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Le Miroir (Marivaux)

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Le Miroir (Marivaux)
Œuvres complettes de M. de Marivaux, tome 12Chez la Veuve Duchesne (p. 33-64).


LE MIROIR.


Si vous aimez, Monsieur, les aventures un peu singulieres, en voici une qui a de quoi vous contenter. Je ne vous presserai point de la croire ; vous pouvez la regarder comme un pur jeu d’esprit, elle a l’air de cela ; cependant c’est à moi qu’elle est arrivée.

Je ne vous dirai point au reste dans quel endroit de la terre j’ai vu ce que je vais vous dire. C’est un pays dont les Géographes n’ont jamais fait mention : non qu’il ne soit très-fréquenté ; tout le monde y va, vous y avez souvent voyagé vous-même, & c’est l’envie de m’y amuser qui m’y a insensiblement conduit. Commençons.

Il y avoit trois ou quatre jours que j’étois à ma campagne, quand je m’avisai un matin de me promener dans une allée de mon Parc ; retenez bien cette allée, car c’est de-là que je suis parti pour le voyage dont j’ai à vous entretenir.

Dans cette allée je lisois un livre qui me jetta dans de profondes réflexions sur les hommes.

Et de réflexions en réflexions, toujours marchant, toujours allant, je marchai tant, j’allai tant, je réfléchis tant, & si diversement, que sans prendre garde à ce que je devenois, sans observer par où je passois, je me trouvai insensiblement dans le pays dont je parlois tout-à-l’heure, où j’achevai de m’oublier, pour me livrer tout entier au plaisir d’examiner ce qui s’offroit à mes regards, & en effet, le spectacle étoit curieux. Il me sembla donc : mais je dis mal, il ne me sembla point ; je vis sûrement une infinité de fourneaux plus ou moins ardents, mais dont le feu ne m’incommodoit point, quoique j’en approchasse de fort près.

Je ne vous dirai pas à présent à quoi ils servoient ; il n’est pas encore temps.

Ce n’est pas là tout ; j’ai bien d’autres choses à vous raconter. Au milieu de tous les fourneaux étoit une personne, ou, si vous voulez, une Divinité, dont il me seroit inutile d’entreprendre le portrait ; aussi n’y tâcherai-je point.

Qu’il vous suffise de sçavoir que cette personne, ou cette Divinité, qui en gros me parut avoir l’air jeune, & cependant antique, étoit dans un mouvement perpétuel, & en même temps si rapide, qu’il me fut impossible de la considérer en face.

Ce qui est de certain, c’est que dans le mouvement qui l’agitoit, je la vis sous tant d’aspects, que je crus voir successivement passer toutes les physionomies du monde, sans pouvoir saisir la sienne, qui apparemment les contenoit toutes.

Ce que je démêlai le mieux, & ce que je ne perdis jamais de vûe, malgré son agitation continuelle, ce fut une espece de bandeau, ou de diadême, qui lui ceignoit le front, & sur lequel on voyoit écrit la Nature.

Ce bandeau étoit large, élevé, & comme partagé en deux miroirs éclatants, dans l’un desquels, on voyoit une représentation inexplicable de l’étendue en général, & de tous ses mysteres, je veux dire des vertus occultes de la matiere, de l’espace qu’elle occupe, du ressort qui la meut, de la divisibilité à l’infini ; en un mot de tous ses attributs dont nous ne connoissons qu’une partie.

L’autre miroir qui n’étoit séparé du premier que d’une ligne extrêmement déliée, représentoit un être encore plus indéfinissable.

C’étoit comme une image de l’âme ou de la pensée en général ; car j’y vis toutes les façons possibles de penser & de sentir des hommes, avec la subdivision de tous les degrés d’esprit & de sentiment, de vices & de vertus, de courage & de foiblesse, de malice & de bonté, de vanité & de simplicité que nous pouvons avoir.

Enfin, tout ce que les hommes sont, tout ce qu’ils peuvent être, & tout ce qu’ils ont été, se trouvoit dans cet exemplaire des grandeurs & des miseres de l’âme humaine.

J’y vis, je ne sçais comment, tout ce qu’en fait d’ouvrages, l’esprit de l’homme avoit jusqu’ici produit ou rêvé ; c’est-à-dire, j’y vis depuis le plus mauvais Conte de Fée jusqu’aux Systêmes anciens & modernes le plus ingénieusement imaginés ; depuis le plus plat Écrivain jusqu’à l’Auteur des Mondes : c’étoit y trouver les deux extrémités. J’y remarquai l’obscure Philosophie d’Aristote ; &, malgré son obscurité, j’en admirai l’Auteur dont l’esprit n’a point eu d’autres bornes que celles que l’esprit humain avoit de son temps ; il me sembla même qu’il les avoit passées.

J’y observai l’incompréhensible & merveilleux tour d’imagination de ceux qui durant tant de siècles ont cru non seulement qu’Aristote avoit tout connu, tout expliqué, tout entendu, mais qui ont encore cru tout comprendre eux-mêmes, & pouvoir rendre raison de tout d’après lui.

