Le Miroir (Guaita)

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Rosa MysticaAlphonse Lemerre, éditeur (p. 165-168).

II
LE MIROIR


Encadré de bois peint, c’était un vieux miroir. —
Dans la chambre d’hôtel piteusement meublée
Il sommeillait au fond poussiéreux d’un tiroir,
Avec d’anciens rubans : et je compris d’emblée,
(Quand mon regard sonda la profondeur du sien.)
Qu’il gardait parmi vous, reliques défraîchies,
— Tel un œil de vieillard, vague, et qui se souvient —
Le vestige incrusté des choses réfléchies.

Ô l’étrange miroir ! Mon regard s’alarmait
De sa limpidité par endroits trop douteuse
Où l’image indécise et terne s’embrumait…
Alors, je vis bouger l’ombre solliciteuse.


 
Corps féminins en chœurs obscènes se groupant !
Faces pâles dans les ténèbres s’estompant !
Squelettes ivoirins ! Ciselures d’orfèvres !
Et regards sans prunelle, et sourires sans lèvres !
Tous les fantômes du vieux temps enseveli,
Tous les objets jadis reflétés, pêle-mêle,
Souvenirs s’éveillant confus, battaient de l’aile
Aux sombres profondeurs du miroir dépoli. —

— Spectres, d’où venez-vous ?
— Or ciselé qui brilles,
Tu servis, tentateur, à payer quelques filles !

Chœurs obscènes, vous déroulant sur un fond noir,
Vous évoquez encor d’immondes saturnales,
Cultes qu’ont desservis des prêtresses vénales !

Faces pâles, tachant le ténébreux miroir,
Que fûtes-vous, sinon des figures banales
De filous hébergés en cet hôtel piteux !

Squelette, un « épateur », un bohème douteux,
Carabin de rencontre — a fait, en cette chambre,
Claquer tes os blanchis aux vents froids de décembre !

— 'Sourires et Regards on ne sait d’où venus,
Vestiges écœurants de baisers inconnus
De plaisirs marchandés ou d’amours éphémères,

Vous avez resplendi sur les lèvres amères
Et dans les yeux, luisant de faim, des filles-mères !



Maudit sois-tu, miroir aux spectres odieux !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Voix lointaine d’Hier, jalouse, par l’espace

Tu hurles ta colère au Présent radieux,
Comme le chien de garde aboie au gueux qui passe !


Janvier 1883.