Le Moine/Notice du traducteur

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Traduction par Léon de Wailly.
H.-L. Dolloye, éditeur (Tome 1p. v-ix).


NOTICE DU TRADUCTEUR.

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L’auteur du Moine, Matthew-Gregory Lewis, né en 1773, était fils unique de Matthew Lewis, qui occupa longtemps le poste élevé et lucratif de secrétaire suppléant au ministère de la guerre, et de miss Sewell, dont la famille possédait des biens considérables à la Jamaïque. Au sortir de l’école de Westminster, son père l’envoya dans une université d’Allemagne pour apprendre la langue du pays. Le diable, à cette époque, était fort honoré dans la littérature allemande : notre auteur apprenti se prosterna, comme tout le monde, devant le pied fourchu, et lui voua, dès lors, un culte dont il ne s’est point départi.

Le Moine fut la première et la plus riche de ses offrandes. Lorsqu’il le composa, il n’avait guère plus de vingt ans, comme il nous l’apprend lui-même dans une préface en vers qu’on trouvera traduite ci-après. Ce roman, à son apparition, fit sensation de plus d’une manière ; car, tandis que le public, d’accord avec les connaisseurs, applaudissait à l’intérêt puissant de la composition et à la sombre vigueur du coloris, une des sociétés protectrices de la morale, alarmée de la vivacité de certains détails, alarmée peut-être aussi d’un passage sur le danger de mettre la Bible complète aux mains des jeunes filles, menaçait l’auteur d’un procès, et le procureur-général avait même commencé devant la cour du banc du roi à réaliser cette menace.

Ne se souciant pas d’accepter la lutte inégale que Byron plus tard devait soutenir à ses risque et péril, Lewis laissa les défenseurs officieux de la morale s’évertuer à retirer de la circulation les preuves de son méfait, et, dégoûté sans doute par ces tracasseries, il tourna ses vues vers la politique, et vint peu de temps après représenter au parlement le bourg de Hindon. Mais la politique n’était point son fait : ni la nature ni l’éducation ne l’avaient doué de cet aplomb qui est la base indispensable de toute éloquence ; et, après avoir joué aux communes un rôle parfaitement obscur, il rentra dans la carrière des lettres, où désormais le retinrent de nombreux et brillants succès.

Le Moine, qui, par l’ampleur des proportions et par le peu de fini des détails, tient plus de la décoration que du tableau, annonçait surtout un talent dramatique. En effet, ce fut par le théâtre que Lewis fit sa rentrée, et la réussite éclatante de son Castle spectre (le Spectre du château) justifia pleinement sa tentative. Deux débuts si heureux dans deux genres plus différents qu’ils ne paraissent l’être, lui indiquaient clairement les routes à suivre : il partagea son temps entre le roman et le drame, et, dans l’un comme dans l’autre, il resta fidèle à ses premières amours pour le terrible et le merveilleux. On peut le voir aux titres seuls de ses ouvrages, dont on trouvera la liste à la fin de cette notice.

Il n’était âgé que de trente-neuf ans, et il avait encore devant lui un long avenir littéraire, lorsque la mort de son père le laissa possesseur de riches plantations dans les Indes occidentales. Malgré la fougue de sa jeune imagination et les reproches qu’elle lui avait valus, Lewis était, dans sa conduite, un homme tout aussi vertueux que ses accusateurs.

Ce n’est pas qu’il fût exempt de faiblesses. Il était extrêmement petit, d’une taille de nain, comme il le dit lui-même ; et peut-être cette exiguïté physique n’avait pas été sans influence sur le moral : il était resté un peu enfant gâté. Byron, qui, à la vérité, n’est pas toujours l’indulgence même, le taxe d’un esprit de contradiction qui le rendait très fatigant. Walter Scott, avec plus de bienveillance et de bonhomie, lui reproche pourtant de citer continuellement des noms de ducs et de duchesses, et s’étonne de cette manie bourgeoise dans un homme de mérite, dans un homme qui, toute sa vie, avait fréquenté la bonne société et même la fashion.

