Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910/Acte V
ACTE V
Scène 1
Rien de ce que je dis ne peut me détourner ;
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Quoi ! contre ma partie on voit tout à la fois
L’honneur, la probité, la pudeur et les lois ;
On publie en tous lieux l’équité de ma cause,
Sur la foi de mon droit mon âme se repose :
Cependant je me vois trompé par le succès,
J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
Est sorti triomphant d’une fausseté noire !
Toute la bonne foi cède à sa trahison !
Il trouve, en m’égorgeant, moyen d’avoir raison !
Le poids de sa grimace, où brille l’artifice,
Renverse le bon droit, et tourne la justice !
Il fait par un arrêt couronner son forfait !
Et, non content encor du tort que l’on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur[1] !
Et là-dessus on voit Oronte qui murmure,
Et tâche méchamment d’appuyer l’imposture !
Lui qui d’un honnête homme à la cour tient le rang,
À qui je n’ai fait rien qu’être sincère et franc,
Qui me vient malgré moi d’une ardeur empressée,
Sur des vers qu’il a faits demander ma pensée ;
Et parceque j’en use avec honnêteté
Et ne le veux trahir, lui, ni la vérité,
Il aide à m’accabler d’un crime imaginaire !
Le voilà devenu mon plus grand adversaire !
Et jamais de son cœur je n’aurai de pardon,
Pour n’avoir pas trouvé que son sonnet fût bon !
Et les hommes, morbleu ! sont faits de cette sorte !
C’est à ces actions que la gloire les porte !
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
La justice et l’honneur que l’on trouve chez eux !
Allons, c’est trop souffrir les chagrins qu’on nous forge
Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.
Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m’aurez de ma vie avec vous.
Et tout le mal n’est pas si grand que vous le faites.
Ce que votre partie ose vous imputer
N’a point eu le crédit de vous faire arrêter ;
On voit son faux rapport lui-même se détruire,
Et c’est une action qui pourrait bien lui nuire.
Il a permission d’être franc scélérat ;
Et, loin qu’à son crédit nuise cette aventure,
On l’en verra demain en meilleure posture.
Au bruit que contre vous sa malice a tourné ;
De ce côté déjà vous n’avez rien à craindre :
Et pour votre procès, dont vous pouvez vous plaindre,
Il vous est en justice aisé d’y revenir,
Et contre cet arrêt…
Quelque sensible tort qu’un tel arrêt me fasse,
Je me garderai bien de vouloir qu’on le casse ;
On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
Et je veux qu’il demeure à la postérité
Comme une marque insigne, un fameux témoignage
De la méchanceté des hommes de notre âge.
Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter ;
Mais pour vingt mille francs j’aurai droit de pester
Contre l’iniquité de la nature humaine,
Et de nourrir pour elle une immortelle haine.
Que pouvez-vous, monsieur, me dire là-dessus ?
Aurez-vous bien le front de me vouloir, en face,
Excuser les horreurs de tout ce qui se passe ?
Tout marche par cabale et par pur intérêt ;
Ce n’est plus que la ruse aujourd’hui qui l’emporte,
Et les hommes devraient être faits d’autre sorte.
Mais est-ce une raison que leur peu d’équité,
Pour vouloir se tirer de leur société ?
Tous ces défauts humains nous donnent, dans la vie,
Des moyens d’exercer notre philosophie :
C’est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
Et, si de probité tout était revêtu,
Si tous les cœurs étaient francs, justes, et dociles,
La plupart des vertus nous seraient inutiles,
Puisqu’on en met l’usage à pouvoir sans ennui
Supporter dans nos droits l’injustice d’autrui ;
Et, de même qu’un cœur d’une vertu profonde…
En beaux raisonnements vous abondez toujours ;
Mais vous perdez le temps et tous vos beaux discours.
La raison, pour mon bien, veut que je me retire :
Je n’ai point sur ma langue un assez grand empire :
De ce que je dirais je ne répondrais pas,
Et je me jetterais cent choses sur les bras.