J’y trouvai cette idée du Pere Mallebranche, si vous voulez, cette vision aussi raisonnée que subtile & singuliere, & qui n’a pu s’arranger qu’avec tant d’esprit, qui est que nous voyons tout en Dieu.

Le Systême du fameux Descartes, cet homme unique, à qui tous les hommes des siècles à venir auront l’éternelle obligation de sçavoir penser, & de penser mieux que lui ; cet homme qui a éclairé la terre, qui a détruit cette ancienne idole de l’ignorance ; je veux dire le tissu de suppositions, respecté depuis si long-temps, qu’on appelloit Philosophie, & qui n’en étoit pas moins l’ouvrage des meilleurs génies de l’antiquité ; cet homme enfin, qui, même en s’écartant quelquefois de la vérité, ne s’en écarte plus en enfant, comme on fesoit avant lui, mais en homme, mais en Philosophe, qui nous a appris à remarquer quand il s’en écarte ; qui nous a laissé le secret de nous redresser nous-mêmes ; qui d’enfants que nous étions, nous a changés en hommes à notre tour ; & qui, n’eût-il fait qu’un excellent Roman, comme quelques-uns le disent, nous a du moins mis en état de n’en plus faire.

Le systême du célebre, du grand Newton, & par la sagacité de ses découvertes, peut-être plus grand que Descartes même, s’il n’avoit pas été bien plus aisé d’être Newton après Descartes, que d’être Descartes sans le secours de personne, & si ce n’étoit pas avec les forces que ce dernier a données à l’esprit humain, qu’on peut aujourd’hui surpasser Descartes même. Aussi voyois-je qu’il y a des génies admirables, pourvû qu’ils viennent après d’autres, & qu’il y en a de faits pour venir les premiers. Les uns changent l’état de l’esprit humain, ils causent une révolution dans les idées : les autres, pour être à leur place, ont besoin de trouver cette révolution toute arrivée ; ils en corrigent les Auteurs, & cependant ils ne l’auroient pas faite.

J’observai tous les Poëmes qu’on appelle Épiques, celui de l’Iliade dont je ne juge point, parce que je n’en suis pas digne, attendu que je ne l’ai lu qu’en François, & que ce n’est pas là le connoître ; mais qu’on met le premier de tous ; & qui auroit bien de la peine à ne pas l’être, parce qu’il est Grec, & le plus ancien. Celui de l’Enéide qui a tort de n’être venu que le second, & dont j’admirai l’élégance, la sagesse & la majesté ; mais qui est un peu long.

Celui du Tasse qui est si intéressant, qui est un ouvrage si bien fait, qu’on lit encore avec tant de plaisir dans la derniere traduction françoise qu’un habile Académicien en a faite, qui y a conservé tant de grâce ; qui ne vous enleve pas, mais qui vous mene avec douceur par un attrait moins apperçu que senti ; enfin, qui vous gagne, & que vous aimez à suivre en François comme en Italien, malgré quelques petits concetti qu’on lui reproche, & qui ne sont pas fréquents.

Celui de Milton, qui est peut-être le plus suivi, le plus contagieux, le plus sublime écart de l’imagination qu’on ait jamais vu jusqu’ici.

J’y vis le Paradis terrestre, imité de Milton, par Madame Du…… Bo…… Ouvrage dont Milton même eût infailliblement adopté la sagesse & les corrections, & qui prouve que les forces de l’esprit humain n’ont point de sexe : ouvrage enfin fait par un Auteur qui par-tout y a laissé l’empreinte d’un esprit à son tour créateur de ce qu’il imite, & qui tient en lui, quand il voudra, de quoi mériter l’honneur d’être imité lui-même.

Celui de la Henriade, ce Poëme si agréablement irrégulier, & qui, à force de beautés vives, jeunes, brillantes & continues, nous a prouvé qu’il y a une magie d’esprit, au moyen de laquelle un ouvrage peut avoir des défauts sans conséquence.

J’oubliois celui de Lucain qui mérite attention, & où je trouvai une fierté tantôt Romaine & tantôt Gasconne, qui m’amusa beaucoup.

Je n’aurois jamais fait, si je voulois parler de tous les Poëmes que je vis ; mais j’avoue que je considérai quelque temps celui de Chapelain, cette Pucelle si fameuse & si admirée avant qu’elle parût, & si ridicule dès qu’elle se montra.

L’esprit que Chapelain avoit eu de son vivant, étoit là aussi bien que son Poëme, & il me sembla que le Poëme étoit bien au-dessus de l’esprit.

J’examinai en même temps d’où cela venoit, & je compris, à n’en pouvoir douter, que, si Chapelain n’avoit sçu que la moitié de la bonne opinion qu’on avoit de lui, son Poëme auroit été meilleur ou moins mauvais.

Mais cet Auteur, sur la foi de sa réputation, conçut une si grande & si sérieuse vénération pour lui-même, se crut obligé d’être si merveilleux, qu’en cet état il n’y eut point de vers sur lequel il ne s’appesantît gravement pour le mieux faire, point de rafinement difficile & bisarre dont il ne s’avisât ; & qu’enfin il ne fit plus que des efforts de misérable pédant, qui prend les contorsions de son esprit pour de l’art ; son froid orgueil pour de la capacité, & ses recherches hétéroclites pour du sublime.

