Le Miracle hellénique/01

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Le Miracle hellénique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 340-358).
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LE MIRACLE HELLÉNIQUE

I
L’APOLLON DE DELPHES ET LA PYTHONISSE


I. — LE NŒUD GORDIEN

Le rôle de la Grèce dans l’évolution humaine se résume en l’idée maîtresse qu’elle a fait reluire sur le monde. Cette idée peut se formuler ainsi : L’œuvre hellénique fut la plus parfaite réalisation du Divin dans l’Humain sous la forme du Beau. A travers elle, nous contemplons l’incarnation puissante de cette beauté divine et son expression harmonique dans la civilisation comme dans l’art. Nous vivons encore des débris de cette œuvre et des reflets de cette idée, mais en connaissons-nous l’origine et toute la signification historique ? En d’autres termes, savons-nous rattacher d’un lien organique cette révélation à celles qui la précédèrent et à celle qui la suivit ? A cet égard, la Grèce a une situation unique et un rôle capital. Elle marque la transition entre l’ancien cycle des religions polythéistes et le christianisme. C’est le nœud gordien où s’enroulent tous les fils secrets qui courent de l’Asie à l’Europe, de l’Orient à l’Occident. Avons-nous débrouillé cette quenouille ? Avons-nous seulement pénétré jusqu’au fond du sanctuaire ? Malgré nos fouilles et nos découvertes, nous sommes trop loin de ce monde et de ses radieux mystères. Hélas ! le charme est rompu, le sourire des dieux épandu sur le monde comme une aurore pourprée s’est évanoui. Jamais depuis, aucun peuple ne l’a revu, jamais les hommes n’ont retrouvé ce merveilleux équilibre entre l’âme et le corps, cette exquise pénétration de l’esprit et de la matière, qui donnait des ailes aux athlètes d’Olympie comme à la parole de Platon. Aujourd’hui, les ombres sévères de l’ascétisme chrétien, le formidable échafaudage d’une civilisation fondée sur le machinisme et les constructions laborieuses d’une science matérialiste s’entassent et se dressent, comme d’infranchissables chaînes de montagnes, entre nous et la lumineuse Arcadie vers qui se tend un si nostalgique désir. Deux mille ans d’histoire nous cachent la Grèce sacrée, et nous avons perdu le secret de son ivresse divine, trempée de sagesse et de volupté subtile. D’autre part, nous sommes forcés de reconnaître qu’elle est toujours la moitié de nous-mêmes, puisque nous lui devons nos arts, nos philosophies et même nos sciences. Cela fait que le génie grec nous apparaît de plus en plus comme un prodige inexpliqué. Nous pouvons donc parler d’un miracle hellénique au même titre que d’un miracle chrétien, et rien ne symbolise mieux sa merveille à nos yeux que le mythe de Prométhée, l’audacieux voleur de la foudre, qui, en dérobant le feu du ciel pour l’apporter aux hommes, leur donna les arts, la science et la liberté.

Jusqu’à ce jour, les historiens ont cherché l’explication du miracle hellénique dans le pays et dans la race des Hellènes. Ces deux facteurs en furent certes les conditions indispensables. Si l’Europe semble une ramification de l’Asie, la Grèce, terminée par le Péloponnèse et entourée de ses îles, semble la branche la plus délicate et le bouquet fleuri de l’Europe. Golfes et caps, vallées ombreuses et sommets nus, toutes les figures de la montagne et de la mer s’y profilent et s’y emboîtent dans une harmonie savante, avec une sobriété pleine de richesse. On dirait les cimes abruptes et neigeuses de la Thessalie sculptées par les Titans. N’ont-elles pas été taillées pour être le trône des Olympiens, et les grottes tapissées de lierre du Cithéron pour recouvrir les amours des dieux épris des femmes de la terre, et les bois de myrte et les sources de l’Arcadie pour abriter les dryades et les nymphes ? Les plaines de l’Elide, d’Argos et de l’Attique n’attendaient-elles pas le galop des Centaures et les combats héroïques ? Les Cyclades, semées sur la mer violette comme des coquilles de nacre ou des fleurs rosées avec leurs franges d’écume, n’appelaient-elles pas les rondes des Néréides ? Le rocher de l’Acropole ne réclame-t-il pas tout seul le Parthénon avec la Vierge d’airain dont brille de si loin le casque et l’aigrette ? Enfin, le sombre entonnoir de Delphes, dominé par les cimes blanches du Parnasse, ce « nombril de la terre, » ne semble-t-il pas le lieu prédestiné au trépied de la Pythonisse, qui frémit aux voix de l’abîme et aux souffles du ciel ? Voilà sans doute des cadres merveilleux, mais le berceau, si beau soit-il, ne fait pas encore l’enfant.

Les peuples divers, qui se sont rencontrés, croisés et fondus avec les vieux Pélasges dans l’Hellade, Thraces, Etoliens, Achéens, Lydiens, Eoliens, suffisent-ils pour résoudre, avec la beauté du sol, l’énigme de la religion et de la poésie grecques ? A leur tête, j’aperçois les deux types qui synthétisent les qualités de toute la race, les Ioniens et les Doriens. Les Ioniens, venus d’Asie, sont ceux que les Indous appelaient les Yavanas, c’est-à-dire ceux qui adorent Iona, la faculté féminine de la divinité et les puissances réceptives de la nature féconde. Ces peuples préféraient donc aux Dieux mâles les déesses, Cybèle la Terre-mère, la voluptueuse Astarté et la changeante Hécate. Ils représentent le côté féminin de l’âme grecque, la grâce, l’esprit délié, la versatilité avec une certaine mollesse, mais aussi la passion, le génie orgiastique et l’enthousiasme. Ces Ioniens se trouvèrent face à face, dans l’Hellade, avec les Doriens, race guerrière et rude, venue du Nord, des froides plaines de la Scythie, à travers les monts chevelus de la Thrace. C’étaient des barbares ; leurs corps vigoureux avaient trempé dans les eaux glacées du Strymon, mais ils portaient dans leur cœur intrépide et dans leurs cheveux roux les rayons de cet Apollon hyperboréen, dont on conservait le souvenir à Délos comme à Delphes. Ils incarnent l’élément mâle du génie grec. Leurs Dieux sont ceux du ciel, Vulcain, Zeus, Apollon ; le feu, la foudre et la lumière. Leurs héros s’appellent Héraklès, le tueur de monstres, et les Dioscures, Castor et Pollux, dompteurs de chevaux.

