Le Moine/Chapitre 10

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Traduction par Léon de Wailly.
H.-L. Dolloye, éditeur (Tome 2p. 128-163).


CHAPITRE X

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Oh ! si je pouvais sous les cieux adorer rien de ce que la terre a vu, ou de ce que l’imagination peut inventer, c’est ton autel qui s’élèverait, liberté sainte, non pas bâti par une main profane et mercenaire, mais fait de gazon odorant, et des fleurs les plus suaves et les plus belles qui jamais aient paré un rivage, ou parfumé l’haleine de l’été.
Cowper.
Séparateur


Uniquement occupé de livrer à la justice les assassins de sa sœur, Lorenzo ne se doutait guère de tout ce que ses intérêts souffraient d’un autre côté. Comme on l’a dit précédemment, il ne revint à Madrid que le soir du jour où Antonia avait été enterrée. Signifier au grand inquisiteur l’ordre du cardinal-duc (formalité indispensable lorsqu’il s’agissait d’arrêter publiquement un membre de l’église), communiquer son projet à son oncle et à don Ramirez, et assembler une troupe suffisante pour prévenir toute résistance, c’était de quoi l’occuper pleinement pendant le peu d’heures qui lui restaient jusqu’à minuit. Il n’eut donc pas le temps de savoir des nouvelles de sa maîtresse, et il ignorait complètement la mort de la mère et de la fille.

Le marquis n’était nullement hors de danger : son délire avait cessé ; mais il lui était resté un tel épuisement, que les médecins évitaient de se prononcer sur ce qui en pouvait résulter. Quant à Raymond lui-même, son souhait le plus ardent était de rejoindre Agnès au tombeau ; l’existence lui était odieuse ; il ne voyait rien dans le monde qui fût digne de son attention, et il espérait apprendre au même instant qu’Agnès était vengée et lui-même perdu sans retour.

Suivi des vœux les plus fervents de Raymond, Lorenzo était à la porte de Sainte-Claire une grande heure avant le temps indiqué par la mère Sainte-Ursule. Il était accompagné de son oncle, de don Ramirez de Mello, et d’une troupe d’archers choisis. Quoique nombreux, ils n’excitèrent aucune surprise : une foule considérable était déjà amassée devant l’entrée du couvent pour voir la procession ; on supposa naturellement que Lorenzo et sa suite y étaient venus dans le même dessein. Le duc de Médina ayant été reconnu, le peuple recula, et le laissa avancer lui et sa troupe. Lorenzo se plaça en face de la grande porte par où les pèlerins devaient passer : convaincu que l’abbesse ne pouvait lui échapper, il attendit patiemment son arrivée, qui était annoncée pour minuit précis.

Les nonnes étaient occupées à accomplir les cérémonies instituées en l’honneur de sainte Claire, et auxquelles jamais aucun profane n’était admis. Les fenêtres de la chapelle étaient illuminées ; du dehors on entendait l’orgue, accompagné d’un chœur de femmes, enfler sa voix grave et pleine dans le silence de la nuit. Le chœur s’éteignit, et fut remplacé par un solo mélodieux, chanté par celle qui devait remplir dans la procession le rôle de sainte Claire. Pour cet emploi, on choisissait toujours la plus belle fille de Madrid, et celle sur qui la préférence tombait la regardait comme l’honneur le plus insigne. Attentif à la musique, dont les sons dans l’éloignement ne semblaient que plus doux, l’auditoire était absorbé dans une profonde attention. Un silence général régnait dans la foule, et tous les cœurs étaient remplis de respect pour la religion — tous, excepté celui de Lorenzo ; sachant que parmi celles qui chantaient avec tant de douceur les louanges de leur Dieu il en était qui, sous le manteau de la dévotion, cachaient les crimes les plus noirs, leurs hymnes ne lui inspiraient que de l’horreur pour leur hypocrisie. Il avait depuis longtemps observé avec blâme et mépris la superstition qui dominait les habitants de Madrid ; son bon sens lui avait indiqué les artifices des moines et l’absurdité grossière de leurs miracles, de leurs légendes et de leurs reliques supposées. Il rougissait de voir ses compatriotes dupes d’une déception si ridicule, et ne souhaitait qu’une occasion de les affranchir des entraves où les tenaient les moines : cette occasion, si longtemps et si vivement désirée, s’offrait enfin à lui ; il résolut de ne pas la laisser échapper, mais d’exposer aux yeux du peuple un tableau effrayant de l’énormité des abus qui se commettaient fréquemment dans les monastères, et de l’injustice qu’il y avait à honorer indistinctement tous ceux qui portaient un habit religieux : il lui tardait de démasquer les hypocrites, et de prouver à ses compatriotes qu’un saint extérieur ne cache pas toujours un cœur vertueux.

Le service dura jusqu’à minuit. Lorsque l’horloge du couvent se fit entendre, la musique cessa, les voix expirèrent, et bientôt les lumières disparurent des fenêtres de la chapelle. Lorenzo sentit son cœur battre bien fort quand il se vit au moment d’exécuter son plan. Vu la superstition naturelle du peuple, il s’était préparé à quelque résistance ; mais il comptait que la mère Sainte-Ursule donnerait de bonnes raisons pour le justifier : il avait avec lui assez de forces pour repousser le premier assaut de la populace, et avoir le temps de faire entendre ses explications ; sa seule crainte était que la supérieure, soupçonnant son projet, n’eût découragé la nonne, de la déposition de qui tout dépendait. Si la mère Sainte-Ursule n’était pas présente, il ne pouvait accuser l’abbesse que sur un simple soupçon ; et cette réflexion lui donnait quelque appréhension sur le succès de son entreprise. La tranquillité qui paraissait régner dans le couvent le rassura un peu : mais il attendait avec anxiété le moment où la présence de son alliée allait le délivrer de son incertitude.

Le couvent des capucins n’était séparé de celui de Sainte-Claire que par le jardin et le cimetière. Les moines avaient été invités à assister au pèlerinage. Ils arrivèrent, marchant deux à deux, des torches allumées à la main, et chantant des hymnes en l’honneur de sainte Claire. Le père Pablos était à leur tête, le prieur s’étant excusé d’y aller. Le peuple fit place au saint cortège, et les moines se mirent en rang de chaque côté de l’entrée. Peu de minutes suffirent pour disposer la procession en ordre : après quoi les portes du couvent s’ouvrirent, et de nouveau le chœur des femmes retentit à pleine voix.

D’abord parut une troupe de chantres ; dès qu’ils eurent passé, les moines se mirent en marche deux par deux, et suivirent à pas lents et mesurés ; puis vinrent les novices : ils ne portaient point de cierges, comme les profès ; mais ils s’avançaient les yeux baissés, et semblaient occupés à dire leurs chapelets. À ceux-ci succéda une jeune et charmante fille, qui représentait sainte Lucie : elle tenait un bassin d’or, dans lequel étaient deux yeux ; les siens étaient couverts d’un bandeau de velours, et elle était conduite par une autre nonne dans le costume d’un ange. Elle était suivie de sainte Catherine, une palme dans une main et une épée flamboyante dans l’autre : celle-ci était vêtue de blanc, et son front était orné d’un diadème étincelant. Après elle parut sainte Geneviève, entourée de quantité de diablotins qui, prenant des attitudes grotesques, la tirant par sa robe, et jouant autour d’elle avec des gestes bouffons, tâchaient de distraire son attention du livre où ses yeux étaient constamment fixés ; ces joyeux démons amusaient fort les spectateurs, qui témoignaient leur plaisir par de fréquents éclats de rire. L’abbesse avait eu soin de choisir une nonne dont l’humeur fût naturellement sérieuse et grave : elle eut lieu d’être satisfaite de son choix : les singeries des diablotins ne produisaient pas le moindre effet, et sainte Geneviève s’avançait sans déranger un seul des muscles de sa face.

Chacune de ces saintes était séparée de l’autre par une troupe de chanteuses, célébrant ses louanges dans leurs hymnes, mais la déclarant bien inférieure à sainte Claire, patronne spéciale du couvent. Après elles, parut une longue file de nonnes, portant, comme les chanteuses, chacune un cierge allumé ; puis vinrent les reliques de sainte Claire, enfermées dans des vases également précieux par la matière et par le travail ; mais elles n’attirèrent pas l’attention de Lorenzo : la nonne qui portait le cœur l’occupa entièrement. D’après la description de Théodore, il ne douta point que ce ne fût la mère Sainte-Ursule : elle avait l’air de regarder autour d’elle avec anxiété. Comme il était en avant de la haie devant laquelle passait la procession, elle l’aperçut ; un mouvement de joie colora sa joue, jusqu’alors très pâle : elle se tourna vivement vers sa compagne.