Et je voyois que tout cela ne lui seroit point arrivé, s’il avoit ignoré l’admiration qu’on avoit eue d’avance pour sa pucelle.

Je voyois que Chapelain moins estimé en seroit devenu plus estimable ; car dans le fond il avoit beaucoup d’esprit, mais il n’en avoit pas assez pour voir clair à travers tout l’amour-propre qu’on lui donna ; & ce fut un malheur pour lui d’avoir été mis à une si forte épreuve que bien lui n’ont pas soutenue.

Il n’y a gueres que les hommes absolument supérieurs qui la soutiennent & qui en profitent, parce qu’ils ne prennent jamais de ce sentiment d’amour-propre, que ce qu’il leur en faut pour encourager leur esprit.

Aussi le Public peut-il présumer de ceux-là tant qu’il voudra, il n’y sera point trompé, & ils n’en feront que mieux. Ce n’est qu’en les admirant un peu d’avance, qu’il les met en état de devenir admirables ; ils n’oseroient pas l’être sans cela, ou peut-être ignoreroient-ils combien ils peuvent l’être.

Voici encore des hommes d’une autre espece à cet égard-là, & que je vis aussi dans la glace. L’estime du Public perdit Chapelain, elle fut cause qu’il s’excéda pour s’élever au-dessus de la haute idée qu’on avoit de lui, & il en périt. Ceux-ci au contraire se relâchent en pareil cas ; dès que le Public est prévenu d’une certaine maniere en leur faveur, ils osent en conclure qu’il le sera toujours, & qu’ils ont tant d’esprit, que même en se laissant aller cavalierement à ce qui leur en viendra, sans tant se fatiguer, ils ne sçauroient manquer d’en avoir assez & de reste, pour continuer de plaire à ce Public déjà si prévenu.

Là-dessus ils se négligent & ils tombent. Ce n’est pas là tout. Veulent-ils se corriger de cet excès de confiance qui leur a nui, je compris qu’ils s’en corrigent tant, qu’après cela ils ne sçavent plus où ils en sont. Je vis que dans la peur qui les prend de mal faire, ils ne peuvent plus se remettre à cet heureux point de hardiesse & de retenue où ils étoient avant leur chûte, & qui a fait le succès de leurs premiers Ouvrages.

C’est comme un équilibre qu’ils ne trouvent plus, & quand ils le retrouveroient, le Public ne s’en apperçoit pas d’abord : il renonce difficilement à se moquer d’eux : il aime à prendre la revanche de l’estime qu’il leur a accordée ; leur chûte est une bonne fortune pour lui.

Il faut pourtant faire une observation : c’est que, parmi ceux dont je parle, il y en a quelques-uns que leur disgrâce scandalise plus qu’elle ne les abat ; & qui, ramassant fierement leurs forces, lancent, pour ainsi dire, un Ouvrage qui fait taire les rieurs, & qui rétablit l’ordre.

En voilà assez là-dessus : je me suis peut-être un peu trop arrêté sur cette matiere ; mais on fait volontiers de trop longues relations de choses qu’on a considérées avec attention.

Venons à d’autres objets : j’en remarquai quatre ou cinq qui me frapperent, & qui, chacun dans leur genre, étoient d’une beauté sublime.

C’étoit l’inimitable élégance de Racine, le puissant génie de Corneille, la sagacité de l’esprit de La Motte, l’emportement admirable du sentiment de Rhadamiste, & le charme des grâces de l’Auteur de Zaïre.

Je m’attendrissois avec Racine, je me trouvois grand avec Corneille ; j’aimois mes foiblesses avec l’un, elles m’auroient déshonoré avec l’autre.

L’auteur de Zaïre ennoblissoit mes idées, celui de Rhadamiste m’inspiroit des passions terribles, il sondoit les profondeurs de mon âme ; & je pensois avec La Motte… Permettez-moi de m’arrêter un peu sur ce dernier.

C’étoit un excellent homme, quoiqu’il ait eu tant de contradicteurs : on l’a mis au-dessous de gens qui étoient bien au-dessous de lui, & le Miroir m’a appris d’où cela venoit en partie.

C’est qu’il étoit bon à tout, ce qui est un grand défaut ; il vaut mieux, avec les hommes, n’être bon qu’à quelque chose ; & La Motte avoit ce tort.

Qu’est-ce que c’est qu’un homme qui ne se contente pas d’être un des meilleurs esprits du monde en Prose, & qui veut encore faire des Opéra, des Tragédies, des Odes pindariques, anacréontiques, des Comédies même, & qui réussit en tout ce que je dis-là, qui plus est ? Cela est ridicule.