La lutte entre les Ioniens et les. Doriens, qui s’exacerbe dans la rivalité d’Athènes et de Sparte et dans la désastreuse guerre du Péloponnèse, fait le fond même de l’histoire grecque et remplit toute sa durée de ses fastes sanglans. Mais suffit-elle pour expliquer la religion et la poésie de la Grèce ? D’où vient que celles-ci apparaissent dès l’abord comme un édifice harmonieux que la fantaisie et les licences des poètes n’ont point ébranlé ? D’où vient l’unité du panthéon grec et sa splendide hiérarchie, rythmée comme le pas des Muses et comme le vol d’Iris entre le ciel et la terre ? Notez que cette hiérarchie se montre identique, dès le début, chez l’Ionien Homère et chez le Dorien Hésiode. De quelle autorité émane le tribunal des Amphictyons, siégeant à Delphes, qui donne une sanction à l’unité nationale au-dessus des dissensions intestines ? Qui enfin a donné, dès les temps préhistoriques, la suprématie au mâle génie des Doriens sur la puissance passionnelle et orgiastique des Ioniens, sans la déflorer et l’écraser, mais en préparant au contraire son plus bel épanouissement par une culture savante ?

Les poètes grecs racontent que Jupiter, énamouré de la belle Europe, se changea en un superbe taureau et l’enleva sur son des pour la transporter des molles rives de l’Asie dans l’île sauvage de la Crète à travers les flots azurés. Image suggestive des émigrations ioniennes et des innombrables enlèvemens de femmes de ces temps rudes et joyeux. Mais, pour suivre le mythe en son délicieux symbolisme, par quel charme Jupiter, ayant revêtu, dans une caverne du mont Ida, sa forme humaine à travers laquelle fulgurait le Dieu, par quel éclair de ses prunelles, par quelles caresses de feu métamorphosa-t-il la vierge naïve en la femme puissante, qui devait déployer tour à tour la séduction d’Aphrodite, l’impétuosité de Pallas et la gravité de Melpomène ? Cette Grèce-là ne nous retient pas seulement par son sourire, elle nous enchaîne et nous délie par la flamme profonde de son regard. D’où lui viennent cette force et cette magie ? Voilà l’énigme, voilà le problème.

Le sol et la race suffiraient à la rigueur pour nous expliquer la Grèce légère, spirituelle, rieuse et fine, que Taine et Renan nous peignent si bien, mais où l’on ne sent ni la passion de l’Ionie, ni la grandeur dorienne[1]. Elle est charmante cette Grèce de marins et de bergers, de pirates aimables et de délicats artistes. Elle joue supérieurement avec la vie, les idées et les Dieux. Elle les savoure en s’en moquant un peu. Elle nous fait comprendre Théocrite, Aristophane, l’Anthologie et Lucien, les rhéteurs, les sophistes, la démagogie d’Athènes et la politique féroce de Sparte. Mais, à côté de cette Grèce profane et enjouée, il y en a une autre plus sérieuse et plus émue. C’est celle d’Homère et d’Hésiode, de Pindare et des grands lyriques, de Phidias et de Praxitèle, d’Eschyle et de Sophocle, d’Empédocle, d’Héraclite, de Pythagore et de Platon. Or l’âme grecque manifestée en ces grandes individualités ne s’explique ni par le sol, ni par la race, ni par le moment, mais par les inspirations surhumaines qui vinrent la soulever. La Grèce décadente, qu’on nous donne trop souvent pour la vraie, n’est que celle des derniers temps, surface et poussière de son génie en décomposition. Comme tous les grands peuples, la Grèce eut dans sa période préhistorique une révélation religieuse adaptée à sa nature et à sa mission, révélation qui a laissé sa trace dans sa légende et dans ses institutions, source de lumière et de vie qui alimente ses chefs-d’œuvre et ne tarit qu’après les avoir enfantés. En un mot, derrière la Grèce qu’on voit, il y a une Grèce qu’on ne voit pas. Seule celle-ci explique la première, car ce fut elle qui la créa et l’organisa. Son secret se dérobe à nous dans ses Mystères, que défendaient le serment du silence et la peine de mort édictée par l’Aréopage contre ceux qui le violaient. Cependant les fragmens orphiques, les allusions de Platon, les traités de Plutarque[2], les indiscrétions des philosophes d’Alexandrie, les polémiques des Pères de l’Église, la topographie des ruines d Eleusis et leurs inscriptions caractéristiques nous permettent de nous faire une idée de l’essence et de la symbolique de cette religion secrète[3].

Entrons donc hardiment dans la pénombre des deux sanctuaires les plus vénérés de la Grèce, à Delphes et à Eleusis. Là nous apparaîtront deux divinités qui furent les deux pôles opposés de l’âme grecque et qui nous en donnent la clef, Apollon et Dionysos.

Apollon, le Dieu Dorien par excellence, inspirateur de la sagesse et de la divination, maître de l’individualité consciente et disciplinée, est le verbe solaire de Zeus conçu comme le Dieu éternel et infini et par lui le révélateur des Archétypes des choses. Quand Apollon parle, par la lumière ou le son, par l’arc ou la lyre, par la poésie ou la musique, il est la manifestation directe de son père, le langage de l’Esprit pur aux esprits. Messager brillant de l’insondable azur et de la lumière incréée qui sommeille dans la nuit primordiale, salutaire à qui l’invoque, redoutable à qui le nie, impénétrable aux hommes, il plane au-dessus du temps et de l’espace dans une splendeur immaculée.

Dionysos est l’autre verbe de Zeus, mais combien différent du premier, ce fils de la foudre et de Sémélé ! Nous trouvons en lui la manifestation du même Dieu à travers le monde visible, sa descente dans la matière, sa circulation dans la nature terrestre, végétale, animale et humaine, où il se disperse et se morcelle à l’infini. Dieu de sacrifice et de volupté, de mort et de renaissance, d’incarnation et de désincarnation. Par sa dispersion et son immersion dans les âmes du Grand-Tout, il déborde à la fois de joie et de douleur, il verse à flots l’ivresse, la souffrance et l’enthousiasme. Il est terrible et doux, néfaste et sublime. Car s’il est fécond en créations, il l’est aussi en métamorphoses, en soubresauts et en volte-face, et ce même désir sans frein, qui l’a plongé dans l’épaisseur de l’abîme, peut le faire rebondir d’un prodigieux élan au pur éther de Zeus, où des soleils lointains luisent seuls à travers les archétypes des mondes.