Laissez-moi, sans dispute, attendre Célimène.
Il faut qu’elle consente au dessein qui m’amène ;
Je vais voir si son cœur a de l’amour pour moi ;
Et c’est ce moment-ci qui doit m’en faire foi.
Allez-vous-en la voir, et me laissez enfin
Dans ce petit coin sombre avec mon noir chagrin.
Et je vais obliger Éliante à descendre.
Scène 2
Madame, vous voulez m’attacher tout à vous.
Il me faut de votre âme une pleine assurance :
Un amant là-dessus n’aime point qu’on balance.
Si l’ardeur de mes feux a pu vous émouvoir,
Vous ne devez point feindre à me le faire voir ;
Et la preuve, après tout, que je vous en demande,
C’est de ne plus souffrir qu’Alceste vous prétende,
De le sacrifier, madame, à mon amour,
Et de chez vous enfin le bannir dès ce jour.
Vous à qui j’ai tant vu parler de son mérite ?
Choisissez, s’il vous plaît, de garder l’un ou l’autre ;
Ma résolution n’attend rien que la vôtre.
Et sa demande ici s’accorde à mon désir.
Pareille ardeur me presse, et même soin m’amène ;
Mon amour veut du vôtre une marque certaine :
Les choses ne sont plus pour traîner en longueur,
Et voici le moment d’expliquer votre cœur.
Partager de son cœur rien du tout avec vous.
Et que vous témoignez tous deux peu de raison !
Je sais prendre parti sur cette préférence,
Et ce n’est pas mon cœur maintenant qui balance :
Il n’est point suspendu sans doute entre vous deux,
Et rien n’est si tôt fait que le choix de nos vœux ;
Mais je souffre, à vrai dire, une gêne trop forte
À prononcer en face un aveu de la sorte :
Je trouve que ces mots qui sont désobligeants,
Ne se doivent point dire en présence des gens.
Qu’un cœur de son penchant donne assez de lumière,
Sans qu’on nous fasse aller jusqu’à rompre en visière ;
Et qu’il suffit enfin que de plus doux témoins[2]
Instruisent un amant, du malheur de ses soins.
J’y consens pour ma part.
C’est son éclat surtout qu’ici j’ose exiger,
Et je ne prétends point vous voir rien ménager.
Conserver tout le monde est votre grande étude :
Mais plus d’amusement, et plus d’incertitude ;
Il faut vous expliquer nettement là-dessus ;
Ou bien pour un arrêt je prends votre refus :
Je saurai, de ma part, expliquer ce silence,
Et me tiendrai pour dit tout le mal que j’en pense.
Et je lui dis ici même chose que vous.
Et ne vous dis-je pas quel motif me retient ?
J’en vais prendre pour juge Éliante, qui vient.
Scène 3
Par des gens dont l’humeur y paraît concertée.
Ils veulent l’un et l’autre, avec même chaleur,
Que je prononce entre eux le choix que fait mon cœur,
Et que, par un arrêt qu’en face il me faut rendre,
Je défende à l’un d’eux tous les soins qu’il peut prendre.
Dites-moi si jamais cela se fait ainsi.
Peut-être y pourriez-vous être mal adressée,
Et je suis pour les gens qui disent leur pensée.
Scène 4
Et vous êtes mêlés dans cette affaire aussi.
Mais ce sont ces messieurs qui causent ma venue :
Tous deux ils m’ont trouvée, et se sont plaints à moi
D’un trait à qui mon cœur ne saurait prêter foi.
J’ai du fond de votre âme une trop haute estime
Pour vous croire jamais capable d’un tel crime ;
Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts,
Et l’amitié passant sur de petits discords,
J’ai bien voulu chez vous leur faire compagnie,
Pour vous voir vous laver de cette calomnie.
Comment vous vous prendrez à soutenir ceci.
Cette lettre, par vous, est écrite à Clitandre ?
Et je ne doute pas que sa civilité
À connaître sa main n’ait trop su vous instruire.
Mais ceci vaut assez la peine de le lire.
