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Le Missionnaire

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LE MISSIONNAIRE

Au Révérend Père I.-M. Lejeune


La tempête d’hiver fait rage. Il neige, il neige ;
Et le grand bois, tordu par le vent qui l’assiège,
D’instant en instant pousse un sourd rugissement.
Il est nuit. Pas un astre au fond du firmament
Ne rayonne. Il est nuit, et dans l’ombre les ormes
Et les bouleaux ont l’air de squelettes énormes
Que le bras effréné d’un géant secourait.
Le grand froid boréal fait craquer la forêt.
Partout la neige roule en tourbillons farouches,
Ensevelissant tout, roches, buissons et souches.


La tempête parfois a des clameurs d’enfer,
Et dans cette forêt, dans cette nuit d’hiver,
Que pas une lueur d’étoile n’illumine,
La raquette au talon, un vieux prêtre chemine.

C’est un missionnaire.
À l’aube il a quitté
Un campement indien. Par son zèle emporté,
L’homme s’est mis en route en bravant la tempête
Qui des arbres neigeux courbait déjà le faîte ;
Il s’est engagé seul sous le grand bois épais
Pour aller annoncer, messager de la paix,
À quelque autre peuplade ignorante et barbare
Celui qui fit sortir de son tombeau Lazare,
Et dont la mort devait racheter l’univers.

En suivant un sentier serpentant à travers
Les ténébreux fourrés de la forêt sauvage,
Il espérait toucher au terme du voyage
Bien avant le coucher du soleil. Mais, hélas !
Sous leur mouvant linceul la neige et le verglas

Ont fait évanouir cette route éphémère.
Et maintenant il marche à l’aventure, il erre,
Il tâtonne dans l’ombre affreuse de la nuit.
Il marche, il marche, il marche, et rien encor ne luit.
Entre les troncs glacés de la forêt plaintive.
L’apôtre va toujours, et jamais il n’arrive.
L’apôtre va toujours, courbé sous l’aquilon,
Seul avec un vieux chien, sans guide et sans jalon.
Il est ainsi perdu depuis le crépuscule,
Et le but qu’il poursuit incessamment recule.
Au sein de ce désert farouche il va sans fin,
Brisé par la fatigue et la peur et la faim.
Il s’imagine aller vers l’ouest. Sans qu’il s’en doute,
Le prêtre, égaré, change à chaque instant sa route
Et tourne constamment dans le même milieu.
Il marche, il marche, il marche, à la grâce de Dieu
Et sans trêve le vent fait rage sur sa tête.
Parfois au pied d’un arbre un moment il s’arrête,
Autour de lui jetant un regard anxieux,
Cherchant si dans les troncs avoisinants ses yeux
Ne reconnaîtraient pas quelque grand conifère
Qui lui montrait la voie à la saison dernière.

Quelquefois, espérant que des coureurs des bois,
Abrités pour la nuit, vont entendre sa voix,
Il pousse de longs cris perçants… Mais la rafale,
À la fois bruit d’enfer et plainte sépulcrale,
Répond seule à son triste et déchirant appel ;
Et nul astre jamais ne brille au fond du ciel,
Et la forêt toujours a des sanglots funèbres.
Parfois le hurlement d’un loup dans les ténèbres
Fait tout à coup frémir l’écho des grands bois sourds.
Et la neige toujours croule, croule toujours.
Le vieillard bien souvent lève aux cieux sa prunelle.
Sa force est épuisée ; à présent il chancelle,
Et comprend qu’il mourra dans cette nuit d’horreur.
Un seul regret alors torture son grand cœur :
Aux Indiens malheureux, que le prêtre console,
Il ne pourra plus faire entendre sa parole ;
Avec lui périra peut-être la semence
Qu’il jetait aux déserts pour le Christ et la France.
Tout espoir l’abandonne et l’angoisse l’étreint ;
Tout devant son regard tremble, oscille et s’éteint ;
Et ses membres sont lourds et froids comme le marbre.
Il vient de s’affaisser enfin au pied d’un arbre.

Il s’est mis à prier. Il prie, et le grand vent,
Qui tout à l’heure encor tordait le bois mouvant
Et pleurait dans la nuit comme un glas funéraire,
S’est tu, pour mieux laisser s’élever sa prière
Vers celui qui mourut pour le salut de tous.
Il est comme Jésus tombé sur ses genoux.
Dans cette nuit sans fin, sans fin son œil se plonge,
Souvent il interrompt ses oraisons, et songe.
Il songe, et devant lui rayonne le passé,
Des plus chers souvenirs son esprit est bercé :
Il se retrouve enfant dans une humble chaumière ;
Il entend les doux sons de la voix de sa mère
Un rosaire à la main lui montrant à prier ;
Il voit son père, assis, le soir, près du foyer,
Sous un vieux christ de bois qui pend à la muraille,
Lisant quelque récit de chasse ou de bataille.
Sa jeunesse encor brille à ses yeux éblouis ;
Le doux fantôme blanc des jours évanouis
Gazouille à son oreille, étend sur lui ses ailes.
Tous ses amis d’antan passent sous ses prunelles…
Mais bientôt il s’éveille à la réalité,
Et, se sachant perdu dans cette immensité

Des bois, dans cette blanche et fauve solitude,
Tremblant de froid, de faim, de peur, de lassitude,
L’oreille ouverte aux cris lointains des loups errants,
Il sanglote, et des pleurs voilent ses yeux mourants ;
Et son seul compagnon, son vieux chien si fidèle,
Qui cache dans son cœur de bête tant de zèle,
Dont les regards parfois sont des regards humains,
En le voyant pleurer, vient lui lécher les mains,
Et, pendant qu’un œil morne et trouble le caresse,
De temps en temps il pousse un long cri de détresse.

Depuis quelques instants l’agonisant, hagard,
Sans cesse autour de lui promène son regard.
Un violent combat dans son âme se livre :
Tantôt il veut mourir et tantôt il veut vivre ;
Et le linceul neigeux étend sur lui ses plis.

Tout à coup, vers le ciel tournant ses traits pâlis, ―
Comme le Christ priant au jardin des Olives,
Il s’écrie, au milieu des cent rumeurs plaintives,

Des arbres torturés par les vents furieux,
Il s’écrie, un éclair céleste dans les yeux,
D’une voix à la fois tremblotante et sereine :
— Que votre volonté soit faite et non la mienne ! ―
Puis il clôt sa paupière ; et son fidèle ami,
Sous le linceul glacé le croyant endormi,
Se couche à son côté, posant sur lui sa tête.
Le prêtre dort malgré les cris de la tempête,
Il dort, et rien jamais ne le réveillera ;
Et lorsque le soleil demain se lèvera,
Nul ne viendra verser des pleurs sur son cadavre,
Et le bon vieux chien, pris d’un désespoir qui navre,
Sera sous la forêt le seul qui gémira.
Il dort, et son squelette au printemps marquera,
Sous le bois reverdi, la route meurtrière
Où brusquement, finit sa féconde carrière.
Ses os ajouteront un auguste jalon
À ceux de ce chemin, si pénible et si long,
Qui sillonne en tous sens l’un et l’autre hémisphère,
Et que le Christ devait commencer au Calvaire.