Pour tout dire en un mot, Apollon est le Dieu statique de la Révélation et Dionysos le Dieu dynamique de l’Evolution. Leurs rencontres, leurscontlitset leurs alliances temporaires constituent l’histoire même de l’âme grecque, au point de vue ésotérique.

Cette histoire a trois étapes : l’orphisme primitif, les mystères d’Eleusis et la tragédie d’Athènes. Ces trois points lumineux nous montrent chaque fois une victoire du principe apollinien sur le principe dionysiaque, suivie d’une réconciliation entre les deux adversaires. Livré à lui seul, Dionysos déchaîne les passions ou se perd dans l’infini, mais sous la discipline d’Apollon il déploie des charmes et des puissances merveilleuses. La Grèce marque donc ce moment unique de l’histoire, où les forces cosmiques, en lutte inégale chez les autres peuples, parvinrent à un équilibre parfait et à une sorte de fusion harmonieuse. Le pacte d’Apollon et de Dionysos est le chef-d’œuvre de la religion hellénique et le secret de la Grèce sacrée[4].

Ainsi nous apparaît, tordu et enchevêtré en un écheveau inextricable, par les puissances les plus mystérieuses de l’univers, le nœud gordien du génie grec. Que n’ai-je l’épée d’Alexandre pour le trancher ! J’essayerai du moins d’en dénouer quelques fils. Par la Grèce qu’on voit, tâchons de pénétrer dans celle qu’on ne voit pas. Après un coup d’œil à la façade polychrome du temple, resplendissante de statues et de trophées, nous entrerons dans le sanctuaire. Là peut-être verrons-nous à l’œuvre les puissances ordonnatrices des merveilles que nous admirons du dehors.


II. — LA GRÈCE QU’ON VOIT. L’APOLLON DE DELPHES

Du temps des vieux Pelages, Zens-Jupiter régnait seul sur quelques sommets de la Thrace et de la Thessalie, où il possédait un sanctuaire à Dodone. Il en avait d’autres en Arcadie et en Crète, aux flancs du mont Ida. C’était un Dieu sublime, mais inaccessible et redoutable. Il avait pour ministres des prêtres-rois, vivant sur des hauteurs fortifiées. Ces anaktes s’imposaient par la force et la terreur, au nom du vainqueur des Titans, fils d’Ouranos et de la Nuit saturnienne. On obéissait à ses oracles sans les comprendre. On l’invoquait la nuit dans les yeux innombrables du firmament, on se courbait sous sa foudre roulante, on l’écoutait gronder dans le frisson des chênes. Par les décrets de ses prêtres-rois, il réglait impérieusement les destinées des peuples, groupés pour la défense de leurs troupeaux autour de murs cyclopéens. Mais ce Dieu ouranien et cosmogonique s’intéressait à peine à la race misérable des mortels, il les tolérait plutôt qu’il ne les aimait. Sa puissance protège les foyers, les pactes, les sermens. Mais lui, qu’est-il, l’Inaccessible ? Qui le verra jamais ?

Ce fut une véritable révolution quand les Doriens, vêtus de peaux de bêtes, armés de grands arcs et de longues flèches, suivis de leurs femmes rousses, sortes de druidesses qui invoquaient Hélios à grands cris, dans un délire sacré, avant les combats, descendirent dans l’Hellade. Le Dieu solaire qu’ils apportaient dans leurs yeux d’azur flamboyant, dans leurs carquois et leurs hymnes, n’était pas un Dieu lointain, mais un Dieu partout présent. Le soleil n’était que son signe extérieur, son char céleste. Ce fils de Zeus parlait directement au cœur des hommes. Il parlait un nouveau langage, par les armes, par la lyre et le chant. Bientôt une immense vibration traversa l’âme hellénique, frisson de lumière et de mélodie. Que Jupiter tonne sur les sommets, Apollon se révèle dans les beaux corps nus et les hymnes de joie. On eût dit alors que le rythme des astres se communiquait aux membres humains, au nombre de la parole, aux cordes de la lyre, aux phalanges guerrières, aux théories des vierges, pour se cristalliser aux colonnes naissantes et aux architraves des temples. Le verbe solaire d’Apollon allait créer l’homme harmonique et la cité. Ce fut son premier miracle.

De tout cela on trouve l’écho dans l’hymne homérique à Apollon[5]. Le génie grec anthropomorphise et localise ses Dieux, mais ou surprend dans sa poésie l’écho de lointains événemens cosmiques.