« Nous sommes sauvées, » l’entendit-il dire tout bas ; « voilà son frère, »

Le cœur maintenant à l’aise, Lorenzo regarda avec tranquillité le reste de la cérémonie. Il en vit paraître le plus bel ornement : c’était une espèce de trône, enrichi de pierreries et éblouissant de lumières ; il roulait sur des roues cachées, et était mené par de jolis enfants, habillés en séraphins ; le haut en était couvert de nuées d’argent, sur lesquelles reposait la plus belle personne qu’on eût jamais vue ; c’était une jeune fille qui représentait sainte Claire : ses vêtements étaient d’un prix inestimable, et autour de sa tête une couronne de diamants formait une auréole artificielle ; mais tous ces ornements cédaient à l’éclat de ses yeux.

À mesure qu’elle avançait, un murmure de contentement courait dans la foule. Lorenzo lui-même reconnut en secret qu’il n’avait jamais vu beauté plus parfaite ; et si son cœur n’avait pas appartenu a Antonia, il l’aurait offert en sacrifice à cette fille enchanteresse ; mais, dans l’état où était son cœur, il ne la considéra que comme une belle statue : elle n’obtint pas de lui d’autre tribut qu’une froide admiration, et quand elle eut passée, il n’y pensa plus.

« Qui est-elle ? » demanda un des voisins de Lorenzo.

« C’est une beauté que vous avez dû entendre vanter souvent ; son nom est Virginie de Villa-Franca : elle est pensionnaire du couvent de Sainte-Claire, parente de l’abbesse ; et on l’a choisie, avec raison, comme l’ornement de la procession.

Le trône était suivi de l’abbesse elle-même : elle marchait à la tête du reste des nonnes d’un air dévot et recueilli, et fermait la procession. Elle s’avançait lentement ; ses yeux étaient levés au ciel ; son visage, calme et tranquille, semblait étranger à toutes les choses de ce monde, et aucun de ses traits ne trahissait l’orgueil secret qu’elle avait d’étaler la pompe et l’opulence de son couvent. Elle passa, accompagnée des prières et des bénédictions de la populace : mais quelles furent la surprise et la confusion générales, quand don Ramirez, sortant de la foule, la réclama comme sa prisonnière.

Un instant, la supérieure resta muette et immobile de stupéfaction ; mais elle ne se fut pas plus tôt remise, qu’elle cria au sacrilège, à l’impiété, et invita la peuple à sauver une fille de l’église. Les assistants s’empressaient d’obéir, lorsque don Ramirez, protégé par sa troupe contre leur fureur, leur commanda de s’arrêter, les menaçant des plus rigoureuses vengeances de l’inquisition. À ce nom redouté, tous les bras tombèrent, toutes les épées rentrèrent dans le fourreau ; l’abbesse elle-même devint pâle et trembla ; le silence général lui prouva qu’elle n’avait d’espoir que dans son innocence, et, d’une voix défaillante, elle pria don Ramirez de lui apprendre le crime dont elle était accusée.

« Vous le saurez en temps et lieu, » répondit-il ; « mais d’abord je dois m’assurer de la mère Sainte-Ursule. »

« De la mère Sainte-Ursule ? » répéta faiblement l’abbesse.

En ce moment, elle jeta les yeux autour d’elle, et vit Lorenzo et le duc qui avaient suivi don Ramirez.

« Ah ! grand Dieu ! » cria-t-elle en frappant des mains d’un air frénétique ; « je suis trahie. »

« Trahie ? » répliqua Sainte-Ursule qui arrivait, conduite par des archers, et suivie de la nonne, sa compagne dans la procession : « non pas trahie, mais découverte. Reconnaissez en moi votre accusatrice ; vous ne savez pas comme je suis au fait de votre crime. — Señor, » continua-t-elle, se tournant vers Ramirez, « je me remets moi-même entre vos mains. J’accuse l’abbesse de Sainte-Claire d’assassinat, et je réponds sur ma vie de la justice de l’accusation. »

Un cri de surprise fut poussé par tous les assistants, et on demanda de tout côté une explication. Les nonnes craintives, épouvantées du désordre et du bruit, s’étaient dispersées et enfuies par divers chemins : les unes avaient regagné le couvent, d’autres s’étaient réfugiées chez leurs parents ; et plusieurs, ne songeant qu’au danger présent, et qu’à échapper au tumulte, couraient par les rues, errant sans savoir où. La charmante Virginie avait été une des premières à fuir. Afin de mieux voir et de mieux entendre, le peuple demanda que Sainte-Ursule parlât du haut du trône vacant. La nonne obéit : elle monta sur le char splendide, et s’adressa en ces termes à la multitude qui l’entourait :

« Quelque étrange et messéante que puisse paraître ma conduite dans une femme et dans une religieuse, la nécessité la justifiera pleinement. Un secret, un horrible secret pèse de tout son poids sur mon âme : je n’aurai pas de repos que je ne l’aie révélé au monde, et que je n’aie apaisé le sang innocent qui crie vengeance du tombeau. J’ai eu beaucoup à oser pour me procurer cette occasion de soulager ma conscience : si j’avais échoué dans ma tentative de dévoiler ce crime, si la supérieure avait eu soupçon que ce mystère me fût connu, ma perte était inévitable. Les anges, qui veillent incessamment sur ceux qui méritent leur faveur, ont empêché que je ne fusse découverte. Il m’est permis à présent de faire un récit dont les détails glaceront d’horreur toute âme honnête : c’est mon devoir de déchirer le voile de l’hypocrisie, et de montrer aux parents abusés le danger auquel est exposée la femme qui tombe sous l’empire d’un tyran monastique.

« Parmi les religieuses de Sainte-Claire, nulle n’était plus aimable, nulle n’était plus douce qu’Agnès de Médina : je la connaissais bien ; elle me confiait tous les secrets de son cœur ; j’étais son amie, sa confidente ; je l’aimais d’une affection sincère, et je n’étais pas la seule qui lui fût attachée ; sa piété vraie, son empressement à obliger et ses dispositions angéliques, faisaient d’elle la favorite de tout ce qu’il y avait d’estimable dans le couvent ; l’abbesse elle-même, fière, soupçonneuse et malveillante, ne pouvait refuser à Agnès le tribut d’approbation qu’elle n’accordait à personne autre. Nous avons tous des défauts, hélas ! Agnès avait ses faiblesses : elle viola les lois de son ordre, et encourut la haine invétérée de l’implacable supérieure. Les règles de Sainte-Claire sont sévères ; mais, surannées et négligées, plusieurs depuis longues années sont tombées dans l’oubli, ou ont été remplacées d’un commun accord par de plus douces punitions : la peine attachée au crime d’Agnès était la plus cruelle, la plus inhumaine. Cette loi depuis longtemps était désapprouvée ; hélas ! elle existait pourtant, et la vindicative abbesse résolut de la faire revivre : cette loi ordonnait que la coupable serait plongée dans un cachot particulier, destiné expressément à cacher pour toujours au monde la victime de la cruauté et de la tyrannie superstitieuses. Dans cette redoutable demeure, elle était condamnée à un isolement perpétuel, privée de toute société, et crue morte par ceux que l’affection aurait pu pousser à tenter de la sauver. C’est ainsi qu’elle devait languir le reste de ses jours, sans autre nourriture que du pain et de l’eau, et sans autre consolation que la liberté de verser des larmes. »

L’indignation soulevée par cette révélation fut si violente, qu’elle interrompit pour quelques moments le récit de Sainte-Ursule. Quand le désordre eut cessé, et que le silence régna de nouveau dans l’assemblée, elle continua son discours, pendant lequel, à chaque mot, le visage de la supérieure trahissait une terreur croissante.

