Le Mirage (Rodenbach)

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Le Mirage
Drame en quatre actes
Société d’éditions littéraires et artistiques ; Librairie Paul Ollendorf.



PERSONNAGES




HUGHES.

JORIS BORLUUT.

JANE.

BARBE.

SŒUR ROSALIE.

GENEVIÈVE.




ACTE PREMIER


Un vieux salon de province, dans un antique hôtel ; ameublement riche. — Commode ancienne, vitrines ; bonheur du jour Louis XV ; un autre, Louis XVI. — Une grande table au centre. — Des bibelots. — Haute pendule décorative sur la cheminée. — Sur les meubles, des portraits, des photographies encadrées. — Un coffret de cristal sur un guéridon. — Au mur de gauche, un grand portrait de femme, au pastel. — Deux fenêtres dans le fond. — Porte à droite.




Scène PREMIÈRE


SŒUR ROSALIE, BARBE.
SŒUR ROSALIE.

Mon Dieu ! comme je suis contrariée !…

BARBE, ramassant les morceaux de la vitre qui protégeait le portrait au pastel et qui s’est brisée.

Mais non, ma sœur, c’est uniquement de ma faute.

SŒUR ROSALIE.

C’est de la mienne aussi. Je vous ai distraite.

BARBE.

Je fus maladroite… Et puis je ne croyais pas cette vitre aussi fragile.

SŒUR ROSALIE.

Un accident peut toujours arriver…

BARBE.

Non ; c’est une punition. J’ai désobéi. Monsieur m’avait fait défense de jamais entrer ici sans lui… Vous pensez ! C’est toute sa vie, dans ce salon ! Il m’a dit un jour lui-même : « C’est ma chapelle de souvenirs… »

SŒUR ROSALIE.

Toujours sa chère morte ? En voilà un veuf comme il n’y en a plus beaucoup aujourd’hui !

BARBE.

Figurez-vous que tous les jours il passe un long temps ici, comme à l’église. On dirait vraiment qu’il prie une madone… Et il y a cinq ans que sa douleur dure…

SŒUR ROSALIE.

Le pauvre monsieur !

BARBE.

C’est qu’elle était belle, sa femme !… Il a réuni, ici, tous les portraits qu’il y avait d’elle. (Elle prend une des photographies éparses sur les meubles et la montre à sœur Rosalie.) La voici enfant. Quels grands yeux ! Et ses beaux cheveux blonds !… (Prenant un autre portrait.) Puis jeune fille ! C’est toujours la même figure. Et aussi les mêmes cheveux… Ceux qu’elle avait encore en mourant. Les cheveux qui sont là… (Elle montre un coffret de cristal où repose une natte blonde.) Ceci est son plus cher souvenir. Il m’a défendu d’y jamais toucher.

SŒUR ROSALIE.

Ce sont les cheveux de la morte ?

BARBE.

Oui ! Une longue natte qu’il a coupée lui-même avant qu’on la mît dans son cercueil… Et elle est toujours là, intacte…

SŒUR ROSALIE.

Comme c’est étrange ! Les cheveux survivent… C’est une pitié de la mort… Elle ruine tout, les yeux, les lèvres ; la chair pourrit… Seuls les cheveux subsistent… Ils durent… On se survit en eux.

BARBE.

Vous avez raison. C’est quelque chose de la morte, vraiment d’elle, qui lui reste…

SŒUR ROSALIE.

Il en va de même pour les saints, dont nous possédons quelques reliques…

BARBE.

Ici tout est relique… Rien n’a été changé. Ce sont les mêmes meubles… Des objets qu’elle aimait… Les fauteuils où elle s’est assise… Voilà un coussin qu’elle a fait elle-même… Ses doigts sont partout… Et on me défend de déranger les plis des rideaux, qu’elle-même peut-être a formés.

SŒUR ROSALIE.

C’est très touchant.

BARBE.

Aussi les autres domestiques ne peuvent jamais ranger ici. C’est moi seule. Et encore ! monsieur entend être présent, me surveiller, suivre mes gestes. Il a si peur que quelque chose soit endommagé ou même déplacé…

SŒUR ROSALIE.

Que va-t-il dire de ce qui est arrivé au grand portrait ?

BARBE.

J’ai peur. Surtout que c’est de mauvais présage, un bris de vitre, de verre, de glace… À deux reprises, quand mon père est mort, quand ma mère est morte, on avait, dans l’année, cassé un miroir à la maison…

SŒUR ROSALIE.

Barbe, ne soyez pas superstitieuse… C’est une idée du démon…

BARBE.

Pardon, ma sœur. Mais je suis toute bouleversée de cet accident… Quelle malchance, pour une seule fois que je désobéis !…

SŒUR ROSALIE.

Heureusement que le tableau lui-même est sauf… La vitre, en se brisant vers le dedans, aurait pu détériorer la peinture…

BARBE.

Ç’aurait été affreux. Car, de tous les portraits de la morte qui sont ici, c’est celui auquel monsieur tient le plus. Chaque fois qu’il le regarde, des larmes lui viennent aux yeux. C’est un portrait du moment de leur mariage, paraît-il. Voyez comme elle sourit bien. Elle a l’air si heureuse ! Mais maintenant, avec cette vitre fendue, il semble qu’elle ait mal d’un côté du visage. On dirait une blessure, et qu’elle s’efforce de sourire… Mon Dieu, que c’est triste ! que c’est ennuyeux !… Qu’est-ce que je vais faire ?

SŒUR ROSALIE.

Il faut avouer, tout franchement, avertir votre maître à son retour… Est-ce qu’il gronde ou se fâche ?…

BARBE.

Il a parfois des mouvements d’humeur, assez vifs… Il est nerveux… Mais il est si malheureux ! Je lui pardonne. Il est très bon, au fond… Voilà cinq années que je le sers, depuis son arrivée à Bruges, à la mort de sa femme… Je patienterai encore un peu, jusqu’à ce que j’aie économisé ce qu’il faut…

SŒUR ROSALIE.

Alors vous rêvez toujours d’entrer au Béguinage ?

BARBE.

C’est mon plus vieux et cher désir, d’aller y finir ma vie. Vous êtes ma seule parente, sœur Rosalie, et j’aimerai tant habiter, avec vous, votre couvent tout blanc !

SŒUR ROSALIE.

Avez-vous atteint la petite rente qu’on doit justifier ?

BARBE.

Pas tout à fait… Mais vous, sœur Rosalie, qui êtes influente, vous pourriez peut-être m’obtenir une dispense ?

SŒUR ROSALIE.

C’est impossible, Barbe ; la règle de l’ordre est formelle. Il y va de son indépendance et de sa dignité même.

BARBE.

Eh bien, je patienterai. D’ailleurs mon maître a tant besoin de moi… Une autre ne mettrait pas ce silence, ces précautions, autour de sa douleur. Moi, j’ai l’habitude de marcher dans les églises. Et c’est ainsi qu’il faut marcher autour de lui…

SŒUR ROSALIE.

Alors, il vit tout entier dans ses souvenirs, et toujours seul…

BARBE.

À peu près. Il n’a qu’un seul ami, M. Joris Borluut. Un vieux garçon, — mais qui a l’air aussi d’un veuf, — le veuf d’on ne sait quoi… Il vient ici souvent, l’après-midi, presque tous les jours… (On entend sonner l’heure à la pendule.) Tiens ! voilà cinq heures !… C’est son heure… Et il est exact comme notre vieille pendule…

SŒUR ROSALIE.

Je vais vous quitter… On l’introduit ici, sans doute ?…

BARBE.

Oui ! Mais restez encore un peu, ma sœur… C’est si bon pour moi de causer avec vous, de causer avec quelqu’un ! Je suis si seule ici !… Parfois j’en ai peur…

SŒUR ROSALIE.

Quand on est seule, on est avec Dieu…

BARBE, dont l’attention est attirée par la sonnette du vestibule qui a retenti.

J’entends sonner…

SŒUR ROSALIE.

C’est monsieur qui rentre ?

BARBE.

Non, il a la clé de la maison… C’est M. Borluut, probablement.

SŒUR ROSALIE.

Je m’en vais alors. Et je prierai pour votre maître, Barbe. Peut-être ferait-il mieux, lui aussi, puisque la morte est morte, de prier pour son âme, au lieu de la regretter de cette façon. Je ne comprends pas bien… Mais j’ai l’idée que cela ne plaît pas à Dieu.



Scène II


SŒUR ROSALIE, BARBE, JORIS, qui entre.
SŒUR ROSALIE.

Barbe, je pars… je suis en retard déjà… Et ne me reconduisez pas. Je connais le chemin.

Elle sort.



Scène III


BARBE, JORIS.
JORIS.

Monsieur n’est pas rentré ?

BARBE.

Pas encore, monsieur Borluut.

JORIS.

Où est-il allé ?

BARBE.

Je ne sais pas.

JORIS.

Lui si ponctuel, presque autant que moi !

BARBE.

Oui, auparavant.

JORIS.

C’est vrai que, maintenant, il est souvent en retard. Mais où peut-il s’attarder ? Il ne connaît personne.

BARBE.

Monsieur fait de longues promenades, vous savez, le long des quais, dans les quartiers déserts qu’il préfère, au bord des canaux… Il oublie l’heure.

JORIS.

Mais non ; ici à Bruges, on entend le carillon, on voit le cadran du beffroi, de tous les points de la ville… Ne savait-il pas que je viendrais aujourd’hui à l’heure habituelle ?

BARBE.

Laissez-moi vous avouer, monsieur Borluut, puisque vous êtes son meilleur ami, son seul ami… je suis inquiète. Ne le trouvez-vous pas étrange, depuis quelques semaines ? Il n’est plus le même. On dirait que quelque chose est arrivé dans sa vie…

JORIS.

Il ne peut rien arriver ici dans notre vie.

BARBE.

C’est juste ! Néanmoins il est tout changé… Il s’enferme plus longtemps, parmi ses reliques. Je l’entends quelquefois parler tout haut. Il appelle sa morte : « Geneviève ! Geneviève ! » comme si elle pouvait revenir. On dirait qu’elle revient vraiment, qu’il la revoit parfois… Mais il se tue à trop se désespérer.

JORIS.

Non, Barbe, il en vit. C’est d’être consolé qu’il mourrait…

BARBE.

Enfin, il semble tout autre. Il sort davantage. Certains jours, il a l’air plus triste que même dans les commencements. Et certains jours, il a l’air presque joyeux… Puis, il faut souvent l’attendre, comme aujourd’hui. Naguère il rentrait juste à l’heure qu’il avait dite, comme quand on se promène sans but, au hasard. Maintenant, il est en retard, comme quand on a été retenu par quelqu’un…

JORIS.

Mais il ne connaît que moi dans toute cette ville, où il a volontairement vécu seul ! Et il y est venu pour cela, après son veuvage.

BARBE.

C’est bien ce que je me dis. Alors, c’est que sa douleur le domine. Elle est plus forte que lui… C’est elle qui le mène. Je ne sais rien, moi, je ne comprends rien… Mais je vois bien que mon maître souffre davantage. Et là-dessus, voyez-vous, une femme ne se trompe jamais… Mais… c’est son bruit… Le voilà qui rentre… De grâce, monsieur Borluut, ne lui dites rien… Si je vous ai parlé ainsi, c’est que, vous aussi, vous l’aimez bien…

Hughes entre… Barbe s’efface pour le laisser passer et sort.



Scène IV


JORIS, HUGHES.
HUGHES.

Ah ! vous voilà.

JORIS.

Oui, je vous attendais…

HUGHES.

Je suis en retard ?

JORIS.

Un peu. Mais les jours allongent. Nous aurons le temps encore d’arriver à l’atelier avant qu’il fasse soir… Je voudrais vous montrer mon tableau, qui a beaucoup avancé…

HUGHES.

Vos Peseurs d’or ?

JORIS.

Oui ! j’ai travaillé.

HUGHES.

Ce sera pour un autre jour.

JORIS.

Qu’avez-vous ? Vous paraissez tout agité, ce soir…

HUGHES.

Ah ! mon ami ! je peux bien vous l’avouer, puisque vous êtes mon seul ami, ici. Il m’arrive une aventure extraordinaire.

JORIS.

Dans Bruges, dans cette ville morte qui est précisément celle où tout est arrivé et où rien n’arrive plus !…

HUGHES.

Vous savez ma douleur, ma volonté de ne pas oublier. Mais la mémoire est si incertaine ! Une figure s’y conserve un temps, puis s’efface… Et, dans nous, nos morts meurent une seconde fois…

JORIS.

On aide la mémoire. Vous, vous avez tous ces portraits…

HUGHES.

Maintenant j’ai, de ma Geneviève, une image humaine. C’est là cette aventure extraordinaire. Figurez-vous que, un jour, dans mes promenades, seul, au long d’un quai, j’aperçois tout à coup, venant vers moi, une jeune femme… Je demeurai hagard, comme figé. C’était une apparition, une résurrection ! Le même visage, les mêmes yeux sombres, contrastant avec la même chevelure d’un blond roux. Elle-même, la morte, ma morte, revenue, marchant vers moi… Miracle presque effrayant d’une ressemblance allant jusqu’à l’identité !

JORIS.

Vous exagériez, sans doute, à votre insu. C’est un trouble optique et le fait de chercher dans tous les visages la figure disparue.

HUGHES.

Et sa marche, sa taille, le rythme de son corps, son même regard… Oh ! ce regard retrouvé, sorti du néant ! Ce regard que je n’aurais jamais cru revoir, que j’imaginais délayé dans la terre, je le sentis tout à coup sur moi, revenu, refleuri, recaressant.

JORIS.

C’est étrange, vraiment.

HUGHES.

J’ai suivi l’inconnue. Je l’aurais suivie jusqu’au bout de la ville et jusqu’au bout du monde…

JORIS.

Voilà qui est imprévu : vous, vous mettant à suivre une femme !

HUGHES.

Certes ; mais pas une minute je ne songeai à cette action anormale de ma part. C’est ma femme que je suivais, que j’accompagnais dans le soir, que j’allais reconduire jusqu’à son tombeau…

JORIS.

Comment ne l’aviez-vous pas déjà remarquée ; en cette ville où tout le monde se rencontre, se connaît ?

HUGHES.

C’est une étrangère…

JORIS.

Alors vous l’avez revue ? Vous vous êtes renseigné ?

HUGHES.