« C’est par toi, ô Phoïbos, dit le rhapsode, que les chants sont inspirés, soit sur la terre ferme qui nourrit les génisses, soit dans les îles. Les hauts rochers te chantent, et les sommets des montagnes, et les fleuves qui roulent à la mer, et les promontoires qui avancent sur la mer et les ports. » Ainsi la terre elle-même chante un hymne au Dieu, avec sa faune et sa flore, réponse vivante aux rayons qui l’embrassent. Le rhapsode célèbre ensuite la naissance d’Apollon. L’événement capital de notre système planétaire, l’éclosion du soleil dans la nuit saturnienne, que les richis de l’Inde apercevaient sous son aspect cosmogonique réel, en vastes cercles d’ombre et de lumière, prend dans l’imagination grecque la forme d’un conte gracieux, où perce un symbolisme profond. C’est la pensée dorienne traduite par un rhapsode ionien. Léto, à genoux devant le palmier de Délos qu’elle embrasse, a enfanté le Dieu. « Toutes les Déesses hurlèrent de joie… Et sa mère ne lui donna point la mamelle à Apollon à l’épée d’or, mais Thémis (la Justice) lui offrit de ses mains immortelles le nectar et l’ambroisie désirable, et Léto se réjouit parce qu’elle avait enfanté un fils, puissant archer. Phoïbos, après avoir bu le nectar, ne put se contenir, il rompit tous ses liens. Il dit aux Immortelles : — Qu’on me donne la kithare amie et l’arc recourbé et je révélerai aux hommes les véritables desseins de Zeus. Ayant ainsi parlé, l’Archer Phoïbos aux longs cheveux descendit sur la terre aux larges chemins et toutes les Immortelles étaient stupéfaites, et Délos se couvrit tout entière d’or et elle fleurit comme le faîte d’une montagne sous les fleurs de la forêt. » L’auteur de l’hymne peint ensuite les effets prestigieux du culte d’Apollon à Délos. « Si quelqu’un survenait tandis que les Ioniens sont ainsi rassemblés par toi, il croirait que ce sont autant d’Immortels à l’abri de la vieillesse. Et il admirerait leur grâce à tous, et il serait charmé, en son âme, de contempler les hommes et les femmes aux belles ceintures et leurs nefs rapides et leurs nombreuses richesses, et par-dessus tout, un grand prodige dont la louange ne cessera jamais, les vierges Déliades, servantes de l’Archer Apollon. Elles louent d’abord Apollon, puis Léto et Artémis joyeuse de ses flèches. Puis elles se souviennent des hommes et des femmes antiques, et, chantant un hymne, elles chantent la race des hommes. Elles savent imiter les voix et les rythmes de tous les peuples et on dirait entendre une seule voix, tant elles accordent parfaitement leur chant. » Ne voit-on pas dans ce tableau l’éclosion de la religion nouvelle ? Aux sons de la musique apollinienne, les nefs arrivent de toutes parts vers l’île sacrée. Hommes et femmes montent par groupes au temple, au son des lyres. Et l’on sent ce que cette architecture humaine a de chaste et de grave. C’est l’empreinte d’Apollon sur la race ionienne. Sous ses pas, les cités grecques s’ordonnent en rythmes de beauté. Bien des siècles plus tard, lorsque, après la victoire de Platées, les Grecs élevèrent dans cette ville un autel à Jupiter Libérateur, ils voulurent que le premier feu y fût apporté du sanctuaire de Delphes qui n’avait pas été souillé par la présence des barbares. Un jeune homme, Euchidas, s’offrit pour faire ce parcours de plus de vingt lieues sans laisser le feu s’éteindre. Lorsqu’il l’apporta, pareil au coureur de Marathon, il tomba mort. Ce fut l’hommage de la jeunesse virile à son Dieu.

Si Apollon préside à l’organisation de la cité, sa plus subtile et sa plus noble influence se manifeste dans l’inspiration poétique. De cette vague d’inspiration que le verbe solaire roule de l’Hellade à l’Ionie, et qui reflue de l’Ionie à l’Hellade en innombrables rhapsodies, sont sorties l’Iliade et l’Odyssée, l’épopée et la théogonie. Homère comme Hésiode, les cycles variés de la légende héroïque et de la mythologie, qui s’entrecroisent en grands cercles sans se confondre comme les rides d’une eau limpide. Quel est le caractère primitif et la nature de cette inspiration ? Lucrèce a dit quelque part que les hommes aperçurent d’abord les formes sublimes des dieux pendant leur sommeil. Le début de la théogonie d’Hésiode confirme cette hypothèse. C’est près de la fontaine violette de l’Hippokrène, à l’ombre épaisse des grands chênes qu’Hésiode a sa vision des Muses. Dans son rêve, il les voit descendre du neigeux Olympos avec leurs pieds légers. « Se précipitant enveloppées d’un air épais, elles vont dans la nuit, élevant leur belle voix et louant Zeus tempétueux et la vénérable Hère, l’Argienne, qui marche avec des sandales dorées, et la fille de Zeus tempétueux, Athènè aux yeux clairs et Phoïbos, Apollon et Artémis joyeuse de ses flèches. — Pasteurs qui dormez en plein air, crient-elles, race vile, qui n’êtes que des ventres, nous savons dire des mensonges nombreux semblables aux choses vraies, mais nous savons aussi, quand il nous plaît, dire la vérité. » Ainsi parlèrent les filles véridiques du grand Zeus, et elles me donnèrent un sceptre, un rameau vert, laurier admirable à cueillir ; et elles m’inspirèrent une voix divine, afin que je pusse dire les choses passées et futures. » S’éveillant de ce rêve, Hésiode a compris sa mission. Il s’écrie : « Pourquoi rester autour du chêne et du rocher ? » Le pâtre est devenu poète.

Voilà la vision apollinienne dans son ingénuité et son authenticité primitive. Libre à la critique moderne de n’y voir qu’une froide allégorie ou un jeu de l’imagination surexcitée. La science de l’Esprit, dégagée de toute superstition scolastique ou populaire, y voit un reste de l’antique voyance, une inspiration supérieure qui s’adapte à l’esprit du voyant. Comme Homère, Hésiode appelle les Muses les filles de Mnémosynè, mot qu’il faudrait traduire par Sagesse de la Mémoire. Mnémosynè représente en réalité cette mémoire universelle de la nature, cette lumière astrale, élément subtil, éthéré, où flottent les images du passé. Les neuf Muses d’Hésiode apparaissent comme les messagères intelligentes de cette lumière, douces éveilleuses des plus hautes facultés humaines, semeuses subtiles des sciences et des arts dans les cerveaux humains. Il va sans dire que l’imagination libre des poètes, à commencer par celle d’Homère, a fortement travaillé sur ces données primitives. Mais, dans l’ensemble et par ses motifs essentiels, la source de la mythologie et de l’épopée grecque est bien cette vision astrale que les Grecs appelaient la lumière d’Apollon.

Mais Apollon ne se montre pas seulement régulateur de la cité, modèle des beaux éphèbes, inspirateur de la poésie. Il est encore le dieu de la divination et de la sagesse. Ces deux derniers attributs font de lui le dieu pan-hellénique par excellence, le chef spirituel du tribunal des Amphictyons, l’arbitre suprême des peuples grecs. Par ces fonctions, il intervient dans la destinée des individus et des nations. C’était son rôle le plus visible, le plus important. Par là, il se montrait présent et actif dans tout le monde antique. Car beaucoup d’étrangers, les tyrans de Sicile et de Lydie, et jusqu’aux pharaons d’Egypte venaient le consulter. Mais il ne rendait ses oracles que par ses prêtres et ses prêtresses dans son sanctuaire. Athènes était le cerveau de la Grèce, mais on ne trouvait qu’à Delphes son cœur palpitant. Allons donc à Delphes.