Il faut prendre un état dans la République des Lettres, & ce n’est pas y en avoir un que d’y faire le métier de tout le monde : aussi ses Critiques ont-ils habilement découvert que La Motte, avec toute sa capacité prétendue, n’étoit qu’un Philosophe adroit qui sçavoit se déguiser en ce qu’il vouloit être, au point que, sans son excellent esprit qui le trahissoit quelquefois, on l’auroit pris pour un très-bel esprit : c’étoit comme un sage qui auroit très-bien contrefait le Petit Maître.

On dit que la premiere Tragédie, dont on ignoroit qu’il fût l’Auteur, passa d’abord pour être un Ouvrage posthume de Racine.

Dans ses Fables mêmes, qu’on a tant décriées, il y en a quelques-unes où il abuse tant de sa souplesse, que des gens d’esprit qui les avoient lues sans plaisir dans le Recueil, mais qui ne s’en ressouvenoient plus, & à qui un mauvais plaisant, quelque temps après, les récitoit comme de La Fontaine, les trouverent admirables, & crurent en effet que c’étoit La Fontaine qui les avoit faites. Voilà le plus souvent comme on juge, & cependant on croit juger. Car pourquoi leur avoient-elles paru mauvaises, la premiere fois qu’ils les avoient lues ? C’est que la mode étoit que l’Auteur ne réussît pas ; c’est qu’ils sçavoient alors que La Motte en étoit l’Auteur : c’est qu’à la tête du Livre ils avoient vu le nom d’un homme qui vouloit avoir trop de sortes de mérites à la fois, qui effectivement les auroit eus, si on n’avoit pas empêché le Public de s’y méprendre ; & qui même n’a pas laissé de les avoir à travers les contradictions qu’il a éprouvées : car on l’a plus persécuté que détruit, malgré l’espece d’Ostracisme qu’on a exercé contre lui & qu’il méritoit bien.

Il faut pourtant convenir qu’on lui fait un reproche assez juste, c’est qu’il remuoit moins qu’il n’éclairoit, qu’il parloit plus à l’homme intelligent qu’à l’homme sensible ; ce qui est un désavantage avec nous, qu’un Auteur ne peut affectionner ni rendre attentifs à l’esprit qu’il nous présente, qu’en donnant, pour ainsi dire, des chairs à ses idées. Ne nous donner que des lumieres, ce n’est encore embrasser que la moitié de ce que nous sommes, & même la moitié qui nous est la plus indifférente : nous nous soucions bien moins de connoître que de jouir ; & en pareil cas, l’âme jouit quand elle sent.

Mais je fais une réflexion ; je vous ai parlé de La Motte, de Corneille, de Racine, des Poëmes d’Homere, de Virgile, du Tasse, de Milton, de Chapelain, des Systêmes des Philosophes passés, & il n’y a point de mal à cela.

Beaucoup de gens, je pense, ne seront pas de l’avis du Miroir, & je m’y attends, si vous montrez mes relations, comme je vous permets de le faire.

Mais en ce cas, je vous supplie, supprimez-en tout ce qui regardera les Auteurs vivans. Je connois ces Messieurs-là, ils ne seroient pas même contents des éloges que j’ai trouvés pour eux.

Je veux pourtant bien qu’ils sçachent que je les épargne, & qu’il ne tiendroit qu’à moi de rapporter leurs défauts qui se trouvoient aussi ; qu’à la vérité j’ai vu moins distinctement que leurs beautés, parce que je n’ai pas voulu m’y arrêter, & que je n’ai fait que les appercevoir.

Mais c’est allez d’appercevoir des défauts, pour les avoir bien vus : on a, malgré soi, de si bons yeux là-dessus ! Il n’y a que le mérite des gens qui a besoin d’être extrêmement considéré pour être connu ; on croit toujours s’être trompé, quand on ne fait que le voir.

Quoi qu’il en soit, j’ai remarqué les défauts de nos Auteurs, & je m’abstiens de les dire : il me semble même les avoir oubliés ; mais ce sont encore de ces choses qu’on oublie toujours assez mal ; & je me les rappellerois bien, s’il le falloit : qu’on ne me fâche pas.

À propos d’Auteurs ou de Poëtes, j’apperçus un Poëme intitulé le Bonheur, qui n’a point encore paru, & qui vient d’un génie qui ne s’est point encore montré au Public, qui s’est formé dans le silence, & qui menaceroit nos plus grands Poëtes de l’apparition la plus brillante ; il iroit de pair avec eux, ou, pour me servir de l’expression de Racine, il marcheroit du moins leur égal, si le plaisir de penser philosophiquement en Prose ne le débauche pas comme j’en peur.

Il étoit sur la ligne des meilleurs esprits ; il y occupoit même une place à part, & étoit-là comme en reserve sous une très-aimable figure ; mais en même temps si modeste, qu’il ne tint pas à lui que je ne le visse point.

Mais venons à d’autres objets ; je parle des génies du temps passé ou de ceux d’aujourd’hui, suivant que leur article se présente à ma mémoire : ne m’en demandez pas davantage. Il y en aura beaucoup d’autres, tant Auteurs tragiques que comiques, dont je ferai mention dans la suite de ma relation.

