Le Mirage perpétuel/Texte entier

La bibliothèque libre.


Liminaire



Ô ma douleur, où donc ne t’ai-je pas conduite !
Des bords de l’Océan au Bosphore lointain
Par l’Espagne, l’Égypte et les golfes divins,
Des siècles et des jours j’ai contemplé la fuite.

J’ai vu la mer, magique à l’heure du couchant,
Rouler parmi des roses-pourpre et des glycines
Le corps voluptueux des déesses marines
Dont le groupe lascif allait se chevauchant ;

J’ai gravi le sentier qui mène à l’Acropole
Et foulé la poussière auguste des aïeux,
Grave et tout pénétré de la splendeur des dieux
J’ai vu de la Beauté le lumineux symbole ;


J’ai lu sur les tombeaux la prière des morts
Qui dorment un sommeil quatre fois millénaire,
J’ai conduit sur le Nil ma barque solitaire,
Un peu de mon vieux cœur y palpitait encor ;

Ô Terres d’Orient, ô Méditerranée !
Damas, tu m’as donné tes sources et tes fleurs,
Eyoub, ta Corne d’or et tes cyprès en pleurs,
Et toi, Jérusalem, tes foules prosternées…

Pourtant, ô ma douleur, tu n’as pas épargné
Ce fougueux compagnon qui t’écartait sans cesse,
Chaque jour je sentais s’aviver ma tristesse,
Et je ne suis pas même à mon mal résigné.



Les Paysages




FONTARABIE



Les jours de grand soleil, sur la grève splendide,
Marcher droit devant soi et les bras étendus,
Aspirer à longs traits les parfums répandus
Et plonger ses pieds nus dans le sable torride,

Se sentir dans la bouche une saveur acide
Où le goût de la mer et du vent s’est fondu,
Courir devant la vague, ivre, et comme éperdu
De ne pouvoir dompter tout l’élément liquide,


Saisir entre ses mains les algues, les roseaux,
Crier, jusqu’à couvrir le hurlement des flots,
Croire que les bateaux au large vous répondent,

Rencontrer une fille ardente, au corps nerveux,
Et tous deux renversés, écumant tous les deux,
Communier en elle avec l’âme du monde !


CADIX



Blanc fouillis de villas que cerne le désert
Et qui mires dans l’eau ta face polychrôme,
Cité des minarets, des clochers et des dômes,
Ô Cadix, oasis de maisons dans la mer !

Le vent lourd d’Orient frôle tes chêneverts,
Il porte les parfums dont ta grâce s’embaume
Et mêle des langueurs de lente cinnamome
À la forte saveur de tes grands buis amers.


Ô port délicieux où la brise marine
Court comme un souffle chaud de lèvres féminines,
Conque sonore où chante un chœur de matelots !

Tu respires la force amoureuse, la joie,
Et des voiles là-bas que le hasard déploie
Comme des éventails palpitent sur les flots.


TOLÈDE



Tolède sur son roc et tenant à ses pieds
Le Tage aux flots boueux qui mugit autour d’elle
Profile sur l’azur parmi tours et tourelles
Les tragiques débris de ses murs foudroyés.

Elle domine ainsi qu’une étroite couronne
Le sommet décharné d’une montagne à pic
Où s’étiolent parmi de rares basilics
Quelques touffes d’ajoncs, de myrte et d’anémones.


Elle est comme un grand cri poussé dans le désert,
Et, de son fleuve roux au lointain horizon,
Le sol fauve est pareil à la peau d’un lion
Dont les blés desséchés auraient été couverts.

Ô Tolède hautaine, ô ruine exaltante,
Relique d’un passé de massacre et de guerre,
Comme tu portes haut l’orgueil héréditaire,
La volonté de vivre et la tristesse ardente !

J’ai gravi tes sentiers rocailleux en serrant
Dans ma droite un long cep de vigne centenaire,
J’ai dormi sur le seuil des petits sanctuaires,
Les mules aux longs yeux me frôlaient en passant.

J’ai vu ton alcazar brûlé, ta cathédrale,
Tes portes dans les murs délabrés s’encastrant,
Et comme un conquérant parmi des conquérants
De l’escalier des tours j’ai suivi la spirale


Pour, tenant d’un seul coup la plaine et la cité
Dans un vaste regard de rêveur prophétique,
Savourer à loisir le plaisir énergique
De comprendre à la fois la Mort et la Beauté.


CORDOUE



Ils avaient dit : « La Mecque est ville d’autrefois,
Bâtissons la casbah de la vallée heureuse,
Nous ferons oublier Bagdad la Merveilleuse
Et l’Islam Rayonnant supplantera la Croix.

Puisque c’est notre Dieu qui dans les Cathédrales
À l’Espagne vaincue a imposé son joug,
Il en faut témoignage et que sur leurs genoux
Les Chrétiens prisonniers viennent polir les dalles. »


Pour que tout l’Occident en parût mieux dompté
Le Calife ordonna l’universel pillage,
On fit venir des colonnades de Carthage
Et de Grèce les fûts du temple d’Astarté.

Les palais anciens, les cloîtres, les chapelles,
Rien ne fut épargné pour l’honneur du Coran,
Le jaspe, le porphyre et tout l’art musulman
Firent de la Mosquée une Cité nouvelle.

Échiquier précieux qui jusqu’à l’infini
Déroule par milliers ses courtes paraboles,
Arcades, chapiteaux, volutes et consoles,
Vaste forêt de colonnettes en granit,

Telle subsiste encor la divine Mosquée,
D’un art solide et fin vestige colossal,
Caprice fastueux d’un rêve oriental,
Symbole de conquête et preuve d’épopée.


Ô Ville de Lucain et de Sénèque enfant,
Quels drames ont marqué ton histoire tragique,
Ville latine, musulmane et catholique,
Bague brillante dans une mare de sang !

Bien que les orangers et les tendres platanes
Te soient encore une atmosphère de parfums,
Où donc est ta puissance et ton orgueil défunts
Ô Cité que le Monde appelait Capitane !

La brise désormais passe comme un soupir
Sur tes rives encor par le temps embellies,
Et sur les flots déserts du Guadalquivir,
Tout le ciel se reflète avec mélancolie.


LA TOMBE
DE PHILIPPE DEUX



Sépulcre lourd posé sur un sol convulsé
Qui subit malgré lui ce maître héréditaire
L’Escurial écrase, et l’âpre monastère
Tient encore des serfs autour de lui pressés.