« Vous êtes un étrange homme de condamner mon enjouement, et de me reprocher que je n’ai jamais tant de joie que lorsque je ne suis pas avec vous. Il n’y a rien de plus injuste ; et, si vous ne venez bien vite me demander pardon de cette offense, je ne vous le pardonnerai de ma vie. Notre grand flandrin de vicomte…
Il devrait être ici.
» Notre grand flandrin de vicomte, par qui vous commencez vos plaintes, est un homme qui ne saurait me revenir ; et, depuis que je l’ai vu, trois quarts d’heure durant, cracher dans un puits pour faire des ronds, je n’ai jamais pu prendre bonne opinion de lui. Pour le petit marquis…
C’est moi-même, messieurs, sans nulle vanité.
» Pour le petit marquis, qui me tint hier longtemps la main, je trouve qu’il n’y a rien de si mince que toute sa personne ; et ce sont de ces mérites qui n’ont que la cape et l’épée. Pour l’homme aux rubans verts…
- (À Alceste.)
À vous le dé, monsieur.
» Pour l’homme aux rubans verts[3], il me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru ; mais il est cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde. Et pour l’homme au sonnet[4]…
- (À Oronte.)
Voici votre paquet.
» Et pour l’homme au sonnet, qui s’est jeté dans le bel esprit, et veut être auteur malgré tout le monde, je ne puis me donner la peine d’écouter ce qu’il dit ; et sa prose me fatigue autant que ses vers. Mettez-vous donc en tête que je ne me divertis pas toujours si bien que vous pensez ; que je vous trouve à dire, plus que je ne voudrais, dans toutes les parties où l’on m’entraîne ; et que c’est un merveilleux assaisonnement aux plaisirs qu’on goûte, que la présence des gens qu’on aime.
Me voici maintenant, moi.
» Votre Clitandre, dont vous me parlez, et qui fait tant le doucereux, est le dernier des hommes pour qui j’aurais de l’amitié. Il est extravagant de se persuader qu’on l’aime, et vous l’êtes de croire qu’on ne vous aime pas. Changez, pour être raisonnable, vos sentiments contre les siens ; et voyez-moi le plus que vous pourrez, pour m’aider à porter le chagrin d’en être obsédée. »
D’un fort beau caractère on voit là le modèle,
Madame, et vous savez comment cela s’appelle.
Il suffit. Nous allons l’un et l’autre, en tous lieux,
Montrer de votre cœur le portrait glorieux.
Mais je ne vous tiens pas digne de ma colère ;
Et je vous ferai voir que les petits marquis
Ont, pour se consoler, des cœurs de plus haut prix.
Scène 5
Et votre cœur, paré de beaux semblants d’amour,
À tout le genre humain se promet tour à tour !
Allez, j’étais trop dupe, et je vais ne plus l’être ;
Vous me faites un bien, me faisant vous connaître :
J’y profite d’un cœur qu’ainsi vous me rendez,
Et trouve ma vengeance en ce que vous perdez.
(À Alceste.)
Monsieur, je ne fais plus d’obstacle à votre flamme,
Et vous pouvez conclure affaire avec madame.
Scène 6
Voit-on des procédés qui soient pareils aux vôtres ?
Je ne prends point de part aux intérêts des autres ;
(montrant Alceste.)
Mais monsieur, que chez vous fixait votre bonheur,
Un homme, comme lui, de mérite et d’honneur,
Et qui vous chérissait avec idolâtrie,
Devait-il…
Vider mes intérêts moi-même là-dessus,
Et ne vous chargez point de ces soins superflus.
Mon cœur a beau vous voir prendre ici sa querelle,
Il n’est point en état de payer ce grand zèle ;
Et ce n’est point à vous que je pourrai songer,
Si, par un autre choix, je cherche à me venger.
Et que de vous avoir on soit tant empressée ?
Je vous trouve un esprit bien plein de vanité,
Si de cette créance il peut s’être flatté.
Le rebut de madame est une marchandise
Dont on aurait grand tort d’être si fort éprise.