Entre ceux de l’antiquité qu’on admire encore, & par l’excellence de leurs talents, & par une ancienne tradition d’estime qui s’est conservée pour eux : enfin, par une sage précaution contre le mérite des Modernes ; car il entre de tout cela dans cette perpétuité d’admiration qui se soutient en leur faveur ; entre tant de beaux génies, dis-je, Euripide & Sophocle furent de ceux que je distinguai le plus dans le Miroir.

Je les considérai donc fort attentivement & avec grand plaisir, sans les trouver, je l’avoue, aussi inimitables qu’ils le sont dans l’opinion des partisans des Anciens. L’idée qui me les a montrés n’est d’aucun parti ; elle leur fait aussi beaucoup plus d’honneur que ne leur en font les partisans des Modernes.

Il est vrai que le sentiment de ceux-ci ne sera jamais le plus généralement applaudi ; car ils disent qu’on peut valoir les Anciens, ce qui est déjà bien hardi : ils disent qu’on peut valoir mieux, ce qui est encore pis.

Ils soutiennent que des gens de notre nation, que nous avons vus ou que nous aurions pu voir ; en un mot, que des Modernes qui vivoient il n’y a gueres plus d’un demi-siècle, les ont surpassés : voilà qui est bien mal entendu.

Car cette possibilité de les valoir, & même de valoir mieux, une fois bien établie, & tirée d’après des Modernes qui vivoient il n’y a pas long-temps, pourquoi nos illustres Modernes d’aujourd’hui ne pourroient-ils pas à leur tour leur être égaux, & même leur être supérieurs ? Il ne seroit pas ridicule de le penser, il ne le seroit pas même de regarder la chose comme arrivée ; mais ce qui est ridicule & même insensé, à ce que marque la Glace, c’est d’espérer que cette possibilité & ses conséquences pussent jamais passer.

Quoi ! nous aurons parmi nous des hommes qu’il seroit raisonnable d’honorer autant & plus que d’anciens Grecs ou d’anciens Romains ?

Eh mais ! que feroit-on d’eux dans la Société ? & quel scandale ne seroit-ce point-là ?

Comment ! des hommes à qui on ne pourroit plus faire que de très-humbles représentations sur leurs Ouvrages, & non pas des critiques de pair à pair, comme en font tant de gens du monde, qui, pour n’être point Auteurs, ne prétendent pas en avoir moins d’esprit que ceux qui le sont, & qui ont peut-être raison.

Des hommes vis-à-vis de qui tant de sçavans Auteurs & Traducteurs des Anciens ne seroient plus rien, & perdroient leur état ; car ils en ont un très-distingué, & qu’ils méritent, à l’excès près des priviléges qu’ils se donnent. Un Sçavant est exempt d’admirer les plus grands génies de son temps : il tient leur mérite en échec, il leur fait face, il en a bien vu d’autres.

Des hommes enfin qui romproient tout équilibre dans la République des Lettres ; qui laisseroient une distance trop décidée entr’eux & leurs Confreres ; distance qui a toujours plus l’air d’une opinion que d’un fait.

Non, Monsieur, jamais il n’y eut de pareils Modernes, & il n’y en aura jamais.

La Nature elle-même est trop sage pour avoir permis que les grands-hommes de chaque siècle assistâssent en personne à la plénitude des éloges qu’ils méritent, & qu’on pourra leur donner quelque jour ; il seroit indécent pour eux & injurieux pour les autres qu’ils en fussent témoins.

Aussi dans tous les âges ont-ils affaire à un Public fait exprès pour les tenir en respect, & dont je vais, en deux mots, vous définir le caractere.

Je commence par vous dire que c’est le Public de leur temps : voilà déjà la définition bien avancée.

Ce Public tout à la fois juge & partie de ces grands-hommes qu’il aime, & qu’il humilie ; ce Public tout avide qu’il est des plaisirs qu’ils s’efforcent de lui donner, & qu’en effet ils lui donnent, est cependant assez curieux de leur voir manquer leur coup, & l’on diroit qu’il manque le sien, quand il est content d’eux.

Au surplus, la Glace m’a convaincu d’une chose ; c’est que la Postérité, si nos grands hommes parviennent jusqu’à elle, ne sçaura, ni si bien, ni si exactement ce qu’ils valent, que nous le pouvons sçavoir aujourd’hui. Cette Postérité faite comme toutes les Postérités du monde, aura infailliblement les défaut de les trop louer, elle voudra qu’ils soient incomparables ; elle s’imaginera sentir qu’ils le sont, sans se douter que ce ne sera là qu’une malice de sa part, pour mortifier les illustres Modernes, & pour se dispenser de leur rendre justice. Or, je vous le demande, dans de pareilles dispositions, pourra-t-elle apprécier nos Modernes qui seront ses Anciens ? Le mérite imaginaire qu’elle voudra leur trouver, ne l’empêchera-t-il pas de discerner le mérite réel qu’ils auront ! Qui est-ce qui pourra démêler alors à quel dégré d’estime on s’arrêteroit pour eux, si on n’avoit pas envie de les estimer tant ? Au lieu qu’aujourd’hui je sçais à peu-près au juste la véritable opinion qu’on a d’eux ; & je suis sûr que je le sçais, car le Public me l’a dit.