« On convoqua en conseil les douze nonnes les plus âgées : j’étais du nombre. L’abbesse peignit de couleurs exagérées la faute d’Agnès, et ne se fit pas scrupule de proposer la remise en vigueur de cette loi tombée en désuétude. Il faut le dire à la honte de notre sexe : soit que la volonté de la supérieure fût souveraine dans le couvent, soit que de vivre sans avenir dans la solitude et les privations leur endurcît le cœur et leur aigrît le caractère, cette proposition barbare fut approuvée par neuf voix sur douze. Je n’étais pas une des neuf. J’avais eu de fréquentes occasions de me convaincre des vertus d’Agnès, et je l’aimais et la plaignais profondément. Les mères Berthe et Cornélie se joignirent à moi : nous fîmes la plus forte opposition possible, et la supérieure se vit obligée de changer de plan. Quoiqu’elle eût pour elle la majorité, elle craignit de rompre ouvertement avec nous : elle savait qu’appuyées par la famille Médina, nous serions de trop redoutables adversaires, et elle savait aussi que sa perte serait certaine, si Agnès, après avoir été emprisonnée et supposée morte, venait à être découverte : elle renonça donc à son dessein, quoique avec beaucoup de répugnance ; elle demanda quelques jours pour songer à un genre de punition qui pût être approuvé de toute la communauté, et elle promit de convoquer le même conseil dès qu’elle aurait pris une résolution. Deux jours se passèrent : le soir du troisième, on annonça qu’Agnès serait interrogée le lendemain, et que, suivant sa conduite en cette occasion, sa peine serait augmentée ou mitigée.

« La nuit qui précéda l’interrogatoire, je me glissai dans la cellule d’Agnès à l’heure où je supposais les autres religieuses ensevelies dans le sommeil ; je la consolai de mon mieux : je lui dis de prendre courage, de compter sur l’appui de ses amis, et je convins avec elle de certains signes par lesquels je pourrais l’avertir de répondre affirmativement ou négativement aux questions de la supérieure. Sachant que son ennemie chercherait à la troubler, à l’embarrasser et à l’intimider, je craignais qu’on ne lui surprît quelque aveu préjudiciable à ses intérêts. Comme je tenais à ce que ma visite fût secrète, je ne restai que peu de temps avec Agnès. Je l’engageai à ne pas se laisser abattre ; je mêlai mes larmes à celles qui coulaient sur sa joue, je l’embrassai tendrement, et j’étais sur le point de me retirer, quand j’entendis des pas qui s’avançaient vers la cellule. Je reculai. Un rideau qui voilait un grand crucifix m’offrit une retraite, et je me hâtai de me mettre derrière. La porte s’ouvrit. L’abbesse entra, suivie de quatre autres nonnes. Elle s’approchèrent du lit d’Agnès ; la supérieure lui reprocha ses erreurs dans les termes les plus amers, lui dit qu’elle était un déshonneur pour le couvent, qu’il fallait délivrer la terre d’un tel monstre, et lui commanda de boire le contenu du gobelet que lui présentait une des nonnes. Soupçonnant les funestes propriétés de cette liqueur, et tremblante de se voir au bord de l’éternité, la malheureuse fille s’efforça d’exciter la pitié de la supérieure par les prières les plus touchantes ; elle demanda la vie dans des termes qui auraient attendri le cœur d’un démon ; elle promit de se soumettre patiemment à toutes les punitions, à l’opprobre, à l’emprisonnement et à la torture, pourvu qu’on la laissât vivre, oh ! seulement un mois de vie, ou une semaine, ou un jour ! Son impitoyable ennemie écouta ses plaintes sans être émue : elle lui dit que d’abord elle avait eu l’intention de lui faire grâce de la vie, et que si elle avait changé d’idée, c’était l’opposition de ses amies qui en était cause ; elle continua d’insister pour qu’Agnès avalât le poison, l’invitant à ne plus se recommander qu’à la miséricorde de Dieu, et l’assurant que dans une heure elle serait au nombre des morts. Voyant qu’il était inutile d’implorer cette femme insensible, Agnès essaya de se jeter hors du lit et d’appeler au secours : elle espérait, si elle ne pouvait pas échapper au sort dont on la menaçait, avoir au moins des témoins de la violence qu’on commettait sur elle. L’abbesse devina son dessein : elle la saisit avec force par le bras, et la rejeta sur son oreiller ; en même temps, tirant un poignard, et le lui mettant sur le sein, elle affirma que si Agnès poussait un seul cri, ou hésitait un seul moment à boire le poison, elle lui percerait le cœur sur-le-champ. Déjà à demi-morte de peur, l’infortunée ne put résister davantage. La nonne s’approcha avec le fatal gobelet ; l’abbesse la força de le prendre et d’en avaler le contenu. Elle but, et l’acte horrible fut accompli. Les nonnes alors s’assirent autour du lit : elles répondirent à ses gémissements par des reproches ; elles interrompirent par des sarcasmes les prières dans lesquelles elle recommandait à la miséricorde divine son âme prête à partir ; elles la menacèrent de la vengeance du ciel et de la damnation éternelle ; lui dirent de désespérer du pardon, et jonchèrent d’épines encore plus aiguës l’oreiller douloureux de la mort. Telles furent les souffrances de cette jeune infortunée, jusqu’au moment où la destinée la délivra de la malice de ses bourreaux. Elle expira entre l’horreur du passé et la crainte de l’avenir, et son agonie dut amplement assouvir la haine et la vengeance de ses ennemies. Aussitôt que leur victime eut cessé de respirer, l’abbesse se retira, et fut suivie de ses complices.

« Ce fut alors que je sortis de ma cachette. Je n’avais pas osé secourir ma malheureuse amie, sachant bien que, sans la sauver, je n’aurais fait qu’attirer sur moi le même sort. Interdite et terrifiée au-delà de toute expression par cette scène affreuse, j’avais à peine la force de regagner ma cellule. Quand j’eus atteint la porte de celle d’Agnès, je me hasardai à jeter un regard vers le lit où était étendu inanimé ce corps naguère si plein de grâce et de charme. Je dis une prière pour le repos de son âme, et fis vœu de venger sa mort par la honte et le châtiment de ses assassins. Après bien des peines et des dangers, j’ai tenu mon serment. Égarée par l’excès de ma douleur, il m’échappa à l’enterrement des paroles imprudentes qui alarmèrent la conscience coupable de l’abbesse. Toutes mes actions furent observées, tous mes pas furent suivis ; je fus constamment entourée des espions de la supérieure. Il se passa longtemps avant que je pusse trouver le moyen de donner avis de mon secret aux parents de la malheureuse fille. On avait répandu le bruit qu’elle était morte subitement : cette version fut crue par tous ses amis, non seulement dans Madrid, mais encore dans l’intérieur du couvent. Le poison n’avait point laissé de traces sur son corps : personne ne soupçonnait la véritable cause de sa mort, et cette cause resta inconnue à tout le monde, excepté à ses assassins et à moi.

« Je n’ai plus rien à dire : quant à ce que j’ai dit, j’en réponds sur ma vie. Je répète que l’abbesse est une meurtrière ; qu’elle a ôté du monde, et peut-être du ciel, une infortunée dont la faute était légère et pardonnable ; qu’elle a abusé du pouvoir confié à ses mains, et qu’elle a agi en tyran, en barbare et en hypocrite. J’accuse aussi les quatre nonnes, Violante, Camille, Alix et Marianne, comme ses complices et également criminelles. »