En la suivant, je l’avais vue entrer dans le théâtre… Je ne m’arrêtai pas. J’étais déjà une volonté inerte, un satellite entraîné… J’assistai au spectacle, fouillant la salle, la cherchant partout. On jouait Robert le Diable. J’écoutais à peine, toute ma douleur ancienne rouverte par la musique. Tout à coup, à la venue des nonnes, quand les ballerines, figurant les sœurs du cloître réveillées de la mort, se lèvent, je la vis, elle-même, sur la scène, descendant d’un tombeau, ressuscitée… Oui ! ma Geneviève ressuscitée, qui s’avançait, tendait les bras…

JORIS.

Alors, vous avez cherché à la retrouver, à la connaître…

HUGHES.

Je lui ai parlé, aujourd’hui… C’est pourquoi vous me voyez dans un tel trouble… La même voix aussi. La voix de l’autre, toute semblable et réentendue !… Peut-être y a-t-il une secrète harmonie dans les êtres et faut-il qu’à tels yeux et tels cheveux, corresponde également une telle voix ? Ou peut-être le démon de l’analogie se joue de moi ?

JORIS.

C’est plutôt cela, Hughes. Vous avez cette manie des ressemblances.

HUGHES.

Dites plutôt le sens des ressemblances. C’est pourquoi je suis venu à Bruges… J’y avais passé à peine, en plein bonheur. Plus tard, resté seul, j’eus l’intuition instantanée qu’il fallait m’y fixer désormais. À l’épouse morte devait correspondre une ville morte.

JORIS.

Oui ! il y a ainsi des correspondances mystérieuses… C’est de nous ressembler aussi que nous sommes devenus des amis… Je suis un veuf comme vous, le veuf d’un grand rêve, le veuf de la Gloire, qui est une morte pour moi…

HUGHES.

Il faut se leurrer…

JORIS.

Vous, c’est vrai, vous vous leurrez facilement… Votre imagination va, colore tout. Car, enfin, comment vous donner l’illusion de votre morte avec cette étrangère !… C’est une danseuse, par conséquent ?…

HUGHES.

Il ne s’agit pas d’elle. Je vois l’autre. J’entends l’autre. Je revis l’autrefois. Les années n’ont pas coulé, rien n’a été… Vous n’imaginez pas cette ivresse de supprimer la mort, de vaincre le néant. C’est l’ivresse du mirage… Il n’y a rien, au bord de l’horizon… qu’importe ! ce qu’on croit y voir est, comme s’il était… Une danseuse ! qu’est-ce que cela fait, si elle me rend Geneviève ? Ah ! le funèbre enivrement que je goûte et veux goûter davantage !

JORIS.

Vous devez la revoir ?

HUGHES.

Ce soir même, tantôt… C’est pourquoi vous m’avez vu ainsi bouleversé. Depuis que ce hasard est entré dans ma vie, je vais comme dans un songe. Les yeux me brûlent, à cause de son image. Mon cœur chavire à tout instant. Ah ! ces minutes ! ces minutes, auprès d’elle ! Quand je la rejoins, j’ai plus la sensation d’aller retrouver ma morte parmi les morts que de la retrouver, vivante, parmi les vivants…

JORIS.

Alors, vous vous donnez des rendez-vous ?…

HUGHES.

Oui, je dîne avec elle, ce soir… Tenez, rien qu’à cette idée, je frissonne… quelque chose, en moi, se lève, défaille, rit et pleure… Est-ce un peu de bonheur ou plus de douleur ?… Ah ! tenez, Joris, j’aurais besoin d’être seul, d’avoir du silence, de me retrouver moi-même… Je ne sais plus où j’en suis…

JORIS.

Un bon conseil : méfiez-vous ! Ces femmes-là…

HUGHES.

Elle ne compte pas… C’est le mirage, vous dis-je, le mirage !

JORIS.

Soit !… Et mes Peseurs d’or, quand viendrez-vous les voir ?

HUGHES.

Demain, un de ces jours. Excusez-moi… Je suis si malheureux, si heureux !… Je ne sais pas…

JORIS.

J’attendrai…

HUGHES.

Enfin, qu’en dites-vous ? N’est-ce pas effrayant cette ressemblance ?… textuelle ! (Il prend une des photographies encadrées et la montre à Joris.) Cette bouche-là, la même ; le même ovale de visage, les mêmes yeux… Tout cela se brouillait en moi… je le revois, précis, vivant. Ma morte est moins morte…

JORIS.

Comme elle a l’air triste, en ce portrait !

HUGHES.

Elle a l’air plus triste aujourd’hui… (Réfléchissant.) Elle a comme un air de reproche. Peut-être que c’est mal, ce que je voulais faire…

JORIS.

Puisque vous ne pensiez qu’à vous illusionner !…

HUGHES.

Maintenant je n’ose plus… j’ai peur… Tous les portraits ont l’air plus tristes… (Il a déposé la photographie sur un meuble ; il regarde le grand portrait, au mur, dont il aperçoit la vitre fendue.) Mon Dieu, qu’est-il arrivé à celui-là ? C’est Barbe, sans doute !… Je lui avais bien défendu… Quel malheur ! (Il tire le cordon de la sonnette, court à la porte, très agité.) Barbe ! Barbe ! Quel malheur !…



Scène V


HUGHES, JORIS, BARBE, qui survient, d’un air inquiet.
HUGHES, montrant le portrait.

Barbe ?…

BARBE.

J’arrivais justement, monsieur, pour vous l’avouer… Un accident…

HUGHES.

Malheureuse ! Je vous avais donné l’ordre de ne jamais entrer ici sans que j’y fusse.

BARBE.

Oui ! monsieur… mais demain c’est la fête de la Présentation de la Vierge, un jour comme un dimanche. Il m’a fallu avancer l’ouvrage de la semaine. Et monsieur est resté absent toute la journée…

HUGHES.

N’importe !… Vous ne comprenez donc pas encore ce que c’est pour moi que ces souvenirs d’Elle ? Ma vie est attachée à tous ces objets…

BARBE.

Je comprends bien, monsieur…

HUGHES.

Barbe, ne touchez jamais plus aux portraits… Pensez, si la vitre s’était fendue autrement !… Un pastel ! Vous n’y connaissez rien… Mais c’est une poussière de couleur… Elle tient à peine. Le visage aurait pu se défaire entièrement. Et je ne l’aurais plus vu. Et ç’aurait été comme si ma morte mourait encore une fois…

BARBE.

Je le promets à monsieur, pareille chose n’arrivera plus…

HUGHES, lui montrant le coffret de cristal où repose la chevelure.

Et ceci surtout, Barbe… prenez-y bien garde ! Ses cheveux ! Je les ai mis dans ce cercueil de verre, car cela est mort quand même, puisque c’est d’un mort… et il faut n’y jamais toucher.

BARBE.

Oh ! jamais je n’y toucherai, monsieur. C’est sacré… Et ils me font peur.

HUGHES.

Vous avez raison, Barbe. Ils sont quelque chose de la morte qui se continue ici… Pour les choses silencieuses qui vivent autour, dites-vous bien que cette chevelure est liée à leur existence, qu’elle est l’âme de la maison et que d’elle dépend peut-être la vie de la maison !… (Se dirigeant vers Joris qui est assis dans un fauteuil, et lui montrant le coffret de cristal.) Les cheveux aussi sont textuels.

JORIS.

Vraiment ?

HUGHES.

L’autre part d’une même chevelure !… Ah ! ces cheveux de l’inconnue, les manier également, les faire flotter dans l’air, comme s’ils n’appartenaient plus à personne, comme s’ils appartenaient à Geneviève !

JORIS, se levant.

Alors, vous allez la retrouver ? Moi, il est temps que je rentre.

HUGHES.

Attendez. Je vous accompagne. Je me suis décidé. Après tout, je ne vais que voir un portrait plus ressemblant de ma morte. (D’un ton de résolution.) Barbe ?

BARBE.

Monsieur !

HUGHES.

C’est convenu. Finissez de ranger ici. Soyez bien prudente. Quant à l’accident, je vous pardonne.

BARBE.

Monsieur est bien bon… Cela n’arrivera jamais plus.

HUGHES.

Et achevez, tout à votre aise. Il n’y aura pas de dîner à préparer. Je vais sortir, je ne dînerai pas ici, ce soir…

BARBE, stupéfaite.

Ah ! Tiens ! C’est la première fois que cela arrive à monsieur !

HUGHES.

Oui, Barbe…

Hughes et Joris sortent.



Scène VI


BARBE, seule.

La première fois !… Qu’est-ce qui se passe ? C’est étrange !… (Regardant l’accident du portrait.) Et cette vitre brisée… mauvais présage… Il y a comme un air de malheur entré dans la maison !…




ACTE DEUXIÈME


Un cabinet de travail, renaissance flamande. — Tapisseries aux murs. — Haute cheminée où des bûches se consument dans l’âtre. — Une table avec des livres, des revues. — Bibliothèque. — Grands fauteuils de cuir. — C’est le soir. — Éclairage de lampes. — Une porte à deux battants, dans le fond, au milieu. — À gauche, une porte vers la chambre à coucher.




Scène PREMIÈRE


HUGHES, BARBE, qui entre par la petite porte de gauche.
BARBE.

J’ai fait ce que monsieur m’a commandé. J’ai sorti les robes de l’armoire… Elles sont bien défraîchies. Il y en a même dont la soie est toute déteinte.

HUGHES.

La toilette rose aussi ?

BARBE.

On ne s’en aperçoit pas… Elle est d’un autre rose, sans doute…

HUGHES.

Et puis, c’est la plus récente, Barbe, la dernière que madame a achetée… C’était pour un bal, un mois avant sa mort… Elle lui allait si bien !…

BARBE.

Monsieur a tort de se faire ainsi toujours du chagrin…

HUGHES.

Vous mettrez cette robe à part, Barbe, dans ma chambre, vous l’étalerez sur le lit, pour qu’elle ne se chiffonne pas.

BARBE.

Monsieur ne va donc pas conserver cette robe-là parmi les autres ?… Ou est-ce les autres que monsieur ne va plus garder dans les armoires ?… Je croyais que monsieur ne voulait rien changer, comme si madame n’était qu’absente et pouvait revenir.

HUGHES.

Ne vous inquiétez pas, Barbe.

BARBE.

Si. Je m’inquiète. Que penserait la pauvre madame ?

HUGHES, la regardant avec émoi comme s’il craignait qu’elle eût deviné ou sût quelque chose.

Que voulez-vous dire ?

BARBE.

J’ai peur que peut-être monsieur songe à les vendre, ces robes. Or, dans mon village, en Flandre, quand on n’a pas vendu tout de suite, la semaine de son enterrement, les hardes d’un mort, on doit les conserver, sa propre vie durant, sous peine de maintenir ce mort en purgatoire jusqu’à ce qu’on trépasse soi-même.

HUGHES.

Soyez tranquille, Barbe. Je n’ai l’intention de rien vendre. Donc, faites comme je vous ai indiqué. Et maintenant, écoutez bien : M. Borluut va arriver d’un moment à l’autre… Je lui ai donné rendez-vous à cette heure-ci… Mais, ensuite, j’attends une autre personne.

BARBE.

Monsieur a donc un nouvel ami ?

HUGHES.

Je vous dis : une autre personne. Vous la ferez introduire ici, de même, directement.

BARBE.

Bien, monsieur ; bien, monsieur ! Je vais donc mettre à part la toilette rose.

Elle sort par la porte de la chambre à coucher.



Scène II


HUGHES, JORIS, entrant par la porte du milieu.
JORIS, entrant la main tendue.

J’ai reçu votre mot. Vous aviez à me parler ?

HUGHES.

Oui. Je voulais vous voir.

JORIS.

Il n’est rien arrivé ?

HUGHES.

Rien.

JORIS.

C’est vrai qu’on se voit beaucoup moins…

HUGHES.

On se voit à peine.

JORIS, d’un ton de reproche.

Vous êtes toujours là-bas !

HUGHES.

Oui, là-bas… dans le passé !

JORIS.

Dans l’amour. Et l’amitié, naturellement, ne compte plus.

HUGHES.

L’amour !… Vous aussi, vous pensez cela ?

JORIS.

Enfin, cette femme vous a tout accaparé ! Vous lui avez fait quitter le théâtre. Vous l’avez installée. Quand un homme fait cela pour une femme, d’ordinaire, c’est qu’il l’aime.

HUGHES.

Vous savez bien, Joris, que je n’ai jamais aimé, que je n’aimerai jamais qu’une seule femme. Celle-ci, je ne l’aime pas. Je vous ai expliqué ce qui se passe en moi, ce qui s’est passé dès le premier jour de sa rencontre. En elle, c’est l’autre que je retrouve, que je baise sur sa bouche, à qui je reste fidèle…

JORIS.

Et vous pouvez, avec cette Jane, vous illusionner jusqu’à ce point ?

HUGHES.

Oui, tellement la ressemblance est inouïe. Rien n’a été. La séparation, la mort, le cimetière, la longue absence, — tout cela fut un rêve horrible de la dernière nuit, qui déjà se brouille… Je suis l’Époux heureux près de l’Épouse. Je la regarde, c’est le même visage ! Je l’écoute, c’est la même voix… Qu’importe ce qu’elle dit ? Je n’entends même pas… J’écoute le son de la voix, un peu grave, si caressant… la voix de naguère, la voix revenue… Ah ! ces minutes ! ces minutes ! qui abolissent tout, qui triomphent de la mort, qui me rapportent tout mon passé, tout mon bonheur, tout mon unique amour !

JORIS.

Mais après, vous devez souffrir davantage, en retombant du haut d’un si beau mensonge…

HUGHES.

N’importe ! J’ai des minutes, vous dis-je. Imaginez qu’un mort puisse obtenir de revivre parfois, de quoi revoir le soleil, des arbres et un visage cher. Moi aussi, pour tout le reste du temps de ma vie, je suis mort. Mais j’ai des minutes. Et c’est le miracle ! C’est une pitié divine. Et j’attends, comme un mort, mes minutes de résurrection. Je ne pense plus qu’à ces minutes-là, à les exaspérer, à y trouver le paroxysme de l’oubli !…

JORIS.

Ce sont là de funèbres et violentes joies. Et la danseuse n’en rompt jamais l’harmonie ?… Sait-elle quelque chose ?…

HUGHES.