Que nous voilà loin de la ville de Pallas, dont la citadelle domine librement la plaine de l’Attique, entre le sourire lointain de la mer et les pentes parfumées de l’Hymette. Delphes est un site grandiose et tragique. Dans la sombre gorge de la Phocide, au fond d’un gouffre de rochers à pic, la montagne d’Apollon se blottit contre la muraille verticale du Parnasse, comme un aigle effrayé par la foudre. De loin, elle paraît petite, à cause des colosses qui l’entourent ; de plus près, elle grandit peu à peu. À côté d’elle, entre le Parnasse et le mont Kirphis, le torrent du Pleistos sort d’une sinistre anfractuosité et gronde sous un chaos de rochers. Nul horizon ; un sol fiévreux, crevassé, et partout la menace de cimes surplombantes, d’où les tremblemens de terre font rouler des blocs énormes. Par ces sommets lancés au ciel, comme par ces profonds abîmes, la terre témoigne ici de sa puissance volcanique de création et de destruction. Pourquoi le Dieu de la lumière avait-il choisi pour séjour cet endroit terrible ? Comme les voyageurs modernes, les pèlerins antiques, venant en longues théories par la plaine de Krissa, souffraient de cette sensation oppressante. Mais elle s’adoucissait, elle s’éclairait de fières images et de sentimens nobles à mesure qu’ils approchaient du but. Le lointain étincellement des marbres et des bronzes leur donnait un premier éblouissement. Ils traversaient le faubourg de Mar-maria, ombragé d’oliviers et de frênes, et montaient la Voie Sacrée. Là ils saluaient le monument de Marathon avec ses combattans d’airain et les héros éponymes d’Athènes, et, en face de lui, le monument des Spartiates, en mémoire de la victoire d’Aigos-Potamos, placé là par les Lacédémoniens comme pour défier leurs rivaux, avec Zeus couronnant le roi Lysandre. Les pèlerins montaient, montaient toujours la large voie qui serpente en lacets entre les bouquets de lauriers et de myrtes. Les trésors des villes ennemies, forcées de se réconcilier devant le Dieu commun, leur donnaient des émotions diverses. Ils N saluaient la colonne des Thyiades, le trésor des Rhodiens, le trépied de Platées, la Victoire messénienne et les gracieuses Cariatides des Gnidiens. Lorsqu’ils avaient vu la fontaine argentée de Castalie jaillir d’une échancrure du rocher de Phlemboukos, ils se trouvaient enfin devant le temple d’Apollon, couvert de boucliers et de trophées, temple unique, audacieusement posé entre les roches escarpées des Phaedriades (les Resplendissantes) que le soleil couchant colore de teintes violettes et pourpres. Alors les pèlerins, secoués d’une commotion profonde, entonnaient le péan. Ils songeaient au mythe, selon lequel l’aigle de Jupiter, chargé de trouver le centre du monde, vint planer sur les cimes du Parnasse et, plongeant dans le gouffre, se posa sur la montagne sacrée. Cet aigle, n’était-ce pas maintenant le temple lui-même, flanqué de ses deux roches, pareilles à des ailes dressées et flamboyantes et portant dans son cœur le verbe d’Apollon, évocateur de toutes ces merveilles ?


III. — LA PYTHONISSE

Apollon prophétisait à Delphes par la Pythie. Cette institution remontait dans la nuit des temps. Certains auteurs attribuent son origine à l’effet troublant des vapeurs, qui sortaient jadis de la fente d’une grotte où se trouvait le trépied de la Pythonisse et où elle prononçait ses oracles au milieu de violentes convulsions. Un berger réfugié par hasard en ce lieu se serait mis à vaticiner et l’expérience, renouvelée avec succès, aurait conféré la popularité au sanctuaire primitif. La chose est fort possible. Il est sûr que dès un temps immémorial on prophétisait à Delphes. Eschyle fait dire à la Pythie, au début des Euménides, qu’avant Apollon on rendait des oracles à Delphes au nom de trois autres divinités : la Terre, Thémis et Phoebé. Cela suppose des siècles pour chacun de ces cultes. Les Grecs donnaient le nom de Sibylla à la plus ancienne Pythonisse, prêtresse de Phoebé, et lui attribuaient ces paroles étranges : « Quand je serai morte, j’irai dans la lune et je prendrai pour visage le sien. Je serai dans l’air, comme un souffle. Avec les voix et les rumeurs universelles j’irai partout. »

L’établissement du culte d’Apollon à Delphes marque une organisation plus savante de la prophétie. Les Pythonisses sont choisies dès l’enfance par un collège de prêtres, élevées au sanctuaire comme des nonnes dans un cloître et tenues à une chasteté rigoureuse. Pour-ces fonctions, on préfère les natures rustiques et simples, mais on cultive la réceptivité de leurs facultés psychiques, et c’est le pontife d’Apollon portant le titre de prophète qui interprète généralement leurs oracles. Mais la source de cette sagesse et la pratique de cet art demeurent un mystère impénétrable au public. Plutarque, prêtre d’Apollon à Chéronée et philosophe platonicien au second siècle de notre ère, laisse entrevoir le secret et pour ainsi dire le mécanisme invisible de la divination lorsqu’il dit : « Si le corps dispose d’un grand nombre d’instrumens, l’âme à son tour se sert du corps et des parties dont le corps est composé ; enfin l’âme est pour Dieu un instrument. Mais cet instrument est forcément imparfait. La pensée de Dieu doit se révéler sous une forme qui n’est pas la sienne et, en se produisant par un intermédiaire, elle se remplit et se pénètre de la nature de cet intermédiaire. Comme le Dieu agite cette âme, elle ne peut demeurer immobile et dans son assiette naturelle. Les mouvemens qu’elle éprouve en elle-même et les passions qui la troublent sont une sorte de mer agitée, où elle se débat bruyamment et où elle s’embarrasse. » Quand Plutarque ajoute : « Le Dieu qui réside dans cette enceinte se sert de la Pythie pour se faire entendre comme le soleil se sert de la lune pour se faire voir[6], » cela veut dire que l’oracle de la Pythie est un reflet très affaibli des visions qui passent devant son âme lucide avec la rapidité d’éclairs successifs aussitôt suivis de ténèbres épaisses. Si l’on veut se faire une idée de cette sorte de divination, il faut lire la puissante description que nous donne Lucain dans sa Pharsale du délire prophétique de Phémonoée, prêtresse de Delphes consultée par Appius, au moment où le commandement de la République tut décerné à Pompée.

