Le Moghrebin

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Charpentier (p. 31-34).


LE MOGHREBIN


Dans un quartier écarté de la Casbah, dans une impasse blanche et déserte, El Hadj Zoubir Et Tazi gîtait en une échoppe grande comme une armoire.

Une natte, un coussin en indienne à fleurs passées, une petite étagère chargée de vieux livres et de fioles, un coffre vert à coins de cuivre poli, un réchaud en terre, quelques humbles ustensiles de cuisine — c’était tout.

El Hadj Zoubir était vieux et bronzé, de constitution frêle, avec un fin profil d’oiseau, l’œil cave et expressif, sous d’épais sourcils grisonnants.

Il portait le costume de son pays, la djellaba de drap bleu et le petit turban blanc autour de la chéchiya rouge.

Calme, poli, accueillant, El Hadj Zoubir était à son ordinaire fort silencieux, avec des attitudes pensives et de longs regards scrutateurs.

Né dans la sombre Taza, capitale des Guébala pillards, il avait appris là-bas les sciences musulmanes et aussi un art qui se conserve depuis des siècles dans l’isolement farouche et l’obscurité marocaine : la sorcellerie.

À pied, avec des bandes de lettrés pillards et coupeurs de routes, il avait parcouru tout le Maroc, de Melilla au Tafilalet, de Tétouan à Figuig, d’Oudjda à Mogador. Puis, à travers l’Algérie, la Tunisie et la Tripolitaine, il était allé étudier dans une inaccessible zaouïya de la Cyrénaïque. Enfin, par l’Égypte où il avait écouté pieusement les docteurs d’El-Azhar, il avait gagné la Mecque, d’où il était revenu par la Syrie et Stamboul.

Quand le Marocain fut devenu mon ami, il aima me raconter, avec des images ingénieuses et des détails curieux, ces longues pérégrinations accomplies en mendiant au nom de Dieu, et qui avaient occupé trente années de sa vie.

Devant ses clients, gens de la ville, Mauresques aux gestes dolents, Arabes de l’intérieur, le Tazi prenait un air fermé et mystérieux.

On le consultait sur la bonne aventure, sur des amulettes pour conjurer ou jeter des sorts.

Et, souvent, le Tazi forçait mon admiration.

— Tiens, disait-il au client, prends ce calam de roseau, invoque le nom de Dieu le Très Haut, appuie la pointe contre ton cœur et formule en toi-même le souhait qui t’amène.

Pendant ce temps, le sorcier fixait son regard ardent sur ce-lui du client. Après, il reprenait la plume et, sur une planchette d’écolier arabe, il traçait en carré des lettres et des chiffres correspondant au nom du client et de sa mère. Puis, rapidement, il se livrait à un calcul inconnu dont il inscrivait le résultat au bas du carré, de façon à rétrécir les lignes dont la dernière n’avait plus qu’une seule lettre.

Alors, avec une aisance et une sérénité parfaites, sans jamais se tromper, il disait le souhait qui avait été formulé en silence. Puis, il supputait les chances de succès.

Pourtant, quand le calcul magique révélait des éventualités trop noires, le Tazi les atténuait, les enveloppant de paroles d’encouragement et d’espoir.

Une fois, quand une Mauresque sortit de l’échoppe, laissant une pièce blanche, le Tazi soupira.

— Voilà, Si Mahmoud, une femme qui est jeune et qui est belle. Elle vient me consulter sur l’issue de ses amours… Au lieu des étreintes rêvées, c’est le sang et le linceul qui l’attendent. La vie et la mort sont entre les mains de Dieu !

El Hadj Zoubir vivait ainsi seul, sans famille, sans autre logis que sa boutique et sans autre fortune que sa science millénaire.

Il était calme et serein, et ses jours s’écoulaient sans bruit et sans souci, comme un ruisseau de plaine, dans ce coin oublié d’Alger déchu.

Après une longue absence, je suis montée à l’impasse blanche. J’ai trouvé la boutique fermée. Un vieux marchand de kif du voisinage m’a appris qu’au mois de redjeb de l’an dernier, El Hadj Zoubir Et Tazi s’est éteint doucement, au milieu de ses grimoires et de ses fioles.