Je pourrois m’y tromper, si je n’en croyois que la diversité des discours qu’il tient ; mais il se hâte d’acheter & de lire leurs Ouvrages ; mais il court aux parodies qu’on en fait ; mais il est avide de toutes les critiques bien ou mal tournées qu’on répand contr’eux ; & qu’est-ce que tout cela signifie ? sinon beaucoup d’estime qu’on ne veut pas déclarer franchement.

Eh ! ne sommes-nous pas toujours de cette humeur-là ? n’aimons-nous pas mieux vanter un étranger qu’un compatriote ? un homme absent qu’un homme présent ? Prenez-y garde, avons-nous deux citoyens également illustres : celui dont on est le plus voisin est celui qu’on loue le plus sobrement.

Si Euripide & Sophocle, si Virgile & le divin Homere lui-même revenoient au monde, je ne dis pas avec l’esprit de leur temps, car il ne suffiroit peut-être pas aujourd’hui pour nous ; mais avec la même capacité d’esprit qu’ils avoient, précisément avec le même cerveau qui se rempliroit des idées de notre âge ; si, sans nous avertir de ce qu’ils ont été, ils devenoient nos contemporains, dans l’espérance de nous ravir & de nous enchanter encore, en s’adonnant au même genre d’Ouvrage auquel ils s’adonnerent autrefois, ils seroient bien étourdis de voir qu’il faudroit qu’ils s’humiliâssent devant ce qu’ils furent ; qu’ils ne pourroient plus entrer en comparaison avec eux-mêmes, à quelque sublimité d’esprit qu’ils s’élevâssent ; bien étourdis de se trouver de simples Modernes apparemment bons ou excellens, mais cependant des Poëtes médiocres auprès de l’Euripide, du Sophocle, du Virgile & de l’Homere d’autrefois, qui leur paroîtroient, suivant toute apparence, bien inférieurs à ce qu’ils seroient alors. Car comment, diroient-ils, ne serions-nous pas à présent plus habiles que nous ne l’étions ? Ce n’est pas la capacité qui nous manque ; on n’a rien changé à la tête excellente que nous avions, & qui fait dire à nos partisans qu’il n’y en a plus de pareilles. L’esprit humain dont nous avons aujourd’hui notre part, auroit-il baissé ? Au contraire, il doit être plus avancé que jamais : il y a si long-temps qu’il séjourne sur la terre, & qu’il y voyage, & qu’il s’y instruit ; il y a vu tant de choses, & il s’y est fortifié de tant d’expériences, diroient-ils… Vous riez, Monsieur, voilà pourtant ce qui leur arriveroit & ce qu’ils diroient. Je vous parle d’après la Glace, d’où je recueille tout ce que je vous dis-là.

Il ne faut pas croire que les plus grands hommes de l’Antiquité aient jouï dans leur temps de cette admiration que nous avons pour eux, & qui est devenue avec justice comme un dogme de Religion littéraire. Il ne faut pas croire que Démosthene & Ciceron (& c’est ce que nous avons de plus grand) n’aient pas sçu à leur tour ce que c’étoit que d’être Modernes, & n’aient pas essuyé les contradictions attachées à cette condition-là ? Figurez-vous, Monsieur, qu’il n’y a pas un homme illustre à qui son siècle ait pardonné l’estime & la réputation qu’il y a acquises, & qu’enfin jamais le mérite n’a été impunément contemporain.

Quelques vertus, quelques qualités qu’on ait, par quelques talents qu’on se distingue, c’est toujours en pareil cas un grand défaut que de vivre.

Je ne sçache que les Rois, qui, de leur temps même, & pendant qu’ils régnent, aient le privilége d’être d’avance un peu anciens ; encore l’hommage que nous leur rendons alors est-il bien inférieur à celui qu’on leur rend cent ans après eux. On ne sçauroit croire jusqu’où va là-dessus la force, le bénéfice & le prestige des distances.

Leur effet s’étend si loin, qu’il n’y a point aujourd’hui de femme qu’on n’honorât, qu’on ne parût flatter en la comparant à Hélene ; & je vous garantis sur la foi de la Glace, qu’Hélene, dans son temps, fut extrêmement critiquée, & qu’on vantoit alors quelque ancienne beauté qu’on mettoit bien au-dessus d’elle, parce qu’on ne la voyoit plus, & qu’on voyoit Hélene. Je vous assûre que nous avons actuellement d’aussi belles femmes que les plus belles de l’antiquité ; mais fussent-elles des anges de leur sexe, (& je ris moi-même de ce que je vais dire) ce sont des anges qui ont le tort d’être visibles, & qui, dans notre opinion jalouse, ne sçauroient approcher des Beautés anciennes que nous ne fesions qu’imaginer, & que nous avons la malice ou la duperie de nous représenter comme des prodiges sans retour.

Revenons à Sophocle & à Euripide dont j’ai déjà parlé, & achevons d’en rapporter ce que le Miroir m’en a appris.