« Le plus grand malheur de notre siècle, dit Lucain, c’est d’avoir perdu cet admirable présent du ciel. L’oracle de Delphes est muet depuis que les rois craignent l’avenir et ne veulent plus laisser parler les Dieux… Ainsi dormaient les trépieds depuis longtemps immobiles, quand Appius vint troubler ce repos et demander le dernier mot de la guerre civile… Sur les bords des sources de Castalie, au fond des bois solitaires, se promenait joyeuse et sans crainte la jeune Phémonoée ; le pontife la saisit et l’entraîne avec force vers le sanctuaire. Tremblante et n’osant toucher le seuil terrible, elle veut, par une ruse inutile, détourner Appius de son désir ardent de connaître l’avenir… On reconnaît cette ruse, et la terreur même de la prêtresse fait croire à la présence du Dieu qu’elle avait nié. Alors elle noue ses cheveux sur son front, et enferme ceux qui flottent sur ses épaules d’une bandelette blanche et d’une couronne de laurier de Phocide. Mais elle hésite encore et n’ose avancer ; alors le prêtre la pousse violemment dans l’intérieur du temple. La vierge court vers le trépied redoutable ; elle s’enfonce dans la grotte et s’y arrête pour recevoir à regret dans son sein le Dieu qui lui envoie le souffle souterrain, dont les siècles n’ont point épuisé la force. Maître enfin du cœur de sa prêtresse, Apollon s’en empare… Furieuse et hors d’elle-même la prêtresse court en désordre à travers le temple, agitant violemment sa tête qui ne lui appartient plus ; ses cheveux se dressent ; les bandelettes sacrées et le laurier bondissent sur son front ; elle renverse le trépied qui lui fait obstacle dans sa course vagabonde ; elle écume dans l’ardeur qui la dévore : ton souffle brûlant est sur elle, ô Dieu des oracles ! Le tableau qui se déroule devant elle est immense ; tout l’avenir se presse pour sortir à la fois, et les événemens se disputent la parole prophétique… « Tu échapperas, dit-elle, aux dangers de cette guerre funeste et seul tu trouveras le repos dans un large vallon, sur la côte d’Eubée. » Le sein de la Pythonisse vient heurter la porte du temple qui cède à son effort ; elle s’échappe ; mais sa fureur prophétique n’est pas encore apaisée : elle n’a pas tout dit, et le Dieu resté dans son sein la domine toujours. C’est lui qui fait rouler ses yeux dans leurs orbites et lui donne ce regard farouche, égaré ; son visage n’a point d’expression fixe : la menace et la peur s’y peignent tour à tour : une rougeur enflammée le colore et succède à la pâleur livide de ses joues, pâleur qui inspire l’effroi plutôt qu’elle ne l’exprime.

« Son cœur battu de tant d’orages ne se calme pas encore, mais il se soulage par de nombreux soupirs semblables aux gémissemens sourds que la mer fait entendre quand le vent du nord a cessé de battre les flots. Dans son passage de cette lumière divine qui lui découvre l’avenir à la lumière du jour, il se lit pour elle un intervalle de ténèbres. Apollon versa l’oubli dans son cœur pour lui ôter les secrets du ciel ; la science de l’avenir s’en échappe et la prophétesse retourne aux trépieds fatidiques. Revenue à elle-même, la malheureuse vierge tombe expirante. »

Mais la scène illustrée par Lucain ne représente que la décadence de l’art prophétique. À l’époque où il fallait traîner de force la Pythie au trépied et provoquer artificiellement la voyance, la haute source de l’inspiration était tarie depuis longtemps[7]. Dans le récit d’Hérodote, qui a trait à la bataille de Salamine, la Pythonisse apparaît encore dans toute sa majesté. C’est l’heure émouvante, le moment décisif des guerres médiques. Xerxês a franchi les Thermopyles et va envahir l’Attique avec son immense armée. Il s’agit de savoir pour les Athéniens s’il faut rester dans leurs murs ou abandonner la ville à l’ennemi. Après les cérémonies d’usage, les députés d’Athènes prennent place sur leurs sièges dans l’intérieur du temple de Delphes. La prêtresse Aristonica sort de sa grotte, vêtue de blanc, les yeux hagards, pâle comme la mort sous sa couronne de laurier. Ses cheveux à moitié dénoués s’échappent de sa bandelette et tombent en désordre sur ses épaules. Un frisson d’épouvante secoue tout son corps. Elle clame, en scandant ses paroles solennelles comme des vers : « — O infortunés, pourquoi vous asseyez-vous ? Fuyez aux extrémités de la terre. — Abandonnez vos demeures et les hauts sommets de votre ville ronde, — car ni la tête ne demeure solide, ni le corps, ni l’extrémité des pieds ou des mains ni rien des membres — ne subsistent ; mais la destruction les efface ; car sur le toit tombent — la flamme et l’impétueux Mars accompagnant le char syrien. Les immortels suent dans leurs temples — et du faîte de leur toiture s’écoule un sang noir… — Sortez du sanctuaire… à vos afflictions opposez le courage… »

Après cet oracle fatidique, la Pythonisse, effrayée de ses propres paroles, éclate en sanglots et se retire. Désespérés, les Athéniens se jettent à terre et demandent grâce. Un Delphien les décide à revenir avec des rameaux de supplians pour obtenir une réponse plus favorable. Cela dure un moment. Plus calme cette fois-ci, mais plus impérieuse, la Pythonisse sort de son antre et prononce :

« Pallas ne peut apaiser Jupiter Olympien. — Je te dis à toi pour la seconde fois sa parole inflexible. — De tout ce que renferment les limites de Cécrops — y compris les cavernes du divin Cithéron, — rien ne résistera… — Une forteresse de bois sera seule imprenable. — N’attends pas l’armée ennemie, tu lui feras face un jour… O divine Salamine, tu seras funeste au fils de la Femme[8] ! » On sait quel parti l’habile et intrépide Thémistocle sut tirer de cet oracle et comment les vaisseaux athéniens, en détruisant la flotte perse à Salamine, sauvèrent la Grèce. Ici l’histoire atteint la grandeur d’une tragédie d’Eschyle et son sens divin perce dans la voix de la Pythonisse.