Ici Sainte-Ursule termina son récit. Il avait excité de tous côtés l’horreur et la surprise ; mais quand elle raconta le meurtre inhumain d’Agnès, l’indignation de la foule se manifesta si bruyamment, qu’il fut à peine possible d’entendre la fin du discours. Le désordre croissait d’instant en instant. Enfin, une multitude de voix s’écrièrent qu’il fallait qu’on livrât l’abbesse à leur fureur. Don Ramirez refusa positivement d’y consentir. Lorenzo lui-même rappela au peuple qu’elle n’avait subi aucun jugement, et l’engagea à laisser à l’inquisition le soin de la punir. Toutes les représentations furent superflues : le trouble devenait plus violent et la populace plus exaspérée. En vain Ramirez essaya d’emmener sa prisonnière hors de la foule : de quelque côté qu’il se tournât, un attroupement lui barrait le passage, et réclamait l’abbesse à plus grands cris. Ramirez ordonna aux archers de s’ouvrir un chemin ; pressés par la foule, il leur fut impossible de tirer l’épée. Il menaça la multitude de la vengeance de l’inquisition ; mais dans cet instant de frénésie populaire, ce nom redouté lui-même avait perdu son effet. Quoique le regret de la mort de sa sœur lui inspirât une profonde horreur pour l’abbesse, Lorenzo ne put s’empêcher d’avoir pitié d’une femme dans cette position terrible ; mais en dépit de tous ses efforts et de ceux du duc, de don Ramirez et des archers, le peuple continua de pousser en avant : il se fraya un passage à travers les gardes qui protégeaient sa victime, il l’arracha de cet asile, et se mit en devoir d’en tirer une prompte et cruelle justice. Éperdue de terreur, et sachant à peine ce qu’elle disait, la malheureuse femme criait implorant un moment de répit : elle protestait qu’elle était innocente de la mort d’Agnès, et qu’elle pouvait se laver de tout soupçon jusqu’à la plus entière évidence. Les mutins, tout entiers au désir d’assouvir leur vengeance barbare, refusèrent de l’écouter, lui prodiguèrent tous les genres d’insultes, l’accablèrent de boue et d’ordures, et l’appelèrent des noms les plus odieux : ils se l’arrachèrent les uns aux autres, et chaque nouveau bourreau était plus atroce que le précédent. Ils étouffèrent, sous leurs hurlements et leurs imprécations, ses cris suppliants, et la traînèrent par les rues, en la frappant, en la foulant du pied, en la soumettant à tous les actes de cruauté que peuvent inventer la haine et la fureur vindicative. Enfin un caillou, lancé par une main adroite, la frappa en plein à la tempe : elle tomba par terre, baignée dans son sang, et en peu de minutes termina sa misérable existence. Quoiqu’elle ne sentît plus leurs insultes, les mutins continuèrent d’exercer sur son corps inanimé leur rage impuissante, de le battre, de le fouler aux pieds et de sévir contre lui jusqu’à ce qu’il devînt une masse de chair informe, hideuse et dégoûtante.

Hors d’état d’empêcher ces actes révoltants, Lorenzo et ses amis les avaient vus avec la plus grande horreur ; mais ils furent tirés de leur inaction forcée par la nouvelle que l’on attaquait le couvent de Sainte-Claire. La populace échauffée, confondant l’innocent avec le coupable, avait résolu de sacrifier à sa rage toutes les religieuses de cet ordre, et de ne pas laisser de leur maison une pierre sur l’autre. Alarmés à ce récit, ils coururent au couvent, décidés à le défendre s’il était possible, ou du moins à en sauver les habitantes de la furie des mutins. La plupart des nonnes avaient pris la fuite : mais quelques unes y étaient restées ; leur situation était vraiment dangereuse. Cependant, grâce à la précaution qu’elles avaient prise de barricader les portes intérieures, Lorenzo espéra contenir le peuple jusqu’à ce que don Ramirez revînt avec des forces suffisantes.

Entraîné par les premiers désordres à plusieurs rues de distance du couvent, il n’y parvint pas tout de suite. Quand il y arriva, la foule alentour était si considérable qu’il ne put approcher des portes. La populace cependant assiégeait le bâtiment avec rage et persévérance : elle battait les murs en brèche, jetait aux fenêtres des torches enflammées, et jurait qu’au point du jour pas une nonne de Sainte-Claire ne serait en vie. Lorenzo venait précisément de réussir à se frayer un chemin à travers la foule, lorsqu’une des portes fut forcée. Les mutins se répandirent dans l’intérieur du bâtiment, où ils exercèrent leur vengeance sur tout ce qui se trouva sur leur passage. Ils mirent en pièces le mobilier, déchirèrent les tableaux, détruisirent les reliques, et par haine de la servante perdirent tout respect pour la sainte. Les uns s’occupaient à chercher les nonnes, d’autres à démolir des parties du couvent, et d’autres à mettre le feu aux tableaux et au riche mobilier qu’il contenait. Ces derniers produisirent le plus réel dégât : en effet, les conséquences de leur action furent plus soudaines qu’eux-mêmes ne l’avaient attendu ou désiré. Les flammes, qui s’élevaient de ces monceaux en feu, atteignirent un côté du bâtiment qui était vieux et sec, et l’incendie gagna rapidement de chambre en chambre : les murs furent bientôt ébranlés par l’élément dévorant ; les colonnes cédèrent, le toit tomba sur les mutins et en écrasa plusieurs sous ses débris. On n’entendait que des cris et des gémissements. Le couvent était enveloppé de flammes, et le tout présentait une scène de dévastation et d’horreur.

Lorenzo était désolé d’avoir été la cause, quoique innocente, de cet effrayant désordre : il entreprit de réparer sa faute en protégeant les malheureuses habitantes du couvent. Il pénétra avec les assaillants, et s’efforça de réprimer leur fureur victorieuse, jusqu’à ce que le progrès soudain et alarmant des flammes l’obligeât à songer à sa propre sûreté. Le peuple se précipita dehors avec autant de violence qu’il en avait mis à entrer ; mais ses flots s’engorgeant aux issues, et le feu gagnant rapidement, beaucoup périrent avant d’avoir le temps de s’échapper. La bonne fortune de Lorenzo le conduisit à une petite porte, dans une galerie retirée de la chapelle. Le verrou en avait été retiré ; il l’ouvrit, et se trouva au pied des caveaux de Sainte-Claire.

Il s’arrêta pour respirer. Le duc et quelques hommes de sa suite l’avaient accompagné, et se trouvaient ainsi en sûreté pour le présent. Ils tinrent conseil sur ce qu’ils avaient à faire pour s’échapper de cette confusion ; mais leur délibération fut fréquemment interrompue par la vue des masses de feu qui sortaient des murs épais du couvent, par le bruit des voûtes pesantes qui tombaient en débris, ou par les cris confondus des nonnes et des assaillants, ou étouffés dans la foule, ou périssant dans les flammes, ou écrasés sous le poids du bâtiment qui s’écroulait.

Lorenzo demanda où le guichet conduisait : on répondit au jardin des capucins, et il fut résolu qu’on chercherait une issue de ce côté. Le duc, en conséquence, leva le loquet, et passa dans le cimetière attenant. Les gardes le suivirent pêle-mêle. Lorenzo, qui se trouvait le dernier, allait aussi quitter la colonnade, lorsqu’il vit la porte des caveaux s’ouvrir doucement. Quelqu’un regarda en dehors, mais en apercevant des étrangers, poussa un cri perçant, recula et descendit précipitamment l’escalier de marbre.

« Que veut dire cela ? » s’écria Lorenzo. « Il y a là-dessous quelque mystère. Suivez-moi sans délai ! »

À ces mots, il s’élança dans le caveau, et poursuivit la personne qui continuait de fuir devant lui. Le duc ne savait pas la cause de cette exclamation ; mais lui supposant de bonnes raisons, il le suivit sans hésiter ; les autres firent de même, et toute la troupe arriva bientôt au bas des degrés. La porte d’en haut étant restée ouverte, les flammes voisines jetaient assez de lumière pour permettre à Lorenzo d’entrevoir la personne qui courait par les longs passages et sous les voûtes éloignées ; mais à un détour tout à coup ce secours lui manqua ; il resta plongé dans les ténèbres, et ne put distinguer l’objet de leur poursuite qu’au faible son de ses pas fugitifs. Ils furent donc forcés d’avancer avec précaution ; autant qu’ils pouvaient juger, le fugitif aussi paraissait avoir ralenti sa course, car ils entendaient ses pas se suivre à de plus longs intervalles. À la fin, ils s’égarèrent dans ce labyrinthe de galeries et se dispersèrent dans diverses directions. Emporté par l’ardeur d’éclaircir ce mystère, et poussé par un mouvement secret et inexplicable, Lorenzo ne remarqua cette circonstance que lorsqu’il se trouva dans un isolement complet. Le bruit des pas avait cessé, tout était silencieux, et il n’avait aucun fil pour se guider vers la personne qui fuyait ; il s’arrêta pour réfléchir sur le moyen le plus propre à faciliter sa poursuite ; il était persuadé que ce n’était point un motif ordinaire qui pouvait la conduire dans ce lieu lugubre à une pareille heure : le cri qu’il avait entendu lui avait paru un cri de terreur, et il était convaincu que cet événement cachait un mystère. Après plusieurs minutes d’hésitation, il continua de marcher à tâtons le long des murs. Il y avait déjà quelque temps qu’il avançait ainsi lentement, lorsqu’il aperçut une lueur qui brillait à distance : guidé par elle et tirant l’épée, il dirigea ses pas vers l’endroit d’où la lumière paraissait sortir.