Non ! Je lui cache soigneusement mon pieux mensonge. Elle est orgueilleuse. Elle se trouverait humiliée. Il me faut inventer chaque fois de savants stratagèmes… C’est même pour cela que je vous ai fait venir, Joris. Vous êtes mon ami, mon sûr et dévoué ami. Rendez-moi service aujourd’hui. Soyez de moitié dans mon projet. Vous allez le trouver absurde, bizarre… Je vous ai cependant expliqué ce que je tente follement pour abolir ce qui est. Donc cette idée m’est venue, un jour, je ne sais comment. Si ! je me rappelle… Vous savez que j’ai tout gardé de la morte : son linge d’autrefois, avec des sachets, est empilé dans les tiroirs ; ses anciennes toilettes pendent dans les armoires… Or il m’a pris l’envie — une envie devenue une idée fixe, et qui m’obsède, m’hallucine ! — l’envie de voir Jane avec une de ces robes, habillée comme ma Geneviève l’a été. Imaginez ce moment, moment de délice et d’illusion suprême : la voir là, devant moi, elle déjà si ressemblante, ajoutant à l’identité de son visage l’identité d’une toilette où j’ai vu l’autre. Ce sera tout à fait l’épouse revenue.

JORIS.

Prenez garde, Hughes. Il me semble que c’est un peu profaner vos souvenirs.

HUGHES.

Non ; la morte elle-même ne m’en voudrait pas. Elle sait bien qu’il n’y a qu’elle, que je l’aime, uniquement, elle seule et à jamais, que tout cela ne va qu’à éterniser mon regret d’elle…

JORIS.

Vous vous exaltez. Mais c’est un jeu dangereux que vous jouez là.

HUGHES.

Dangereux pour qui ?

JORIS.

Pour vous. Songez que la douleur déforme, même au physique : le visage s’enlaidit dans les larmes. La douleur déforme aussi au moral. Et les désirs maladifs commencent, comme celui que vous avez en ce moment.

HUGHES.

C’est un désir sublime.

JORIS.

Personne ne vous comprendra.

HUGHES.

Oui, il faudrait faire comme tout le monde, être comme tout le monde. Les veufs, eux, se remarient un an après, avec une femme riche et toute jeune ! Ils veulent oublier, et vite. C’est trop triste de se souvenir ! Ils n’aiment que ce qui est joyeux, simple. Et ils oublient aussitôt, en effet, comme les enfants. Mais quand on se civilise soi-même, quand on s’est fait une âme haute, subtile, on n’est plus comme les enfants. On n’oublie plus tout de suite. On ne veut plus oublier. Et si on a aimé profondément, on veut se souvenir, aimer jusqu’au bout, jusque dans l’éternité.

JORIS.

Mais pourtant oublier, c’est l’instinct, c’est la loi de la nature.

HUGHES.

Certes, la nature veut qu’on oublie. Mais elle ne songe qu’à elle-même, elle qui se continue et entend que la vie sans cesse sorte de la mort. C’est pourquoi il apparaît impie au monde de ne pas vouloir oublier. On est en révolte contre la nature. Mais c’est la plus belle victoire d’un homme. Et toujours aimer, c’est la plus haute conscience de l’amour !

JORIS.

Comment le peut-on ? Chaque journée use le souvenir, use nos sentiments, change nos idées comme elle change les molécules mêmes de nos corps…

HUGHES.

Il faut vouloir, lutter, aider la mémoire et l’adoration par toutes les menues pratiques du souvenir… Moi, je continue à vivre avec celle que j’ai perdue, par ses portraits, sa chevelure, les objets qu’elle aima.

JORIS.

Tout cela est bien… Mais ses robes habillant l’autre femme !

HUGHES.

Qu’importe ! si c’est la minute de reprise définitive ! Comment ne comprenez-vous pas cette transposition dans le culte ? Vous qui êtes croyant, Joris, et fréquentez les églises, vous admettez les statues de la Vierge et du Christ, grossiers simulacres, par qui les fidèles se figurent Dieu et sa mère, leur parlent, les invoquent, s’illusionnent tout à fait. Ma Geneviève aussi est ailleurs, et c’est une autre qui me la figure ici…

JORIS.

Vous vous leurrez avec de spécieuses raisons… Mais prenez garde, je vous assure. C’est un mauvais jeu… une pente périlleuse…

HUGHES.

Soit ! j’y réfléchirai. Mais après ceci, — la dernière chose… C’est une idée fixe. Il faut que je la réalise, pour m’en débarrasser. Rendez-moi ce service ; Joris, ce service de bonne amitié. J’ai besoin de vous et que vous soyez mon complice.

JORIS.

Comment comptez-vous faire ?

HUGHES.

Voici : comme Jane ne sait rien et que je ne peux rien lui dire, ce n’était pas facile ; j’ai imaginé de lui annoncer que vous travailliez à un tableau et rêviez de l’y peindre parmi les personnages de la scène, — une fête se passant il y a quelques années, — afin d’expliquer la toilette de façon démodée que je lui ferai voir à ce moment-là, la toilette que je lui donnerai pour celle du modèle. Alors je lui demanderai de l’essayer pour vous, qui deviez venir en juger et la solliciter en personne.

JORIS.

C’est assez bien combiné !… (Avec stupéfaction.) Mais alors, elle va venir… chez vous !

HUGHES.

C’est la première fois. Personne ne la verra. Il fait nuit.

JORIS.

Enfin, puisque vous tenez à votre idée !… Donc, quant à moi, je n’ai qu’à attendre ici ?

HUGHES.

Non. J’aime mieux être d’abord seul, seul à seul avec elle. Vous comprenez… pour toute l’illusion… Ah ! la minute où je la verrai ainsi ! Ce ne sera plus elle… ce sera Geneviève… l’ancien soir où elle fut si pâle et si belle, avec cette dernière robe…

JORIS.

Quand faut-il que je revienne ?

HUGHES.

Elle va arriver d’un moment à l’autre. Donc, revenez dans une demi-heure. Vous la verrez toute parée. Vous lui ferez un compliment banal… sur son bel air…

JORIS.

Et le tableau ?

HUGHES.

On n’en parlera plus… (Avec exaltation.) Et moi, j’aurai vécu la minute d’amour culminante, le recommencement total, l’illusion divine de la résurrection !… (On entend retentir la sonnette du vestibule.) Voilà qu’on sonne ! c’est Jane… Donc, dans une demi-heure. Passez plutôt par ici, par ma chambre à coucher. Vous sortirez de ce côté. Il vaut mieux qu’elle ne vous rencontre pas maintenant. Elle pourrait soupçonner une combinaison… À tout à l’heure !…

Joris sort.



Scène III


HUGHES, JANE, qui entre par la porte du fond, introduite par Barbe qui s’efface et referme la porte aussitôt.
HUGHES, s’avance pour l’embrasser.

Bonsoir, Jane.

JANE.

Attends… que j’ôte cette méchante voilette… elle m’étouffait !… Je ne l’ai mise que pour te faire plaisir.

HUGHES, d’un air inquiet.

On ne t’a pas vue entrer ?

JANE.

Il fait nuit noire… J’ôte aussi mon chapeau.

HUGHES.

Oui ; débarrasse-toi !

Il l’aide à enlever sa jaquette.
JANE. Elle va s’asseoir dans un fauteuil, vers la cheminée, et regarde autour d’elle.

C’est très beau, chez toi !… Oh ! ces grandes cheminées !… (Continuant l’inspection.) Tiens, tu as de vieux meubles… Pourquoi ne m’en as-tu pas donné de pareils ?… (Se chauffant les mains au feu.) Il fait bon ici ! pourquoi ne m’as-tu jamais laissé venir ?

HUGHES.

Pourquoi ! pourquoi ! Tu interroges comme un enfant. Tu le sais bien. Nous sommes dans une ville austère… une ville catholique… Rien n’est permis… Tout est scandale.

JANE.

Ah ! oui, c’est bien ennuyeux, cette ville !… Je m’y sens si fort une étrangère !… étrangère à la ville, aux gens, à tout, et même étrangère à toi-même !…

HUGHES.

Jane !

JANE.

C’est vrai. Je me demande souvent ce que je suis venue faire ici.

HUGHES.

Me rencontrer… La destinée combine tout,

JANE.

Peut-être… Moi, je n’ai jamais pu accomplir ce que j’aimais, dans ma vie. Tout est arrivé à mon insu, presque malgré moi. Ainsi tu m’as fait quitter le théâtre, m’installer ici : je ne voulais pas, — et je l’ai fait !

HUGHES.

Tu ne regrettes pas trop, au moins ?… Je t’ai donné tout ce que tu as voulu.

JANE.

Oui, tu es gentil…

Elle se lève et va l’embrasser.
HUGHES. Il l’enlace, l’incline sous son bras en la renversant.

Ah ! ton visage ! Tu ne sais pas tout ce que j’éprouve en regardant ton visage… Tes beaux cheveux ! Tu l’ignores ! mais je les connaissais, tes cheveux, avant de te connaître ! Et tes beaux yeux, tes yeux verts ! Ils sont couleur de l’eau… Et ils m’entraînent, si loin, si loin ! Je m’en vais dans du passé…

JANE, l’air étonné.

Vraiment ? Tu m’aimes, alors ?

HUGHES.

J’aime tes yeux, j’aime tes cheveux, et ton visage, et tout ton air… J’aime ta voix… Tu n’as besoin de rien me dire qui soit doux ou bon. Parle seulement. Parle comme si tu rêvais tout haut, comme si tu conversais avec un oiseau ou avec tes souvenirs… J’aime ta voix… Parle. Dis des choses sans suite et que je n’écouterai pas, pour n’entendre plus que ta voix seule… ta voix… ta voix !

JANE.

Mais si tu veux m’aimer, pourquoi restons-nous ici, dans cette ville si désagréable, où il faut se gêner sans cesse, se cacher ? Partons.

HUGHES, d’un air effrayé.

Oh ! ne dis pas cela, ne demande jamais cela ! J’ai besoin d’être ici. J’y suis venu exprès. Il y a des choses auxquelles on ne pense bien que dans Bruges… Je ne pourrais plus vivre ailleurs…

JANE.

On s’habitue…

HUGHES.

Songes-y pour toi-même.

JANE.

Oui ! j’essaie… Mais c’est la solitude qui me pèse tant ! Je ne connais presque personne. Et, quand je sors, on dirait une ville vide, où tout le monde dort ou est mort… On ne voit que des vieilles femmes du peuple, au long des rues…

HUGHES.

C’est vrai… il n’y a nulle part tant de vieilles femmes que dans les vieilles villes…

JANE.

Moi, je suis jeune… Ah ! si ce n’était pas pour toi ! Et puis, heureusement mes anciennes camarades de théâtre viennent parfois me voir… tu sais celles de ma troupe qui jouent ici, chaque semaine. La première fois, elles furent stupéfaites de me voir installée ainsi… Et jalouses ! Elles en étaient pâles ! Je leur ai dit que tu étais riche, riche… C’est un si grand plaisir de faire enrager ses amis !

HUGHES.

Tu me fais peur. Serais-tu féroce ?

JANE.

Peut-être, mais pour mes amis seulement.

HUGHES.

Et moi qui allais justement te proposer de nouvelles relations, puisque tu te plains d’être seule… je voulais te parler à ce sujet… Allons nous asseoir… (Il l’entraîne vers un fauteuil et s’assied à côté d’elle.) Tu te rappelles mon ami, Joris Borluut, le peintre dont nous avons déjà causé…

JANE.

Oui, je le connais de vue, je le rencontre souvent. Il est même très bien.

HUGHES.

Lui aussi… il t’a remarquée dans les rues quand tu passais… il te trouve belle… tout à fait plastique… et il voudrait te peindre…

JANE.

Voilà qui va me désennuyer… Est-ce un bon peintre, ton ami ?

HUGHES.

Tu jugeras. En tout cas, il est toujours agréable pour une femme, qu’on fasse son portrait… C’est une forme de l’hommage… Donc, il a un grand tableau en train, où tu figurerais. Il représente une fête se passant il y a quelques années. Tu aurais une toilette du moment. Il l’a même déjà envoyée ici… Tu pourras l’essayer… Lui-même viendra te voir ainsi et se rendra compte.

JANE.

Quand ?

HUGHES.

Ce soir, tout à l’heure.

JANE.

C’est très amusant !… Et où est-elle, cette toilette ?

HUGHES.

Je l’ai fait déposer dans ma chambre. (Ouvrant la porte de la pièce voisine.) Tiens ! regarde-la…

Jane pénètre dans la pièce voisine. — Hughes redescend sur le devant de la scène ; signes d’une violente émotion. — Jane, un instant après, reparaît.

JANE.

Elle est très belle ! Le corsage est tout brodé… Un peu démodée pourtant… on ne fait plus les jupes ainsi…

HUGHES.

Il y a aussi des bijoux, une parure pour compléter la toilette…

JANE.

Où sont-ils ?

HUGHES.

Dans ce tiroir. (Il désigne un petit secrétaire à gauche.) Tu les mettras tout à l’heure.

JANE.

Ah ! c’est très gai, maintenant… On me peindra ainsi dans un tableau… ?

HUGHES.

Et puis on fera également ton portrait, pour toi… avec cette toilette… Ce projet te plaît-il ?

JANE.

Il m’enchante !… Et quand vient-il me contempler, mon peintre ?

HUGHES.

Bientôt, tout de suite. Tu n’as que le temps… Va t’habiller, là, dans ma chambre.

JANE.

Oh ! ce ne sera pas long. Et sans habilleuse !… Je n’en avais pas, quand je jouais en province…

Jane pénètre rapidement dans la pièce voisine, dont la porte reste ouverte. Hughes, qui l’a accompagnée jusqu’au seuil, redescend vers le milieu de la scène.

HUGHES.

Dépêche-toi !

JANE, criant de la chambre voisine.

Oui !

HUGHES, d’un air tout à coup douloureux.

J’ai peur.

JANE, parlant de la chambre voisine.

Tu ne viens pas m’admirer ? Je serai très bien décolletée ainsi.

HUGHES.

J’aime mieux te voir en une seule fois, toute parée, toute changée, — tout à fait une autre.

JANE.

Comment, une autre ?

HUGHES, troublé et se rattrapant.