Tels les grands jours de Delphes et le rôle d’Apollon dans les destinées helléniques. Sa puissance était alors souveraine, mais sa science se cachait derrière un voile impénétrable, sa nature demeurait une énigme. Supposons qu’un peu plus tard, un jeune disciple de Platon, fils d’eupatride, un Charmide ou un Théagès, dans sa première ardeur de savoir, soit venu chercher une explication des mystères et une réponse à ses doutes auprès du prophète de Delphes. Que lui eût répondu le pontife d’Apollon ? J’imagine qu’à l’Athénien subtil et gracieux il eût assigné, pour cet entretien, une heure nocturne, où le temple reprenait son calme après le bruit des fêtes et des processions. Alors, aux flèches brûlantes de Hélios succédaient les rayons caressans de Phoebé, qui, en plongeant dans la gorge assombrie, argentait le feuillage des oliviers et donnait à tous les édifices un air fantômal en les enveloppant de sa lumière élyséenne.

Sous le péristyle du temple, le prophète montrait au visiteur, au-dessus de la porte d’entrée, l’inscription : « Connais-toi toi-même, » et lui disait : « Fixe ces paroles dans ta mémoire et penses-y souvent, car c’est la clef de toute sagesse. » Puis il le conduisait dans l’intérieur du temple à peine éclairé par la flamme mourante d’un trépied. On s’avançait jusqu’à la statue archaïque du Dieu, placée dans la cella, mais invisible dans les ténèbres du sanctuaire. Sur son socle, le prêtre montrait au visiteur, à la lueur d’un flambeau, l’inscription mystérieuse en deux lettres : Et, et il ajoutait : « Lorsque chacun de nous s’approche du sanctuaire, le Dieu, comme pour nous saluer, nous adresse le : « Connais-toi toi-même, » ce qui est une formule non moins expressive que le salut des amis entre eux : « Réjouis-toi ! (Χαῖρε.) Alors nous, à notre tour, nous disons au Dieu : TU ES, comme pour affirmer que la vraie, l’infaillible, la seule appellation qui lui convienne, et qui convienne à lui seul, c’est de déclarer « qu’il est[9]. » Le pontife expliquait ensuite au postulant que tous les êtres, la terre, la mer, les astres et l’homme lui-même, en tant qu’êtres visibles et corporels, n’avaient qu’une existence mobile, éphémère et qu’ils n’étaient pas en réalité, mais changeaient constamment pour naître et mourir sans cesse. Un seul être existe toujours et remplit l’éternité, c’est Dieu qui fait vivre toute chose de son souffle, mais qui réside aussi en lui-même. Voilà pourquoi Apollon dit à ses adorateurs : « Connais-toi toi-même. » Car le sage peut éveiller ce Dieu en lui-même, et si, ayant trouvé sa trace, il élève sa pensée vers ce Dieu inconnu et s’écrie en toute ferveur, en toute vénération et en toute foi : « Tu es ! » un éclair sillonne son âme et signale la présence du Dieu. Et c’est là le commencement de la sagesse.

— O très saint pontife, s’écriait l’Athénien ému, mais non convaincu, tu parles presque comme mon maître Platon, mais je voudrais en savoir plus qu’il ne m’en dit et plus que tu ne m’en dis toi-même. Dis-moi l’origine et la fin de l’âme, le secret de la vie et ce qui vient après la mort, dis-moi l’origine et la fin des Dieux eux-mêmes que l’on dit immortels !

— Songes-tu bien à ce que tu me demandes, imprudent ? répondait aussitôt le prophète. As-tu réfléchi aux dangers que tu courrais, si je pouvais te l’accorder ? As-tu oublié le sort de Sémélé, l’amante de Jupiter qui voulut posséder Zeus dans sa splendeur divine et qui mourut consumée par le feu céleste ? Souviens-toi d’Icare qui voulut suivre le char enflammé d’Apollon dans sa course et qui fut précipité dans la mer. Souviens-toi du chasseur Actéon qui voulut voir Artémis nue dans son bain et qui, changé en cerf par la déesse, devint la proie de ses chiens. Tel serait ton destin si tu pénétrais sans préparation dans les mystères défendus. Ne peux-tu vivre heureux par la vertu dans ta cité, sous la lumière d’Apollon et l’égide de Pallas ? Va combattre pour tes ancêtres et sache revivre dans tes enfans, en attendant avec courage que la mort t’appelle et fasse de toi une ombre élyséenne.

— Une ombre ? murmurait le jeune homme, nous ne sommes donc que des ombres !… Cette pâle espérance ne peut me suffire. Tu veux donc que je vive pareil aux cigales des bords du Céphise, aux cigales qui meurent après l’été sans espoir de renaître, ou aux rossignols de Colone qui émigrent en Egypte sans savoir s’ils reviendront jamais ? Toi qui sais, prête-moi ta lumière, je t’en conjure par les Dieux infernaux !

— Prends garde d’outrager le Dieu de Delphes ! répondait le pontife. Apollon n’aime pas les libations funèbres et n’a rien à faire avec les morts. Il hait le Styx comme Zeus lui-même et ne quitte jamais sa lumière !

Une poignée d’encens jetée par le pontife sur la cendre du trépied en faisait jaillir une gerbe d’étincelles, et, pour un instant, on voyait sortir de l’ombre la statue sévère de l’archer divin, le pied posé sur le serpent Python.

— Puisque tu as tant d’audace, continuait le prophète à voix basse, va chez les prêtres d’Eleusis, chez les Eumolpides. Là, les grandes déesses, Déméter et Perséphone, te feront descendre dans le Hadès… et tu connaîtras les mystères de Dionysos… si tu es capable de supporter le voyage…

— Pour ce voyage, disait le jeune homme ravi, accorde-moi l’oracle d’Apollon !