C’est qu’ils ont été pour le moins les Corneille, les Racine, les Crébillon & les Voltaire de leur temps, & qu’ils auroient été tout cela du nôtre ; de même que nos Modernes, à ce que je voyois aussi, auroient été à-peu-près les Sophocle & les Euripide du temps passé.

Je dis à-peu-près, car je ne veux blasphêmer dans l’esprit d’aucun amateur des Anciens. Il est vrai que ce n’est pas-là ménager les Modernes ; mais je ne fais pas tant de façon avec eux qu’avec les partisans des Anciens, qui n’entendent pas raillerie sur cet article-ci : au-lieu que les autres, en leur qualité de Modernes & de gens moins favorisés, sont plus accommodants, & le prennent sur un ton moins fier.

J’avouerai pour-tant que la Glace n’est pas de l’avis des premiers sur le prétendu affoiblissement des esprits d’aujourd’hui.

Non, Monsieur, la Nature n’est pas sur son déclin : du moins ne ressemblons-nous gueres à des vieillards ; & la force de nos passions, de nos folies, & la médiocrité de nos connoissances, malgré les progrès qu’elles ont faits, devroient nous faire soupçonner que cette Nature est encore bien jeune en nous.

Quoi qu’il en soit, nous ne sçavons pas l’âge qu’elle a ; peut être n’en a-t-elle point, & le Miroir ne m’a rien appris là-dessus.

Mais ce que j’y ai remarqué, c’est que depuis les temps si renommés de Rome & d’Athènes il n’y a pas eu de siècle où il n’y ait eu d’aussi grands esprits qu’il en fut jamais, où il n’y ait eu d’aussi bonnes têtes que l’étoient celles de Cicéron, de Démosthene, de Virgile, de Sophocle, d’Euripide, d’Homere même, de cet homme divin, que je suis comme effrayé de ne pas voir excepté dans la Glace, mais enfin qui ne l’est point.

Voilà qui est bien fort, m’allez-vous dire ? comment donc votre Glace l’entend-elle ?

Où sont ces grands esprits comparables à ceux de l’antiquité ? & depuis les Grecs & les Romains, où prendrez-vous ces Cicéron, ces Démosthene, &c. dont vous parlez ?

Sera-ce dans notre Nation, chez qui, pendant je ne sçais combien de siècles, & jusqu’à celui de Louis XIV, il n’a paru en fait de Belles Lettres, que de mauvais Ouvrages, que des Ouvrages ridicules.

Oui, Monsieur, vous avez raison, très-ridicules, & le Miroir lui-même en convient, & n’en fait pas plus de cas que vous ; & cependant il assûre qu’il y eut alors des génies supérieurs, des hommes de la plus grande capacité.

Que firent-ils donc ? De mauvais Ouvrages aussi, tant en Vers qu’en Prose ; mais des ouvrages infiniment moins mauvais, (pesez ce que je vous dis-là) infiniment moins ridicules que ceux de leurs contemporains.

Et la capacité qu’il fallut avoir alors, pour n’y laisser que le degré de ridicule dont je parle, auroit suffi dans d’autres temps pour les rendre admirables.

N’imputez point à leurs Auteurs ce qu’il y reste de vicieux ; prenez-vous-en aux siècles barbares où ces grands esprits arriverent, & à la détestable éducation qu’ils y reçurent en fait d’Ouvrages d’esprit. Ils auroient été les premiers esprits d’un autre siècle, comme ils furent les premiers esprits du leur : il ne falloit pas pour cela qu’ils fussent plus forts ; il falloit seulement qu’ils fussent mieux placés.

Cicéron aussi mal élevé, aussi peu encouragé qu’eux, né comme eux dans un siècle grossier, où il n’auroit trouvé ni cette Tribune aux Harangues, ni ce Sénat, ni ces Assemblées du Peuple, devant qui il s’agissoit des plus grands intérêts du monde, ni enfin toute cette forme de Gouvernement qui soumettoit la fortune des Nations & des Rois au pouvoir & à l’autorité de l’éloquence, & qui déferoit les honneurs & les dignités à l’Orateur qui sçavoit le mieux parler ; Cicéron, privé des ressources que je viens de dire, ne s’en seroit pas mieux tiré que ceux dont il est ici question ; & quoiqu’infailliblement il eût été l’homme le plus éloquent de son temps, l’homme le plus éloquent de ce temps-là ne seroit pas aujourd’hui l’objet de notre admiration ; il nous paroîtroit bien étrange que la Glace en fît un homme supérieur ; & ce seroit pourtant Cicéron, c’est-à-dire un des plus grands hommes du monde, que nous n’estimerions pas plus que ceux dont nous parlons, & à qui, comme je l’ai dit, il n’a manqué que d’avoir été mieux placés.

Quand je dis mieux placés, je n’entends pas que l’esprit manquât dans les siècles que j’appelle barbares. Jamais encore il n’y en avoit eu tant de répandu ni d’amassé parmi les hommes, comme j’ai remarqué que l’auroient dit Euripide & Sophocle que j’ai fait parler plus bas.