Dans l’ombre de ses murs un peuple minuscule
Comme une ruche grise est venu se blottir,
Mais les moines, d’en haut, le regardent mourir
Avec leurs yeux profonds emplis de crépuscule,


Car le geste et le bruit ici sont superflus,
Ces longs couloirs pavés de somptueuses dalles
Se sont accoutumés aux glissantes sandales
Et depuis trop longtemps du fer n’y sonne plus ;

Marbre et granit, piliers monstrueux et coupole
Campagne douloureuse, oliviers amaigris,
Cyprès noirs, aloès, et platanes flétris,
Tout collabore au sombre et pénétrant symbole :

Triste et grave comme un despote détesté,
Dans ce cloître, jadis, est mort le dur monarque,
Et cet Escurial en porte encor la marque :
Charnier que les corbeaux ne devraient point quitter !


ALHAMBRA



Décor frêle où pleura une reine moresque,
Plafonds à la persane et lustres andalous,
Retrait mystérieux sculpté comme un bijou,
Labyrinthe couvert de fines arabesques !

Promenant son ennui d’amante romanesque
Derrière ces vitraux scellés et ces verrous
Ah ! quel soir que celui d’automne triste et doux
Où parvint auprès d’elle un cœur chevaleresque…


Dalles rouges encor d’un meurtre furieux !
Dernier sourire, hélas, dans un dernier adieu,
Et tumulte bientôt recouvert de silence.

Le harem a gardé l’odeur fade du sang,
Et comme en un caveau on respire en passant
De ces deux amants morts la tragique présence.


GRENADE



Ses pieds nus et légers courant sur les cailloux,
De lourds cheveux crépus rejetés en arrière,
Et ses haillons trop courts pailletés de lumière,
Une gitane enfant bondit autour de nous.

Elle a ce tour de reins, ces hanches sarrasines,
Ces longs yeux prometteurs de plaisirs défendus,
Ce sourire équivoque et ce charme ambigu
Que les mères là-bas donnent à leurs gamines.


Elle descend d’un trou creusé dans l’Albaycin
Par des pères venus de régions lointaines,
Et montrant d’un coup d’œil sa tanière hautaine
Nous découvre en dansant la pointe de ses seins.

Ô fins jarrets nerveux, petit corps énergique,
Comme tu connais bien le désir grandissant
Qui nous trouble le cœur et la chair et le sang,
Quand tu brandis la fleur de ton sexe magique ;

Ta race de nomade a sa part de beauté !
Libre et souple, sans crainte, ô gitane farouche,
Ton baiser comme un grain de piment dans la bouche
Me darde le remords de mes timidités.


LE GÉNÉRALIFE



Lauriers roses et blancs, grenades et oranges,
Composé précieux des plus rares senteurs,
Encens, myrrhe, cinname et tamarins en fleurs
Que de parfums mêlés en ce parterre étrange !

Sous les cèdres géants et les pins parasols
Parmi ce labyrinthe au gracieux dédale
Le calife passait en robe orientale
Et cueillait une rose au chant du rossignol.


Ô fraîcheur des jardins sous le ciel andalou,
Bosquets empanachés de palmes retombantes
Où l’on se perd à suivre en leur courbe odorante
Les eaux vives courant sur un lit de cailloux !

Voici le mirador et la porte moresque,
Le jet d’eau chante encor les amours de jadis
Et sur les beaux coussins qui couvrent le parvis
S’étend languissamment mon rêve romanesque.






Splendeur du renouveau que Grenade au réveil,
Montagne de fruits d’or et mules pomponnées,
Femmes, enfants, vieillards, baladins en tournée,
Tumulte éblouissant d’azur et de soleil !

Le soir, la ville est jeune, amoureuse et cambrée,
De bleuâtres lueurs nuancent l’horizon
Et le vent rafraîchi par la neige des monts
Se joue en les cheveux des femmes enivrées.


Volupté d’Orient et orgueil espagnol,
Ô Cité tant de fois détruite et profanée
Sous tes beaux orangers et tes pins parasols
Que d’exaltations âpres tu m’as données !

Je vivais en tes murs comme si j’étais roi,
Et voici qu’au moment où ma barque s’incline,
Ainsi que Boabdil debout sur la colline

J’ai les yeux pleins de pleurs en me tournant vers toi.





L’ESPAGNE



Terre natale des bûchers, tortionnaire,
Langoureuse, cruelle, et toujours sans remords,
Là bas rien que mollesse, ici rien que ressort
L’Espagne lutte encor entre tous les contraires.

Désert sublime et nu dans les steppes du Nord,
Morbidesse du Sud embaumé de verveine,
Neige sur les hauteurs, fournaise dans la plaine,
Antithèse, contraste, extrêmes désaccords !


Catholique et pourtant moresque jusqu’aux moelles,
Cloîtres et Alcazars s’y mêlent à plaisir,
Âpreté de Castille où passe un long soupir
D’Andalouse étouffant d’amour sous les étoiles !

Le sang des races, même en ses mille revers,
Y subsiste ! et le chant d’une maigre gitane
Émeut en elle un peu de l’âme musulmane
Et de la nostalgie immense du désert.


NAPLES



Les balustres, la colonnade, et le fronton
Sous lequel, jeune dieu païen, je me repose
S’embaume d’un parfum d’églantine et de rose
Qui s’évapore ainsi qu’un soupir dans l’air blond.

Le soir, comme un brouillard de gaze rose et blanche
Où l’or du crépuscule est encore en suspens
Flotte au-dessus du golfe assoupi et des champs,
La flûte du dieu Pan susurre dans les branches.


Une danseuse enfant, svelte et comme hésitant,
S’avance à pas craintifs sur les degrés de pierre ;
Dans le soir plus léger mon âme plus légère
S’émeut à sa venue et tremble en l’attendant.

Elle porte un grand vase roux de forme pure,
Ses deux bras relevés sont sinueux et blancs,
Le geste héréditaire a fait saillir ses flancs,
Sa poitrine précoce a des arêtes dures.

Ô toi que le hasard approche ainsi de moi,
Es-tu donc ma pensée un moment incarnée ?
Mon cœur te pressentait comme la destinée,
Vois, je te reconnais sans rien savoir de toi !

Tes yeux semblables à deux fleurs miraculeuses
Se posent sur mes yeux comme un baume, tes mains
En me tendant la coupe où vacille le vin
Me font ressouvenir d’époques fabuleuses.