« Mais, » ajoute-t-il, « avons-nous beaucoup d’amis qui n’aient que des ridicules ? Lewis était une des meilleures créatures qui aient existé. Son père et sa mère vivaient séparés, et le vieux Lewis, qui avait alloué à Matthew une pension assez forte, la réduisit de moitié lorsqu’il sut que celui-ci la partageait avec sa mère ; mais Matthew restreignit en proportion ses dépenses personnelles, et, tel qu’il était, son revenu fut employé comme auparavant. Il faisait beaucoup de bien à la dérobée. »

Dans cet héritage, où d’autres n’auraient vu qu’un accroissement de bien-être et de jouissances, il trouva des devoirs à remplir. Il était devenu maître de plusieurs centaines d’esclaves : comment étaient-ils traités ? Son cœur s’attendrit ; sa conscience s’alarma. Il ne voulut pas se rendre complice par sa négligence de toutes les atrocités qui pouvaient être commises en son nom. C’était un long voyage, un climat malsain ; mais l’humanité lui prescrivait de partir : il partit, donnant un bel exemple et bien peu suivi à tous les propriétaires absents de l’Irlande et autres lieux.

Après un séjour suffisant pour tout voir de l’œil du maître, et après une réforme aussi complète que possible des abus, il revint en Angleterre. Mais ses ordres pouvaient n’avoir pas été ponctuellement exécutés : il alla de nouveau l’année suivante à la Jamaïque.

Ce fut en 1818, au retour de ce second voyage qui avait fort altéré sa santé, qu’il mourut sur mer au moment où il traversait le golfe de la Floride. Mais que les sectateurs de l’absentéisme ne se fassent pas de cette mort un argument pour justifier leur égoïsme ; car, à ce qu’il paraît, ce n’est point le climat, c’est une idée fausse qui a tué Lewis. Contre tout avis, il persista à prendre chaque jour de l’émétique pour se préserver du mal de mer. C’était deviner l’homéopathie. Or, sans vouloir dénigrer ce système médical, nous le croyons destiné à faire plus de victimes, nous ne disons pas que la philanthropie, mais que l’humanité.

Sous le titre de Journal d’un propriétaire de l’Inde occidentale, Lewis a écrit une relation intéressante de son voyage à la Jamaïque ; et cette relation, qui est restée quinze ans sans être publiée, contient de curieux et rassurants détails sur la position des nègres, constate le bien et le mal avec impartialité, et abonde en idées excellentes, assaisonnées d’un enjouement spirituel.

Mais, quel que soit le mérite de cette publication posthume, qu’on loue volontiers en Angleterre aux dépens de son aînée, quel qu’ait été le succès des divers autres ouvrages de Lewis, le Moine est resté son titre populaire : il est même devenu son prénom, Monk Lewis (le Moine Lewis). L’enfant, chose bizarre, se trouve être le parrain de son père ; et ce baptême, la postérité l’a déjà confirmé. Lewis sera toujours Monk Lewis, non pas seulement parce que le public, lorsqu’il a classé un écrivain, se donne rarement la peine de réviser ses arrêts, mais parce que, après nombre d’imitations plus ou moins illustres et plus ou moins flagrantes, le Moine est resté aux premiers rangs de l’école satanique, grâce à la terreur grandiose de l’ensemble, à la peinture énergique des passions, et en particulier à la conception du rôle habilement gradué de Mathilde, ce démon séduisant, dont la mission est de corrompre le prieur.

Les ouvrages de mérite n’ont que trop souvent de la peine à percer : ne les laissons point retomber dans l’oubli. Le troupeau des imitateurs, en venant puiser aux sources, les trouble et les comble de graviers : il est juste, il est utile, au point de vue de l’histoire littéraire, de les déblayer de temps en temps, et de les remettre en lumière. Toutefois, ce sentiment de justice aurait cédé à la crainte de reproduire un livre immoral ; mais, malgré les anathèmes lancés contre lui, le Moine ne nous a pas paru tel. Outre que l’intention générale en est irréprochable — ce qui ne nous aurait pas suffi, car nous ne sommes pas de ceux qui croient que le but final justifie tous les écarts du voyage — dans les détails mêmes nous n’avons rien vu qui méritât l’accusation d’immoralité. Il est difficile qu’un auteur de vingt-ans soit en état de se rendre coupable d’un délit aussi grave. Qualités et défauts, tout manque de profondeur à cet âge. Le Moine, il est vrai, contient des passages un peu vifs ; mais autre chose est d’éveiller les sens, ou de corrompre le cœur.