Elle venait d’une lampe qui brûlait devant la statue de sainte Claire ; devant se tenaient plusieurs femmes : leurs vêtements blancs flottaient agités par le vent qui grondait sous les voûtes. Curieux de savoir ce qui les avait rassemblées dans ce lieu de tristesse, Lorenzo s’approcha avec circonspection. Les étrangères avaient l’air d’être engagées dans une conversation fort animée ; elles n’entendirent pas Lorenzo, et il avança assez près pour entendre distinctement leurs voix.

« Je vous jure, » continua celle qui parlait quand il arriva, et que les autres écoutaient avec une grande attention, « je vous jure que je les ai vus de mes yeux. J’ai vite descendu l’escalier, ils m’ont poursuivie, et j’ai eu bien de la peine à éviter de tomber dans leurs mains ; sans la lampe, je ne vous aurais jamais trouvées. »

« Et que viennent-ils faire ici ? » dit une autre d’une voix tremblante ; « croyez-vous qu’ils nous cherchent ? »

« Dieu veuille que mes craintes soient fausses, » répliqua la première ; « mais je présume que ce sont des assassins ! s’ils nous découvrent, nous sommes perdues ! quant à moi, mon sort est certain, ma parenté avec l’abbesse sera un crime suffisant pour me condamner ; et quoique jusqu’à présent ces caveaux m’aient été une retraite — »

Comme elle parlait, son œil, en se levant, rencontra Lorenzo, qui n’avait pas cessé d’avancer doucement.

« Les assassins ! » cria-t-elle,

Elle s’élança du piédestal de la statue où elle était assise, et essaya de s’échapper. Ses compagnes, au même instant, jetèrent un cri d’effroi. Lorenzo avait saisi le bras de la fugitive ; épouvantée, au désespoir, elle tomba à genoux devant lui.

« Épargnez-moi ! » s’écria-t-elle ; « pour l’amour du Christ, épargnez-moi ! je suis innocente, en vérité, je le suis ! »

Sa voix était presque étouffée par la frayeur. Les rayons de la lampe donnant en plein sur son visage qui était sans voile, Lorenzo reconnut la belle Virginie de Villa-Franca. Il s’empressa de la relever et de la rassurer. Il lui promit de la protéger contre les assaillants, lui protesta qu’on ignorait où elle était cachée, et qu’il la défendrait jusqu’à la dernière goutte de son sang. Pendant cette conversation, les nonnes avaient pris différentes attitudes : l’une était à genoux et invoquait le ciel ; l’autre se cachait la figure dans le sein de sa voisine : plusieurs, immobiles de crainte, écoutaient l’assassin supposé ; tandis que d’autres embrassaient la statue de sainte Claire, et imploraient sa protection avec des cris frénétiques. Quand elles s’aperçurent de leur méprise, elles entourèrent Lorenzo, et lui prodiguèrent les bénédictions par douzaines. Il apprit qu’en entendant les menaces du peuple, et épouvantées des cruautés que, du haut des tours du couvent, elles avaient vu exercer contre la supérieure, plusieurs des pensionnaires et des nonnes s’étaient réfugiées dans les caveaux. Au nombre des premières était la charmante Virginie. Proche parente de l’abbesse, elle avait plus de raison que toute autre de redouter les assaillants, et elle supplia Lorenzo de ne point l’abandonner à leur rage. Ses compagnes, dont la plupart étaient des filles de noble maison, lui firent la même prière, qu’il accueillit avec empressement : il s’engagea à ne les point quitter qu’il ne les eût remises toutes saines et sauves à leurs parents ; mais il leur recommanda de ne point quitter encore les caveaux de quelque temps, et d’attendre que la fureur populaire fût un peu calmée, et que l’arrivée de la force militaire eût dispersé la multitude.

« Plut à Dieu, » s’écria Virginie, « que je fusse déjà en sûreté dans les bras de ma mère ! Comment dites-vous, señor ? serons-nous longtemps avant de pouvoir sortir d’ici ? chaque moment que j’y passe me met à la torture. »

« Vous en sortirez bientôt, j’espère, » dit-il ; « mais jusqu’à ce que vous puissiez le faire sans danger, ces caveaux seront pour vous un impénétrable asile ; vous n’y courez aucun risque, et je vous conseille de rester tranquilles encore deux ou trois heures. »

« Deux ou trois heures ! » s’écria sœur Hélène : « si j’y reste encore une heure, je mourrai de peur ! pour tout l’or du monde je ne consentirais pas à subir de nouveau ce que j’ai déjà souffert depuis que je suis ici. Sainte Vierge ! être dans ce lieu lugubre au milieu de la nuit, environnée des cadavres de mes compagnes défuntes, et m’attendant à tout instant à être mise en pièces par leurs ombres qui rôdent autour de moi, et se plaignent et gémissent avec des accents funèbres qui me glacent le sang — Jésus-Christ ! c’en est assez pour me rendre folle. »

« Pardonnez-moi, » repartit Lorenzo, « si je m’étonne que, menacée de malheurs réels, vous puissiez vous occuper de dangers imaginaires : ces terreurs sont puériles et sans fondement ; combattez-les, sainte sœur : j’ai promis de vous protéger contre les assaillants, mais c’est à vous-même à vous défendre des attaques de la superstition. Croire aux revenants est ridicule à l’excès, et si vous continuez de céder à ces craintes chimériques — »

« Chimériques ! » s’écrièrent toutes les nonnes à la fois : « mais nous l’avons entendu nous-mêmes, señor ! chacune de nous l’a entendu ! cela s’est répété souvent, et chaque fois le son était plus sombre et plus lugubre. Vous ne nous persuaderez pas que nous nous sommes toutes trompées. Non, certes ; non, non ; si le bruit n’avait existé que dans l’imagination — »

« Écoutez ! écoutez ! » interrompit Virginie, avec l’accent de la terreur ; « Dieu nous garde ! le voilà encore ! »

Les nonnes joignirent les mains, et tombèrent à genoux. Lorenzo regarda avec inquiétude, et tout près de céder aux craintes qui s’étaient emparées des femmes. Le silence était profond : il examina le caveau, mais il ne vit rien. Il se disposait à parler aux nonnes et à les railler de leurs puériles frayeurs, lorsque son attention fut éveillée par un sourd et long gémissement.

« Qu’est-ce que cela ? » cria-t-il étonné.

« Voilà, señor ! » dit Hélène. « À présent vous devez être convaincu ! vous avez entendu le bruit vous-même ! jugez si nos terreurs sont imaginaires ; depuis que nous sommes ici, ce gémissement s’est répété presque toutes les cinq minutes. C’est sans doute quelque âme en peine qui réclame nos prières pour sortir du purgatoire : mais aucune de nous n’a osé lui demander ce qu’elle veut. Quant à moi, si je voyais une apparition, la frayeur, j’en suis certaine, me tuerait sur la place. »

Comme elle parlait, on entendit un second gémissement plus distinct ; les nonnes firent le signe de la croix, et s’empressèrent de réciter leurs prières contre les mauvais esprits. Lorenzo écouta attentivement ; il alla jusqu’à croire distinguer une voix qui parlait en se plaignant, mais l’éloignement en rendait les sons confus. Le bruit semblait venir du milieu du petit caveau où il était avec les nonnes et auquel une multitude de passages qui y venaient aboutir de tout côté donnaient la forme d’une étoile. La curiosité de Lorenzo, toujours éveillée, le rendait impatient d’éclaircir ce mystère. Il demanda qu’on gardât le silence ; les nonnes obéirent : tout se tut jusqu’à ce que le calme général fût de nouveau troublé par le même gémissement qui se renouvela plusieurs fois de suite. Lorenzo, qui suivait la direction du son, remarqua qu’il était plus distinct auprès de la châsse de sainte Claire.

« Le bruit part d’ici, » dit-il : « quelle est cette statue ? »

Hélène, à qui s’adressait cette question, resta un moment sans répondre. Tout à coup elle joignit les mains.