Comme ta voix est douce à mon cœur bondissant !
Ton nom seul est un souffle amoureux qui s’exhale,
Ô Luciuola, syllabes musicales
Qui me font défaillir comme un parfum d’encens !

Veuille ne me danser aucune tarentelle,
Et reprends ton amphore au long col évasé,
J’y mettrai si tu veux un humide baiser,
Puis tu t’éloigneras, harmonieuse et belle.

Le feuillage luisant de ces hauts chêneverts
Verse déjà la nuit aux herbes et aux plantes,
Je perçois maintenant dans l’ombre grandissante
Tout le soupir immense et léger de la mer,

Et voici que, mêlée à ce vin de Sicile
Où tantôt se mirait ton visage immobile,
Je savoure à longs traits avec un peu de fièvre
La douceur de ton nom qui se fond sur mes lèvres.


L’HORIZON DE ROME



Campagne lumineuse et torride où la pierre
Affleure à chaque pas au milieu des chardons,
Et dont quelques troupeaux broutant à l’abandon
Solennisent la paix immense et mortuaire,

Solitude pareille aux dunes de la mer
Et que calcine encore un soleil implacable,
Ton sol poudreux et dur brûle comme du sable
Et ta monotonie est semblable au désert.


De ces débris romains qui te parent encore
Et de ces fûts brisés dont tu t’énorgueillis,
Rien ne subsiste, si ce n’est ce blanc fouillis
De murs que vont couvrant de petits sycomores ;

Mais dans tes champs brûlés dorment tant de héros,
Tant de fois des consuls ont foulé ta poussière
En poussant devant eux des hordes prisonnières,
Qu’une âme veille encore au creux de tes caveaux,

Et que des Monts Albains qui te dominent seuls,
Quand la lune répand sa lumière argentée,
Parfois on voit encor les ombres irritées
De blancs imperators drapés dans leur linceul.


DELPHES



Antinoüs, jeune homme à la belle poitrine,
Et dont le torse nu s’infléchit mollement
Sur une croupe, orgueil et plaisir des amants,
Que ne maîtrises-tu ta grâce féminine !

T’aimait-il donc aussi l’anonyme sculpteur
Qui mit cette souplesse en ta jambe arrondie
Et fit pour le baiser fraîches et rebondies
Ces lèvres d’un dessin si tendre et séducteur ?


Ces yeux… est-ce tristesse ou fatigue amoureuse ?
Tu nous troubles encor, favori d’Hadrien,
Quand tu fais se cambrer la ligne de tes reins
Et que tu tends vers nous tes mains impérieuses !

Les siècles t’ont gardé le prestige éternel
Des hommes dont la vie est un défi au ciel,
Et de la volupté demeure dans ton geste
D’homme né pour l’amour et dédaigneux du reste.


OLYMPIE



Hermès, quelle splendeur suprême que la tienne !
Devant la magnifique et froide majesté
De ton corps qui nous fait le don de sa Beauté
Je me sens laid, petit, et indigne d’Athènes.

Ta jambe, pilier souple où l’on sent un ressort
Énergique, tes reins vigoureux et ta cuisse
Impeccable, ton dos et tes épaules lisses
Proclament à jamais le néant de la mort.


Marbre ou chair ? Que m’importe en des splendeurs égales
J’admire avec respect cet être harmonieux
Pour sa mâle vigueur et l’orgueil radieux
Qui rend plus belle encor sa tête triomphale.

Vainqueur du temps et conscient de sa Beauté,
Vraiment dieu par la grâce unique du génie,
Il donne en se montrant des leçons d’harmonie
Et par son seul aspect prouve sa Royauté.


MUSÉE D’ATHÈNES



Comme tu parles haut, jeune mort indiscret
Dont Éros protégea la rapide carrière,
Tu fus aimé ! ce but en ta vie éphémère
Était le seul qui pût ne donner nul regret.

Un peu hautain, comme il convient à ceux qu’on aime,
Et t’enorgueillissant encor de ta beauté,
Tu redresses, hardi, la mince nudité
De ton corps façonné pour les plaisirs suprêmes.


Le marbre a conservé pour nos yeux étonnés
Le fantôme charmant de ta svelte jeunesse,
Tes bras blancs, et tes mains faites pour la caresse,
Et tout ce charme enfin qu’Amour t’avait donné.

Je te revois le front auréolé de roses…
Que de caresses dans ces boucles de cheveux,
Que de souples détours en ces jarrets nerveux,
Et que de souvenirs sous ces paupières closes !


RHODES



Forteresse qu’entoure un formidable mur,
Porte de l’Orient, séculaire gardienne
D’honneur chevaleresque et de la foi chrétienne,
Rhodes, bouquet de pierre au milieu de l’azur !

D’autres auraient voulu que tu fusses austère
Comme un symbole de sagesse et de raison,
Vierge, et les yeux au loin fixés sur l’horizon,
Redresseuse de torts toujours prête à la guerre,


Mais le ciel et la mer sont de telle douceur
Que s’amollit ici le cœur le plus farouche,
Vois cette femme avec une fleur à la bouche,
Et sous son voile ces longs yeux pleins de langueur…

La ville est un jardin qui refleurit sans cesse,
Que de verdure qui déborde des remparts,
Et dans cet air léger flottant de toutes parts,
Que de parfums mêlés à de vagues caresses !


DAMAS



Plaine des soirs d’été, vaste recueillement
Où dans l’air embrasé monte par intervalles
La crécelle stridente et fine des cigales,
Damas, toute douceur et tout apaisement !

Cette vibration ténue et musicale
Se mêle à la senteur des pavots blancs et bruns,
Mes gestes, semble-t-il, déplacent des parfums
Qu’un peu de brise aussi soulève par rafales.


La ville dort plongée en son rêve éternel,
Sous un dais de palmiers et de pins solennels,
Ô splendeur de la nuit créatrice d’étoiles !

Tout le ciel est profond ainsi qu’aux plus beaux jours
Et dans le vent du Sud passe une odeur d’amour
Qui nous trouble le cœur et pénètre nos moelles.


THÈBES



Reine au joli profil, gracieuse Hatasou,
Dont le fin petit nez amoureux de la vie
Se recourbe au-dessus de lèvres rebondies,
Comme je te retrouve en tes vastes bijoux !

Bien que, te poursuivant d’une haine tenace,
Un frère ambitieux ait partout martelé
Ton doux visage aux traits savamment modelés,
Je te découvre enfin, merveille de ta race !