Où en serait la littérature de tous les temps et de tous les pays si, dans le même ouvrage, le discernement des lecteurs ne consentait pas à faire la part du bon et du mauvais ? Le temps où on brûlait les livres est passé ; mais il ne faut pas non plus qu’on les étouffe. Le talent ne court pas tellement les rues, même à Londres, qu’on doive tolérer ces holocaustes offerts par le cant sur les autels de la morale. Tous les honnêtes gens en France s’accordent à déplorer le cynisme de ces dernières années ; mais, par peur du cynisme, ils ne se jetteront pas dans les bras de l’hypocrisie. Si l’un est d’un exemple plus dangereux, l’autre a quelque chose de lâche qui répugne encore davantage. Pourquoi opter ? pourquoi détruire tout une moisson pour quelques mauvaises herbes ? Certaines fautes contre le goût, contre la décence, ne constituent pas un livre immoral. Qu’on interdise ces sortes de lectures aux jeunes filles ; mais il est impossible que les hommes faits n’aient pas une bibliothèque qui ne soit pas celle des enfants.

Il a déjà paru deux traductions du Moine : la première, intitulée le Jacobin espagnol (Paris, Favre, an vi, 4 vol. in-18) ; la seconde, sous son vrai titre (Paris, Maradan, an x, même format). Nous ne connaissons que cette dernière, que la France littéraire de Quérand attribue à MM. Deschamps, Després, Benoit et Lamare ; elle passe pour être la meilleure, et elle a eu plusieurs éditions. Elle est faite dans le système de dédaigneuse inexactitude et de fausse dignité de style qui prévalait alors : les capucins sont transformés en dominicains, les veilleuses en lampes antiques, etc…

C’est la faute du temps plus que celle des auteurs. Mais aujourd’hui que la paix a émancipé les traducteurs en éclairant le public, l’inexactitude serait sans excuse : les traducteurs sont des interprètes et non des juges ; ils ne doivent plus l’oublier. On s’occupe beaucoup, et avec raison, en ce moment des questions de propriété littéraire : mais c’est aussi bien intellectuellement que pécuniairement parlant qu’un ouvrage est la propriété de son auteur ; et de toutes les contrefaçons, celle qui lui sera le plus antipathique, ce sera toujours une traduction infidèle.

Pénétré de cette idée, nous nous sommes astreint à la fidélité la plus rigoureuse. Notre intention a été qu’un Anglais et un Français, ne sachant l’un et l’autre que leur langue maternelle, pussent s’entendre sur les défauts comme sur les beautés de l’original. Nous ne pouvions, du reste, choisir un ouvrage plus propre à mettre en évidence tous nos scrupules à cet égard ; car le style du Moine est d’une négligence et d’une diffusion qui pouvaient autoriser bien des licences : mais ces défauts ne l’ont point empêché d’obtenir dans le principe un immense succès, et nous avons persisté à nous abstenir de toutes corrections.


Liste des ouvrages de M. G. Lewis.


Le Moine (the Monk), 1795. 3 vol. in-12.

Les Vertus de Village (the Village Virtues), drame, 1796.

Le Ministre (the Minister), tragédie d’après Schiller, 1797.

Le Spectre du château (the Castle Spectre), drame, 1798.

Rolla, tragédie, 1799.

L’Amour du gain (the Love of gain), poème imité de la treizième satire de Juvénal, 1799.

L’Habitant des Indes orientales (the East Indian), comédie en 5 actes, 1800.

Adelmorn, ou le Proscrit (Adelmorn, or the Outlaw), drame romantique, 1801.

Alphonse, roi de Castille (Alphonso, king of Castile), tragédie, 1801.

Contes merveilleux (Tales of wonder), 1801. 2 vol. in-8.

Le Bravo de Venise (the Bravo of Venice), roman traduit de l’allemand, 1804.

Rugantino, mélodrame. 1805.

Adelgitha, ou les Fruits d’une seule erreur (Adelgitha, or the Fruits of a single error), tragédie en 5 actes, 1806.

Les Tyrans féodaux, ou les comtes de Carlsheim et de Sargens (Feudal tyrants, or the counts of Carlsheim and Sargens), roman d’après l’allemand, 1806. 4 vol. in-12.

Contes terribles (Tales of terror). 3 vol.

Contes romanesques (Romantic tales), 1808. 4 vol. in-12.

Veroni, drame, 1809.

Chant sur la mort de sir John Moore (Monody on the death of sir John Moore), 1809. in-4.

Une heure, ou le Chevalier et le Démon du bois (One o’clock, or the Knight and the wood Demon), romance, 1811.

Timour le Tartare (Timour the Tartar) mélodrame, 1812.

Poèmes (Poems), 1812. In-12.

Riche et Pauvre (Rich and Poor), opéra-comique, 1812.

Journal d’un propriétaire de l’Inde occidentale (Journal of a west India proprietor).