« Oui ! cria-t-elle, « cela doit être. Je sais d’où viennent ces gémissements. »

Les nonnes l’entourèrent et la conjurèrent de s’expliquer. Elle répliqua gravement que de temps immémorial la statue avait la réputation d’opérer des miracles. Elle en inféra que la sainte était affligéc de l’incendie du couvent qu’elle protégeait, et qu’elle exprimait sa douleur par des lamentations distinctes. N’ayant pas la même foi dans les miracles de la sainte, Lorenzo ne trouva pas la solution du problème aussi satisfaisante qu’elle parut aux nonnes, qui l’acceptèrent sans balancer. Sur un point, il est vrai, il était d’accord avec Hélène ; il soupçonnait que les gémissements sortaient de la statue : plus il écoutait, plus il se confirmait dans cette idée. Il s’en approcha dans le dessein de l’examiner plus attentivement : mais lorsqu’elles virent son intention, les nonnes le supplièrent, au nom du ciel, d’y renoncer, car, s’il touchait la statue, sa mort était inévitable.

« Et en quoi consiste le danger ? » dit-il.

« Mère de Dieu ! en quoi ? » repartit Hélène, toujours empressée de raconter une aventure miraculeuse. « Si vous aviez seulement entendu la centième partie des merveilleuses histoires que la supérieure nous racontait à ce sujet ! elle nous a assurées mainte et mainte fois que si nous osions seulement y poser un doigt, nous courrions les plus grands risques. Entre autre choses, elle nous a dit qu’un voleur étant entré la nuit dans ces caveaux, remarqua le rubis qui est là, et dont le prix est inestimable. Le voyez-vous, señor ? il brille au troisième doigt de la main dans laquelle elle tient une couronne d’épines. Naturellement le bijou excita la cupidité de ce misérable. Il résolut de s’en emparer. Dans ce dessein, il monta sur le piédestal ; pour s’appuyer, il saisit le bras droit de la sainte et étendit le sien vers la bague ; quelle fut sa surprise, lorsqu’il vit la statue lever sur lui une main menaçante et lui annoncer sa damnation éternelle ! Pénétré d’effroi et de consternation, il se désista de sa tentative, et se disposa à quitter le caveau ; mais cet espoir aussi fut déçu : la fuite lui fut interdite, il lui fut impossible de dégager sa main qui était appuyée sur le bras droit de la sainte ; il eut beau faire des efforts, il resta attaché à la statue, jusqu’à ce que l’angoisse insupportable qui lui versait du feu dans les veines, le forçât de crier au secours. Le caveau se remplit de spectateurs ; le scélérat avoua son sacrilège, et pour le délivrer il fallut séparer sa main de son corps : elle est restée depuis attachée à la statue. Le voleur se fit ermite, et mena désormais une vie exemplaire ; mais l’arrêt de la sainte ne s’en est pas moins exécuté ; et la tradition dit qu’il continue de hanter ce caveau et d’implorer le pardon de sainte Claire par ses plaintes et ses lamentations. Maintenant, j’y pense, celles que nous venons d’entendre pourraient fort bien avoir été poussées par l’ombre de ce pécheur ; mais ceci, je ne le garantis pas. Tout ce que je puis dire, c’est que depuis lors personne n’a osé toucher la statue ; n’ayez donc pas cette folle témérité, bon señor ; pour l’amour du ciel, abandonnez ce dessein, et ne vous exposez pas sans nécessité à une mort certaine. »

N’étant pas convaincu que sa mort serait aussi certaine qu’Hélène paraissait le croire, Lorenzo persista dans sa résolution. Les nonnes s’efforcèrent de l’en détourner dans les termes les plus touchants, et lui montrèrent même la main du voleur, qui, en effet, se voyait encore sur le bras de la statue. Cette preuve, s’imaginaient-elles, devait le persuader. Il s’en fallait de beaucoup, et elles furent grandement scandalisées lorsqu’il manifesta le soupçon que ces doigts secs et ridés avaient été mis là par l’ordre de l’abbesse. En dépit de leurs prières et de leurs menaces, il approcha de la statue. Il sauta par-dessus la grille de fer qui la protégeait, et la sainte subit un examen minutieux. Elle lui avait paru d’abord être de pierre ; mais une plus ample inspection lui prouva qu’elle n’était que de bois peint. Il la secoua et essaya de la remuer : mais elle avait l’air de faire partie de sa base. Il l’examina encore dans tous les sens ; mais aucun fil ne le conduisait à la solution de ce mystère, solution dont les nonnes étaient devenues aussi avides que lui, depuis qu’elles l’avaient vu toucher impunément la statue. Il s’arrêta et écouta : les gémissements se renouvelaient par intervalles, et il était convaincu d’en être le plus près possible. Il rêvait à ce singulier événement, et parcourait la statue avec des yeux scrutateurs : tout à coup ils s’arrêtèrent sur la main desséchée ; il fut frappé de l’idée qu’une défense si particulière de toucher le bras de la statue n’avait pas été faite sans motif ; il remonta sur le piédestal : il examina l’objet de son attention, et découvrit un petit bouton de fer caché entre l’épaule de la sainte et ce que l’on supposait avoir été la main du voleur. Cette découverte le ravit : il mit les doigts sur le bouton, et le pressa avec force : aussitôt un bruit sourd se fit entendre dans la statue comme une chaîne tendue qui se détacherait. Effrayées de ce bruit, les timides nonnes reculèrent, se préparant à fuir à la première apparence de danger ; mais tout redevenant calme et silencieux, elles se rassemblèrent de nouveau autour de Lorenzo, et le regardèrent agir, pleines d’anxiété.

Voyant qu’il n’était rien résulté de sa découverte, il descendit. Quand il retira sa main, la sainte trembla, et les spectatrices furent reprises d’effroi, croyant que la statue s’animait. Les idées de Lorenzo étaient toutes différentes ; il comprit aisément que le bruit qu’il avait entendu venait de ce qu’il avait lâché une chaîne qui attachait la statue au piédestal ; il essaya de nouveau de la remuer, et il y réussit sans de grands efforts : il la posa à terre, et remarqua que ce piédestal était creux et que l’entrée en était fermée par une lourde grille de fer.

La curiosité devint si générale, que les sœurs oublièrent leurs dangers réels et imaginaires. Lorenzo se mit à soulever la grille, et les nonnes l’aidèrent de toutes leurs forces ; ils en vinrent à bout sans beaucoup de peine. Alors il s’offrit à eux un abîme profond, dont l’œil cherchait en vain à percer l’épaisse obscurité. Les rayons de la lampe étaient trop faibles pour être d’un grand secours ; on ne distinguait qu’une suite de degrés rudes et informes qui s’enfonçaient dans le gouffre béant, et se perdaient bientôt dans les ténèbres. On n’entendait plus de gémissements ; mais personne ne doutait qu’ils ne fussent sortis de cette fosse. En se penchant dessus, Lorenzo s’imagina distinguer quelque chose qui brillait dans l’ombre ; il regarda attentivement, et fut convaincu qu’il voyait une petite lueur qui se montrait et disparaissait tour à tour. Il le dit aux nonnes, et elles la virent aussi ; mais lorsqu’il annonça son intention de descendre dans le trou, elles se réunirent pour s’opposer à cette résolution. Toutes leurs remontrances ne purent la changer. Pas une d’elles n’eut le courage de l’accompagner, et il ne pouvait songer à les priver de la lampe. Seul donc, et dans les ténèbres, il se disposa à tenter l’aventure, tandis que les nonnes se contentaient de dire des prières pour son succès et sa sûreté.

Les marches étaient si étroites et si raboteuses, que les descendre c’était comme marcher sur la pente d’un précipice. L’obscurité qui l’environnait ôtait toute sûreté à son pied ; il était obligé d’avancer avec une grande précaution, de peur de manquer les marches et de tomber dans le gouffre : il en fut bien près plusieurs fois. Cependant il atteignit la terre ferme plus tôt qu’il ne s’y attendait ; il reconnut que les ténèbres épaisses et les brouillards impénétrables qui régnaient dans le souterrain le lui avaient fait croire beaucoup plus profond qu’il ne se trouvait l’être : il parvint sans accident au bas de l’escalier, s’arrêta et chercha la lueur qui avait attiré son attention. Il la chercha en vain ; tout était sombre. Il écouta si l’on gémissait ; mais son oreille ne distingua d’autre son que le murmure lointain des nonnes qui au-dessus répétaient à voix basse leurs Ave Maria. Il resta incertain de quel côté diriger ses pas. À tout événement, il résolut d’aller en avant : il le fit, mais lentement, craignant de s’éloigner de l’objet de ses recherches au lieu d’en approcher. Les gémissements annonçaient une personne souffrante ou du moins affligée, et il espérait pouvoir la soulager. Enfin des sons plaintifs et peu éloignés se firent entendre : joyeux, il tourna ses pas de leur côté ; à mesure qu’il avançait, ils devinrent plus distincts, et bientôt il revit la lueur que lui avait cachée jusqu’alors l’angle d’un mur peu élevé.