Détrompez-vous, de grâce, et portez-le moins haut.
Ce ne sont pas des gens comme moi qu’il vous faut.
Vous ferez bien encor de soupirer pour elle,
Et je brûle de voir une union si belle.
Scène 7
Et j’ai laissé parler tout le monde avant moi.
Ai-je pris sur moi-même un assez long empire,
Et puis-je maintenant… ?
Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
Et de me reprocher tout ce que vous voudrez.
J’ai tort, je le confesse ; et mon âme confuse
Ne cherche à vous payer d’aucune vaine excuse.
J’ai des autres ici méprisé le courroux ;
Mais je tombe d’accord de mon crime envers vous.
Votre ressentiment sans doute est raisonnable ;
Je sais combien je dois vous paraître coupable,
Que toute chose dit que j’ai pu vous trahir,
Et qu’enfin vous avez sujet de me haïr.
Faites-le, j’y consens.
Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
Et quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
Trouvé-je un cœur en moi tout prêt à m’obéir ?
(À Éliante et à Philinte.)
Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
Et je vous fais tous deux témoins de ma faiblesse.
Mais, à vous dire vrai, ce n’est pas encor tout,
Et vous allez me voir la pousser jusqu’au bout,
Montrer que c’est à tort que sages on nous nomme,
Et que dans tous les cœurs il est toujours de l’homme.
(à Célimène.)
Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
J’en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et me les couvrirai du nom d’une faiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains
Et que dans mon désert où j’ai fait vœu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.
C’est par là seulement que, dans tous les esprits,
Vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
Et qu’après cet éclat qu’un noble cœur abhorre,
Il peut m’être permis de vous aimer encore.
Que vous doit importer tout le reste du monde ?
Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contents ?
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
Si le don de ma main peut contenter vos vœux,
Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds ;
Et l’hymen…
Puisque vous n’êtes point, en des liens si doux,
Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
Allez, je vous refuse ; et ce sensible outrage
De vos indignes fers pour jamais me dégage.
Scène dernière
Et je n’ai vu qu’en vous de la sincérité ;
De vous depuis longtemps je fais un cas extrême ;
Mais laissez-moi toujours vous estimer de même,
Et souffrez que mon cœur, dans ses troubles divers,
Ne se présente point à l’honneur de vos fers ;
Je m’en sens trop indigne, et commence à connaître
Que le ciel pour ce nœud ne m’avait point fait naître ;
Que ce serait pour vous un hommage trop bas,
Que le rebut d’un cœur qui ne vous valait pas ;
Et qu’enfin…
Ma main de se donner n’est pas embarrassée ;
Et voilà votre ami, sans trop m’inquiéter,
Qui, si je l’en priais, la pourrait accepter.
L’un pour l’autre à jamais garder ces sentiments !
Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices ;
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.
Pour rompre le dessein que son cœur se propose.
- ↑ Ceci fait allusion à une indigne supercherie imaginée par les nombreux ennemis de Molière. La représentation des trois premiers actes du Tartufe à la cour ayant effrayé bon nombre de gens, on fit courir dans Paris, sous le nom de Molière, un libelle infâme. On espérait par là faire suspendre la nouvelle pièce.
- ↑ Témoin est ici pour témoignage.
- ↑ À cette époque les jeunes seigneurs se paraient, comme les dames, de nœuds de rubans, et cette parure féminine entrait même dans leur toilette militaire. Aujourd’hui, cette brillante toilette qui marque le siècle est négligée par les acteurs qui jouent les rôles d’Oronte, d’Acaste et de Clitandre ; mais pour que ces mots, l’homme aux rubans verts, conservent leur application, Alceste paraît avec un nœud de cette couleur attaché à son épaule. Ainsi le Misanthrope, dont l’habit doit être simple et modeste, est le seul qui se présente avec des rubans. Un semblable contre-sens suffirait pour faire sentir la nécessité de rétablir les costumes.
(Aimé Martin.)
- ↑ Variante : L’homme à la veste, etc.