Mais oui ! celle que tu seras dans le tableau… (Un silence, tout à coup, à part.) Ah ! et les bijoux ? {{di|(Il se dirige vers le petit secrétaire à gauche, va pour l’ouvrir, indécis ; pantomime d’hésitation. Geste douloureux. Il finit par se décider ; ouvre un tiroir et en retire des écrins qu’il va déposer sur un guéridon proche.){{di| Ses bijoux… C’est la première fois que j’y touche depuis cinq années. Je n’osais pas. Ces écrins noirs me semblaient son cercueil… Je n’ai plus peur aujourd’hui. (Il ouvre les écrins avec exaltation.) Ô bijoux de Geneviève !… Ils sont ressuscités. C’est que Geneviève est revenue. Elle est là, dans la chambre à côté, elle va entrer, mettre ses bracelets, son collier de perles, ses bagues, comme autrefois !…

JANE.

Elle me va très bien, ma robe. Le corsage ne fait pas un pli. Et la jupe non plus. Tu ne me reconnaîtras plus.

HUGHES, dans un grand trouble.

Alors, tu es prête ?

JANE.

Une minute… Encore une agrafe… Voilà !

Jane apparaît au seuil de la porte à gauche, et se dirige vers Hughes qui lui tourne le dos, hésite et, très ému, se retourne enfin.

HUGHES, dont le visage se crispe, se bouleverse, les mains tendues.

Ah !

JANE.

Eh bien ? Suis-je belle ?

HUGHES, à part, balbutiant.

Je t’imaginais autrement… (À part, dans un grand désespoir.) Elle lui ressemble moins, maintenant ! Oui, oui… mais…

JANE, rieuse.

J’ai déjà l’air d’un portrait ! Ah !… et les bijoux que j’oubliais !…

Elle se retourne vers la table, va rouvrir les écrins.

HUGHES, fiévreux, impérieux.

C’est inutile… Tu es bien ainsi.

JANE.

Je serais mieux.

HUGHES, l’arrêtant, égaré.

Oh ! non ! pas cela… laisse-les… pas cela !…

Il saisit vivement les écrins et va les déposer dans le tiroir du secrétaire, à gauche.

JANE, étonnée.

Qu’y a-t-il ?… Qu’est-ce qui te prend ?

HUGHES, se précipitant à genoux, baise le bas de la jupe, se cache la tête dans la jupe et sanglote.

Ah ! cette robe ! cette robe ! la dernière fois qu’elle l’a mise… une seule fois…

JANE, stupéfaite.

Tu deviens fou ?

HUGHES, se levant, d’un air d’irritation, la contemplant.

Jane… rhabille-toi !… Je ne peux plus te voir ainsi. Dépêche toi !… Rhabille-toi… Va-t’en… Va-t’en !…

JANE.

Qu’as-tu ?… Qu’est-ce que tout cela signifie ?

HUGHES, de plus en plus agité.

Tu le sauras… un jour… plus tard… demain… j’irai chez toi demain… Rhabille-toi. Je ne peux plus te voir ainsi. (À ce moment, retentit la sonnerie du vestibule.) Tu entends. On a sonné… c’est Borluut… Je ne veux pas non plus qu’il te voie ainsi, devant moi.

JANE.

Mais il vient pour cela… Tu me disais…

HUGHES, réfléchissant.

Oui ! c’est vrai… (Très agité.) Eh bien ! arrange-toi avec lui… Je souffre trop… Il t’expliquera… Moi, je sors un moment. Je ne peux plus te voir… j’ai besoin d’être seul… je ne peux plus te voir ainsi…

Il s’en va par la porte de la chambre à coucher, qu’il referme fiévreusement.

JANE, stupéfaite.

Qu’est-ce que tout cela veut dire ?…



Scène IV


JANE, JORIS, qui rentre par la porte du milieu.
JORIS, saluant.

Madame… Hughes n’est pas là ?

JANE.

Je ne sais pas ce qui lui a pris… il vient de s’en aller par là, comme un fou…

JORIS.

Une douleur brusque, probablement… Il va revenir…

JANE.

Je n’y comprends rien… Il m’avait fait habiller ainsi, pour vous, paraît-il… Vous êtes bien son ami, le peintre ?

JORIS.

Oui.

JANE.

Je vous connaissais de vue… Je vous ai souvent remarqué… Vous avez une tête d’artiste… Et j’aime les artistes, moi… (Aimable.) Oui, il paraît que vous désirez me peindre.

JORIS.

J’avais eu cette idée, en effet…

JANE.

Et vous ne l’avez plus ?… Alors, vous me trouvez laide ainsi !…

JORIS.

Au contraire, vous êtes très bien…

JANE.

Je serais mieux sans cette toilette ancienne. C’est vous qui vouliez me voir ainsi, n’est-ce pas ? Mais je désire que vous me voyiez aussi autrement.

JORIS.

Nous en causerons avec Hughes.

JANE.

C’est inutile. Il est si ennuyeux ! Combinons cela ensemble. Vous m’avez l’air très gentil. Bien plus gentil que lui… Voulez-vous que j’aille chez vous, un de ces jours ?… Mais puisque vous songez à me peindre, j’aimerais mieux mon portrait que figurer dans un grand tableau.

JORIS, évasivement.

Nous verrons.

JANE.

Vous me peindriez moi, moi toute seule : je ne suis pas trop mal, vous verrez. Mes cheveux sont très longs, quand je suis décoiffée… Ils me couvrent tout entière. Cela vous inspirera peut-être.

JORIS.

Je ne peins que des tableaux religieux, des antiquailles…

JANE, hardie, le regardant dans les yeux.

Vous ne peignez jamais de nu ?…

JORIS.

Non… Autrefois !…

JANE.

J’irai vous visiter, un de ces jours, à votre atelier… J’aimerais tant vous voir peindre ! Nous causerons. Ce sera très gai ! Voulez-vous demain ? Mais que Hughes n’en sache rien. C’est… un rendez-vous que nous nous donnons… car vous me plaisez beaucoup… beaucoup…

JORIS.

Prenez garde… Hughes pourrait nous entendre… et se méprendre… Il va rentrer sans doute, d’une seconde à l’autre… et il souffre déjà suffisamment.

JANE.

Oh ! lui, je m’en moque !…

JORIS.

Mais moi, je suis son ami loyal, son seul ami.

JANE.

C’est précisément pour cela que vous me tentez… Je n’aime que ce qui est défendu. Donc, demain après-midi, est-ce convenu ?

On entend le bruit de la porte du milieu qui va s’ouvrir.

JORIS.

Taisons-nous ! Hughes…



Scène V


JORIS, JANE, HUGHES, qui rentre par la porte du milieu.
HUGHES, le visage bouleversé.

Tu es encore là, avec cette robe !… Va te rhabiller… tout de suite… Je ne peux plus te voir ainsi…

JANE.

M’expliqueras-tu, à la fin ?…

HUGHES.

Plus tard… un jour… va… Je ne peux plus te voir ainsi… Rhabille-toi !… Je ne veux pas non plus que mon ami te voie ainsi davantage. (Montrant la chambre.) Va là… va-t’en vite ! (La poussant par les épaules.) Mais va-t’en donc !

Il la bouscule vers la chambre à coucher, dont il ferme la porte en la faisant battre, après que Jane y a disparu, ahurie, stupéfaite.



Scène VI


HUGHES, JORIS.
JORIS.

Eh bien ?

HUGHES, se prenant la tête dans les mains.

Oh !

JORIS.

Elle est belle ainsi !

HUGHES, avec désespoir.

Oui, mais elle fut moins l’autre…

JORIS.

C’était l’impossible !

HUGHES.

La robe m’est restée distincte… Je n’ai plus vu que la robe, la robe des années heureuses…

JORIS.

La robe de l’une et la chair de l’autre.

HUGHES.

Oui, sa peau, ses seins… tout cela qui m’est apparu instantanément comme des péchés, comme mes péchés… Je me suis senti sacrilège… Qu’allez-vous penser de moi, Joris ?

JORIS.

Déjà je vous avais mis en garde…

HUGHES.

Oui ! mais c’est fini… Je romprai… j’ai honte… Cette Jane me fait horreur… Ô Geneviève ! Geneviève !

Il tombe dans un fauteuil. — Crise de larmes.
JORIS, apitoyé, s’approchant du fauteuil.

La morte elle-même vous pardonnerait, puisque ce ne fut que par amour d’elle…

HUGHES.

Oh ! oui ! Et c’est un peu sa faute… Je ne la voyais plus… Au commencement, je la revoyais sans cesse. Elle me revenait en rêve, vivante, presque présente. J’ai tout fait pour entretenir son souvenir, pour me rapprocher d’elle… J’ai prié, j’ai couru les églises, j’ai demandé à Dieu de mourir, puisque la Foi promet qu’on se retrouve… J’ai essayé aussi de m’en rapprocher plus vite, tout de suite… Oui, Joris, la douleur m’égara… J’ai cru ce que je voulais croire… De la magie, du spiritisme… Je l’ai invoquée… Je me suis imaginé communiquer avec son esprit, voir ses mains dans l’obscurité, entendre les bruits frappeurs, sa voix, la voir elle-même, la toucher, l’étreindre… J’ai fréquenté des spirites… Mille folies de mon désespoir… Je ne la voyais plus… Alors cette Jane s’est trouvée sur mon chemin, avec le miracle effrayant de sa ressemblance… Mais c’est un jeu pire encore que les autres. Je m’en rends compte maintenant… C’est fini… je vais guérir…

JORIS.

J’en serai bien heureux, car cette liaison vous compromettait trop, vraiment.

HUGHES.

Comment ? On le sait, alors ?

JORIS.

Tout le monde… Vous êtes la fable de la ville… Ce veuf ! Ce veuf inconsolable !… On s’indigne et on se moque… Votre grand deuil est tombé dans le ridicule et votre douleur dans les risées. Voilà ce que je ne pouvais pas supporter pour vous.

HUGHES.

Oh ! oui… c’est pire que tout… Ma femme morte, il faut qu’on la respecte. Elle est sacrée. C’est pire que tout.

JORIS.

Enfin !… Vous voyez clair maintenant.

HUGHES.

Je suis coupable ! Je suis indigne ! Je suis le prêtre qui a trahi son culte… Oui, Joris, je suis le défroqué de la douleur.

JORIS.

Vous êtes sauvé, au contraire.

HUGHES, tout à coup pensif, suivant une réflexion.

Mais elle, que vais-je lui inventer ? Il faut qu’elle parte… ailleurs, loin, pour toujours… Je ne veux plus la voir. Elle me fait horreur !… Voulez-vous l’y décider, Joris ?

JORIS.

Ce sera difficile. Elle se cramponnera.

HUGHES.

Pourquoi ?

JORIS, après une hésitation.

Vous êtes riche…

HUGHES.

Ah ! c’est affreux, cela !

JORIS.

Et puis, elle aura d’autres motifs de ne pas quitter la ville.

HUGHES.

Comment, d’autres motifs ?

JORIS.

Parlons plus bas… Elle pourrait nous entendre… (Se rapprochant de Hughes et se décidant.) Vous voulez, c’est vous qui voulez que je parle : tant pis, je le fais, parce que la minute est suprême, et que cela vous délivre. Elle a plus d’une liaison ici.

HUGHES.

Ah ! d’autres amants !

JORIS.

Oui.

HUGHES.

Plusieurs ?

JORIS.

Beaucoup.

HUGHES.

Mais alors, c’est plus mal encore, ce que j’ai fait. J’ai davantage avili mon amour… Et je suis plus indigne, de toute son indignité. Pourquoi ne m’avertissiez-vous pas, Joris ?

JORIS.

J’ai cru que vous l’aimiez, malgré ce que vous disiez…

HUGHES.

Et la morte ?… Comment, vous qui êtes mon ami, vous comprenez si peu mon âme. (Avec amertume.) Elle est cependant bien facile à comprendre… Mais ce que vous me révélez maintenant, vous en êtes sûr ?

JORIS.

Plus que personne. C’est une femme vicieuse, méchante. Je sais des détails…

HUGHES, lui prenant les mains, très ému.

Merci, Joris… Je me suis ressaisi… Je vais rompre tout de suite… Ah ! des amants ! (Réfléchissant.) Cela m’importe peu, après tout, puisque je ne l’aimais pas… C’est pour une autre raison que je ne pourrai plus la voir… Car elle a fait pire que me tromper.

JORIS.

Que voulez-vous dire ?

HUGHES.

Elle a trompé mon rêve. (Il éclate en sanglots, tombe dans les bras de son ami, joint les mains et gémit.) Ô pardon, Geneviève !… Pardon !… Pardon !…




ACTE TROISIÈME


Un quai de Bruges, le soir, dix heures ; solitude, silence. — Un canal s’allonge des deux côtés, parallèlement à la rampe. — Au milieu, un pont qui mène sur l’autre rive du quai, où s’alignent des maisons à pignons ; l’une a les fenêtres du premier étage éclairées. — Au premier plan, à droite, un terre-plein planté de vieux arbres ; un banc. — Temps brumeux ; clair de lune et brouillard par alternatives.




Scène PREMIÈRE


HUGHES, JORIS, venant ensemble par la gauche, d’un pas de flânerie, qui s’attarde.
JORIS.

Vous voilà arrivé. Je vous quitte.

HUGHES.

Encore un moment…

JORIS, désignant une maison sur l’autre rive du quai.

Ses fenêtres sont éclairées.

HUGHES.

Je n’y vais pas encore.

JORIS.

Elle vous attend ?

HUGHES.

Non ! Je ne lui annonce jamais ma venue…

JORIS.

Vous n’êtes pas sûr d’elle.

HUGHES.

D’abord, je ne suis pas sûr de moi. Je sors, je m’achemine ici. Puis, arrivé, je rebrousse chemin, je tournoie. Je m’embrouille dans l’écheveau des rues grises. Je reviens. Alors, j’ai peur qu’elle soit sortie, qu’elle soit je ne sais où… Et, en même temps, je tremble de la trouver chez elle, de me retrouver face à face avec elle.

JORIS.

Vous souffrez ?

HUGHES.

Ah ! si j’avais écouté vos conseils !

JORIS.

Les conseils ! C’est comme les remèdes qu’on recommande aux autres, et qu’on ne suit jamais soi-même.

HUGHES.

Vous, vous êtes heureux !

JORIS.

Qui sait si je ne donnerais pas ce que vous appelez mon bonheur pour ce que vous nommez vos peines ? On se sent si seul par ces belles nuits !…

HUGHES.