Elle venait d’une petite lampe posée sur un tas de pierres, et dont les rayons languissants et lugubres servaient plutôt à montrer qu’à dissiper les horreurs d’un cachot étroit et sombre, construit dans une partie du souterrain : elle faisait voir aussi plusieurs autres enfoncements semblables, mais dont la profondeur se perdait dans l’obscurité. La lumière jouait froidement sur les murailles humides dont la surface moisie la reflétait à peine ; une brume épaisse et malsaine enveloppait d’un nuage la voûte du cachot. En avançant, Lorenzo sentit un froid perçant circuler dans ses veines ; mais les plaintes fréquentes l’engagèrent à poursuivre. Il se tourna de leur côté, et à la faible lueur de la lampe, il vit dans un coin de ce séjour odieux une créature étendue sur un lit de paille, et si misérable, si amaigrie, si pâle, qu’il ne sut si c’était une femme. Elle était à moitié nue ; ses longs cheveux épars tombaient en désordre sur sa figure et la cachaient presque entièrement ; un bras décharné pendait négligemment sur une couverture en lambeaux qui entourait ses membres convulsés et grelottants ; l’autre était replié autour d’un petit paquet qu’elle serrait contre son sein ; un grand rosaire était près d’elle ; en face, un crucifix sur lequel elle tenait fixés ses yeux creux, et à son côté, un panier et une petite cruche de terre.

Lorenzo s’arrêta : il était pétrifié d’horreur ; il regardait cette misérable créature avec répugnance et pitié. Il trembla à ce spectacle : il sentit le cœur lui manquer ; ses forces l’abandonnèrent, et ses membres furent incapables de soutenir le poids de son corps. Il fut obligé de s’appuyer contre le petit mur qui était près de lui, sans pouvoir avancer ni parler à cette infortunée : elle jeta les yeux vers l’escalier : le mur cachait Lorenzo et elle ne le vit point.

« Personne ne vient ! » murmura-t-elle enfin.

Sa voix était creuse et râlait : elle soupira amèrement.

« Personne ne vient ! » répéta-t-elle : « non ! on m’a oubliée ! on ne viendra plus ! »

Elle s’arrêta un instant ; puis elle continua tristement.

« Deux jours ! deux longs jours, et pas de nourriture ! et pas d’espoir, pas de consolation ! Insensée ! comment puis-je désirer de prolonger une vie si misérable ! — pourtant une pareille mort ! ô Dieu ! périr d’une pareille mort ! passer des siècles dans cette torture ! Jusqu’ici je ne savais pas ce que c’était que d’avoir faim ! — Écoutons ! — Non ! personne ne vient : on ne viendra plus. »

Elle se tut. Elle grelotta, et ramena la couverture sur ses épaules nues.

« J’ai bien froid : je ne suis pas encore habituée à l’humidité de ce cachot : c’est étrange ; mais n’importe. Je serai bientôt plus froide, et je ne le sentirai pas : je serai froide, froide comme toi. »

Elle regardait le paquet qu’elle tenait contre son sein. Elle se pencha dessus, et le baisa : puis elle détourna brusquement la tête, et frissonna de dégoût.

« Il était si beau ! il aurait été si charmant, si semblable à lui ! Je l’ai perdu pour jamais ! Comme il a changé en peu de jours ! je ne le reconnaîtrais pas moi-même. Pourtant il m’est cher, Dieu ! bien cher ! — Je veux oublier ce qu’il est, je veux ne me rappeler que ce qu’il était, et l’aimer autant que lorsqu’il était si beau ! si charmant ! si semblable à lui ! — Je croyais avoir épuisé toutes mes larmes, mais en voici encore une qui coule. »

Elle essuya ses yeux avec une tresse de cheveux. Elle allongea la main pour prendre la cruche, et l’atteignit avec peine. Elle jeta dedans un regard de désir, mais non d’espoir : — elle soupira, et la reposa à terre.

« Tout à fait vide ! — pas une goutte ! — pas une seule goutte de reste pour rafraîchir mon palais brûlant et desséché ! — Je donnerais des trésors pour une gorgée d’eau ! — Et ce sont les servantes de Dieu qui me font souffrir ainsi ! — Elles se croient saintes, tandis qu’elles me torturent comme des démons ! — Elles sont cruelles et insensibles, et ce sont elles qui me disent de me repentir ! et ce sont elles qui me menacent de la damnation éternelle ! Sauveur ! Sauveur ! vous ne jugez pas ainsi ! »

De nouveau ses yeux s’étaient fixés sur le crucifix ; elle prit son rosaire, et, tandis qu’elle en comptait les grains, le mouvement précipité de ses lèvres annonça qu’elle priait avec ferveur.

Lorenzo, en écoutant ces tristes accents, se sentit encore plus péniblement affecté. Le premier aspect d’une telle infortune avait porté à son cœur un coup douloureux : mais, remis de cette impression, il s’avança vers la captive : elle entendit ses pas, et, poussant un cri de joie, elle laissa tomber le rosaire.

« Oui ! oui ! oui ! » s’écria-t-elle, « quelqu’un vient. »

Elle essaya de se lever, mais elle n’en eut pas la force ; elle retomba sur son lit de paille, et Lorenzo entendit un bruit de chaînes pesantes. Il continua d’approcher, tandis que la prisonnière reprenait ainsi :

« Est-ce vous, Camille ! vous venez donc enfin ! Oh ! il était temps ! je croyais que vous m’aviez abandonnée, que j’étais condamnée à périr de faim. Donnez-moi à boire, Camille, par pitié ; ce long jeûne m’a épuisée, et je suis si affaiblie que je ne peux plus me lever de terre : bonne Camille, donnez-moi à boire, pour que je n’expire pas devant vous. »

Craignant que dans cet état de faiblesse la surprise ne lui fût fatale, Lorenzo ne savait comment l’aborder.

« Ce n’est pas, Camille, » dit-il enfin, d’une voix lente et douce.

« Qui est-ce donc ? » repartit l’infortunée ; « Alix peut-être, ou Violante. Ma vue est devenue si trouble et si mauvaise, que je ne puis distinguer vos traits ; mais, qui que ce soit, si votre cœur est susceptible de la moindre compassion, si vous n’êtes pas plus féroce que les loups et les tigres, prenez pitié de mes souffrances. Vous voyez que je meurs faute d’aliments : voilà le troisième jour que ces lèvres n’ont pas reçu de nourriture. M’apportez-vous à manger ? ou venez-vous seulement pour m’annoncer ma mort, et m’apprendre combien de temps j’ai encore à passer dans cette agonie ? »

« Vous vous trompez, » répliqua Lorenzo ; » je ne suis pas un émissaire de la cruelle abbesse : j’ai pitié de vos malheurs, et je viens pour vous secourir. »

« Me secourir ! » répéta la captive ; « avez-vous dit me secourir ? »

En même temps, se soulevant de terre, et s’appuyant sur ses mains, elle regardait avidement l’étranger.