En ce temple par toi construit et dédié
Au divin protecteur du sol héréditaire,
Touthmès aurait voulu qu’effacés de la terre
Ton image et ton nom y fussent oubliés.

Mais, comme par hasard, un pan de mur unique
Nous dit ton cou gracile et tes beaux colliers d’or,
Le renflement léger de ta croupe, le port
De ton buste charmant sous l’étroite tunique.

Amon, dieu du soleil, est au-dessus des lois,
Il donne à qui lui plait la gloire désirée,
Et sa splendeur par toi noblement honorée
Brille éternellement sur le temple et sur toi !


DÉFAILLANCE



L’accablante torpeur des midis embrasés
Couve sinistrement sur la plaine tragique,
Il s’insinue en moi un désir nostalgique
De vivre ainsi qu’on meurt, immobile et blasé.

Le fleuve comme un lourd serpentement de fièvre
Passe au loin taraudant ses rives sans roseaux,
Le soleil met du feu liquide dans ses eaux
Et tue autour de lui les chevreaux et les chèvres.


Que m’importe la vie et son stérile effort ?
L’Islam en sa douceur ardente et souveraine
M’offre l’oubli total des plaisirs et des peines
Dans le parfait repos qui prépare à la mort.

Le passé ne m’est plus qu’un miroir éphémère
Où s’agitent en vain mes frères d’Occident,
Je retrouve l’espoir en Dieu, l’oubli du temps,
Et la sérénité suprême de nos pères.


QUARTIER JUIF



Je n’ai jamais aimé ton orgueil solitaire,
Ô fils de Sem, je sais que du pays natal
Tes pères ont gardé l’amour vil du métal
Pour lequel je me sens un mépris salutaire.

Nous n’avons de commun ni le même idéal
Ni de nos morts sacrés le culte héréditaire,
Ni la tradition des aïeux, ni la terre,
Et tu m’es étranger comme un Oriental.


Mais j’ai vu contre toi se liguer tant de haine
Que mon cœur s’est ému d’une pitié humaine
Contre tous ces bourreaux t’insultant sans pudeur ;

J’ignore désormais tes prêtres et ta race,
J’abhorre ces chacals te suivant à la trace,
Et tu m’es devenu frère par la Douleur.


SAINTE-HÉLÈNE



Hâve, maigre, et portant tout le poids de la haine,
Sa main sur une carte étendue et les yeux
Perdus sur l’horizon sinistre et spacieux
Le prisonnier muet songe à la mort prochaine.

S’il fut jamais heureux il s’en souvient à peine,
Le silence a scellé son cœur mystérieux
Et le ricanement des mots injurieux
Ne trouve plus d’écho dans son âme lointaine.


Il s’est fait en lui-même un enclos plus désert
Que son île torride et que la vaste mer,
La torpeur de l’oubli succède à la tempête ;

Et pourtant, quand l’orage a déchaîné le vent,
Certains soirs, il entend mugir dans l’Océan
Des peuples déchaînés qui demandent sa tête.


CANAL DU NORD



Broussaille en ce canal vacillante et brouillée,
Les arbres dénudés s’attristent vers le soir,
Et se penchant plus près de leur sombre miroir
Contemplent leur image auguste et dépouillée.

Dieux vivants que le froid a lentement glacés,
Ils souffrent lentement de longs regrets stériles,
Leurs troncs noueux et nus sont des torses agiles
Mais que l’hiver étreint et retient enlacés.


Lorsque passe un vent tiède ils frémissent d’espoir
Et leur sang fait craquer leur écorce rugueuse,
Mais à peine une feuille éclot toute peureuse
Et déjà les reprend le spleen immense et noir.

Jeunes, avoir été d’un orgueil juvénile,
Avoir dressé si haut des bras blancs et nerveux,
S’être mirés dans l’eau, dômes harmonieux,
Et s’y revoir figés en ce geste immobile !

Ils regrettent les soirs vaporeux et subtils
Où des amants liés par des écharpes blanches
Passaient et repassaient à l’ombre de leurs branches
Avec des chuchotis de rires puérils,

Ils regrettent le chant des oiseaux de passage,
Même les lourds chalands qui troublaient le sommeil
De ces flots noirs jadis ruisselants de soleil
Et qu’un brouillard glacé transforme en marécage,


Ce sont de vieux captifs par tous abandonnés :
Parfois pourtant leurs bras engourdis se redressent
Pour faire vers l’azur des gestes de détresse…
Arbres, je suis pareil à vos troncs décharnés !


À MA VILLE NATALE



Ô sol mélancolique, ô cité sans soleil,
Ville de grands murs noirs et de vastes usines,
Tu n’as pour te parer ni vignes ni collines,
Et je t’aime pourtant d’un amour sans pareil,
Ô terre sans histoire, ô cité sans soleil !

Toi qui gardes si bien la volonté de vivre,
Et qui, telle une reine étalant des bijoux
Montres de tes métiers l’acier luisant et doux,
J’admire ton ardeur de Cité jeune et libre,
Toi qui portes si haut la volonté de vivre !


Ruche immense et toujours noire de travailleurs,
Tes fils, comme autrefois les blanches caravelles
Vont conquérir le monde à ta gloire nouvelle,
Puis reviennent pareils à de jeunes vainqueurs,
Dans ta ruche toujours noire de travailleurs ;

Viennent les lourds bateaux chargés de laine vierge !
Tout un peuple en travail au fond des ateliers
Tisse avec ces fils noirs des tissus par milliers,
Impatient déjà qu’à l’Occident émerge
Un navire nouveau porteur de laine vierge !

Ô ma ville brumeuse et triste, ô pays noir,
Ton diadème est fait de hautes cheminées
Qui, se dressant ainsi que des tours forcenées,
D’un panache de feu s’illuminent le soir,
Ô ma ville brumeuse et triste, ô pays noir ;

Mon enfance passée au rhytme des machines
A gardé souvenir de tes bruits familiers,
Et mon âme quand passe un groupe d’ouvriers,
Parfois se remémore ainsi qu’une orpheline
Son enfance bercée au rhytme des machines…



La Musique








Consumé de tristesse ardente et de regret,
J’écoute en moi l’écho de lentes symphonies,
Et sur mon âme ainsi que des feuilles jaunies
Neigent languissamment des souvenirs secrets.

Je me grise à rêver d’un royaume nocturne
Où tout le merveilleux des légendes d’amour
Se pare des splendeurs que prêtent tour à tour
La Musique et le Rêve aux songes taciturnes.