Oui ! ces belles nuits de Bruges, aux prestiges frêles… La ville dans le brouillard a l’air presque irréelle… Et cela fait souffrir davantage…

JORIS.

Et elle ?

HUGHES.

Toujours la même !

JORIS.

Avec des dents de proie dans son visage de rêve !

HUGHES.

Des dents qui me dévorent… Je n’ai pas eu la force de rompre quand il fallait… Vous vous rappelez, Joris, mon soir de sacrilège… Je croyais en finir, la quitter, elle me faisait horreur ! Dès le lendemain, elle m’a repris, autrement, par ses caresses, ses baisers savants… Ah ! la misère de notre corps… Cette Jane a lié ma chair à sa chair… Et pourtant, je la déteste…

JORIS.

Elle est méchante ?…

HUGHES.

Oui ! Et l’intimité l’a rendue à elle-même.

JORIS.

Les vieux relents des petits théâtres !

HUGHES.

Des propos libres, une grossièreté ! Et tout cela avec la voix de l’autre… C’est comme une horrible parodie de mon amour.

JORIS.

Vous comparez…

HUGHES.

C’est ce qui me fait le plus mal. Je pourrais encore m’enchanter de sa voix, mais je souffre trop des paroles qu’elle dit…

JORIS.

C’est donc bien fini, de vous illusionner ?…

HUGHES.

Je suis renseigné sur tout : son passé, mille folies, et des désordres que je ne veux pas approfondir !…

JORIS.

J’avais donc raison !…

HUGHES.

Je ne sais pas… je ne sais rien, sinon que je ne peux plus me passer d’elle… Tenez ! Le mois dernier, elle est partie, cinq jours seulement. Elle a inventé que sa sœur était très malade… Eh bien ! ces cinq jours furent infinissables. Je me suis senti si désemparé ! Dans une si insupportable solitude ! Être seul, c’est ce dont s’épouvantent les mourants. Être seul, c’est la définition de la mort…

JORIS.

Elle vous tient bien !

HUGHES.

C’est inexplicable. Car je la hais, par moments.

JORIS.

C’est cela, l’amour.

HUGHES.

Oh ! non, je la hais de vraie haine, par moments. Je la hais de tout mon culte avili, de m’avoir fait déchoir vis-à-vis de moi-même. J’étais si haut, dans un si pur rêve, dans une si noble douleur ! J’avais monté jusqu’à la beauté mystique du deuil. C’est elle qui m’a fait tomber. Je sais maintenant, à cause d’elle, qu’on ne peut pas vivre dans l’idéal, que la réalité nous attire comme la terre, qu’elle nous ressaisit, nous prend et nous souille, malgré nous. On ne monte plus haut que pour choir plus bas, plus mal, plus gravement. J’ai voulu planer avec une âme, et j’aboutis à un corps vil. Et, cependant ce corps m’obsède, m’affole de son odeur, m’emprisonne dans son ombre.

JORIS.

Vieille histoire : on veut faire l’ange et on fait la bête.

HUGHES.

Oui ! mais mon supplice, à moi, c’est de faire l’un et l’autre à la fois. Je suis enchaîné à cette Jane par tout ce qu’il y a de boue originelle dans sa chair, et je reste uni à ma morte par tout ce qu’il y a de lumière première dans mon âme. Je suis trop humain — et trop divin.

JORIS.

C’est la vie.

HUGHES.

Alors, elle est affreuse, la vie ! Et cette Jane me l’a rendue plus affreuse. Dire que je cherchais l’autre en elle !… Et qu’elle a le même visage avec une âme d’enfer !… L’autre, si pure, si bonne !… C’est même ce qui m’afflige le plus en ce moment, d’avoir profané sa mémoire. J’ai des remords… Je me sens en faute… Je l’ai contristée… je le sais.

JORIS.

Les morts nous oublient vite, soyez sûr, en supposant qu’ils se survivent. Aussi vite que nous, les vivants, nous les oublions.

HUGHES.

Il n’empêche que j’ai revu Geneviève… Vous ne croyez pas, Joris, à ces effrayants mystères de l’invisible… Pourtant, c’est ainsi ; je la revois ; je ne la voyais plus. Elle est revenue. Elle me fait des reproches, mais si doucement ! La semaine dernière j’en ai rêvé… Elle m’est réapparue, toute pâle, en tunique blanche. Elle me demanda de ne pas l’oublier… Depuis, il me semble, à chaque instant, que je la revois… Elle est près de moi, elle m’accompagne, elle me suit, toute en larmes. Elle me parle ; j’entends sa voix… C’est une présence presque physique… Dans le soir, je la sens, elle flotte au loin, le brouillard se déplie… C’est son linceul. Elle va en sortir. Et tout à coup elle se trouve près de moi, elle-même, très réellement…

JORIS.

Vous n’avez pas cessé de vivre en pensée avec elle… L’idée fixe crée de ces phénomènes.

HUGHES.

Peut-être. Et puis aussi, il y a des fluides…

JORIS.

Alors vous l’évoquez ?

HUGHES.

Je ne me rends pas compte moi-même… Je ne sais plus où en sont mes yeux… je ne sais plus où en est mon âme ! Je subis tout, je ne réagis plus… Tenez, je deviens comme ce canal qui est là, inerte, entre la vraie lune, trop lointaine dans le fond du ciel, et une deuxième lune, la lune mirée, la lune fausse et qui ressemble…

JORIS.

Il n’y a donc plus qu’à vous laisser vivre !

HUGHES.

C’est ce que je fais. J’ai honte, et je continue… je souffre, et je recommence… entre ces deux femmes !

JORIS.

Moi, je n’aurais pas ce courage.

HUGHES.

Certes, quand je songe à ce que j’ai déjà souffert par celle-là… (Il montre d’un geste de colère la maison de Jane.) j’ai l’envie d’en finir, de m’en retourner d’un trait, de ne plus jamais la revoir…

JORIS.

Sans doute, cela vaudrait mieux. Décidez-vous tout de suite. C’est ainsi qu’on se guérit. Retournons ensemble.

HUGHES.

Pas encore… pas aujourd’hui… J’ai à lui parler… je voudrais savoir… je voudrais la confondre, ce soir…

JORIS.

Je m’y attendais bien. Alors, je vous laisse… puisque vous allez chez elle… Moi, je me couche tôt, pour travailler de bonne heure… (Il tend la main à Hughes.) Au revoir !

HUGHES.

Vous devez me trouver bien lâche ?

JORIS.

Au contraire !… Il est facile de quitter une femme qui vous fait du mal. Ce qui est courageux, c’est de la subir, de porter son fardeau de souffrance.

HUGHES.

Non ! non ! je suis lâche !

JORIS.

Le lâche est celui qui fuit la douleur… Vous, vous osez l’affronter. C’est la pire ennemie. Elle fait des blessures qui ne saignent pas et des héros qu’on méprise. Vous êtes un de ces héros silencieux de la douleur… Je vous admire… Je vous plains.

HUGHES, très ému, se rapproche. Les deux hommes s’étreignent.

Vous êtes bon !… Au revoir… Au revoir…

Joris sort.



Scène II


HUGHES, seul. Il regarde la maison aux fenêtres éclairées, paraît indécis, se dirige vers les arbres, à droite, se laisse tomber sur le banc.

Joris dit cela par pitié… Je suis lâche !… lâche !… Ma pauvre morte !… Es-tu là ?… Dès que je suis seul, je recommence à la voir, avec son air de reproche… Aujourd’hui j’ai peur… que pourrais-je répondre à ton visage en larmes ?… (Il se lève, comme s’il s’était décidé brusquement.) Allons plutôt chez Jane.

Il fait quelques pas, il va s’engager sur le pont. Tout à coup, il s’arrête, s’entend appeler par son nom, se retourne, voit à l’entrée du pont une forme indécise, appuyée au parapet et dont le buste seul dépasse. — C’est Geneviève qui le regarde, toute blanche.



Scène III


HUGHES, GENEVIÈVE.
GENEVIÈVE, d’une voix de rêve.

Hughes… Hughes !

HUGHES.

Ah ! c’est encore elle ! Je la sentais bien, dans l’air de ce soir !…

D’un air découragé, il se dirige vers le banc.
GENEVIÈVE.

Tu m’attendais, n’est-ce pas ? Tous les hommes savent bien que les morts reviennent… C’est pourquoi ils n’en disent jamais de mal. Ils les redoutent.

HUGHES, l’air effrayé, comme de reproches possibles.

Moi, ma Geneviève, j’ai respecté ta mémoire !

GENEVIÈVE.

Je t’ai vu triste. Ne sois pas si triste ! Souviens-toi de nous… Notre amour est plus fort que la mort… Tout est encore, puisque tu n’as rien oublié…

HUGHES.

Rien !…

GENEVIÈVE.

Rappelle-toi les commencements. Un soir de brume aussi… dans le parc du grand château… nos premiers aveux. Nos doigts étaient ensemble aux roses d’un bouquet…

HUGHES.

Je me rappelle…

GENEVIÈVE.

Et puis tu as ôté les bagues de mes doigts, et, par jeu, tu les glissais aux tiens.

HUGHES.

Je me rappelle…

GENEVIÈVE.

Ah ! nous avons été des amants frénétiques. La mariée blanche devint l’épouse de feu… Nos baisers ! Certains soirs, tu disais qu’ils avaient un goût de fruit, que toute ma chair exhalait une odeur d’ananas. Nos baisers ! Nos baisers !… Ce sont eux, il me semble, qui, maintenant, habillent mon âme…

HUGHES.

Ne me rappelle pas tout ce passé…

GENEVIÈVE.

Il n’y a pas de passé, pour ceux qui s’aiment… Il n’y a qu’un temps, toujours le même, et qui ressemble à l’éternité. Ce qui fut, sera toujours.

HUGHES.

Oui, mon amour !…

GENEVIÈVE.

Notre amour !… Parlons de nous… Te rappelles-tu mes cheveux ? Tu les aimais tant ! Tu les dénouais, tu les maniais, tu les déroulais en méandres. Tu y plongeais la tête comme dans une eau tiède pleine de soleil.

HUGHES.

Je me rappelle…

GENEVIÈVE.

En partant, je te les ai laissés, mes cheveux ! Je n’en ai plus qu’un peu, qui me serre les tempes, comme une couronne pauvre… Ce trésor d’or, tu l’as pris. Ah ! comme ç’a été bon pour toi, quand je commençai d’être absente, de garder ce quelque chose qui avait été bien à moi.

HUGHES.

Je me rappelle…

GENEVIÈVE.

Ainsi je continuais à être un peu vivante auprès de toi. C’est en ses cheveux qu’on se survit… C’est notre portion d’immortalité… Par eux, je suis dans ta maison. Ma chevelure est l’âme de ta maison ; elle est mon âme dans ta maison, qui veille, tendre, aimante, jalouse, inviolable…

HUGHES.

Mais, pas une minute, je n’ai cessé de t’aimer. Il n’y a que toi, toujours toi…

GENEVIÈVE.

Toujours nous, — nous deux !… Il n’y a que nous deux, dans cette ville morte. C’est pour y être seul avec moi que tu es venu ici. Tu m’avais perdue, tu m’as retrouvée… Au fil des vieux canaux, je fus ton Ophélie. Dans les cloches, tu entendis ma voix qui s’éloignait, se rapprochait, croissait ou décroissait… Et ce soir, dans le brouillard, tu m’as cherchée, car c’est un linceul dont tu me déshabilles !

HUGHES.

Oui !… il n’y a que toi. C’est toi seule que je cherche, partout !

GENEVIÈVE.

Je ne veux pas que tu m’oublies… J’ai si peur que tu ne m’oublies !…

HUGHES.

Non ! la vie ne me ressaisira pas…

GENEVIÈVE.

Je veux te croire… C’est vrai que tu es aussi pâle que moi…

HUGHES.

Toi seule, je t’aime !

GENEVIÈVE.

Tu dis bien vrai ?

HUGHES.

Oui, l’autre, c’est encore une façon de t’aimer… Je ne l’ai voulue que parce qu’elle te ressemble… tu le sais bien, n’est-ce pas ?

GENEVIÈVE.

Je ne sais que nous deux… Je ne veux qu’être aimée, — et tu m’aimes, dis-tu. C’est assez. Le reste, qu’importe ? C’est la vie… Je n’en sais plus rien… Nous ne nous joignons plus que par l’amour… C’est le contact immortel. Si tu ne m’aimais plus, tu ne me verrais plus.

HUGHES.

Alors, toi aussi, tu m’aimes encore… Tu me vois aussi. Tu vois tout. Et tu ne m’en veux pas… Tu pardonnes ! Dis que tu me pardonnes…

GENEVIÈVE.

Puisque tu m’aimes !… C’est tout ce qui, de toi et de la vie, peut se communiquer à moi, parce que c’est de l’éternité aussi, l’amour… Le reste, je l’ignore, je ne sais pas, je ne sais plus…

HUGHES, se levant, avec exaltation, comme délivré d’un poids énorme.

Ah ! tu es bonne ! Je t’aime… Tu comprends… Tu vois les choses comme Dieu les voit, comme on les voit de l’autre côté de la vie… (Il fait un pas vers l’apparition, et, d’un ton de prière, regardant la maison d’en face aux fenêtres éclairées.) Laisse-moi y aller !

Au même moment, l’apparition pâlit, s’efface, disparaît.



Scène IV


HUGHES, seul, revenant vers le banc, l’air découragé.

Elle est partie !… (Il appelle.) Geneviève !… Elle était pâle comme la lune… Elle est rentrée dans le brouillard comme la lune !… Ah ! comme je me sens seul !…

Dans le silence, on entend le bruit d’une porte qui bat en se refermant sur l’autre rive du quai ; — c’est la porte de la maison aux fenêtres éclairées. — Jane sort de chez elle, elle s’avance, traverse le pont. — Durant ce temps, Hughes fait une mimique de stupéfaction.



Scène V


HUGHES, JANE.
HUGHES.

C’est elle !… À pareille heure !… (Il s’avance vers elle, exalté.) Elle n’ose pas recevoir chez elle… et elle court à des rendez-vous, la nuit… (S’approchant de Jane.) Ah ! te voilà !… (Puis, éclatant.) Où vas-tu, misérable !

JANE.

Et toi ?

HUGHES, il la prend aux poignets.