« Grand Dieu ! — n’est-ce pas une illusion ? — un homme ? Parlez ! qui êtes-vous ? qui vous amène ? venez-vous me sauver, me rendre à la liberté, à la vie et à la lumière ? Oh ! parlez, parlez vite, ne me laissez pas concevoir une espérance dont la perte me tuera. »

« Calmez-vous, » répondit Lorenzo d’une voix douce et compatissante ; » la cruelle abbesse dont vous vous plaignez a déjà subi la peine de ses crimes : vous n’avez plus rien à craindre d’elle. Dans quelques minutes vous allez être rendue à la liberté et aux embrassements de vos parents, dont vous avez été séparée ; vous pouvez compter sur ma protection. Donnez-moi la main et n’ayez pas peur : laissez-moi vous conduire en un lieu où vous puissiez recevoir les soins qu’exige votre état de faiblesse. »

« Oh ! oui ! oui ! » dit la prisonnière avec un cri de joie. « Il y a donc un Dieu, un Dieu juste ! Ô bonheur ! ô bonheur ! je vais respirer l’air pur, et revoir la clarté resplendissante du soleil ! Je vais avec vous, étranger ! je vais avec vous ! oh ! le ciel vous bénira d’avoir pitié d’une infortunée ! Mais il faut que ceci vienne avec moi, » ajouta-t-elle en désignant le petit paquet qu’elle tenait toujours serré contre sa poitrine ; » je ne puis m’en séparer ; je veux l’emporter : il prouvera au monde combien sont terribles ces demeures que l’on nomme si faussement religieuses. Bon étranger ! donnez-moi la main pour que je me relève ; je suis toute défaillante de besoin, de chagrin et de maladie, et mes forces m’ont entièrement abandonnée. Oui, ainsi c’est bien ! »

Comme Lorenzo se baissait, la lueur de la lampe frappa en plein sur son visage. « Dieu tout puissant ! » s’écria-t-elle, « est-ce possible ! — cet air ! ces traits ! — Oh ! oui, c’est, c’est — » Elle étendit les bras pour les jeter autour de lui, mais son corps trop frêle fut hors d’état de soutenir les émotions qui agitaient son cœur. Elle s’évanouit, et retomba sur le lit de paille.

Lorenzo fut surpris de cette dernière exclamation, il crut avoir déjà entendu des accents pareils à ceux de cette voix creuse ; mais où ? il ne pouvait se le rappeler. Il vit que, dans une situation si dangereuse, les secours immédiats de la médecine étaient absolument nécessaires, et il se hâta de l’emporter du cachot. Il en fut d’abord empêché par une forte chaîne attachée autour de la prisonnière, et scellée au mur voisin. Cependant, sa vigueur naturelle s’aidant d’un désir ardent de soulager l’infortunée, il eut bientôt forcé l’anneau qui retenait un des bouts de la chaîne ; et, prenant la captive dans ses bras, il se dirigea vers l’escalier. Les rayons de la lampe d’en haut, aussi bien que le murmure des voix de femmes, guidaient ses pas : il atteignit les marches, et peu d’instants après il arriva à la grille de fer.

Pendant son absence, les nonnes avaient été cruellement tourmentées par la curiosité et la crainte : elles furent également surprises et ravies de le voir subitement sortir du souterrain. Tous les cœurs se remplirent de compassion pour la malheureuse qu’il portait dans ses bras. Tandis que les nonnes, et Virginie particulièrement, s’efforçaient de la faire revenir, Lorenzo raconta en peu de mots la manière dont il l’avait trouvée ; puis, il leur fit observer que dans l’intervalle le désordre avait dû être réprimé, et qu’il pouvait maintenant les conduire sans danger chez leurs parents. Toutes étaient impatientes de quitter les caveaux ; mais, pour prévenir toute possibilité d’outrages, elles supplièrent Lorenzo d’aller d’abord seul en avant, et d’examiner s’il n’y avait plus de danger. Il y consentit. Hélène offrit de le mener à l’escalier, et ils étaient sur le point de partir, lorsqu’une vive lumière jaillit de plusieurs points sur les murs environnants. En même temps on entendit les pas de gens qui s’approchaient à la hâte et dont le nombre paraissait être considérable. Les nonnes en furent extrêmement alarmées : elles supposèrent que leur retraite avait été découverte et que les assaillants venaient les poursuivre. Aussitôt, quittant la prisonnière qui restait insensible, elles se pressèrent autour de Lorenzo et réclamèrent la protection qu’il leur avait promise. Virginie seule oubliait son propre danger dans ses efforts à soulager les maux d’autrui : elle soutenait la tête de la malade sur ses genoux, lui baignant les tempes avec de l’eau de rose, lui réchauffant les mains, et lui arrosant le visage de pleurs arrachés par la compassion. Les étrangers s’étant approchés, Lorenzo fut en état de dissiper la crainte des suppliantes. Son nom, prononcé par un grand nombre de voix, entre lesquelles il reconnut celle du duc, retentit le long des caveaux, et le convainquit qu’il était l’objet de leurs recherches. Il donna cette nouvelle aux nonnes, qui la reçurent avec transport. Peu d’instants après, cette idée fut confirmée. Don Ramirez, aussi bien que le duc, parurent suivis de gens portant des torches : ils l’avaient cherché dans les caveaux pour lui apprendre que la foule était dispersée et l’émeute entièrement finie. Lorenzo raconta brièvement son aventure dans le souterrain, et expliqua combien l’inconnue avait besoin des secours de la médecine. Il pria le duc de se charger d’elle, ainsi que des nonnes et des pensionnaires.

« Quant à moi, » dit-il, « d’autres soins demandent mon attention. Tandis qu’avec la moitié des archers vous conduirez ces dames à leurs demeures respectives, je désire que vous me laissiez l’autre. Je veux examiner ce souterrain et visiter les recoins les plus secrets du sépulcre. Je n’aurai de repos que lorsque je serai certain que la malheureuse victime que voici est la seule que la superstition ait emprisonnée sous ces voûtes. »

Le duc applaudit à son intention. Don Ramirez offrit de l’assister dans cette perquisition, et sa proposition fut acceptée avec reconnaissance. Les nonnes ayant fait leurs remercîments à Lorenzo, se confièrent aux soins de son oncle, qui les emmena hors des caveaux. Virginie demanda que l’inconnue lui fût donnée en garde, et promit de faire savoir à Lorenzo quand elle serait suffisamment rétablie pour recevoir sa visite. À vrai dire, elle fit cette promesse plutôt pour elle-même que pour Lorenzo ou la captive : elle n’avait pas vu sa courtoisie, sa douceur, son intrépidité sans une vive émotion ; elle désirait ardemment de conserver des relations avec lui ; et aux sentiments de pitié que lui inspirait la prisonnière, s’ajoutait l’espoir que les soins qu’elle prenait de cette infortunée la relèveraient d’un cran dans l’estime de son sauveur. Elle n’avait pas lieu de se mettre en peine à ce sujet : la bonté dont elle avait fait preuve et le tendre intérêt qu’elle avait montré à la malade lui avaient conquis une place éminente dans les bonnes grâces de Lorenzo. Tandis qu’elle s’empressait de soulager les maux de la captive, cette occupation même l’ornait de nouveaux charmes, et rendait sa beauté mille fois plus intéressante. Lorenzo la contemplait avec admiration et bonheur : il la considérait comme un ange descendu du ciel au secours de l’innocence affligée, et son cœur n’aurait pu résister à tant d’attraits, s’il n’avait pas été retenu par le souvenir d’Antonia.

Le duc mena les nonnes saines et sauves chacune chez ses parents. La prisonnière délivrée était toujours privée de l’usage de ses sens, et ne donnait d’autres signes de vie que quelques gémissements. On la portait sur une espèce de litière. Virginie, qui était constamment auprès, craignait qu’épuisée par une longue abstinence et ébranlée par ce passage subit des fers et des ténèbres à la liberté et à la lumière, elle ne pût soutenir ce choc. Lorenzo et don Ramirez étaient restés dans les caveaux. Après avoir délibéré sur ce qu’ils devaient faire, il fut arrêté que, pour ne pas perdre de temps, les archers se diviseraient en deux corps : qu’avec l’un, don Ramirez examinerait le souterrain, tandis que Lorenzo, avec l’autre, pénétrerait au fond des caveaux. Cet arrangement fait, et sa suite s’étant munie de torches, don Ramirez s’avança vers le souterrain. Il en avait déjà descendu quelques marches, quand il entendit des gens qui accouraient de l’intérieur du sépulcre. Étonné, il remonta précipitamment.

« Entendez-vous des pas ? » dit Lorenzo. « Allons au-devant ; c’est de ce côté qu’ils paraissent venir. »

En ce moment, un cri perçant lui fit hâter le pas.

« Au secours ! au secours ! pour l’amour de Dieu ! » criait une voix, dont l’accent mélodieux pénétra d’effroi le cœur de Lorenzo.

Il vola vers le cri avec la rapidité de l’éclair, et fut suivi par don Ramirez avec une vitesse égale.