Altos en demi-teinte et pleurant au hasard,
Accords perdus comme des larmes inutiles,
Que de fois vos accents de tendresse subtile
Ont détendu mes nerfs et brouillé mes regards !

L’ouragan quelquefois a gonflé ma poitrine,
Et quelquefois la brise a caressé mon front,
Selon ce que chantait la voix des violons

Mon âme a tressailli, musicale et divine.









Violoncelle, ô voix humaine transformée,
Plainte grave et par qui toute peine est calmée,
Quelle houle en mon cœur, quelle confusion
Laissent tes grands accents d’ardente passion !
Dans le frémissement des notes emportées,
Que de fois j’ai senti les cordes exaltées
Comme une volupté qui ne finirait plus
Faire frémir en moi des mondes inconnus !
La modulation des basses solennelles,
Les pizzicate fous des graves chanterelles

Ou l’envolée aérienne de ta voix
Me plongent tour à tour dans le doute et l’effroi.
Trilles profonds et qui me mordent toute l’âme,
Tendre accompagnement d’un chœur léger de femmes,
Vagues lentes berçant un rêve de douceur,
Brise tiède pareille au vent chargé d’odeurs,
Chant qui se glisse à ras du silence et qui passe,
Phrase comme un réseau de notes qui m’enlace,
Quelle houle en mon cœur, quelle confusion
Laissent tes grands accents d’ardente passion,
Plainte grave et par qui toute peine est calmée,

Violoncelle, ô voix humaine transformée !





LE PRÉLUDE



Arabesques de sons faufilés par la flûte,
Sourdine comme un crêpe au chant des violons,
Pizzicate d’altos, grondement de bassons
Et clameur des buccins que l’écho répercute,

Reports de sons pareils à des reports de voix,
Balancement ainsi que d’une escarpolette
D’une phrase d’orchestre harmonieuse et svelte,
Souvenirs de jadis et rêves d’autrefois,


Gamme capricieuse et montant en spirale
Jusqu’aux cieux irréels d’où viennent les Tristan,
Reprise des hautbois, lent découragement
Des basses dont la plainte éternelle s’exhale,

Et splendeur tout à coup de l’amour triomphant !
Une dernière fois le vent rôde et s’éplore,
Puis, brusquement, voici que les ondes sonores
Comme les flots pressés battent contre mes flancs ;

C’est le rêve éployé dans les magnificences !
Un envahissement de l’âme et de la chair,
Une submersion de délice, un enfer
Voluptueux où brûle un brasier immense ;

Je me sens emporté comme sur l’Océan,
Un remous, dirait-on, tourbillonne et m’entraîne,
Ce chant comme du feu circule dans mes veines
Et tout mon sang afflue à mon cœur palpitant.


Ah ! pauvre être de nerfs et de muscles fragiles,
Comme s’évanouit toute ta volonté
Lorsque frémit l’archet qui te saura dompter,
Ah ! vaine résistance, et révolte débile !

Mon cœur est fatigué de lutte, il s’abandonne,
Le thème du désir et celui de la mort
S’enroulent comme un cep autour d’un thyrse d’or,
Et je souffre un plaisir douloureux qui m’étonne.

Mais l’angoisse survit aux bonheurs trop aigus,
La mort seule en notre âme assoupit et contente
Ce besoin d’infini qui toujours nous tourmente,
Je rêve de baisers pour toujours éperdus ;

Femme, qui que tu sois, dont j’attends la venue,
Veuille entendre l’appel déchirant de mon cœur,
Vois, mes yeux sont noyés d’extase et de langueur,
Et j’écoute, anxieux, ta parole inconnue !


Le mystère envahit mon être lentement
Comme l’ombre, le soir, envahit une chambre,
L’espoir toujours vaincu qui couvait sous la cendre
S’exalte de nouveau plus pur et plus puissant,

Et ce désir divin me donne un tel vertige
Qu’entre mes cils déjà je sens rouler des pleurs,
Et mon cœur frais éclos tremble comme une fleur
Par le vent balancée au sommet de sa tige.


ANDANTE



Le crin des longs archets mord aussi notre cœur,
Bethove, et le sanglot de ta longue souffrance
Emplit notre âme encor d’ineffable langueur,
Et se prolonge en de profondes résonnances.

Du chaos de l’orchestre où chantent tant de voix
Vers un ciel nuancé de couleurs indécises
Se déroule d’abord comme spirales grises
La tristesse légère et fine des hautbois.


Comme le bruit lointain d’une source sonore
Du haut des harpes d’or les notes jaillissant
Font le bruit cristallin des anciennes mandores
Ou des luths que les dieux s’en allaient caressant.

La sveltesse du thème attristé, le murmure
Des flûtes chuchotant des aveux ingénus,
Tout se mêle et voici qu’on ne distingue plus
Qu’un tumulte croissant d’angoisse et d’aventure ;

Les désirs, les remords, les chants voluptueux
Fusent confusément comme dans un bruit d’aile
Et le grave regret des lents violoncelles
Pénètre doucement l’andante douloureux.

Un chant clair cependant grandit dans l’ombre et monte
Ainsi qu’un long jet d’eau par dessus les bassins,
Le violon respire, enfle la voix, surmonte
L’incertaine rumeur des instruments voisins,

Et comme en paraissant un jeune dieu s’impose,
S’insinue en nos cœurs le jeune virtuose :

Par lui nous défaillons comme sous un baiser
Qui nous épuiserait, et ses longues tenues
Font tressaillir parmi nos âmes suspendues
De minces fibres d’or effilé si ténues
Qu’on les dirait toujours prêtes à se briser.

Quand il frémit, on croit qu’une main féminine
Se joue en nos cheveux avec des doigts légers,
Et l’on ferme les yeux à demi pour garder
L’austère expression d’une extase divine ;

Mon visage inondé de pleurs silencieux
Se penche en savourant son cantique suave,
Je me sens la pâleur délicieuse et grave
D’un amoureux fervent écoutant des aveux.


Je suis comme un enfant dans ses langes natales,
Mon sang tumultueux s’apaise, je souris
Au rêve intérieur de mes songes fleuris
Et m’abandonne au gré des ondes musicales…

Soudain de lents hautbois reprennent tour à tour
Sur un mode mineur leurs plaintes trop subtiles,
Et comme exaspéré de tendresse inutile
Le bois des violons se déchire d’amour.

