Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/II

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Le Roi (1p. 54-64).


CHAPITRE II.

La famille de Lansac.


Dieu le veut ! Ce cri continuait à retentir dans toute l’Europe. Les échos seuls de Lansac ne l’avaient point redit. Les habitans de cette ville, imitateurs fidèles de leur maître, gardaient un silence honteux. Raymond, souverain de l’Occitanie, invitait les grands de ses états à se croiser avec lui ; tous se croisaient ; et le comte de Lansac dédaignait et la voix de son seigneur et ses nobles exemples.

Le château de Lansac était situé dans la partie du comté de Saint-Gilles près Toulouse, où plus tard les Albigeois levèrent une tête menaçante ; les foudres de l’Église les frappèrent ; le fer des catholiques les extermina ; mais avant cette heureuse époque d’extirpation, il y avait dans ce pays une certaine résistance aux ordres du doux Jésus, entretenue par l’exemple de certains seigneurs, jaloux du pouvoir de son épouse, notre sainte mère Église, et surtout par l’exemple du comte de Lansac.

Ce seigneur commandait à de riches vassaux, à des serfs nombreux ; ils l’adoraient. Au lieu de les gouverner en tyran capricieux, il les gouvernait en père. Quand il leur infligeait une punition c’était, non pour user du droit de punir, mais pour s’acquitter d’un devoir dont l’accomplissement intéressait le bien-être de ses sujets. Il avait voyagé dans toute l’Europe, pour connaître les mœurs des peuples. Il était revenu dans son château avec une épouse choisie, non parmi les plus nobles, mais parmi les plus aimables. Il avait toujours bravé l’opinion quand le parti qu’elle blâmait lui paraissait le plus sage ou le plus utile ; aussi, quoique noble, il savait lire, il était même soupçonné de savoir écrire, et ne s’en défendait pas. On l’accusait de lire de mauvais livres, par exemple, les ouvrages de Cicéron et de Lucrèce, c’était un philosophe.

Vous devez penser quelle instruction il donnait à sa famille. Il avait deux enfans, Florestan et Laurette. Florestan était le plus beau des hommes, le meilleur des fils, le plus tendre des amans. Il savait lire et écrire, il faisait des vers, jouait de la lyre, et croyait que le Ciel avait mis les serfs et les vilains au-dessous de lui pour qu’il les protégeât. Il voyait dans sa noblesse une magistrature et des devoirs rigoureux. Vaillant et sensible, Quinte-Curce et Virgile étaient ses auteurs favoris. On en aurait pu faire un chanoine ou un évêque, mais il était tolérant, examinait toutes les opinions, et ne maudissait personne. Encore un scélérat de philosophe ! Cependant il rendit de grands services à l’Église ; l’amour opéra sa conversion.

À l’époque de la croisade, Florestan avait vingt ans, Laurette en avait quinze. Laurette tenait de la nature tous les charmes qui plaisent, toutes les vertus qui font aimer. À la régularité des traits, elle joignait la beauté des formes, l’élégance à la simplicité, et l’on voyait qu’un jour, quand la nature aurait en elle développé tous ses trésors, et qu’une pensée plus profonde, occupant son âme, répandrait sur son visage cette expression de mélancolie, sans laquelle on ne plaît qu’aux yeux, et qui seule donne des chaînes à l’amour ou du sentiment au désir, elle aurait autant de majesté que de grâce ; et que la puissance de ses charmes serait encore plus dans leur action sur le cœur que dans la perfection de leur beauté. Adorée de tous ses entours, chérissant sa famille et ses vassaux, se trouvant toujours des larmes auprès des malheureux, et ne mettant à ses bienfaits de bornes que son pouvoir, elle était d’une extrême facilité de caractère. Elle voulait ce qu’on voulait pour elle. Ne concevant point la tromperie, elle ne craignait jamais d’être trompée. Bienveillante pour tous, elle voyait partout de la bienveillance pour elle. C’était la femme de la nature, mais de la bonne nature. Elle eût, comme Ève, cueilli la pomme fatale, non pour déplaire à Dieu, mais pour faire plaisir au serpent ; mais certes, elle n’eût pas incité son amant à faillir.

Elle savait lire et lisait peu. Les livres étaient rares. Le français était alors un jargon détestable et méprisé ; d’ailleurs les habitans du midi l’ignoraient entièrement. La langue romane ou langue d’Oc, leur langue maternelle, était, comme elle l’est encore, pittoresque, abondante et mélodieuse, mais jamais elle ne produisit aucun ouvrage digne de mémoire, dans un pays où, grâce à un idiôme rempli de voyelles, et à une imagination vive et mobile, tout le monde est, sinon poëte, au moins versificateur. Quelques vers amoureux et fades étaient trop peu remarquables pour créer une littérature. Les troubadours furent, peut-être, des hommes aimables, mais en général ils manquèrent de goût et d’instruction, et surtout de noblesse dans le caractère et d’élévation dans la pensée. Quand on n’a ni l’un ni l’autre, on n’a qu’un talent faux, et l’on n’influence ni son siècle, ni l’avenir.