Réponds. Que fais-tu ? Chez qui allais-tu ?

JANE.

Où je veux ! Chez mon amant…

HUGHES.

Dis plutôt : tes amants ! Je savais bien que je te surprendrais ce soir. J’en avais le pressentiment…

JANE, ricanant.

Tu es malin ! Je t’avais vu !

HUGHES.

Tu mens !

JANE.

Voilà une heure que tu es là à m’espionner. Et les autres soirs, tu crois que je ne t’aperçois pas de mes fenêtres ?

HUGHES, d’un ton qui espère.

Alors, tu n’allais chez personne ?

JANE.

Si, si, j’étais attendue… et j’y vais !

HUGHES.

Tu n’iras pas. Prends garde.

JANE.

Oh ! oh ! mais cela n’est plus de ton âge de jouer l’Othello… Tu es grotesque !

HUGHES, plus exaspéré.

Prends garde !

JANE.

À quoi ?… Tu t’imagines que je tiens à toi, peut-être ? Je suis jeune…

HUGHES.

Et moi ? tu crois que je t’aime ?… T’aimer ? toi ?… toi ?… J’ai voulu ton corps, ta chair… de ta volupté…

JANE.

Moi j’ai voulu de ton argent… Nous sommes quittes.

HUGHES.

Ah ! cruelle !… cynique !… Mais je te haïrais, si je t’avais aimée, après tout ce que tu m’as fait endurer… Jamais une minute, je ne t’ai aimée. D’abord, j’en aimais une autre.

JANE, narguant.

Ah !… Et elle est partie !… Elle a bien fait.

HUGHES.

Tais-toi ! ou je dis ce qui va t’humilier ! C’est mon secret tragique, et j’osais à peine le chuchoter à la nuit. Mais il faut que je te le révèle, à la fin, puisque tu souilles en toi mon amour !… Tu n’as donc rien deviné ? Je ne maniais tes cheveux que parce qu’ils sont ceux de l’autre ; je ne t’écoutais que parce que j’entendais sa voix dans la tienne… Et vos yeux sont les mêmes ! Et jusque dans tes bras, j’ai tâché de sentir ses étreintes, sa peau douce, l’odeur intime de sa chair, la même, aussi la même… Voilà comment tu as cru que je t’aimais !

JANE, ricanant.

Eh bien, retourne près d’elle tout de suite…

HUGHES.

Ah ! si c’était possible !… Mais elle est de l’autre côté de la vie, où personne ne va… Si je pouvais mourir, moi aussi !

JANE.

C’est donc une morte… une ancienne maîtresse ?

HUGHES.

Prends garde ! (Il promène les yeux avec effroi autour de lui.) Si elle t’entendait !… Ne parle pas d’elle ! Elle fut l’épouse — la noble et la sainte — la si bonne !… Toi, tu m’as fait souffrir, tu m’as avili. Tu m’as offert l’image indigne de ce que je vénérais.

JANE.

Je comprends, maintenant !… tant de choses que je ne comprenais pas !… Et cette scène que tu n’avais jamais voulu m’expliquer : la robe, les écrins… C’était à elle ?

HUGHES.

Oui ! la folie d’un soir, pour que tu lui ressembles davantage… tu ne confonds plus maintenant… Tu te rends compte que je ne t’aime pas, que je ne t’ai jamais aimée… Tu as été pour moi le simulacre, vite fini, hélas ! Puis tu m’as pris, tu m’as tenu par ce qu’il y a de vil et de bas dans la pauvre humanité que nous sommes… Mais maintenant je me ressaisis… Je me délivre… J’étais venu pour te surprendre. Je connaissais ta vie, tes désordres, tes amants… Ce soir, je t’ai surprise. C’est fini. C’est le dernier soir entre nous… (Éclatant en sanglots.) Ah ! que je suis malheureux !

Il va s’affaler sur un banc.
JANE, astucieuse, profitant du moment de faiblesse de Hughes pour le reprendre, s’approche de lui, lui met la main sur l’épaule.

Mais non ! rien n’est arrivé ! Tu exagères !… Je n’allais nulle part… Je sortais un peu… J’étais énervée… Et la nuit calme.

HUGHES, inquiet.

Au contraire !… il y a des voix, il y a des présences dans la nuit…

JANE.

Il y a ma présence… Il y a ma voix !… Je suis à toi, n’est-ce pas assez ?

HUGHES.

Et à d’autres.

JANE.

Tu étais jaloux ! Tu vois bien que tu m’aimais un peu…

HUGHES.

Je te désirais… Et à cause de cela, peut-être !… C’est affreux d’en convenir. Mais il me semblait que tu étais plus excitante de tous les désirs qui se posaient sur toi…

JANE, câline.

Maintenant, tu ne veux plus ?

HUGHES, se levant, l’air bouleversé.

Non ! C’est ta faute… Laisse-moi… Je m’en vais… C’est fini…

JANE, s’approche d’une voix caressante.

Faisons la paix… (Elle lui jette les bras autour du cou, et, collant son corps contre le sien.) Regarde-moi ! Regarde mon visage. Il est à toi. Et mes yeux — mes yeux verts, comme tu disais… Et mes cheveux, que tu aimais tant à dénouer, à laisser flotter, mes cheveux qui caressent aussi… et mes lèvres…

HUGHES.

Ah ! oui, tes lèvres…

JANE.

Mes lèvres qui savent les baisers…

HUGHES, à demi vaincu.

Oui, tes baisers…

JANE.

Et tout mon corps…

HUGHES.

Ah ! ne parle pas ainsi. Tu m’affoles !

JANE, plus tentatrice.

Ce sera comme au commencement, nos premières nuits…

HUGHES, égaré.

Voilà de nouveau que tu m’as tenté ; tu m’as vaincu ! Je te cède encore… Je ne peux plus me passer de toi… mais je ne t’aime pas ! C’est bien convenu, n’est-ce pas ?… je ne t’aime pas. Je te désire. Je retourne à toi comme on retourne à son péché. Je te veux par cette sorte d’aberration sadique qui est au fond de nous… cette fureur mystérieuse de chercher son propre avilissement… Donne-moi ta bouche. Je veux ta bouche…

JANE, profitant de l’avantage qu’elle a repris.

Alors, tu promets que tu ne me feras plus de scènes… Et plus de jalousies absurdes… Je vis à ma guise ! je m’appartiens !… Et tu ne m’espionneras plus, le soir surtout. — Sinon, c’est moi qui partirai.

HUGHES.

Oh ! non, ne pars jamais ! J’ai besoin de toi !

JANE.

Allons ! méchant ! ingrat ! Rentrons !

HUGHES, soudain effrayé, fouillant la nuit aux alentours.

Non ! pas aujourd’hui ! — un autre jour… demain… En ce moment, il y a peut-être une personne qui nous épie, qui marche autour de nous dans le brouillard…

JANE.

Il n’y a que nous deux… Viens…

HUGHES.

Je n’ose pas.

JANE.

Tu auras mes cheveux que tu aimes tant quand ils sont dénoués… et tout moi !

HUGHES, avec frénésie.

Et tout toi ! toi… toi. Je veux me saouler de toi pour oublier, comme on se saoule de vin !… (Avec égarement.) De l’oubli !… De l’oubli !…

Il la prend à la taille et ils s’acheminent par le pont, vers la demeure aux fenêtres éclairées.




ACTE QUATRIÈME


Même décor qu’au premier acte, c’est-à-dire le grand salon du rez-de-chaussée, plein de portraits, de souvenirs. — Le salon est orné d’objets religieux ; des chandeliers, statuettes, crucifix, sont disposés sur deux petites tables, devant les deux fenêtres.




Scène PREMIÈRE


BARBE, SŒUR ROSALIE.

Au lever du rideau, Barbe achève de faire des préparatifs.

BARBE.

Enfin, je vais avoir fini… À quelle heure sort la procession du Saint-Sang ?

SŒUR ROSALIE.

À dix heures… C’est bientôt…

BARBE.

Il m’a fallu me dépêcher !… Je suis allée à la messe et à la communion, ce matin. Et c’est long, tous ces candélabres, ces vases en vermeil, à nettoyer et à polir.

SŒUR ROSALIE.

Ils brillent comme des miroirs.

BARBE.

Et mes petites tables, sont-elles bien parées ?

SŒUR ROSALIE.

De vrais reposoirs.

BARBE.

Il faudra les voir surtout quand j’aurai allumé les bougies.

SŒUR ROSALIE.

C’est très bien, Barbe. Je vous en félicite.

BARBE.

C’est si amusant !… Je voudrais que ce fût plus souvent jour de procession. Je me suis cru tout le temps une sœur de sacristie… Quand j’entrerai au Béguinage, je tâcherai d’y obtenir cette charge. Manier les objets du culte, les nappes d’autel, des images religieuses, c’est un peu pour moi comme si je touchais au bon Dieu…

SŒUR ROSALIE.

À ce propos, est-ce qu’elle augmente, votre petite rente ?

BARBE.

Pas beaucoup. Depuis la dernière fois que nous en avons parlé, je n’ai économisé que deux cents francs. C’est bien lent…

SŒUR ROSALIE.

Pourtant il faudrait — il serait nécessaire — que vous pussiez entrer tout de suite au Béguinage, partir d’ici.

BARBE, étonnée du ton catégorique de la béguine.

Que voulez-vous dire ?

SŒUR ROSALIE.

Une chose grave… C’est pour cela que je suis venue… Et j’ai choisi ce jour-ci, parce que Notre-Seigneur est en vous… Vous comprendrez mieux…

BARBE.

Vous m’effrayez, sœur Rosalie. Qu’y a-t-il ?

SŒUR ROSALIE.

Un conseil, une règle de conduite que ma conscience m’oblige à vous donner.

BARBE.

Je n’ai rien fait de mal.

SŒUR ROSALIE.

On pèche aussi par abstention.

BARBE.

Expliquez-moi, ma sœur ; je ne comprends pas bien.

SŒUR ROSALIE.

Je vous ai dit que c’était une chose grave. Il ne s’agit pas encore du présent, mais il faut vous avertir pour l’avenir, et cet avenir peut être immédiat. Voici : il sera peut-être nécessaire que vous changiez de service.

BARBE.

Changer de service ! Et pourquoi ? Voilà cinq ans que je suis ici. Mon maître a toute confiance en moi. Et je me suis attachée à lui. C’est le plus saint homme du monde, et si malheureux !

SŒUR ROSALIE.

Non, Barbe.

BARBE.

Il y a quelque chose à lui reprocher ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

SŒUR ROSALIE.

Il s’est consolé, et mal.

BARBE.

Comment, consolé ? Mais ici, tous les jours, il revient regarder les portraits de sa morte — et les cheveux ! — pleurer, prier…

SŒUR ROSALIE.

Il s’est consolé, vous dis-je, d’une abominable façon… Il va chez une de ces femmes de l’enfer, ces femmes qui n’ont plus d’ange gardien.

BARBE, suffoquée.

C’est impossible. C’est une invention affreuse. Qui a dit cela ?

SŒUR ROSALIE.

Toute la ville le sait. Un vrai scandale public, puisque le bruit en est venu jusqu’à notre sainte communauté.

BARBE.

Je ne peux pas le croire.

SŒUR ROSALIE.

C’est ainsi. Et mon devoir était de vous mettre en garde… Votre maître, Barbe, est en état de péché mortel. C’est ici la maison du péché. Or il faut que vous sachiez qu’une servante honnête et chrétienne ne peut pas rester au service d’un tel homme.

BARBE, éclatant.

Ce n’est pas vrai !… Des calomnies !… On vous a trompée, sœur Rosalie. Un si bon maître !…

SŒUR ROSALIE.

Je le sais par moi-même. J’ai eu les preuves. J’ai vu de mes propres yeux… Je connais même la maison où habite cette… créature. Elle est située sur mon chemin, au long du quai que j’ai à suivre chaque fois que je viens du Béguinage à la ville. Et j’ai vu entrer et sortir plus d’une fois votre maître…

BARBE, effondrée.

Ah ! c’était cela, tout ce changement d’existence auquel je ne comprenais rien, ses sorties, ses allées et venues, ses repas au dehors, ses rentrées tardives… Moi, je disais : c’est sa douleur qui le mène et qui l’égare…

SŒUR ROSALIE.

Et elle, je la connais aussi. Je l’ai souvent vue, à sa fenêtre, avec sa figure audacieuse et ses cheveux roux.

BARBE.

Comment ?… Vous dites : des cheveux roux ?… Elle a une bouche très rouge ; elle est grande, n’est-ce pas ? Une belle femme ?

SŒUR ROSALIE.

Mais vous la connaissez aussi, alors ? Elle est déjà venue ici, peut-être ?

BARBE, comme si elle voyait clair soudain.

C’était elle !… Oui ! elle est venue ici, une seule fois, un soir… Et moi qui n’avais rien soupçonné !… Je croyais que c’était pour cette affaire de robe… un modèle, le tableau de M. Borluut, une histoire embrouillée, que je n’ai pas comprise… C’était elle !… Et dire que c’est moi qui l’ai introduite !…

SŒUR ROSALIE.

Alors, c’est tout à fait grave.

BARBE.

Que dois-je faire ?

SŒUR ROSALIE.

J’ignorais qu’elle fût déjà venue. Et je venais vous dire : il y a une distinction capitale… tant que tout se passera au dehors, vous pouvez feindre d’ignorer et demeurer ici, bien que ce soit manquer de zèle pour Dieu que de servir chez des impies ou des débauchés ; au contraire, si, par malheur, cette femme de mauvaise vie vient ici, en visite, dîner, ou autrement, vous ne pouvez plus, dans ce cas, être complice du scandale ; vous devez refuser vos services, et partir sur-le-champ.

BARBE.

Alors, puisque je l’ai reçue une première fois ?

SŒUR ROSALIE.

Vous ignoriez. Mais maintenant vous êtes renseignée. Votre devoir de conscience est net. Il faudra partir à la minute…

BARBE.

Je ne vais donc plus vivre que dans l’attente…

SŒUR ROSALIE.

Est-ce que nous ne vivons pas tous dans l’attente — l’attente de la mort ? Et c’est un bien autre départ !

BARBE.

C’est égal ; que deviendrai-je, si je dois partir d’ici ?… Mon maître, je l’aimais !… Je l’aime quand même !… Et puis je vivais à ma guise. C’est moi qui gouvernais la demeure… Comment m’habituer ailleurs ?

