cause. Voilà pourquoi elle s’est dressée dans un élan unanime ; voilà pourquoi elle a « tenu, » au prix des pires souffrances ; voilà pourquoi, même aux heures de lassitude, elle a versé sans se plaindre le sang de ses plus généreux enfans. Fière de la mission douloureuse et glorieuse qui s’imposait à elle, elle l’a remplie sans défaillir. Ce peuple qui a le génie de l’universel a senti revivre en lui-même, dans toute leur splendeur, les plus rares, les plus profondes vertus de sa race ; on les avait crues éteintes ; elles n’étaient qu’assoupies. Nos vieux croisés, nos volontaires de 1792 se seraient reconnus dans les visages transfigurés des vainqueurs de la Marne et de Verdun. Jamais la France, dans toute son histoire, n’a plus fortement senti qu’elle s’accordait au plan général de l’univers, qu’elle collaborait à une œuvre d’éternité. Elle s’est montrée digne de cette tâche, pour laquelle un Bossuet eût ouvert un nouveau chapitre de son Histoire universelle. Par son courage, par son abnégation, par son endurance, par sa « fière modestie, » par ses sacrifices, elle aura mérité la victoire finale, celle dont nous entrevoyons l’aube radieuse, celle qui fera entrer l’humanité dans une ère nouvelle et meilleure. La signification de cette guerre, le rôle qu’y a joué la France, c’est peut-être un officier allemand qui les a le mieux définis, quand il disait : « Nous ne pouvons pas être vainqueurs. En 1870, nous avions la Providence pour nous. Aujourd’hui, nous l’avons contre nous. »


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1915.
  2. Le lieutenant Jean Saleilles (1890-1913), Lettres de guerre, avec portrait, 1 vol. in-8 (non mis dans le commerce), Dijon, imprimerie Darantière, 1916, p. 60-61.
  3. Ces fameux Brandebourgeois n’avaient d’ailleurs réussi à pénétrer dans le fort qu’en se déguisant en zouaves. Voyez là-dessus Ceux de Verdun, par le lieutenant Péricard, — le lieutenant Péricard est le héros de « Debout les morts ! » — (1 vol. in-16, Payot, p. 144-146.)
  4. Préface du livre de M. Charles Nordmann, A coups de canon, 1 vol, in-16 ; Perrin.
  5. Un ancien ambassadeur américain disait à M. Viviani : « Nous vous avons toujours aimés ; après la Marne, nous vous avons admirés ; depuis Verdun, nous vous respectons. »
  6. Violateurs de tombes, les Allemands l’étaient déjà lors de l’expédition de Chine. Voyez là-dessus les Derniers jours de Pékin, par Pierre Loti, p. 84-85, et notre Pro Patria, t. II (Bloud, in-16, p. 32-35.
  7. Le président de la Chambre de commerce américaine, M. Waller Berry, dans un très éloquent et vibrant discours qu’il prononçait le 4 juillet, exprimait avec une force singulière les sentimens de ses compatriotes pour la France : « Je sais, disait-il en débutant, que j’exprime la pensée de chacun de vous quand j’affirme que la plus belle conquête de l’an III de la guerre a été la conquête des États-Unis par le maréchal Joffre. » Et ce mot dit tout.