— Impossible. Apollon et Dionysos sont frères, mais leurs domaines sont séparés. Apollon sait tout et quand il parle, c’est au nom de son père. Dionysos, lui, ne sait rien, mais il est tout, et ses actions parlent pour lui. Par sa vie comme par sa mort, il révèle les secrets de l’Abîme. Quand tu les auras appris, puisses-tu ne pas regretter ton ignorance !

Une dernière lueur du feu couvant sous la cendre… un son métallique du trépied gémissant comme une voix humaine… un geste impérieux du pontife… et l’éphèbe, saisi de crainte, sortait du temple pour redescendre la Voie Sacrée. Les blanches statues des héros et des Dieux veillaient toujours debout sur leurs piédestaux, dans la clarté lunaire, mais ils semblaient devenus des fantômes et la voie déserte s’étendait silencieuse sous la froide lumière de Sélènè.


EDOUARD SCHURE.

  1. Voyez l’étude de Renan sur les Religions de l’antiquité dans ses Essais d’Histoire religieuse et la Philosophie de l’art en Grèce, par Taine.
  2. Spécialement les quatre traités sur Isis et Osiris, Sur le El du temple de Delphes, Sur ce que la Pythie ne rend plus maintenant ses oracles en vers, sur les Sanctuaires dont les oracles ont cessé.
  3. La meilleure description des Mystères d’Eleusis, j’entends non de l’initiation personnelle donnée aux élèves des Eumolpides mais des fêtes célébrées annuellement au sanctuaire, se trouve dans la Symbolique de Kreuser, traduite et augmentée par Guigniaut sous ce titre les Religions de l’antiquité. — Voyez aussi le très remarquable travail de M. Foucart : Recherches sur l’origine et la nature des Mystères d’Eleusis, Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, XXXV, 2e partie, publié à part chez Klincksteck, 1895, et l’excellente étude sur les Fouilles d’Eleusis, par M. Ch. Diehl dans ses Excursions archéologiques. — On trouve de vivantes descriptions de Delphes et d’Eleusis dans le récent et gracieux livre de M. André Beaunier, le Sourire d’Athéna.
  4. C’est ici le lieu de rendre justice à celui qui a découvert la signification transcendante d’Apollon et de Dionysos pour l’esthétique grecque. La Grèce elle-même, qui l’a si puissamment illustrée dans ses mythes et réalisée dans ses Mystères, ne l’a pas exprimée par la bouche de ses philosophes. Peut-être ne l’a-t-elle pas formulée parce qu’elle l’a trop vécue. Quant aux modernes, personne ne s’en est douté. Seul Nietzsche l’a devinée dans son génial essai : l’Enfantement de la tragédie par le génie de la musique (Die Geburt der Tragœdie²aus dem Geiste der Musik). Ayant remarqué dans toute la littérature grecque l’antagonisme radical entre l’élément apollinien et l’élément dionysiaque, il caractérise le premier comme le phénomène du rêve et le second comme celui de l’ivresse. Le rêve amène les belles visions ; l’ivresse produit une sorte de fusion de l’âme avec l’âme des êtres et des élémens. Pour cette raison, Nietzsche nomme Apollon le principe de l’individuation, de la noble individualité humaine, et Dionysos le principe de l’identification avec la nature, du retour au Grand Tout. De cette vue profonde, il tire des déductions neuves et frappantes, d’abord sur le contraste entre la sérénité contemplative des rhapsodes épiques et la passion tumultueuse des lyriques grecs, ensuite sur la nature primitive du dithyrambe et sur l’origine de la tragédie, où les deux principes se fondent en se synthétisant. En somme, Nietzsche a parfaitement caractérisé les effets psycho-physiologiques de la force apollinienne et de la force dionysiaque et montré leurs contre-coups dans l’art grec. Mais sa mentalité et sa philosophie ne lui permettaient pas de remonter aux puissances cosmiques dont le rêve apollinien et l’enthousiasme dionysiaque ne sont que des actions réflexes. N’admettant pas l’existence d’un monde spirituel au-dessus du monde physique, la vision apollinienne des Archétypes ne pouvait être pour lui qu’une hallucination poétique et l’extase dionysiaque qu’un retour au néant ou à l’inconscience des élémens. Sur sa rétine irritée par la philosophie de Schopenhauer, la lumière d’Apollon et la flamme de Dionysos se changèrent en la tache noire du pessimisme. Cela ne rend sa découverte que plus remarquable. Il fallait une intuition d’une acuité singulière pour parvenir jusqu’au seuil des Mystères et soulever un coin de leur voile, sans la tradition ésotérique et sans l’illumination complète.
  5. Les prêtresses hyperboréennes de Délos, les Vierges Déliades, dont parle déjà l’hymne homérique et dont M. Homolle a trouvé les tombeaux ù Délos, en furent une suite.
  6. Plutarque, Œuvres morales ; Sur ce que la Pythie ne rend plus ses oracles en vers, 21.
  7. Plus que tous les autres arts occultes, la divination se prête au charlatanisme et à la superstition. Malgré la discipline sévère et la piété reconnue des prêtres d’Apollon, ces vices ne manquèrent pas à Delphes. L’histoire de Cléomène, roi de Sparte, qui parvint à corrompre la Pythonisse pour obtenir la destitution de son collègue Démanite, est célèbre. L’intrigue ayant été découverte, la prêtresse fut destituée. On cite d’autres faits analogues dans les annales delphiques. Mais ce n’est pas une raison pour nier de prime abord la clairvoyance des Pythonisses et ne voir qu’une exploitation savante de la crédulité dans une institution qui jouit pendant plus de mille ans de la vénération du monde antique. Il est à noter surtout que des penseurs de premier ordre comme Pythagore et Platon l’honorèrent de leur foi et qu’ils considéraient le délire divin μανία, ὁρηή (mania, horêê), en latin furor divinus, comme le mode de connaissance le plus direct et le plus élevé. Le scrupuleux, le positif Aristote lui-même reconnaît qu’il y a une philosophie époptique, c’est-à-dire une science de la vision spirituelle.
  8. Hérodote, livre VII, chap. 40 et 41. — Remarquons ici que pour la prêtresse dorienne du culte mâle d’Apollon, Xerxès était le représentant de tous les cultes féminins de l’Asie. C’est pour cela qu’elle l’appelle « Fils de la Femme. »
  9. Ce passage est emprunté à Plutarque, dans son traité : Sur le El du temple de Delphes, 17.