SŒUR ROSALIE.

Je vous chercherai un autre service, chez un bon prêtre…

BARBE.

Et puis j’avais des profits… J’économisais. Maintenant je n’amasserai jamais assez… Je n’irai plus finir ma vie au Béguinage.

SŒUR ROSALIE.

Vous y entrerez un peu plus tard, voilà tout.

BARBE, avec désespoir.

Non, je mourrai, un soir, à l’hôpital Saint-Jean, en regardant les tristes fenêtres qui donnent sur l’eau.

SŒUR ROSALIE.

Il faut savoir souffrir pour Dieu.

BARBE.

Ah ! que je suis malheureuse !… Et j’étais si contente, ce matin, à la messe, avec l’orgue, les chants, l’encens, quand on m’a communiée !… La journée avait commencé trop belle !

SŒUR ROSALIE.

Cela arrive souvent : des matins de soleil — et puis la pluie !

BARBE.

Et tout à l’heure encore, si contente, ici, à ranger mes petits autels, les bouquets, les bougies, les nappes pour la procession du Saint-Sang… Je n’ai plus le cœur d’achever… Et j’avais tout préparé avec un tel soin !… (Elle va prendre une grande corbeille d’osier, dans un coin du salon.) Voyez, sœur Rosalie ! J’ai passé plus d’une heure à effeuiller ces fleurs, à couper des roseaux en petits morceaux comme des rubans pour les répandre dans la rue, quand le cortège arrivera… J’étais toute fière. Je me disais : « Il y aura plus de fleurs sur le pavé devant chez nous, il y aura un plus beau tapis de fleurs devant la maison, que devant les maisons voisines… Maintenant je n’ai plus de courage… »

Elle plonge machinalement les mains dans la corbeille. Un silence, durant lequel Hughes pénètre par la porte, à droite.



Scène II


BARBE, SŒUR ROSALIE, HUGHES, vieilli, pâle, absorbé.
BARBE.

Eh bien ! monsieur, que dites-vous de mes petits reposoirs ? Sœur Rosalie les aime beaucoup.

SŒUR ROSALIE, d’un air pincé.

J’ai dit à Barbe qu’ils sont parfaits.

BARBE.

Et la décoration extérieure, l’avez-vous vue ? Au balcon, les draperies aux couleurs du pape, les belles étoffes chastes… Notre maison sera la mieux parée, n’est-ce pas, sœur Rosalie ?

SŒUR ROSALIE, du même ton glacé.

Je vous en ai complimentée, Barbe.

HUGHES, distrait, l’air de penser à autre chose.

Oui, Barbe s’y entend ! Barbe est précieuse…

SŒUR ROSALIE, se tournant vers Barbe.

Barbe, à plus tard !… Il faut que je m’en aille. Je suis attendue au couvent des Visitandines pour y voir passer la procession… Il y a un reposoir, en face… Ce sera bien beau… (Se tournant vers Hughes.) Je vous salue, monsieur…

Elle sort.



Scène III


HUGHES, BARBE, laquelle achève les préparatifs, met la dernière main à la parure des petites tables.
HUGHES.

Chez nous aussi, il va venir quelqu’un voir la procession, de nos fenêtres…

BARBE.

M. Borluut ?

HUGHES.

Lui, je ne sais pas. Mais une autre personne. Vous l’introduirez vous-même ici… Et comme elle restera peut-être à dîner, vous vous arrangerez en conséquence.

BARBE, toute troublée.

Monsieur m’excusera ; mais je voudrais bien savoir qui monsieur a invité.

HUGHES.

Vous êtes un peu osée, Barbe, de m’interroger ainsi. Vous le saurez quand la personne viendra.

BARBE, d’un air décidé.

N’est-ce pas une dame peut-être que monsieur attend ?

HUGHES.

Barbe !

BARBE.

C’est que j’ai besoin de le savoir d’avance.

HUGHES.

Pourquoi me demandez-vous cela ?

BARBE.

Si c’est une dame que monsieur attend, je ne pourrai pas servir le dîner.

HUGHES.

Qu’est-ce qui vous prend, Barbe ? Je ne vous ai jamais vue ainsi.

BARBE, avec un effort.

Et il faudra même que je parte tout de suite. J’introduirai cette personne ; c’est sans doute celle qui est déjà venue un soir, une seule fois…

HUGHES, impatienté.

Oui ! c’est la même personne…

BARBE.

Je l’introduirai, parce que, sans doute, à compter de ce moment-là seulement il sera nécessaire que je parte. Et, ensuite, je m’en irai…

HUGHES.

Vous êtes folle, Barbe !

BARBE.

Sœur Rosalie me l’a dit… c’est le devoir de ma conscience.

HUGHES.

Ah ! c’est elle qui vous a monté la tête, donné ces absurdes conseils !

BARBE.

Elle a raison. Le péché est le péché. Je ne peux pas y prendre part, aujourd’hui surtout — un jour où j’ai communié, où le sang même de Jésus va passer devant la maison…

HUGHES.

Vous ferez comme vous voudrez. Mais c’est très mal, Barbe, de me quitter ainsi. Voilà cinq ans que vous êtes ici. J’étais très satisfait de vous. Je le proclamais encore, il y a un moment, devant sœur Rosalie elle-même… C’est très mal… J’ai toujours été bon pour vous…

BARBE.

Oh !… oui, monsieur… Mais c’est mon devoir… monsieur me comprend… j’en suis bien triste.

HUGHES, d’un ton affligé.

Barbe, je n’aurais jamais cru cela de vous.

BARBE.

Monsieur est triste aussi ? Ah !… je sais bien, monsieur est malheureux… Et pour une méchante femme… qui le fait souffrir… Je m’explique tout, maintenant… Pauvre monsieur !

HUGHES.

Laissez-moi, Barbe…

BARBE.

Que monsieur m’excuse… Je ne suis qu’une pauvre servante ; mais je suis une femme aussi, et, dans toutes, même dans les vieilles filles comme moi, il y a quelque chose de maternel qui existe et, quand nous voyons un homme souffrir, nous pousse à vouloir le consoler et à lui dire : « Mon enfant ! »

HUGHES.

C’est bien, Barbe… vous êtes bonne. Voilà cinq années, d’ailleurs, que vous me l’avez prouvé. Soyez raisonnable maintenant. Et ne me parlez plus de ce ridicule départ.

BARBE.

Il le faut, monsieur, il le faut.

HUGHES.

Encore !… Vous recommencez !

BARBE, d’un ton insinuant.

Si monsieur veut que je reste, qu’il ne reçoive pas cette personne.

HUGHES.

Ah ! non ! c’en est trop ! Vous devenez vraiment trop exigeante. Je ne vous retiens plus, Barbe.

BARBE.

J’ai dit très franchement à monsieur ce qui était… que je partirais, et même sur-le-champ, dans le cas qu’il sait…

HUGHES, impatienté.

Eh bien, alors, allez-vous en. Allez-vous en tout de suite, car cette dame va arriver… J’en ai assez. Partez, partez !



Scène IV


HUGHES, BARBE, JORIS.
JORIS, étonné, en voyant, à l’air contraint des autres, qu’il se passe quelque chose d’anormal.

Qu’est-il arrivé ?

HUGHES.

Rien. Barbe me quitte.

JORIS.

Comment, Barbe ?… Ce n’est pas possible !

HUGHES, s’adressant à Barbe.

Eh bien, Barbe, dépêchez-vous ! Allez faire votre malle…

BARBE.

Que monsieur m’excuse. Je viendrai demain chercher mes effets… Je vais m’apprêter et partir tout de suite, pour assister à la procession…

HUGHES.

C’est bien. Quand vous serez prête, avertissez-moi. Je réglerai votre compte…

Barbe sort.



Scène V


HUGHES, JORIS.
HUGHES, d’un air sombre.

Je ne suis pas fait pour les départs… Une séparation, c’est toujours une petite mort… Je m’étais habitué à elle… Ce sera un nouveau vide ici !…

JORIS.

Qu’est-il arrivé ? Elle a été insolente, déshonnête ?

HUGHES.

C’est sa parente, sœur Rosalie, qui l’a sermonnée… Elle l’aura mise au courant… Elle lui aura parlé de Jane…

JORIS.

Ces âmes simples ont vite des scrupules, une pudeur de conscience…

HUGHES.

C’est encore un ennui de plus qui m’arrive par la faute de Jane… Ah ! cette femme ! Quel malheur qu’elle soit entrée dans ma vie ! Elle est donc bien méprisée, pour que l’humble servante, liée à moi depuis des années par l’habitude, son intérêt, les mille fils que chaque jour tisse entre deux existences côte à côte, aime mieux rompre et me quitter que de la servir une seule fois.

JORIS.

Alors, elle doit venir ici, aujourd’hui ? Je comprends…

HUGHES, comme se parlant à lui-même.

Ce départ de Barbe m’énerve, m’énerve !… (Répondant à Joris.) Oui ! elle a voulu… j’aurais dû résister.

JORIS.

Certes, c’est une imprudence… Surtout qu’elle est voyante ! On croira à un défi… Un pareil jour !… Et avec la foule qui sort, ces matins-là, on ne sait d’où, accourue de tous les villages, de toute la province !… Une population naïve et si pleine de foi, de vertu rigide…

HUGHES.

Maintenant, je voudrais qu’elle ne vînt pas.

JORIS.

Vous devriez vouloir qu’elle ne vînt plus jamais.

HUGHES.

Oui ! mais j’ai peur de recommencer à être seul… J’ai peur d’avoir peur…

JORIS.

Il faut plutôt avoir peur d’elle !… Ah ! mon pauvre ami ! Il y a ici comme un air de débâcle. Sauvez-vous, à la fin !… Vous savez bien que cette femme est fourbe et méprisable.

HUGHES.

Oh ! oui ! Elle m’a tourmenté, avili, exploité, ridiculisé avec des amants sans nombre. Auprès d’eux, je le sais, elle me bafoue. Elle a livré à tous le secret de mon deuil, les intimités de ma douleur, tout ce que je lui avais avoué de sa ressemblance avec ma morte.

JORIS.

Elle a osé cela ?

HUGHES.

Elle ose tout.

JORIS.

Alors, puisque vous ouvrez les yeux, je peux vous dire des choses que je ne vous ai jamais dites, Hughes, que j’aurais toujours tues si je ne vous voyais pas de plus en plus malheureux par elle et si en péril !

HUGHES.

Ne me révélez plus rien, c’est inutile…

JORIS.

Si ! il faut que vous sachiez, maintenant. Et tant pis si c’est une dénonciation, puisque vous êtes mon ami cher et que cela vous délivre. Figurez-vous qu’elle a été jusqu’à me circonvenir moi-même. Elle est venue chez moi, sous le prétexte de son portrait.

HUGHES.

Ah !

JORIS.

Elle est revenue, ensuite, plusieurs fois, coquette, provocante… Oui, Hughes ! Elle a fini par s’offrir, littéralement.

HUGHES.

La coquine !…

JORIS.

Ce n’est pas par passion pour moi, à coup sûr… Je ne suis pas fat ni sot. J’ai vite compris qu’elle craignait mon influence… Elle me déteste au fond. Mais elle a peur que je ne vous détourne d’elle. Elle a voulu m’engager, me lier…

HUGHES, avec dégoût.

Je reconnais là sa méchanceté perverse… C’est surtout parce que vous étiez mon ami, mon seul ami… Pour se dire qu’elle me trompait avec mon seul ami… Ceci est bien dans sa manière, sa rouerie lâche et raffinée.

JORIS.

Vous ne m’en voulez pas, Hughes ! Je vous ai dévoilé cette dernière infamie pour combler la mesure des autres. Je vois bien que vous êtes à bout. Je veux vous guérir.

HUGHES.

C’est inutile… J’en mourrai… je le sens bien… Il valait mieux peut-être m’illusionner sur ma maladie… Un ami est un prêteur d’illusions… Pourquoi m’avoir dit la vérité, Joris ? Je ne ferai rien… Tout s’en va de moi. Barbe part. Tout va partir… Mon Dieu, que d’ennuis ! que de honte ! Et tout cela à cause de cette Jane !… Elle, toujours elle !… Ah ! cette femme ! Je commence à la haïr tout à fait.

On entend des pas.
JORIS.

Prenez garde… Voilà quelqu’un.

HUGHES, consterné.

C’est elle, sans doute.



Scène VI


HUGHES, JORIS, JANE.
JANE, entrant en coup de vent.

Quelle foule ! quelle foule ! J’ai eu toute la peine du monde à arriver… Les rues sont encombrées. (Se tournant vers Joris.) Bonjour, monsieur Borluut, je ne vous avais pas vu.

JORIS.

Madame…

JANE.

À la bonne heure ! Ce n’est plus Bruges-la-Morte, aujourd’hui !

JORIS.

En effet, la ville est ressuscitée. On dirait que tous les personnages de Van Eyck et de Memling, les héros, les saints, les guerriers, les donateurs, se sont animés pour un jour et peuplent la ville.

JANE.

Et toi, Hughes, tu ne parles pas ? Tu as l’air maussade.

HUGHES.

Je suis contrarié.

JANE.

Qu’as-tu ?

HUGHES.

Barbe m’a donné congé. Et elle part à l’instant même.

JANE.

Bah ! on la remplacera.

HUGHES.

Oui, mais il y a cinq années qu’elle est ici… Ces adieux me font toujours mal.



Scène VII


HUGHES, JORIS, JANE, BARBE, qui apparaît au seuil de la porte, vêtue de sa mante à capuchon, un bonnet de dentelle noire sur la tête.
BARBE.

Monsieur a désiré régler mon compte maintenant…

HUGHES.

Oui… Je vous suis, Barbe. (S’adressant à Jane et Joris.) C’est l’affaire d’un moment…

Il sort avec Barbe, qui s’est effacée pour le laisser passer et le suit.



Scène VIII


JANE, JORIS.
JANE.

Il est encore dans ses mauvais jours… Et vous monsieur Borluut, allez-vous être aimable ?

JORIS.

Cela dépend !…

JANE.

D’abord, mon portrait… vous y avez renoncé ?

JORIS.

Je vous aurais peinte si mal !… Je me suis défié de mes forces.

JANE.

Vous vous êtes défié de moi… Pourtant, j’étais très gentille dans votre atelier. Vous, vous aviez toujours l’air embarrassé !… comme maintenant encore.