Jamais l’esprit humain n’avoit encore été le produit de tant d’esprits ; c’est une vérité que la Glace m’a rendu sensible.

J’y ai vu que l’accroissement de l’esprit est une suite infaillible de la durée du monde ; & qu’il en auroit toujours été une suite, à la vérité plus lente, quand l’Écriture d’abord, & ensuite l’Imprimerie n’auroient jamais été inventées.

Il seroit en effet impossible, Monsieur, que tant de générations d’hommes eussent passé sur la terre, sans y verser de nouvelles idées, & sans y en verser beaucoup plus que les révolutions, ou d’autres accidents n’ont pu en anéantir ou en dissiper.

Ajoutez que les idées qui se dissipent ou qui s’éteignent, ne sont pas comme si elles n’avoient jamais été ; elles ne disparoissent pas en pure perte ; l’impression en reste dans l’Humanité, qui en vaut mieux seulement de les avoir eues, & qui leur doit une infinité d’idées qu’elle n’auroit pas eues sans elles.

Le plus stupide ou le plus borné de tous les Peuples d’aujourd’hui, l’est beaucoup moins que ne l’étoit le plus borné de tous les Peuples d’autrefois.

La disette d’esprit dans le monde connu, n’est nulle part à présent aussi grande qu’elle l’a été : ce n’est plus la même disette.

La Glace va plus loin. Par-tout où il y a des hommes bien où mal assemblés, quelqu’inconnus qu’ils soient au reste de la terre, ils se suffisent à eux-mêmes pour acquérir des idées ; ils en ont aujourd’hui plus qu’ils n’en avoient il y a deux mille ans ; l’esprit n’a pu demeurer chez eux dans le même état.

Comparez, si vous voulez, cet esprit à un infiniment petit, qui par un accroissement infiniment lent, perd toujours quelque chose de sa petitesse.

Enfin, je le répete encore, l’Humanité en général reçoit toujours plus d’idées qu’il ne lui en échappe, & ses malheurs mêmes lui en donnent souvent plus qu’ils ne lui en enlevent.

La quantité d’idées qui étoient dans le monde avant que les Romains l’eussent soumis, & par conséquent tant agité, étoit bien au-dessous de la quantité d’idées qui y entra par l’insolente prospérité des vainqueurs, & par le trouble & l’abaissement du monde vaincu.

Chacun de ces états enfanta un nouvel esprit, & fut une expérience de plus pour la terre.

Et de même qu’on n’a pas encore trouvé toutes les formes dont la matiere est susceptible, l’âme humaine n’a pas encore montré tout ce qu’elle peut être ; toutes ses façons possibles de penser & de sentir ne sont pas épuisées.

Et de ce que les hommes ont toujours les mêmes passions, les mêmes vices & les mêmes vertus, il ne faut pas en conclure qu’ils ne font plus que se répeter.

Il en est de cela comme des visages ; il n’y en a pas un qui n’ait un nez, une bouche & des yeux ; mais aussi pas un qui n’ait tout ce que je dis-là avec des différences & des singularités qui l’empêchent de ressembler exactement à tout autre visage.

Mais revenons à ces esprits supérieurs de notre Nation, qui firent de mauvais Ouvrages dans les siècles passés.

J’ai dit qu’ils y trouverent plus d’idées qu’il n’y en avoit dans les précédents ; mais malheureusement ils n’y trouverent point de goût : de sorte qu’ils n’en eurent que plus d’espace pour s’égarer.

La quantité d’idées en pareil cas, Monsieur, est un inconvénient & non pas un secours ; elle empêche d’être simple, & fournit abondamment les moyens d’être ridicule.

Mettez beaucoup de richesses entre les mains d’un homme qui ne sçait pas s’en servir, toutes ses dépenses ne seront que des folies.

Et les Anciens n’avoient pas de quoi être aussi fous, aussi ridicules qu’il ne tient qu’à nous de l’être.

En revanche, jamais ils n’ont été simples avec autant de magnificence que nous ; il en faut convenir. C’est du moins le sentiment de la Glace, qui, en louant la simplicité des Anciens, dit qu’elle est plus littérale que la nôtre, & que la nôtre est plus riche : c’est simplicité de grand Seigneur.

Attendez, me direz-vous encore, vous parlez de siècles où il n’y avoit point de goût, quoiqu’il y eût plus d’esprit & plus d’idées que jamais ; cela n’implique-t-il pas quelque contradiction ?

Non, Monsieur, si j’en crois la Glace : une grande quantité d’idées & une grande disette de goût dans les Ouvrages d’esprit, peuvent fort bien se rencontrer ensemble, & ne sont point du tout incompatibles.

L’augmentation des idées est une suite infaillible de la durée du monde : la suite de cette augmentation ne tarit point, tant qu’il y a des hommes qui se succedent, & des aventures qui leur arrivent.

Mais l’art d’employer les idées pour des Ouvrages d’esprit peut se perdre : les Lettres tombent, la critique & le goût disparoissent, les Auteurs deviennent ridicules ou grossiers, pendant que le fond de l’esprit humain va toujours croissant parmi les hommes.


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