Laurette ne lisait donc pas faute de livres, et surtout à cause de ses continuelles occupations. Une femme trouve toujours dans sa famille l’emploi de son temps. Elle ne savait pas écrire : le comte ne pensait point que la science de l’écriture fût utile au bonheur des femmes ; elles doivent, disait-il, être à même de connaître les livres et hors d’état d’en faire ; ma fille n’écrira ni billets doux, ni romans ; une femme ne peut occuper sa plume qu’à l’un ou à l’autre, ou à tous les deux. Elle n’écrivit point de roman, mais sa vie en fut un, et le zèle de la maison du Seigneur, dont nous sommes dévorés, nous force à écrire nous-mêmes ses merveilleuses aventures. Il était dit que la famille du comte, et le comte, feraient précisément tout le contraire de leur volonté. La Providence se plaît à contrarier les vues orgueilleuses des philosophes. Laurette sortit, malgré son père, de l’obscurité ; et les noms du comte et de ses enfans sont, par nous, écrits dans les fastes de la théologie, de cette science qu’il méprisait.

Quant à la comtesse, son mérite était dans son amour ; elle avait les qualités comme les défauts de son époux, mais par imitation.

On n’est plus surpris de la tranquillité de cette famille et de ses serviteurs au milieu du mouvement général. Le comte désapprouvait la croisade. Les faveurs du ciel eussent été inconnues dans cette riche contrée, sans l’amour et les moines.

Non loin du château de Lansac, s’élevait celui d’un baron, la terreur de ses vassaux, ignorant et barbare. Ses volontés étaient sa loi ; ses caprices sa justice ; mais s’il était impérieux et féroce, il avait la foi ; il fut le défenseur le plus ardent de l’Église : aussi exigea-t-elle qu’il restât dans ses terres pour la secourir contre les hérétiques.

Le baron était père d’une fille de l’âge à peu près de Laurette ; d’un caractère plus impétueux, d’une physionomie plus prononcée et plus mâle ; son imagination voyait tout dans les extrêmes ; elle aimait Florestan avec ardeur : cet amour, sa première pensée, loin de se démentir jamais, avait acquis de jour en jour une force nouvelle. Gabrielle devenait meilleure en aimant davantage. La société de la famille de Lansac adoucissait ce caractère altier, et fixait cette imagination impétueuse et mobile.

Entre les châteaux du baron et du comte, un saint homme avait jadis établi sa demeure. De son vivant, il avait guéri les malades par l’application des simples. Après sa mort, ses successeurs les guérissaient par l’attouchement de ses reliques. Il était mort en odeur de sainteté. Les miracles du saint portèrent d’autres ermites à bâtir leurs cellules contre la sienne ; ils embrassèrent enfin une règle austère, firent des vœux, et l’ermitage devint couvent. Le monastère était étroit et mal construit ; les Pères voulaient le réédifier : le comte s’y opposa. Je permis, dit-il, à un ermite de s’établir dans une grotte, et non de construire une maison ; je ne permis jamais aux nouveaux venus d’adosser de nouvelles maisons contre la première, encore moins de bâtir un monastère. Long-temps le comte eut raison ; mais enfin, par un heureux hasard, on découvrit une donation du terrain occupé par l’ermite, faite par les ermites qui l’avaient occupé jadis. Le couvent fut donc édifié malgré le comte ; mais il retint une superbe prairie traversée par une rivière aux bords de laquelle on voulait construire le nouvel édifice ; il refusa d’abandonner à l’abbé la seigneurie d’une partie des terres du comté, dont la cession avait été faite aux Pères, par un ancien roi d’Arragon, comte de Lansac. L’abbé rapportait copie de l’acte, l’original manquait. La contestation était soumise à la décision du comte de Toulouse, et le procès, quitté et repris mille fois, allait être jugé pour la centième, quand on prêcha la croisade. Le comte injuriait les moines, les traitait de faussaires et de voleurs ; les moines répondaient à ses injures devant les hommes, par des actes écrits, et devant Dieu, par des prières. Ils priaient en faveur de leur implacable ennemi, comme tout dévot moine en use le matin… et le soir.

Ne pouvant lui faire abjurer l’hérésie, ils résolurent de l’envoyer en Palestine. Si le comte se croisait et mourait pendant la croisade, il était sauvé malgré ses opinions philosophiques. De cette manière on le forçait d’entrer au ciel, comme il est prescrit aux bonnes âmes d’en agir envers les païens : compelle eos intrare. Les bons moines rendaient ainsi le bien pour le mal.

Leurs prières trouvèrent grâce en faveur du mécréant. La volonté du ciel s’expliqua bientôt par des signes non équivoques.