JORIS.

J’ai peur que Hughes ne vous entende. Il est assez malheureux ! Vous savez bien qu’il a eu de grands chagrins.

JANE.

Tant pis !… Il m’ennuie. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi j’éprouve un certain plaisir à lui faire du mal.

JORIS.

Vous devriez avoir pitié. Pourquoi n’êtes-vous pas meilleure avec lui ? Je croyais, moi, qu’il y avait dans toutes les femmes un fonds de miséricorde.

JANE.

Vous ne connaissez pas les femmes, cher monsieur ! Quand elles trouvent un homme qui s’y prête, elles se vengent sur lui de tous les autres.

JORIS.

Vous êtes cruelle.

JANE.

Non, je suis femme. Et je le suis même vis-à-vis de vous, puisque je continue à vous accabler d’avances parce que vous me repoussez. Si vous vouliez, je ne voudrais plus… Je fais des expériences très drôles, n’est-ce pas ? Vous, surtout, vous êtes très drôle. Vous m’intéressez. Mais que dirait Hughes s’il savait que vous m’avez souvent reçue dans votre atelier, à son insu ?

JORIS.

De grâce, prenez garde… Sur un mot entendu, il pourrait croire que moi, aussi, j’ai pensé à le trahir !

JANE, avec rosserie.

Cela m’amuserait beaucoup. (On entend le bruit de la porte qui va s’ouvrir.) Soyons hypocrites, maintenant…



Scène IX


JANE, JORIS, HUGHES, qui rentre.
JANE.

Eh bien, elle est partie, cette Barbe ?

HUGHES.

Ne parlons plus de ce départ. Tous les départs m’inquiètent. Les départs sont comme les malheurs, ils n’arrivent jamais seuls… (On entend un bruit qui monte.) Tiens ! la procession approche… Voilà la rumeur de la foule qui se masse…

JORIS.

Moi, je m’en vais. J’aime mieux voir le défilé au dehors. C’est plus beau, en plein air : les costumes, les chants, les châsses sous le soleil, l’encens respiré de tout près… Et la foi de la foule dont on fait partie… Ah ! si on pouvait peindre cela !… Je vous laisse… Adieu, madame. Hughes, à plus tard !…

Joris sort.



Scène X


HUGHES, JANE.
JANE.

Tu es galant. Tu ne m’as pas encore offert de me débarrasser…

HUGHES.

J’étais tout bouleversé par ce départ de Barbe.

JANE.

J’ôte mon chapeau et ma jaquette. (Elle les lui tend.) Tiens !

Puis elle va vers la glace, tire une petite boîte de sa poche, et se passe une houppe sur le visage.

HUGHES.

Pourquoi te mettre toujours tant de poudre de riz ?… et tout ce rouge aux lèvres ?

JANE.

Il y en a qui m’aiment ainsi…

HUGHES.

Voilà des chants, le bourdon de Saint-Sauveur qui se met en branle… la procession va arriver.

JANE.

Qu’est-ce que c’est que cette fameuse procession du Saint-Sang ?

HUGHES.

Elle ne sort qu’une fois l’an, depuis les croisades, en souvenir d’une goutte du sang du Christ rapporté de Terre Sainte par Thierry d’Alsace… C’est très beau.

JANE.

Est-ce l’heure ?

HUGHES.

Elle va passer d’abord sur l’autre rive du quai… Nous ne la verrons que de loin… Mais elle revient par cette rue-ci, pour rentrer à la cathédrale. Alors elle défile tout contre les fenêtres…

JANE.

On commence à entendre des chants…

HUGHES.

En effet…

JANE.

Allons voir… (Elle se dirige vers une des deux fenêtres, qui est entr’ouverte, écarte le vitrage.) Oh ! quelle foule là-bas !…

Elle ouvre la fenêtre toute grande ; on entend la musique des serpents et des ophicléides.

HUGHES, qui est debout, contre les vitres, à l’autre croisée, s’approche d’un mouvement vif.

Oh ! non ! pas cela !… (Il pousse la fenêtre de façon à ce qu’elle ne soit qu’entr’ouverte.) Il suffit d’écarter les vitrages.

JANE.

En voilà, une idée !… Je viens ici pour voir, et tu m’empêches de voir.

HUGHES.

Tu verras très bien ainsi…

JANE.

Encore me cacher !

HUGHES.

Tu sais comment ils sont. Te voir chez moi, et pour la procession !… Un scandale !… Ils seraient capables de nous huer.

JANE.

Si je ne peux pas voir à mon aise, je ne regarderai plus…

Furieuse, elle quitte la fenêtre et va s’asseoir, plus loin, dans un fauteuil où elle boude.

HUGHES.

Sois raisonnable… Ce que je disais, c’est par prudence… Reviens !… le défilé commence. Voilà les enfants de chœur.

JANE.

Je m’en moque !

HUGHES.

Derrière, c’est le plus beau groupe : les chevaliers de Terre Sainte, les croisés en drap d’or et en armure, les princesses de l’histoire… Viens voir : ce sont les jeunes gens et les jeunes filles de la plus haute noblesse d’ici qui représentent les personnages… Voilà le fils du bourgmestre costumé en Thierry d’Alsace…

JANE.

Tout cela m’est bien égal !

HUGHES, allant vers elle.

Voyons, ne boude pas, ne te fâche pas. Cela ne vaut pas le peine. Reviens…

Il veut l’entraîner.
JANE.

Laisse-moi !

HUGHES.

Tu es vraiment d’une susceptibilité.

JANE.

Tu m’embêtes !

HUGHES.

Nous allons encore nous faire du mal.

JANE.

C’est toi !… tu es stupide avec ta peur des gens !… Je m’en moque, des gens !…

HUGHES.

Allons ! une nouvelle scène ! Et pour rien ! pour rien !

JANE, avec un rire cruel et strident.

Monsieur a peur de se compromettre ? Mais tu oublies ton âge !

HUGHES.

Te voilà mauvaise… Tu vas encore une fois m’accabler de tous tes gros mots… une pluie de cailloux… Je ne te réponds plus. (Il s’achemine vers la fenêtre, découragé.) Combien déjà de scènes pareilles !… Et pour des motifs puérils… Ah ! je suis bien malheureux !

JANE.

Tant mieux !… Je suis contente. Je voudrais te voir pleurer… pour que tu fusses tout à fait ridicule…

HUGHES.

Oh ! Jane ! Jane !

JANE.

C’est ta faute.

HUGHES, s’approchant, radouci.

Voyons, faisons la paix… C’est encore une heure noire… N’y pensons plus… Reviens voir la procession… Nous regarderons ensemble… nous oublierons…

JANE.

Non, laisse-moi ; va-t’en.

HUGHES, retourne seul à la fenêtre.

Viens voir, Jane. C’est déjà la fin. La châsse du Saint-Sang passe… une petite cathédrale en or, avec mille pierres précieuses… l’évêque la porte… Viens voir toute la foule à genoux, dans l’encens bleu. C’est admirable…

Il s’incline à son tour. — Un silence.
JANE.

Te voilà cagot ! Il ne te manquait plus que cela.

HUGHES.

Je m’agenouille devant la foi des autres… Ce sont des choses que tu ne comprends pas…

JANE.

Non ! je ne comprends rien. Je suis une sotte, n’est-ce pas ? Et toi, tu es malin… Sais-tu bien que tu m’agaces à la fin, avec tous tes airs…

HUGHES.

Quels airs ?

JANE.

Je ne sais vraiment pas pourquoi je reste avec toi.

HUGHES.

Tu recommences une querelle…

JANE.

Il n’en manque pas qui m’aiment, et avec qui je serais mieux…

HUGHES.

Pour ce que tu te gênes !…

JANE.

Pourquoi me gênerais-je ?

HUGHES.

Tais-toi !

JANE.

Non ! je parle, si je veux. Je fais ce que je veux. J’ai des amants, si je veux. Il y a même quelqu’un qui me plaît beaucoup en ce moment.

HUGHES, éclatant.

Ah ! oui, tes amants ! Parles-en ! C’est du propre, ta vie ! J’en ai encore appris une bien belle, aujourd’hui… Borluut, le peintre, mon ami Joris, tu l’as été voir… Il me l’a dit. Car c’est un ami loyal, lui… Tu en as envie, paraît-il. Et puis, tu désirais un allié — pour ne pas qu’il m’influence et qu’il m’arrache à toi. Car tu veux me garder au bout du compte !

JANE.

Ah ! il t’a dit… Est-ce qu’il t’a dit tout ?… Car je lui ai accordé… tout.

HUGHES.

Tu mens. C’est une infamie… Ah ! tu ne les comptes plus !… Tu voudrais maintenant me brouiller avec lui — le seul ami que j’aie ici. Tu n’as pas encore assez dévasté ma vie… Car tout à l’heure, Barbe, son départ immédiat, c’est à cause de toi et de la belle renommée dont tu jouis… Elle n’a pas voulu te servir… C’est pour moi une solitude de plus… Maintenant viendrait le tour de Joris… Ah ! non ! je me révolte, à la fin… Tout me revient, tout ce que tu m’as déjà fait souffrir, tous tes caprices, tes injures, tes amants, les hontes bues, mon grand deuil avili…

JANE, ricanant.

Cela devait venir, ta morte !… (Se levant de son fauteuil.) Mais à propos, c’est bien ici que tu l’honores… ta chapelle de souvenirs… (Elle va se placer devant le grand portrait au pastel.) C’est celle-ci, ta femme ? Ah ! non ! je ne lui ressemble pas… Elle a une vilaine bouche… (Ensuite elle se dirige vers une commode, prend une grande photographie encadrée.) Celle-ci me ressemble encore moins…

HUGHES, qui a suivi ses mouvements d’un air inquiet.

Laissez cela.

JANE.

Pourquoi ? Je compare…

HUGHES, se dirigeant vers elle.

Laissez cela… J’ai tout supporté ; mais, ma morte, vous ne la profanerez pas !… Rendez-moi ce portrait.

JANE.

Non !

HUGHES.

Je ne veux pas que vous touchiez à mes reliques…

Il lui reprend le portrait des mains.
JANE, se dirigeant vers le coffret de cristal où repose la chevelure.

Tiens ! qu’est-ce que c’est ?

Elle a ouvert le coffret et en retire la longue natte blonde, qu’elle déroule.

HUGHES, livide, se précipite.

Oh ! cela, c’est sacré ! N’y touchez pas…

JANE, ricanante, provocante, s’est rejetée de l’autre côté de la table, et agite la chevelure devant elle.

Je compare encore… Mes cheveux sont plus roux…

Elle pose les cheveux de la morte en chignon sur les siens.

HUGHES, exaspéré, affolé, cherche à lui reprendre la chevelure qu’elle continue à manier par bravade ; il court à sa poursuite autour de la table.

Rendez-moi ! C’est un sacrilège…

JANE.

Les miens sont bien plus fins…

HUGHES.

Prenez garde ! C’est la chose d’une morte… La morte se vengera…

JANE, narguant.

Fais-m’en cadeau, de cette chevelure.

HUGHES, à mots coupés, haletants.

Inviolable… la morte l’a dit… (Il atteint Jane dans cette course autour de la table et met la main à la chevelure qu’elle a enroulée autour de son cou, par dernier jeu pour ne pas la rendre. — Il reprend d’un ton décisif.) Voulez-vous ?

JANE, riant, essoufflée.

Non !

HUGHES.

Prenez garde !… Chevelure… vindicative… elle-même instrument de mort… Rendez-la moi. Vous voyez bien que vous allez tout expier !

JANE, renversée à terre, se débattant.

Non ! (D’une voix rauque.) Mais tu me fais mal !… Tu es fou !

HUGHES, tirant, serrant la natte autour du cou comme une corde.

Je vous tiens, maintenant… je vais vous tuer… je vais tuer mon péché… Tuer ! tuer !… Aimer — et rire !

JANE, cri étranglé.

Ah !…

Elle tombe morte.
HUGHES, il pousse un rire strident de fou et se lève.

Rire !… Oh ! oh ! (Regardant autour de lui.) Oh ! il est entré de la neige dans le salon… Et du feu aussi… Il fait trop chaud… Non ! il fait trop froid… (S’avançant vers la glace.) Dans la glace, il doit faire bien bon… Il faudra que j’y entre, un jour… Pas encore !… Oh ! oh ! il faut d’abord que je rie, que j’aie beaucoup ri… Je suis heureux… Je suis un grand roi d’un pays de neige… et de feu aussi… Mais je suis bien fatigué…

Il se laisse tomber dans un fauteuil. — On entend les cantiques de la procession qui s’en revient mais voilés encore.



Scène XI


HUGHES, BARBE. Entr’ouvrant la porte, elle paraît sur le seuil, toujours en costume de sortie, avec sa grande mante ; elle s’avance indécise vers Hughes.
BARBE.

C’est moi… Que monsieur m’excuse… je suis rentrée pour chercher la corbeille… Je n’ai pas pu voir sans fleurs le devant de la maison… il n’en manque qu’ici, et la procession va passer…

Elle s’avance et prend la corbeille.
HUGHES.

Vous arrivez à propos, Barbe. Je savais bien que vous étiez dans la cuisine… J’ai trop chaud. J’ai trop froid aussi. Faites vite du feu. Écoutez… mes dents claquent… Donnez-moi du vin blanc, et de la glace surtout. Je brûle…

BARBE, épouvantée.

Qu’est-ce qu’il dit là ? (Elle a fait un pas et voit le cadavre.) Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu’est-il arrivé ?

HUGHES, se lève, la prend par le bras, la mène devant le corps.

Barbe, nous allons être bien heureux… La morte, vous savez bien, ma morte… elle est revenue… Il y en a une autre qui lui ressemblait un peu. Elles se ressemblent tout à fait, maintenant… Elles sont de la même pâleur… Il n’y a plus qu’une morte, ma morte… La voilà, Barbe. Elle va toujours demeurer avec nous. Nous serons bien heureux…

BARBE.

Mon Dieu !… Il l’a tuée… Il est fou… (Elle dépose la corbeille et court à la porte du salon.) Au secours !…

On entend les cantiques plus proches, la musique des serpents et des ophicléides.

HUGHES. Il s’agenouille, prend par poignées des fleurs coupées dans la corbeille et les sème sur le cadavre.

Ce n’est pas moi… c’est la chevelure !


FIN