Ah ! cris aigus des chanterelles douloureuses !
Dernier sanglot, semblable au spasme, rire amer,
Cordes, vous souffrez donc comme mes propres nerfs
Que vous hurlez ainsi dans les heures affreuses !…

Qu’on laisse maintenant planer de grands accords,
De blancs accords pareils à des envols de cygnes,
Je sens déjà flotter une douceur insigne
Et le calme descendre en moi comme la Mort.






Tapis de haute lisse où le musicien
Comme un peintre retouche une ébauche incertaine,
Le prélude s’estompe en douceur et s’enchaîne
À l’andante déjà plus grave et plus humain.

Esquisse vague ainsi qu’un mirage qui bouge,
Il s’y pique bientôt des touches de couleurs,
Des personnages fins, des guirlandes de fleurs,
Et des tonalités chaudes comme du rouge.


Je m’enivre à saisir l’ingénieux dessin
Du thème mélodique où le chant s’ingénie
À faufiler d’or clair l’incessante harmonie
Des basses dévidant du brouillard doux et fin,

Et mon plaisir parfois d’ordre géométrique
Scrute l’orchestre ainsi qu’une démonstration
Où j’écoute chanter dans les vibrations

Des nombres ignorés l’accord mathématique.





SYMPHONIE



C’est l’heure. La ténèbre est opaque et profonde,
On souffre dans le froid et dans l’obscurité,
Nul ne sait d’où pourrait advenir la clarté
Et c’est comme un chaos où se forme le monde.

Une aile frémissante, un voile épais et lourd
Étouffe sous ses plis toute plainte terrestre,
Mon cœur s’identifie aux rumeurs de l’orchestre,
Mon âme aveugle attend la lumière et l’amour.


Rien ne déchire encor les ombres solennelles,
C’est la houle. Voici l’éclair d’un coup d’archet,
Puis le silence ; enfin tel qu’un blanc feu follet
Les trilles d’une flûte ou d’une chanterelle.

Une fugue apparaît du fond de l’horizon ;
Elle roule, grandit, s’approche, s’exaspère,
Et passe dans un souffle angoissant de colère,
Sombre et dure comme un passage de caissons.

Le souffle des hautbois se tait — puis recommence,
C’est une voile blanche au-dessus de la mer,
Il brille et chante, ainsi parmi les nuits d’hiver
Un feu qui tremble au loin ranime l’espérance.

Mais que les violons soudain prennent l’essor !
Leur voix monte, subtile et pure, jusqu’aux nues
Et délivre d’un coup les notes contenues
Au creux des noirs bassons et dans les harpes d’or.


Ah ! tintinnabulez, triangles et clochettes,
Sonnez, cuivres, vibrez, ô fifres orgueilleux,
Que montent d’un seul trait vers le ciel radieux
Les appels éperdus des flûtes inquiètes !

Mon être tout entier devient un instrument
Sonore, je palpite à la même cadence,
Et mes nerfs contractés jusqu’à la défaillance
Se crispent d’un espoir éphémère et fervent.


Lumière du bonheur qui luit dans les ténèbres,
Ô désir inutile et tendre d’être aimé,
Quand donc mon être en vain par l’amour consumé
Surgira-t-il vivant de ces ruines funèbres ?

Sauvage volupté de vivre, ô tourbillon !
Qu’un rhytme ensorcelé m’entraîne et que la danse
Martelant sa mesure emporte en sa cadence
Mes rêves plus légers qu’un vol de papillons !


Je me sens désormais au-dessus de la vie,
Comme les cloches dans les contes de Noël
Je vois les notes d’or qui glissent dans le ciel
Étoiles de la voûte où mon âme est ravie,

Ô coup d’archet strident et clair comme un appel !
Guitares, tambourins, mandolines, violes,
Chant de flûtes au vent comme des banderolles,
Mèlez votre cantique à l’hymne universel !

Je vogue sur les flots changeants de la musique,
Je me sens pénétré d’arômes et d’air pur,
Tout m’apparaît trempé de lumière et d’azur,
Dans la fluidité d’un rêve mélodique.

Qu’importent maintenant les rafales du cor ?
Flots de caresses, de parfums et de nuances
Je ne distingue plus parmi les résonnances,
Et mon âme, je crois, absorberait mon corps !


VIOLON



Boîte petite et sombre où dort l’essaim des rêves,
Berceau frêle où repose une Muse légère,
Qui donc a mis le doigt sur ton cœur et fait taire
Cette vibration que notre cœur achève ?

Une note en suspens frôle encor notre oreille,
Et notre âme en allée aux lointains inconnus
Demeure dans un vague irréel et confus
Où la voile au hasard du désir appareille.


Mes yeux noyés de pleurs suivent leur rêverie ;
Parfois montent au ciel en blanches envolées
Des séraphins tenant des harpes effilées
Et dont l’aile en glissant sur l’azur chante et prie,

Parfois je suis pareil à la coupe de jade
Où le ciel automnal s’embrume et se dédore
Et du grave à l’aigu la gamme qui s’évade
Retombe en gouttes d’eau sur la nappe sonore,

Parfois j’écoute en moi des voix intérieures,
Et mon cœur alangui d’invisibles caresses
Se trouble au souvenir d’anciennes maîtresses,
Songe très doux comme un baiser qui nous effleure ;

Ton âme dans mon âme a des correspondances,
Ô violon ! ta voix a la fluidité
D’une heure de douceur triste et de volupté
Tu sais l’enchantement du rhytme et des cadences…


Boîte petite et sombre où dort l’essaim des rêves,
Berceau frêle où repose une Muse légère,
Qui donc a mis le doigt sur ton cœur et fait taire
Cette vibration que notre cœur achève ?


ENTHOUSIASME



Le monde, je le sens tout entier dans mon cœur !
Il chante en moi des cantilènes amoureuses,
Je revois le Lido, Cadix la délicieuse,
Et Grenade et Séville en sa plaine de fleurs.

La Volupté, les Paysages, la musique,
Quel roi possèderait de plus nobles trésors ?
Je suis comme une harpe et qui frémit encor
Rien qu’à se souvenir de ces heures magiques.


Ô titillation des nerfs par un archet !
Je perçois la saveur des nuits exaspérées
Où l’on boirait à même une brise sucrée
Parmi tous les parfums nocturnes de Juillet.

Mon âme est un oiseau des îles qui s’évade
Et retourne aux mirages d’or du clair soleil.
Je tends les bras… j’embrasserais je suis pareil
À ces illuminés qui prêchaient des croisades.

Tambour, sonne la charge, et toi, cymbale, aussi,
Sonnez, fifres, hurlez, ô trompettes brutales,
Qu’éclatent les accords des cuivres en rafales !
Les dieux m’ont arraché d’un monde rétréci.

J’aspire avec orgueil la lumière et la vie,
Ma poitrine halète aux quatre vents du ciel
Et dans le grand sursaut d’une joie infinie
Je suis redevenu le Pan universel !



L’Amour








Corps de femme, soumis aux lois mystérieuses
Qui règlent le hasard, les astres et la mer,
Tandis que l’infini sommeille en tes yeux clairs
Ta chair palpite avec la terre harmonieuse.

La lune en ses pouvoirs magiques et confus
T’impose comme aux flots une occulte attirance,
Un même rhytme émeut avec la mer immense
De ton sang maternel le flux et le reflux.


Je t’aime, ô faible sœur, pour ta beauté fragile,
Pour ta grâce éphémère et ton cœur inégal,
Pour tout ce que contient d’obscur et d’animal
Ton être inconscient, orgueilleux, et servile.

Ton corps par tant de points sensible à la douleur
Souffre la passion constante des Madones,
Triste et sombre plaisir que celui que tu donnes,
Toi qui risques la mort pour un peu de bonheur !

Ton ventre doux et blond que guette la souffrance
Me touche et m’attendrit par ses humilités,
Je sais que c’est par lui que je fus enfanté,
Moi qui fus — étant homme — ingrat dès mon enfance,

Mais ce rhytme et ces maux, par toi-même ignorés,
T’ont mise à ton insu proche du cœur du monde,
Et je te sens pleurer pour des causes profondes

Lorsque tu ne sais pas ce qui te fait pleurer.









Mon amour est timide et doux comme un oiseau
Qu’un enfant surprendrait au milieu des roseaux

Et qui, tout frissonnant d’angoisse et d’épouvante,
S’en irait se blottir dans votre main charmante.

Pourquoi laisser tomber d’un geste négligent
Ce cœur d’oiseau léger devenu suppliant,


Pourquoi le rejeter au hasard de la route,
Dans l’ombre, dans le bruit, dans le froid qu’il redoute,

Et ne pas être bonne à l’amour malheureux
Qui cherche son destin dans le ciel de vos yeux,

Vous qui ne savez rien des heures douloureuses,

Ô vous qui ne pensez qu’à rire, ô trop heureuse !









Notre amour est un secret
Mystérieux et fragile,
Que notre âme juvénile
Ne cache, hélas, qu’à regret,

Mais qu’un regard indiscret,
Une parole inhabile,
Un geste, un mot inutile
Pour toujours compromettrait.


Refrène ta violence,
Ô mon cœur tumultueux,
Ne savoure qu’en silence

Tes souvenirs orgueilleux,
Sois impénétrable et tendre,

L’heure viendra, sache attendre !





LA HANTISE DES YEUX



I


Vos pupilles de bleu et de noir constellées
Évoquent la splendeur d’un jardin ancestral
Où se pavanerait l’orgueil d’un paon royal
Éployant au soleil ses plumes ocellées.

Vos yeux sont beaux comme des bagues ciselées
Où brillerait un gros saphir oriental,
Ils ont parfois l’éclat sombre et dur du métal,
Parfois l’acuité des flèches envolées.


Je devine en ce bleu et ce noir confondus
La douceur que prendraient vos regards éperdus,
Et dans le cerne brun de vos larges prunelles

Je sens tout un passé tendre et voluptueux
Qu’un souvenir ému ferait revivre en elles
Et qu’avec un baiser je revivrais en eux !


II


Le trouble de vos yeux assombris et le charme
D’un sourire éclairant un peu votre pâleur,
Votre bouche pareille aux lèvres d’une fleur
Où les mots quelquefois tremblent comme des larmes,

Votre main longue et fine aux doigts chargés de bagues,
Votre corps se ployant aux cadences du pas,
La courbe de vos reins souples, vos yeux si las
M’ont transpercé le cœur plus qu’un éclair de dague.


Rien que pour avoir vu dans le soir transparent
Votre apparition vaporeuse et l’enfant
Dont les yeux étonnés m’observaient sans comprendre,

Mon cœur est demeuré méditatif et tendre
Comme si mon bonheur au détour du chemin
S’enfuyait avec vous sur l’aile du Destin !


III


Prunelles surnageant en un lac spacieux
Où des brindilles d’or simulent les étoiles,
Comme ils sont beaux les yeux qui brillent sous des voiles,
Et comme ils sont charmants tes cils capricieux !

Grappes de raisins blancs piqués de raisins bleus,
Comme ils sont beaux tes seins tout gonflés de luxure,
Et comme elle est splendide aussi ta chevelure
Où je vais me blottir comme un oiseau frileux !


Tes lèvres sont un fruit humide de rosée,
Ta langue est un esprit subtil, et ma pensée
S’attarde au souvenir fauve de la toison,

D’où, certains soirs, ainsi que d’une cassolette
Parmi les longs désirs et les ardeurs secrètes
Monte le cher parfum de notre pâmoison.






Ô mon enfant, pardonne à ce cœur trop puni
Le trouble qu’il jeta dans tes sens juvéniles,
Pouvais-je deviner en ton âme fragile
Si grande passion de rêve et d’infini ?

Tu souffres, me dis-tu, de ce fatal mystère
Qui nous fait nous cacher comme des criminels,
Je ne souffre pas moins de ces détours cruels,
Le mal que je t’ai fait était involontaire.


Pleurons ensemble. Il faut que nous mêlions nos pleurs
Pour nous sentir unis à jamais l’un à l’autre,
Tes remords sont les miens, tes fautes sont les nôtres,
Et nous les expions dans la même douleur.

Mais prends courage ! Appuie à mon cœur ton oreille,
Fais-moi de tes deux bras un collier de douceur,
Et dors sur ma poitrine, ô ma petite sœur,

Paisible et douce, ainsi qu’une enfant qui sommeille.









Statuette d’or blond, petit corps électrique,
Merveilleux instrument de peine et de plaisir,
Corde sonore sous l’archet de mon désir,
Je t’aime d’un amour étrange et frénétique.

Comme si j’avais bu des philtres redoutés
Quand j’aspire en tremblant ta chevelure blonde
La douceur de ta peau dissout en moi des mondes
Et nous sommes déjà l’un par l’autre hantés.


Le calice neigeux et frais de ton sourire
Incline avec amour ses pétales rosés
Vers mes lèvres toujours brillantes de baisers,
Ton cœur contre mon cœur vibre comme une lyre,

Et tel est entre nous l’étroit enchantement
Que nous sentons parfois dans nos longues veillées
Les fibres de notre être à ce point embrouillées

Que de nous séparer est un déchirement.









Quand le désir affleure aux pupilles d’un homme
Et que dans tes yeux clairs il plonge son regard,
Je ressemble au soldat qu’on insulte, et, hagard,
Je le tuerais comme une bête qu’on assomme.

Trop de ton être flotte épars autour de moi,
Mon cœur souffre de tant d’inconnus qui t’admirent,
Et peuvent te frôler en passant, et respirent
Le parfum de ton corps en passant près de toi !


Pour te mieux posséder je te voudrais moins belle,
D’autres ont trop de part à ta jeune splendeur,
Et je hais le regard tendre ou inquisiteur
De tous ces jeunes gens que ta vue ensorcèle.

Je t’aime d’un amour exclusif et jaloux,
Et voudrais pour moi seul ta beauté tout entière,
Ah ! ne revêts que fil et que laine grossière,
Renonce au vain orgueil du fard et des bijoux ;

Songe, songe à nos soirs d’amoureuse veillée,
Donne-toi sans réserve à mes baisers d’amant,
Et gardant pour moi seul les fleurs et les rubans

Pare comme un autel la chambre émerveillée !





CHANSON TRISTE



Quand j’ai voulu donner mon cœur
Enfin pour ne plus le reprendre,
Qui donc eût voulu me comprendre ?
Et l’on est passé sans entendre
La plainte triste de mon cœur.

Je disais des paroles douces
Et dans l’enchantement du soir
Je tendais les bras sans savoir
Comme vain était mon espoir
Et vaines mes paroles douces.


Elle est venue un jour d’été
Comme une vision légère,
Elle est passée en étrangère
Et j’en suis encore hanté.

Qu’aurait-on voulu qu’elle fasse ?
Quel reproche ne serait fou ?
Parlons de chiffons et bijoux,
Un poète, c’est un joujou,
On s’en amuse et puis le casse !

Me voici le front dans les mains,
Triste de tristesse infinie,
Et je sens comme une agonie
Qui pleure en mon âme meurtrie,
Mon front pèse dans mes deux mains.

Ô trop jolie, ô trop heureuse,
Ô petite aux yeux de clarté,
Puissent ne pas vous attrister
Toutes ces strophes douloureuses !






Mon cœur trop étroit pour la haine
Était large pour deux amours,
J’avais un ami de toujours,
J’aimais une dame lointaine.

Contre notre misère humaine
Je me croyais double secours :
L’une avait des yeux de velours
L’autre des serments par vingtaine.


Sans même qu’ils se soient connus,
Et presque la même semaine,
Ils m’ont trahi et méconnu ;

J’en ai quelque tristesse vaine :
Je me fusse tué pour eux,

Ils m’ont bien trompé tous les deux.





D’APRÈS GOYA



            Petite brune au corps nerveux,
            Jarrets tendus, reins vigoureux,

            Cuisses dures, hanches étroites,
            Jambes fines, longues et droites,

            Seins redressants, cheveux frisés,
            Ventre poli par les baisers,


            Tête fine, prunelles claires,
            Lèvres minces et volontaires,

            Qui donc pourrait te résister,
            Madone de Perversité !

Les Hommes ! tu sais trop le pouvoir qui les trouble,
Rien qu’à voir apparaître un instant hors des draps
La courbe de ton dos, le pli chaud de tes bras,
Ou de tes seins aigus et bruns la pointe double ;

Leurs vaines volontés, ton parfum les dissout,
Tu glisses dans leur chair le goût de la luxure,
Et si quelqu’un se croit d’une vertu plus sûre
D’un seul baiser tu sais l’abattre à tes genoux.

Souple et svelte, quand tu t’allonges sur ta couche,
Avec des mouvements onduleux et félins,
Tu fais saillir ta croupe et tu creuses tes reins,
Ta langue est comme un dard qui jaillit de ta bouche.


Tu redresses parfois ta maigre nudité
Comme un symbole obscur dominateur du monde,
Tes yeux, tes grands yeux verts sont une mer profonde
Où chavirent tous nos désirs de chasteté.

Sur ton lit dévasté, mobile et provocante,
Que de fois des amants après tes jeux lascifs,
Pâles et secoués de spasmes convulsifs,
S’éloignèrent, baignés d’une sueur ardente !

Tu les railles. Tu sais des rites qui rendront
Aux muscles épuisés des souplesses nouvelles,
Et toi, recommençant tes caresses cruelles,
Du signe de la mort tu marqueras leur front ;

Comme d’une Circé ta puissance est magique !
Sur ton corps frémissant nul n’a jamais connu
Le dégoût passager d’un plaisir trop aigu,
Ton esprit est fertile en jeux diaboliques ;


Hélas ! par quel attrait te plaisent les amants
Dont le mauvais destin te livre la faiblesse ?
Que leur échine, comme un arc, sous tes caresses,
Se courbe et se replie avec des tremblements,

Que leurs nerfs soient pareils à des cordes tendues,
Que leurs traits amaigris et leurs cheveux épars,
Que leur teint diaphane et que leurs yeux hagards
Disent votre pouvoir, voluptés inconnues !

Mais puisses-tu toi même en quelque soir d’oubli
Rencontrer un amant enfin qui te domine,
Et qui, de ses bras nus te broyant la poitrine,
Te laisse agonisante au travers de ton lit !



Testament



         Si je pouvais choisir ma tombe
         Je la voudrais dans un jardin
         Parfumé de menthe et de thym
         Parmi des fleurs et des colombes.

Ma stèle, qu’elle soit d’un fût de marbre blanc,
Gracieuse, et portant une urne cinéraire
De grès rouge, où mon cœur malgré lui solitaire
Trouvera dans la mort un oubli doux et lent.


Que l’on creuse une vasque ronde, qu’une source
Y murmure toujours un long chuchotement
Et que des enfants blonds s’y penchent un moment
Pour boire un gobelet et reprendre leur course.

J’aimerais pour ombrage un beau magnolia,
Le manteau printanier de ses floraisons blanches,
Peut-être attirerait des amants sous ses branches,
Et mon cœur que l’Amour jadis crucifia

Palpiterait encor sous la lune rêveuse,
À l’heure où tremblerait dans l’azur frémissant
L’extatique baiser d’une Vierge amoureuse
Pâmée entre les bras d’un bel adolescent.